De l’Allemagne/Quatrième partie/VI

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Librairie Stéréotype (Tome 3p. 332-345).

CHAPITRE VI.

De la douleur.


On a beaucoup blâmé cet axiome des mystiques que la douleur est un bien ; quelques philosophes de l’antiquité ont affirmé qu’elle n’étoit pas un mal ; il est pourtant bien plus difficile de la considérer avec indifférence qu’avec espoir[1]. En effet, si l’on n’étoit pas persuadé que le malheur est un moyen de perfectionnement, à quel excès d’irritation ne nous porteroit-il pas ? Pourquoi donc nous appeler à la vie pour nous faire dévorer par elle ? Pourquoi concentrer tous les tourments et toutes les merveilles de l’univers dans un foible cœur qui redoute et qui désire ? Pourquoi nous donner la puissance d’aimer et nous arracher ensuite tout ce que nous avons chéri ? Enfin pourquoi la mort, la terrible mort ? lorsque l’illusion de la terre nous la fait oublier, comme elle se rappelle à nous ! C’est au milieu de toutes les splendeurs de ce monde qu’elle déploie son drapeau funeste.

Cosi trapassa al trapassar d’un giorno
Délia vita mortal il flore e’l verde ;
Ne perche faccia indietro April ritorno,
Si rintiora ella mai ne si rinverde[2].

On a vu dans une fête cette princesse[3] qui, mère de huit enfants, réunissoit encore le charme d’une beauté parfaite à toute la dignité des vertus maternelles. Elle ouvrit le bal, et les sons mélodieux de la musique signalèrent ces moments consacrés à la joie. Des fleurs ornoient sa tête charmante, et la parure et la danse devoient lui rappeler les premiers jours de sa jeunesse ; cependant elle sembloit déjà craindre les plaisirs mêmes auxquels tant de succès auroient pu l’attacher. Hélas ! de quelle manière ce vague pressentiment s’est réalise ! Tout à coup les flambeaux sans nombre qui remplaçoient l’éclat du jour vont devenir des flammes dévorantes, et les plus affreuses souffrances prendront la place du luxe éclatant d’une fête. Quel contraste ! et qui pourroit se lasser d’y réfléchir ? Non jamais les grandeurs et les misères humaines n’ont été rapprochées de si près ; et notre mobile pensée, si facilement distraite des sombres menaces de l’avenir, a été frappée dans la même heure par toutes les images brillantes et terribles que la destinée sème d’ordinaire à distance sur la route du temps.

Aucun accident néanmoins n’avoit atteint celle qui ne devoit mourir que de son choix : elle étoit en sûreté, elle pouvoit renouer le fil de la vie si vertueuse qu’elle menoit depuis quinze années ; mais une de ses filles étoit encore en danger, et l’être le plus délicat et le plus timide se précipite au milieu des flammes qui feroient reculer les guerriers. Toutes les mères auroient éprouvé ce qu’elle a dû sentir ! Mais qui pourroit se croire assez de force pour l’imiter ? Qui pourroit compter assez sur son âme pour ne pas craindre les frissonnements que la nature fait naître à l’aspect d’une mort atroce ? Une femme les a bravés, et bien qu’alors un coup funeste l’ait frappée, son dernier acte fut maternel ; c’est dans cet instant sublime qu’elle a paru devant Dieu, et l’on n’a pu reconnoître ce qui restoit d’elle sur la terre qu’au chiffre de ses enfants, qui marquoit encore la place où cet ange avoit péri. Ah ! tout ce qu’il y a d’horrible dans ce tableau est adouci par les rayons de la gloire céleste. Cette généreuse Pauline sera désormais la sainte des mères, et si leurs regards n’osoient encore s’élever jusqu’au ciel, elles les reposeront sur sa douce figure, et lui demanderont d’implorer la bénédiction de Dieu pour leurs enfants.

Si l’on étoit parvenu à tarir la source de la religion sur la terre, que diroit-on à ceux qui voient tomber la plus pure des victimes ? que diroit-on à ceux qui l’ont aimée ? et de quel désespoir, de quel effroi du sort et de ses perfides secrets l’âme ne seroit-elle pas remplie ?

Non-seulement ce qu’on voit, mais ce qu’on se figure foudroieroit la pensée s’il n’y avoit rien en nous qui nous affranchit du hasard. N’a-t-on pas vécu dans un cachot obscur où chaque minute étoit une douleur, où l’on n’avoit d’air que ce qu’il en falloit pour recommencer à souffrir ? La mort, selon les incrédules, doit délivrer de tout ; mais savent-ils ce qu’elle est ? savent-ils si cette mort est le néant ; et dans quel labyrinthe de terreur la réflexion sans guide ne peut-elle pas nous entraîner ?

Si un homme honnête (et les circonstances d’une vie passionnée peuvent amener ce malheur), si un homme honnête, dis-je, avoit fait un mal irréparable à un être innocent, comment, sans le secours de l’expiation religieuse, s’en consoleroit-il jamais ? Quand la victime est là dans le cercueil, à qui s’adresser, s’il n’y a pas de communication avec elle, si Dieu lui-même ne fait pas entendre aux morts les pleurs des vivants, si le souverain médiateur des hommes ne dit pas à la douleur : — C’en est assez ; — au repentir : — Vous êtes pardonné ? — On croit que le principal avantage de la religion est de réveiller les remords ; mais c’est aussi bien souvent à les apaiser qu’elle sert. Il est des âmes dans lesquelles règne le passé ; il en est que les regrets déchirent comme une active mort, et sur lesquelles le souvenir s’acharne comme un vautour ; c’est pour elle que la religion est un soulagement du remords.

Une idée toujours la même, et revêtant cependant mille formes diverses, fatigue tout à la fois par son agitation et par sa monotonie. Les beaux-arts, qui redoublent la puissance de l’imagination, accroissent avec elle la vivacité de la douleur. La nature elle-même importune quand l’âme n’est plus en harmonie avec elle ; son calme, qu’on trouvoit doux, irrite comme l’indifférence ; les merveilles de l’univers s’obscurcissent à nos regards ; tout semble apparition même au milieu de l’éclat du jour. La nuit inquiète comme si l’obscurité recéloit quelque secret de nos maux, et le soleil resplendissant semble insulter au deuil du cœur. Où fuir tant de souffrances ? Est-ce dans la mort ? Mais l’anxiété du malheur fait douter que le repos soit dans la tombe, et le désespoir est pour les athées même comme une révélation ténébreuse de l’éternité des peines. Que ferions-nous alors ; que ferions-nous, ô mon Dieu ! si nous ne pouvions nous jeter dans votre sein paternel ? Celui qui le premier appela Dieu notre père en savoit plus sur le cœur humain que les plus profonds penseurs du siècle.

Il n’est pas vrai que la religion rétrécisse l’esprit ; il l’est encore moins que la sévérité des principes religieux soit à craindre. Je ne connois qu’une sévérité redoutable pour les âmes sensibles, c’est celle des gens du monde ; ce sont eux qui ne conçoivent rien, qui n’excusent rien de ce qui est involontaire ; ils se sont fait un cœur humain à leur gré pour le juger à leur aise. On pourroit leur adresser ce qu’on disoit à messieurs de Port-Royal, qui d’ailleurs méritoient beaucoup d’admiration : — « Il vous est facile de comprendre l’homme que vous avez créé ; mais celui qui est, vous ne le connoissez pas. »

La plupart des gens du monde sont accoutumés à faire de certains dilemmes sur toutes les situations malheureuses de la vie, afin de se débarrasser le plus tôt qu’il est possible de la pitié qu’elles exigent d’eux. Il n’y a que deux partis à prendre, disent-ils, il faut qu’on soit tout un ou tout autre, il faut supporter ce qu’on ne peut empêcher, il faut se consoler de ce qui est irrévocable. Ou bien, qui veut le but, veut les moyens ; il faut tout faire pour conserver ce dont on ne peut se passer, etc., etc., et mille autres axiomes de ce genre qui ont tous la forme de proverbes, et qui sont en effet le code de la sagesse vulgaire. Mais quel rapport y a-t-il entre ces axiomes et les angoisses du cœur ? Tout cela sert très-bien dans les affaires communes de la vie ; mais comment appliquer de tels conseils aux peines morales ? Elles varient toutes selon les individus, et se composent de mille circonstances diverses, inconnues à tout autre qu’à notre ami le plus intime, s’il en est un qui sache s’identifier avec nous. Chaque caractère est presqu’un monde nouveau pour qui sait observer avec finesse, et je ne connois dans la science du cœur humain aucune idée générale qui s’applique complètement aux exemples particuliers.

Le langage de la religion peut seul convenir à toutes les situations et à toutes les manières de sentir ! En lisant les rêveries de J. J. Rousseau, cet éloquent tableau d’un être en proie à une imagination plus forte que lui, je me suis demandé comment un homme d’esprit formé par le monde et un solitaire religieux auroient essayé de consoler Rousseau ! Il se seroit plaint d être haï et persécuté, il se seroit dit l’objet de l’envie universelle et la victime d’une conjuration qui s’étendait depuis le peuple jusqu’aux rois ; il autoit prétendu que tous ses amis l’avoient trahi et que les services même qu’on lui rendoÍt étoient des pièges : qu’auroit alors répondu à toutes ces plaintes l’homme d’esprit formé par la société ?

« Vous vous exagérez singulièrement, auroit-il dit, l’effet que vous croyez produire ; vous êtes sans doute un homme fort distingué, mais comme chacun de nous a pourtant des affaires et même des idées à soi, un livre ne remplit pas toutes les têtes ; l’événement de la guerre ou de la paix, et même de moindres intérêts, mais qui nous concernent personnellement, nous occupent beaucoup plus qu’un écrivain, quelque célèbre qu’il puisse être. On vous a exilé, il est vrai mais tous les pays doivent être égaux à un philosophe comme vous ; et à quoi serviroient donc la morale et la religion que vous développez si bien dans vos écrits, si vous ne saviez pas supporter les revers qui vous ont atteint ? Sans doute quelques personnes vous envient parmi vos confrères les hommes de lettres ; mais cela ne peut s’étendre aux classes de la société, qui s’embarrasse fort peu de la littérature ; d’ailleurs, si la célébrité vous importune réellement, rien de si facile que d’y échapper. N’écrivez plus, au bout de peu d’années on vous oubliera, et vous serez aussi tranquille que si vous n’aviez jamais rien publié. Vous dites que vos amis vous tendent des pièges en faisant semblant de vous rendre service. D’abord n’est-il pas possible qu’il y ait une légère nuance d’exaltation romanesque dans votre manière de juger vos relations personnelles ? Il faut votre belle imagination pour composer la nouvelle Héloïse ; mais un peu de raison est nécessaire dans les affaires d’ici-bas, et, quand on le veut bien, on voit les choses telles qu’elles sont. Si pourtant vos amis vous trompent, il faut rompre avec eux ; mais vous seriez bien insensé de vous en affliger ; car, de deux choses l’une, ou ils sont dignes de votre estime, et dans ce cas vous auriez tort de les soupçonner ; ou si vos soupçons sont bien fondés, vous ne devez pas alors regretter de tels amis. »

Après avoir écouté ce dilemme, J. J. Rousseau auroit bien pu prendre un troisième parti, celui de se jeter dans la rivière ; mais que lui auroit dit le solitaire religieux ?

« Mon fils, je ne connois pas le monde et j’ignore s’il est vrai qu’on vous y veuille du mal ; mais s’il en étoit ainsi, vous auriez cela de commun avec tous les bons qui cependant ont pardonné à leurs ennemis, car Jésus-Christ et Socrate, le Dieu et l’homme en ont donné l’exemple. Il faut que les passions haineuses existent ici-bas pour que l’épreuve des justes soit accomplie. Sainte Thérèse a dit des méchants : — Les malheureux, ils n’aiment pas, et ceux-là cependant vivent aussi pour qu’ils aient le temps de se repentir.

Vous avez reçu du ciel des dons admirables ; s’ils vous ont servi à faire aimer ce qui est bon, n’avez-vous pas déjà joui d’avoir été un soldat de la vérité sur la terre ? Si vous avez attendri les cœurs par une éloquence entraînante, vous obtiendrez pour vous quelques-unes des larmes que vous avez fait couler. Vous avez des ennemis près de vous, mais des amis au loin parmi les solitaires qui vous lisent, et vous avez consolé des infortunés mieux que nous ne pouvons vous consoler vous-même. Que n’ai-je votre talent pour me faire entendre de vous ! C’est une belle chose que le talent, mon fils ; les hommes cherchent souvent à le dénigrer, ils vous disent à tort que nous le condamnons au nom de Dieu, cela n’est pas vrai. C’est une émotion divine que celle qui inspire l’éloquence ; et si vous n’en avez point abusé, sachez supporter l’envie, car une telle supériorité vaut bien les peines qu’elle peut faire éprouver.

Néanmoins, mon fils, je le crains, l’orgueil se mêle à vos peines, et voilà ce qui leur donne de l’amertume ; car toutes les douleurs qui sont restées humbles font couler doucement nos pleurs ; mais il y a du poison dans l’orgueil, et l’homme devient insensé quand il s’y livre : c’est un ennemi qui se fait son chevalier pour mieux le perdre.

Le génie ne doit servir qu’à manifester la bonté suprême de l’âme. Il y a beaucoup de gens qui ont cette bonté sans le talent de l’exprimer ; remerciez Dieu de qui vous tenez le charme de ces paroles faites pour enchanter l’imagination des hommes. Mais ne soyez fier que du sentiment qui vous les dicte. Tout s’apaisera pour vous dans la vie, si vous restez toujours religieusement bon, les méchants mêmes se lassent de faire du mal, leur propre venin les épuise, et puis Dieu n’est-il pas là pour avoir soin du passereau qui tombe, et du cœur de l’homme qui souffre ?

Vous dites que vos amis veulent vous trahir : prenez garde de les accuser injustement : malheur à celui qui auroit repoussé une affection véritable, car ce sont les anges du ciel qui nous l’envoient, ils se sont réservé cette part dans le destin de l’homme ! Ne permettez pas à votre imagination de vous égarer. Il faut la laisser planer dans les régions des nuages ; mais il n’y a que le cœur pour juger un autre cœur ; et vous seriez bien coupable si vous méconnoissiez une amitié sincère : car la beauté de l’âme consiste dans sa généreuse confiance, et la prudence humaine est figurée par un serpent.

Il se peut toutefois qu’en expiation de quelques égarements dont vos grandes facultés ont été la cause vous soyez condamné sur cette terre à boire la coupe empoisonnée de la trahison d’un ami. S’il en est ainsi, je vous plans, la divinité même vous a plaint en vous punissant : mais ne vous révoltez pas contre ses coups ; aimez encore, bien qu’aimer ait déchiré votre cœur. Dans la solitude la plus profonde, dans l’isolement le plus cruel, il ne faut pas laisser tarir en soi la source des affections dévouées. Pendant long-temps on ne croit pas que Dieu puisse être aimé comme on aime ses semblables. Une voix qui nous répond, des regards qui se confondent avec les nôtres, paroissent pleins de vie, tandis que le ciel immense se tait : mais par degrés l’âme s’élève jusqu’à sentir son Dieu près d’elle comme un ami.

Mon fils, il faut prier comme on aime, en mêlant la prière à toutes nos pensées : il faut prier, car alors on n’est plus seul ; et quand la résignation descendra doucement en vous, tournez vos regards vers la nature : on diroit que chacun y retrouve le passé de sa vie, quand il n’en existe plus de traces parmi les hommes. Rêvez à vos chagrins comme à vos plaisirs en contemplant ces nuages tantôt sombres et tantôt brillants que le vent fait disparoitre : et soit que la mort vous ait ravi vos amis, soit que la vie plus cruelle encore ait déchiré vos liens avec eux, vous apercevrez dans les étoiles leur image divinisée ; ils vous apparoîtront tels que vous les reverrez un jour. »


  1. Le chancelier Bacon dit que les prospérités sont les bénédictions de l’Ancien Testament et les adversités celles du Nouveau.

  2. Ainsi passe en un jour la verdure et la fleur de la
    vie mortelle ; c’est en vain que le mois du printemps revient
    à son tour, elle ne reprend jamais ni sa verdure,
    ni ses fleurs. — Vers du Tasse, chantés dans les jardins
    d’Armide.
  3. La princesse Pauline de Schwarzenberg.