De l’Allemagne/Seconde partie/VII

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Librairie Stéréotype (Tome 1p. 236-242).

CHAPITRE VII.

Goethe.


Ce qui manquoit à Klopstock, c’étoit une imagination créatrice : il mettoit de grandes pensées et de nobles sentiments en beaux vers ; mais il n’étoit pas ce qu’on peut appeler artiste. Ses inventions sont foibles, et les couleurs dont il les revêt n’ont presque jamais cette plénitude de force qu’on aime à rencontrer dans la poésie et dans tous les arts qui devoient donner à la fiction l’énergie et l’originalité de la nature. Klopstock s’égare dans l’idéal : Goethe ne perd jamais terre, tout en atteignant aux conceptions les plus sublimes. Il y a dans son esprit une vigueur que la sensibilité n’a point affoiblie. Goethe pourroit représenter la littérature allemande toute entière, non qu’il n’y ait d’autres écrivains supérieurs à lui, sous quelques rapports ; mais seul il réunit tout ce qui distingue l’esprit allemand, et nul n’est aussi remarquable par un genre d’imagination dont les Italiens, les Anglais ni les Français ne peuvent réclamer aucune part.

Goethe ayant écrit dans tous les genres, l’examen de ses ouvrages remplira la plus grande partie des chapitres suivants ; mais la connoissance personnelle de l’homme qui a le plus influé sur la littérature de son pays sert, ce me semble, à mieux comprendre cette littérature.

Goethe est un homme d’un esprit prodigieux en conversation ; et, l’on a beau dire, l’esprit doit savoir causer. On peut présenter quelques exemples d’hommes de génie taciturnes : la timidité, le malheur, le dédain ou l’ennui en sont souvent la cause ; mais en général l’étendue des idées et la chaleur de l’âme doivent inspirer le besoin de se communiquer aux autres ; et ces hommes, qui ne veulent pas être jugés par ce qu’ils disent, pourroiont bien ne pas mériter plus d’intérêt pour ce qu’ils pensent. Quand on sait faire parler Goethe, il est admirable ; son éloquence est nourrie de pensées ; sa plaisanterie est en même temps pleine de grâce et de philosophie ; son imagination est frappée par les objets extérieurs, comme l’étoit celle des artistes chez les anciens ; et néanmoins sa raison n’a que trop la maturité de notre temps. Rien ne trouble la force de sa tête, et les inconvénients même de son caractère, l’humeur, l’embarras, la contrainte, passent comme des nuages au bas de la montagne sur le sommet de laquelle son génie est placé.

Ce qu’on nous raconte de l’entretien de Diderot pourroit donner quelque idée de celui de Goethe ; mais, si l’on en juge par les écrits de Diderot, la distance doit être infinie entre ces deux hommes. Diderot est sous le joug de son esprit ; Goethe domine même son talent : Diderot est affecté à force de vouloir faire effet ; on aperçoit le dédain du succès dans Goethe à un degré qui plaît singulièrement, alors même qu’on s’impatiente de sa négligence. Diderot a besoin de suppléer, à force de philantropie, aux sentiments religieux qui lui manquent ; Goethe seroit plus volontiers amer que doucereux ; mais ce qu’il est avant tout, c’est naturel ; et sans cette qualité, en effet, qu’y a-t-il dans un homme qui puisse en intéresser un autre ?

Goethe n’a plus cette ardeur entraînante qui lui inspira Werther ; mais la chaleur de ses pensées suffit encore pour tout animer. On diroit qu’il n’est pas atteint par la vie, et qu’il la décrit seulement en peintre : il attache plus de prix maintenant aux tableaux qu’il nous présente qu’aux émotions qu’il éprouve ; le temps l’a rendu spectateur. Quand il avoit encore une part active dans les scènes des passions, quand il souffroit lui-même par le cœur, ses écrits produisoient une impression plus vive.

Comme on se fait toujours la poétique de son talent, Goethe soutient à présent qu’il faut que l’auteur soit calme, alors même qu’il compose un ouvrage passionné, et que l’artiste doit conserver son sang-froid pour agir plus fortement sur l’imagination de ses lecteurs : peut-être n’auroit-il pas eu cette opinion dans sa première jeunesse ; peut-être alors étoit-il possédé par son génie, au lieu d’en être le maître ; peut-être sentoit-il alors que le sublime et le divin étant momentanés dans le cœur de l’homme, le poëte est inférieur à l’inspiration qui l’anime, et ne peut la juger sans la perdre.

Au premier moment on s’étonne de trouver de la froideur et même quelque chose de roide à l’auteur de Werther ; mais quand on obtient de lui qu’il se mette à l’aise, le mouvement de son imagination fait disparoître en entier la gêne qu’on a d’abord sentie : c’est un homme dont l’esprit est universel ; car il n’y a point d’indifférence dans son impartialité : c’est une double existence, une double force, une double lumière qui éclaire à la fois dans toute chose les deux côtés de la question. Quand il s’agit de penser, rien ne l’arrête, ni son siècle, ni ses habitudes, ni ses relations ; il fait tomber à plomb son regard d’aigle sur les objets qu’il observe : s’il avoit eu une carrière politique, si son âme s’étoit développée par les actions, son caractère seroit plus décidé, plus ferme, plus patriote ; mais son esprit ne planeroit pas si librement sur toutes les manières de voir ; les passions ou les intérêts lui traceroient une route positive.

Goethe se plaît, dans ses écrits comme dans ses discours, à briser les fils qu’il a tissés lui-même, à déjouer les émotions qu’il excite, à renverser les statues qu’il a fait admirer. Lorsque, dans ses fictions il inspire de l’intérêt pour un caractère, bientôt il montre les inconséquences qui doivent en détacher. Il dispose du monde poétique comme un conquérant du monde réel, et se croit assez fort pour introduire comme la nature le génie destructeur dans ses propres ouvrages. S’il n’étoit pas un homme estimable, on auroit peur d’un genre de supériorité qui s’élève au-dessus de tout, dégrade et relève, attendrit et persifle, affirme et doute alternativement, et toujours avec le même succès.

J’ai dit que Goethe possédoit à lui seul les traits principaux du génie allemand, on les trouve tous en lui à un degré éminent : une grande profondeur d’idées, la grâce qui naît de l’imagination, grâce plus originale que celle formée par l’esprit de société ; enfin une sensibilité quelquefois fantastique, mais par cela même plus faite pour intéresser des lecteurs qui cherchent dans les livres de quoi varier leur destinée monotone, et veulent que la poésie leur tienne lieu d’événements véritables. Si Goethe étoit Français, on le feroit parler du matin au soir : tous les auteurs contemporains de Diderot alloient puiser des idées dans son entretien, et lui donnoient une jouissance habituelle par l’admiration qu’il inspiroit. En Allemagne on ne sait pas dépenser son talent dans la conversation, et si peu de gens, même parmi les plus distingués, ont l’habitude d’interroger et de répondre, que la société n’y compte pour presque rien ; mais l’influence de Goethe n’en est pas moins extraordinaire. Il y a une foule d’hommes en Allemagne qui croiroient trouver du génie dans l’adresse d’une lettre, si c’étoit lui qui l’avoit mise. L’admiration pour Goethe est une espèce de confrérie dont les mots de ralliement servent à faire connoitre les adeptes les uns aux autres. Quand les étrangers veulent aussi l’admirer, ils sont rejetés avec dédain, si quelques restrictions laissent supposer qu’ils se sont permis d’examiner des ouvrages qui gagnent cependant beaucoup à l’examen. Un homme ne peut exciter un tel fanatisme sans avoir de grandes facultés pour le bien et pour le mal ; car il n’y a que la puissance dans quelque genre que ce soit que les hommes craignent assez pour l’aimer de cette manière.