De l’Allemagne/Troisième partie/XVIII

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Librairie Stéréotype (Tome 3p. 226-231).

CHAPITRE XVIII.

De la disposition romanesque dans les affections
du cœur.


Les philosophes anglais ont fondé, comme nous l’avons dit, la vertu sur le sentiment, ou plutôt sur le sens moral ; mais çe système n’a nul rapport avec la moralité sentimentale dont il est ici question ; cette moralité, dont le nom et l’idée n’existent guère qu’en Allemagne, n’a rien de philosophique, elle fait seulement un devoir de la sensibilité, et porte à mésestimer ceux qui n’en ont pas.

Sans doute la puissance d’aimer tient de très-près à la morale et à la religion ; il se peut donc que notre répugnance pour les âmes froides et dures soit un instinct sublime, un instinct qui nous avertit que de tels êtres, alors même que leur conduite est estimable, agissent mécaniquement ou par calcul, mais sans qu’il puisse jamais exister entre eux et nous aucune sympathie. En Allemagne, où l’on veut réduire en préceptes toutes les impressions, on a considéré comme immoral ce qui n’étoit pas sensible et même romanesque. Werther avoit tellement mis en vogue les sentiments exaltés, que presque personne n’eût osé se montrer sec et froid, quand même on auroit eu ce caractère naturellement. De là cet enthousiasme obligé pour la lune, les forêts, la campagne et la solitude ; de là ces maux de nerfs, ces sons de voix maniérés, ces regards qui veulent être vus, tout cet appareil enfin de la sensibilité, que dédaignent les âmes fortes et sincères.

L’auteur de Werther s’est moqué le premier de ces affectations ; néanmoins, comme il faut, qu’il y ait en tout pays des ridicules, peut-être vaut-il mieux qu’ils consistent dans l’exagération un peu niaise de ce qui est bon, que dans l’élégante prétention à ce qui est mal. Le désir du succès étant invincible dans les hommes, et encore plus dans les femmes, les prétentions de la médiocrité sont un signe certain du goût dominant à telle époque et dans telle société ; les mêmes personnes qui se faisoient sentimentales en Allemagne se seroient montrées ailleurs légères et dédaigneuses.

L’extrême susceptibilité du caractère des Allermands est une des grandes causes de l’importance qu’ils attachent aux moindres nuances du sentiment, et cette susceptibilité tient souvent à la vérité des affections. Il est aisé d’être ferme quand on n’est pas sensible : la seule qualité nécessaire alors, c’est le courage ; car il faut que la sévérité bien ordonnée commence par soi-même : mais quand les preuves d’intérêt que les autres nous refusent ou nous donnent influent puissamment sur le bonheur, il est impossible que l’on n’ait pas mille fois plus d’irritabilité dans le cœur que ceux qui exploitent leurs amis comme un domaine en cherchant seulement à les rendre profitables.

Toutefois il faut se garder de ces codes de sentiments si subtils et si nuancés que beaucoup d’écrivains allemands ont multipliés de tant de manières, et dont leurs romans sont remplis. Les Allemands, il faut en convenir, ne sont pas toujours parfaitement naturels. Certains de leur loyauté, de leur sincérité dans tous les rapports réels de la vie, ils sont tentés de regarder l’affectation du beau comme un culte envers le bon, et de se permettre quelquefois en ce genre des exagérations qui gâtent tout.

Cette émulation de sensibilité entre quelques femmes et quelques écrivains d’Allemagne seroit dans le fond assez innocente, si le ridicule qu’on donne à l’affectation ne jetoit pas toujours une sorte de défaveur sur la sincérité même. Les hommes froids et égoïstes trouvent un plaisir particulier à se moquer des attachements passionnés, et voudroient faire passer pour factice tout ce qu’ils n’éprouvent pas. Il y a même des personnes vraiment sensibles que l’exagération doucereuse affadit sur leurs propres impressions, et qu’on blase sur le sentiment comme on pourroit les blaser sur la religion, par les sermons ennuyeux et les pratiques superstitieuses.

On a tort d’appliquer les idées positives que nous avons sur le bien et le mal aux délicatesses de la sensibilité. Accuser tel ou tel caractère de ce qui lui manque à cet égard, c’est comme faire un crime de n’être pas poëte. La susceptibilité naturelle à ceux qui pensent plus qu’ils n’agissent peut les rendre injustes envers les personnes d’une autre nature. Il faut de l’imagination pour deviner tout ce que le cœur peut faire souffrir, et les meilleures gens du monde sont souvent lourds et stupides à cet égard : ils vont à travers les sentiments, comme s’ils marchoient sur des fleurs, en s’étonnant de les flétrir. N’y a-t-il pas des hommes qui n’admirent pas Raphaël, qui entendent la musique sans émotion, à qui l’océan et les cieux ne paroissent que monotones ? Comment donc comprendroient-ils les orages de l’âme ?

Les caractères même les plus sensibles ne sont-ils pas quelquefois découragés dans leurs espérances ? ne peuvent-ils pas être saisis par une sorte de sécheresse intérieure, comme si la divinité se retiroit d’eux ? Ils n en restent pas moins fidèles à leurs affections ; mais il n’y a plus de parfums dans le temple, plus de musique dans le sanctuaire, plus d’émotion dans le cœur. Souvent aussi le malheur commande de faire taire en soi-même cette voix du sentiment, harmonieuse ou déchirante, selon qu’elle s’accorde ou non avec la destinée. Il est donc impossible de faire un devoir de la sensibilité, car ceux qui l’éprouvent en souffrent assez pour avoir souvent le droit et le désir de la réprimer.

Les nations ardentes ne parlent de la sensibilité qu’avec terreur ; les nations paisibles et rêveuses croient pouvoir l’encourager sans crainte. Au reste l’on n’a peut-être jamais écrit sur ce sujet avec une vérité parfaite, car chacun veut se faire honneur de ce qu’il éprouve ou de ce qu’il inspire. Les femmes cherchent à s’arranger comme un roman, et les hommes comme une histoire ; mais le cœur humain est encore bien loin d’être pénétré dans ses relations les plus intimes. Une fois peut-être quelqu’un dira sincèrement tout ce qu’il a senti, et l’on sera tout étonné d’apprendre que la plupart des maximes et des observations sont erronées, et qu’il y a une âme inconnue dans le fond de celle qu’on raconte.