De l’Allemagne/Seconde partie/XXXI

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Librairie Stéréotype (Tome 2p. 349-366).

CHAPITRE XXXI.

Des richesses littéraires de l’Allemagne et de
ses critiques les plus renommés, A. W. et
F. Schegel.


Dans le tableau que je viens de présenter de la littérature allemande, j’ai tâché de désigner les ouvrages principaux ; mais il m’a fallu renoncer même à nommer un grand nombre d’hommes dont les écrits moins connus servent plus efficacement à l’instruction de ceux qui les lisent qu’à la gloire de leurs auteurs.

Les traités sur les beaux-arts, les ouvrages d’érudition et de philosophie, quoiqu’ils n’appartiennent pas immédiatement à la littérature, doivent pourtant être comptés parmi ses richesses. Il y a dans cette Allemagne des trésors d’idées et de connoissances, que le reste des nations de l’Europe n’épuisera pas de long-temps.

Le génie poétique, si le ciel nous le rend, pourroit aussi recevoir une impulsion heureuse de l’amour pour la nature, les arts et la philosophie qui fermente dans les contrées germaniques ; mais au moins j’ose affirmer que tout homme qui voudra se vouer maintenant à quelque travail sérieux que ce soit, sur l’histoire, la philosophie ou l’antiquité, ne sauroit se passer de connoître les écrivains allemands qui s’en sont occupés.

La France peut s’honorer d’un grand nombre d’érudits de la première force, mais rarement les connoissances et la sagacité philosophique y ont été réunies, tandis qu’en Allemagne elles sont maintenant presque inséparables. Ceux qui plaident en faveur de l’ignorance, comme un garant de la grâce, citent un grand nombre d’hommes de beaucoup d’esprit qui n’avoient aucune instruction ; mais ils oublient que ces hommes ont profondément étudié le cœur humain tel qu’il se montre dans le monde, et que c’étoit sur ce Sujet qu’ils avoient des idées. Mais si ces savants, en fait de société, vouloient juger la littérature sans la connoître, ils seraient ennuyeux comme les bourgeois quand ils parlent de la cour.

Lorsque j’ai commencé l’étude de l’allemand, il m’a semblé que j’entrois dans une sphère nouvelle où se manifestoient les lumières les plus frappantes sur tout ce que je sentois auparavant d’une manière confuse. Depuis quelque temps on ne lit guère en France que des mémoires ou des romans, et ce n’est pas tout-à-fait par frivolité qu’on est devenu moins capable de lectures plus sérieuses, c’est parce que les événements de la révolution ont accoutumé à ne mettre de prix qu’à la connoissance des faits et des hommes : on trouve dans les livres allemands, sur les sujets les plus abstraits, le genre d’intérêt qui fait rechercher les bons romans, c’est-à-dire ce qu’ils nous apprennent sur notre propre cœur. Le caractère distinctif de la littérature allemande est de rapporter tout à l’existence intérieure ; et comme c’est là le mystère des mystères, une curiosité sans bornes s’y attache.

Avant de passer à la philosophie, qui fait toujours partie des lettres dans les pays où la littérature est libre et puissante, je dirai quelques mots de ce qu’on peut considérer comme la législation de cet empire, la critique. Il n’est point de branche de la littérature allemande qui ait été portée plus loin, et comme dans de certaines villes l’on trouve plus de médecins que de malades, il y a quelquefois en Allemagne encore plus de critiques que d’auteurs ; mais les analyses de Lessing, le créateur du style dans la prose allemande, sont faites de manière à pouvoir être considérées comme des ouvrages.

Kant, Goethe, J. de Müller, les plus grands écrivains de l’Allemagne en tout genre, ont inséré dans les journaux ce qu’ils appellent les recensions des divers écrits qui ont paru, et ces recensions renferment la théorie philosophique et les connoissances positives les plus approfondies. Parmi les écrivains les plus jeunes, Schiller et les deux Schlegel se sont montrés de beaucoup supérieurs à tous les autres critiques. Schiller est le premier parmi les disciples de Kant qui ait appliqué sa philosophie à la littérature ; et en effet, partir de l’âme pour juger les objets extérieurs, ou des objets extérieurs pour savoir ce qui se passe dans l’âme, c’est une marche si différente que tout doit s’en ressentir. Schiller a écrit deux traités sur le naïf et le sentimental, dans lesquels le talent qui s’ignore et le talent qui s’observe lui-même sont analysés avec une sagacité prodigieuse ; mais dans son essai sur la grâce et la dignité, et dans ses lettres sur l’Esthétique, c’est-à-dire la théorie du beau, il y a trop de métaphysique. Lorsqu’on veut parler des jouissances des arts dont tous les hommes sont susceptibles, il faut s’appuyer toujours sur les impressions qu’ils ont reçues, et ne pas se permettre les formes abstraites qui font perdre la trace de ces impressions. Schiller tenoit à la littérature par son talent, et à la philosophie par son penchant pour la réflexion ; ses écrits en prose sont aux confins des deux régions ; mais il empiète trop souvent sur la plus haute, et revenant sans cesse à ce qu’il y a de plus abstrait dans la théorie, il dédaigne l’application comme une conséquence inutile des principes qu’il a posés.

La description animée des chefs-d’oeuvre donne bien plus d’intérêt à la critique que les idées générales qui planent sur tous les sujets sans en caractériser aucun. La métaphysique est pour ainsi dire la science de l’immuable ; mais tout ce qui est soumis à la succession du temps ne s’explique que par le mélange des faits et des réflexions : les Allemands voudraient arriver sur tous les sujets à des théories complètes, et toujours indépendantes des circonstances ; mais comme cela est impossible, il ne faut pas renoncer aux faits, dans la crainte qu’ils ne circonscrivent les idées ; et les exemples seuls, dans la théorie comme dans la pratique, gravent les préceptes dans le souvenir.

La quintessence de pensées que présentent certains ouvrages allemands ne concentre pas comme celle des fleurs les parfums les plus odoriférants ; on diroil au contraire qu’elle n’est qu’un reste froid d’émotions pleines de vie. On pourroit extraire cependant de ces ouvrages une foule d’observations d’un grand intérêt ; mais elles se confondent les unes dans les autres. L’auteur, à force de pousser son esprit en avant, conduit ses lecteurs à ce point où les idées sont trop fines pour qu’on dût essayer de les transmettre.

Les écrits de A. W. Schlegel sont moins abstraits que ceux de Schiller ; comme il possède en littérature des connoissances rares, même dans sa patrie, il est ramené sans cesse à l’application par le plaisir qu’il trouve à comparer les diverses langues et les différentes poésies entre elles ; un point de vue aussi universel devroit presque être considéré comme infaillible si la partialité ne l’altéroit pas quelquefois ; mais cette partialité n’est point arbitraire, et j’en indiquerai la marche et le but ; cependant, comme il y a des sujets dans lesquels elle ne se fait point sentir, c’est d’abord de ceux-là que je parlerai.

W. Schlegel a donné à Vienne un cours de littérature dramatique qui embrasse ce qui a été composé de plus remarquable pour le théâtre depuis les Grecs jusqu’à nos jours ; ce n’est point une nomenclature stérile des travaux des divers auteurs, l’esprit de chaque littérature y est saisi avec l’imagination d’un poète ; l’on sent que, pour donner de tels résultats, il faut des études extraordinaires ; mais l’érudition ne s’aperçoit dans cet ouvrage que par la connoissance parfaite des chefs-d’œuvre. On jouit en peu de pages du travail de toute une vie ; chaque jugement porté par l’auteur, chaque épithète donnée aux écrivains dont il parle, est belle et juste, précise et animée. W. Schlegel a prouvé l’art de traiter les chefs-d’œuvre de la poésie comme des merveilles de la nature, et de les peindre avec des couleurs vives qui ne nuisent point à la fidélité du dessein ; car, on ne sauroit trop le répéter, l’imagination, loin d’être ennemie de la vérité, la fait ressortir mieux qu’aucune autre faculté de l’esprit, et tous ceux qui s’appuient d’elle pour excuser des expressions exagérées ou des termes vagues, sont au moins aussi dépourvus de poésie que de raison.

L’analyse des principes sur lesquels se fondent la tragédie et la comédie est traitée dans le cours de W. Schlegel avec une grande profondeur philosophique ; ce genre de mérite se retrouve souvent parmi les écrivains allemands ; mais Schlegel n’a point d’égal dans l’art d’inspirer de l’enthousiasme pour les grands génies qu’il admire ; il se montre en général partisan d’un goùt simple et quelquefois même d’un goût rude ; mais il fait exception à cette façon de voir en faveur des peuples du midi. Leurs jeux de mots et leurs concetti ne sont point l’objet de sa censure ; il déteste le maniéré qui naît de l’esprit de société, mais celui qui vient du luxe de l’imagination lui plaît en poésie, comme la profusion des couleurs et des parfums dans la nature. Schlegel, après s’être acquis une grande réputation par sa traduction de Shakespear, a pris pour Calderon un amour aussi vif, mais d’un genre très-différent de celui que Shakespear peut inspirer ; car autant l’auteur anglais est profond et sombre dans la connoissance du cœur humain, autant le poëte espagnol s’abandonne avec douceur et charme à la beauté de la vie, à la sincérité de la foi, à tout l’éclat des vertus que colore le soleil de l’âme.

J’étois à Vienne quand W. Schlegel y donna son cours public. Je n’attendois que de l’esprit et de l’instruction dans des leçons qui avoient l’enseignement pour but ; je fus confondue d’entendre un critique éloquent comme un orateur, et qui, loin de s’acharner aux défauts, éternel aliment de la médiocrité jalouse, cherchoit seulement à faire revivre le génie créateur.

La littérature espagnole est peu connue, c’est elle qui fut l’objet d’un des plus beaux morceaux prononcés dans la séance à laquelle j’assistai. W. Schlegel nous peignit cette nation chevaleresque dont les poëtes étoient guerriers, et les guerriers poëtes. Il cita ce comte Ercilla, « qui composa, sous une tente, son poème de l’Araucana, tantôt sur les plages de l’Océan, tantôt au pied des Cordillières, pendant qu’il faisoit la guerre aux sauvages révoltés. Garcilasse, un des descendants des Incas, écrivoit des poésies d’amour sur les ruines de Carthage, et périt à l’assaut de Tunis. Cervantes fut grièvement blessé à la bataille de Lépante ; Lopès de Vega échappa comme par miracle à la défaite de la flotte invincible ; et Calderon servit en intrépide soldat dans les guerres de Flandre et d’Italie.

La religion et la guerre se mêlèrent chez les Espagnols plus que dans toute autre nation ; ce sont eux qui, par des combats continuels, repoussèrent les Maures de leur sein, et l’on pouvoit les considérer comme l’avant-garde de la chrétienté européenne ; ils conquirent leurs églises sur les Arabes, un acte de leur culte était un trophée pour leurs armes, et leur foi triomphante, quelquefois portée jusqu’au fanatisme, s’allioit avec le sentiment de l’honneur, et donnoit ; à leur caractère une imposante dignité. Cette gravité mêlée d’imagination, cette gaieté même, qui ne fait rien perdre au sérieux de toutes les affections profondes, se montre dans la littérature espagnole toute composée de fictions et de poésies, dont la religion, l’amour et les exploits guerriers sont l’objet. On eût dit que dans ces temps où le Nouveau-Monde fut découvert, les trésors d’un autre hémisphère servoient aux richesses de l’imagination aussi-bien qu’à celles de l’état, et que dans l’empire de la poésie, comme dans celui de Charles-Quint, le soleil ne cessait jaa mais d’éclairer l’horizon. »

Les auditeurs de W. Schlegel furent vivement émus par ce tableau, et la langue allemande, dont il se servoit avec élégance, entouroit de pensées profondes et d’expressions sensibles les noms retentissants de l’espagnol, ces noms qui ne peuvent être prononcés sans que déjà l’imagination croie voir les orangers du royaume de Grenade et les palais des rois maures[1].

On peut comparer la manière de W. Schlegel, en parlant de poésie, à celle de Winkelmann, en décrivant les statues, et c’est ainsi seulement qu’il est honorable d’être un critique ; tous les hommes du métier suffisent pour enseigner les fautes ou les négligences qu’on doit éviter : mais après le génie, ce qu’il y a de plus semblable à lui, c’est la puissance de le connoitre et de l’admirer.

Frédéric Schlegel, s’étant occupé de philosophie, s’est voué moins exclusivement que son frère à la littérature ; cependant le morceau qu’il a écrit sur la culture intellectuelle des Grecs et des Romains rassemble en un court espace des aperçus et des résultats du premier ordre. Frédéric Schlegel est l’un des hommes célèbres de l’Allemagne dont l’esprit a le plus d’originalité, et loin de se fier à cette originalité qui lui promettait tant de succès, il a voulu l’appuyer sur des études immenses : c’est une grande preuve de respect pour l’espèce humaine que de ne jamais lui parler d’après soi seul, et sans s’être informé consciencieusement de tout ce que nos prédécesseurs nous ont laissé pour héritage. Les Allemands, dans les richesses de l’esprit humain, sont de véritables propriétaires : ceux qui s’en tiennent à leurs lumières naturelles ne sont que des prolétaires en comparaison d’eux.

Après avoir rendu justice aux rares talents des deux Schlegel, il faut examiner pourtant en quoi consiste la partialité qu’on leur reproche, et dont il est vrai que plusieurs de leurs écrits ne sont pas exempts ; ils penchent visiblement pour le moyen âge, et pour les opinions de cette époque ; la chevalerie sans taches, la foi sans bornes, et la poésie sans réflexions leur paroissent inséparables, et ils s’appliquent à tout ce qui pourroit diriger dans ce sens les esprits et les âmes. W. Schlegel exprime son admiration pour le moyen âge dans plusieurs de ses écrits, et particulièrement dans deux stances dont voici la traduction :

« L’Europe étoit une dans ces grands siècles, et le sol de cette patrie universelle étoit fécond en généreuses pensées qui peuvent servir de guide dans la vie et dans la mort. Une même chevalerie changeoit les combattants en frères d’armes : c’étoit pour défendre une même foi qu’ils s’armoient ; un même amour inspiroit tous les cœurs, et la poésie qui chantoit cette alliance exprimoit le même sentiment dans des langages divers.

Ah ! la noble énergie des âges anciens est perdue : notre siècle est l’inventeur d’une étroite sagesse, et ce que les hommes foibles ne sauroient concevoir n’est à leurs yeux qu’une chimère ; toutefois rien de divin ne peut réussir entrepris avec un cœur profane. Hélas ! nos temps ne connoissent plus ni la foi, ni l’amour ; comment pourroit-il leur rester l’espérance ! »

Des opinions dont la tendance est si marquée doivent nécessairement altérer l’impartialité des jugements sur les ouvrages de l’art : sans doute, et je n’ai cessé de le répéter dans le cours de cet écrit, il est à désirer que la littérature moderne soit fondée sur notre histoire et sur notre croyance ; néanmoins il ne s’ensuit pas que les productions littéraires du moyen âge puissent être considérées comme vraiment bonnes. Leur énergique simplicité, le caractère pur et loyal qui s’y manifeste excite un vif intérêt ; mais la connoissance de l’antique et les progrès de la civilisation nous ont valu des avantages qu’on ne doit pas dédaigner. Il ne s’agit pas de faire reculer l’art, mais de réunir autant qu’on le peut les qualités diverses développées dans l’esprit humain à différentes époques.

On a fort accusé les deux Schlegel de ne pas rendre justice à la littérature française, il n’est point d’écrivains cependant qui aient parlé avec plus d’enthousiasme du génie de nos troubadours, et de cette chevalerie sans pareille en Europe, lorsqu’elle réunissoit au plus haut point l’esprit et la loyauté, la grâce et la franchise, le courage et la gaieté, la simplicité la plus touchante et la naïveté la plus ingénieuse ; mais les critiques allemands ont prétendu que les traits distinctifs du caractère français s’étoient effacés pendant le cours du règne de Louis XIV : la littérature, disent-ils, dans les siècles appelés classiques, perd en originalité ce qu’elle gagne en correction ; ils ont attaqué nos poëtes en particulier avec une grande force d’arguments et de moyens. L’esprit général de ces critiques est le même que celui de Rousseau dans sa lettre contre la musique française. Ils croient trouver dans plusieurs de nos tragédies l’espèce d’affectation pompeuse que Rousseau reproche à Lully et à Rameau, et ils prétendent que le même goût qui faisoit préférer Coypel et Boucher dans la peinture, et le Chevalier Bernin dans la sculpture, interdit à la poésie l’élan qui seul en fait une jouissance divine ; enfin ils feraient tentés d’appliquer à notre manière de concevoir et d’aimer les beaux-arts ces vers tant cités de Corneille :

Othon à la princesse a fait un compliment
Plus en homme d’esprit qu’en véritable amant.

W. Schlegel rend hommage cependant à la plupart de nos grands auteurs ; mais ce qu’il s’attache à prouver seulement, c’est que depuis le milieu du dix-septième siècle le genre maniéré a dominé dans toute l’Europe, et que cette tendance a fait perdre la verve audacieuse qui animoit les écrivains et les artistes à la renaissance des lettres. Dans les tableaux et les bas-relieis où Louis XIV est peint, tantôt en Jupiter, tantôt en Hercule, il est représenté nu, ou revêtu seulement d’une peau de lion, mais avec sa grande perruque sur la tête. Les écrivains de la nouvelle école prétendent que l’on pourrait appliquer cette grande perruque à la physionomie des beaux-arts dans le dix-septième siècle : il s’y meloit toujours une politesse affectée dont une grandeur factice étoit la cause.

Il est intéressant d’examiner cette manière de voir, malgré les objections sans nombre qu’on peut y opposer ; ce qui est certain au moins, c’est que les aristarques allemands sont parvenus à leur but, puisqu’ils sont de tous les écrivains, depuis Lessing, ceux qui ont le plus efficacement contribué à rendre l’imitation de la littérature française tout-à-fait hors de mode en Allemagne ; mais de peur du goût français, ils n’ont pas assez perfectionné le goût allemand, et souvent ils ont rejeté des observations pleines de justesse, seulement parce que nos écrivains les avoient faites.

On ne sait pas faire un livre en Allemagne, rarement on y met l’ordre et la méthode qui classent les idées dans la tête du lecteur ; et ce n’est point parce que les Français sont impatients, mais parce qu’ils ont l’esprit juste, qu’ils se fatiguent de ce défaut ; les fictions ne sont pas dessinées dans les poésies allemandes avec ces contours fermes et précis qui en assurent l’effet, et le vague de l’imagination correspond à l’obscurité de la pensée. Enfin si les plaisanteries bizarres et vulgaires de quelques ouvrages prétendus comiques manquent de goût, ce n’est pas à force de naturel, c’est parce que l’affectation de l’énergie est au moins aussi ridicule que celle de la grâce. Je me fais vif, disoit un Allemand en sautant par la fenêtre : quand on se fait, on n’est rien : il faut recourir au bon goût français, contre la vigoureuse exagération de quelques Allemands, comme à la profondeur des Allemands, contre la frivolité dogmatique de quelques Français.

Les nations doivent se servir de guide les unes aux autres, et toutes auroient tort de se priver des lumières qu’elles peuvent mutuellement se prêter. Il y a quelque chose de très-singulier dans la différence d’un peuple à un autre : le climat, l’aspect de la nature, la langue, le gouvernement, enfin surtout les événements de l’histoire, puissance plus extraordinaire encore que toutes les autres, contribuent à ces diversités, et nul homme, quelque supérieur qu’il soit, ne peut deviner ce qui se développe naturellement dans l’esprit de celui qui vit sur un autre sol et respire un autre air : on se trouvera donc bien en tout pays d’accueillir les pensées étrangères ; car, dans ce genre, l’hospitalité fait la fortune de celui qui reçoit.


  1. Wilhem Schlegel, que je cite ici comme le premier critique littéraire de l’Allemagne, est l’auteur d’une brochure en français nouvellement publiée sous le titre de Réflexions sur le Système continental. — Ce même W. Schlegel a fait aussi imprimer à Paris, il y a quelques années, une comparaison de la Phèdre d’Euripide et de celle de Racine : elle excita une grande rumeur parmi les littérateurs parisiens, mais personne ne put nier que W. Schlegel, quoique Allemand, écrivoit assez bien le français pour qu’il lui fût permis de parler de Racine.