De l’Allemagne/Seconde partie/XIII

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Librairie Stéréotype (Tome 1p. 308-338).

CHAPITRE XIII.

De la poésie allemande.


Les poésies allemandes détachées sont, ce me semble, plus remarquables encore que les poèmes, et c’est surtout dans ce genre que le cachet de l’originalité est empreint : il est vrai aussi que les auteurs les plus cités à cet égard, Goethe, Schiller, Bürger, etc., sont de l’école moderne, et que celle-là seule porte un caractère vraiment national. Goethe a plus d’imagination, Schiller plus de sensibilité, et Burger est de tous celui qui possède le talent le plus populaire. En examinant successivement quelques poésies de ces trois hommes, on se fera mieux l’idée de ce qui les distingue. Schiller a de l’analogie avec le goût français, toutefois on ne trouve dans ses poésies détachées rien qui ressemble aux poésies fugitives de Voltaire ; cette élégance de conversation et presque de manières, transportée dans la poésie, n’appartenoit qu’à la France, et Voltaire, en fait de grâce, étoit le premier des écrivains français. Il seroit intéressant de comparer les stances de Schiller sur la perte de la jeunesse, intitulées l’Idéal, avec celles de Voltaire.

Si vous voulez que j’aime encore,
Rendez-moi l’âge des amours, etc.

On voit, dans le poëte français, l’expression d’un regret aimable, dont les plaisirs de l’amour et les joies de la vie sont l’objet : le poëte allemand pleure la perte de l’enthousiasme et de l’innocente pureté des pensées du premier âge ; etc’est par la poésie et la pensée qu’il se flatte d’embellir encore le déclin de ses ans. Il n’y a pas dans les stances de Schiller cette clarté facile et brillante que permet un genre d’esprit à la portée de tout le monde ; mais on y peut puiser des consolations qui agissent sur l’âme intérieurement. Schiller ne présente jamais les réflexions les plus profondes que revêtues de nobles images : il parle à l’homme comme la nature elle même ; car la nature est tout à la fois penseur et poète. Pour peindre l’idée du temps, elle fait couler devant nos yeux les flots d’un fleuve inépuisable ; et pour que sa jeunesse éternelle nous fasse songer à notre existence passagère, elle se revêt de fleurs qui doivent périr, elle fait tomber en automne les feuilles des arbres que le printemps a vues dans tout leur éclat : la poésie doit être le miroir terrestre de la divinité, et réfléchir par les couleurs, les sons et les rhythmes, toutes les beautés de l’univers.

La pièce de vers intitulée la Cloche consiste en deux parties parfaitement distinctes : les strophes en refrain expriment le travail qui se fait dans la forge, et entre chacune de ces strophes il y a des vers ravissants sur les circonstances solennelles, ou sur les événements extraordinaires annoncés par les cloches, tels que la naissance, le mariage, la mort, l’incendie, la révolte, etc. On pourroit traduire en français les pensées fortes, les images belles et touchantes qu’inspirent à Schiller les grandes époques de la destinée humaine ; mais il est impossible d’imiter noblement les strophes en petits vers et composées de mots dont le son bizarre et précipité semble faire entendre les coups redoublés et les pas rapides des ouvriers qui dirigent la lave brûlante de l’airain. Peut-on avoir l’idée d’un poëme de ce genre par une traduction en prose ? c’est lire la musique au lieu de l’entendre ; encore est-il plus aisé de se figurer, par l’imagination, l’effet des instruments qu’on connoit, que les accords et les contrastes d’un rhythme et d’une langue qu’on ignore. Tantôt la brièveté régulière du mètre fait sentir l’activité des forgerons, l’énergie bornée, mais continue, qui s’exerce dans les occupations matérielles ; et tantôt, à côté de ce bruit dur et fort, l’on entend les chants aériens de l’enthousiasme et de la mélancolie.

L’originalité de ce poëme est perdue quand on le sépare de l’impression que produisent une mesure de vers habilement choisie et des rimes qui se répondent comme des échos intelligents que la pensée modifie ; et cependant ces effets pittoresques des sons seroient très-hasardés en français. L’ignoble nous menace sans cesse : nous n’avons pas, comme presque tous les autres peuples, deux langues, celle de la prose et celle des vers ; et il en est des mots comme des personnes, là où les rangs sont confondus, la familiarité est dangereuse.

Une autre pièce de Schiller, Cassandre pourroit plus facilement se traduire en français, quoique le langage poétique y soit d’une grande hardiesse. Cassandre, au moment où la fête des noces de Polyxènc avec Achille va commencer, est saisie par le pressentiment des malheurs qui résulteront de cette fête : elle se promène triste et sombre dans les bois d’Apollon, et se plaint de connoître l’avenir qui trouble toutes les jouissances. On voit dans cette ode le mal que fait éprouver à un être mortel la prescience d’un dieu. La douleur de la prophétesse n’est-elle pas ressentie par tous ceux dont l’esprit est supérieur et le caractère passionné ? Schiller a su montrer sous une forme toute poétique une grande idée morale : c’est que le véritable génie, celui du sentiment, est victime de lui-même, quand il ne le seroit pas des autres. Il n’y a point d’hymen pour Cassandre, non qu’elle soit insensible, non qu’elle soit dédaignée ; mais son âme pénétrante dépasse en peu d’instants et la vie et la mort, et ne se reposera que dans le ciel.

Je ne finirois point si je voulois parler de toutes les poésies de Schiller qui renferment des pensées et des beautés nouvelles, Il a fait sur le départ des Grecs après la prise de Troie un hymne qu’on pourroit croire d’un poëte d’alors, tant la couleur du temps y est fidèlement observée. J’examinerai, sous le rapport de l’art dramatique, le talent admirable des Allemands pour se transporter dans les siècles, dans les pays, dans les caractères les plus différents du leur : superbe faculté, sans laquelle les personnages qu’on met en scène ressemblent à des marionnettes qu’un même fil remue et qu’une même voix, celle de l’auteur, fait parler. Schiller mérite surtout d’être admiré comme poëte dramatique ; Goethe est tout seul au premier rang dans l’art de composer des élégies, des romances, des stances, etc., ses poésies détachées ont un mérite très-différent de celles de Voltaire. Le poète français a su mettre en vers l’esprit de la société la plus brillante ; le poëte allemand réveille dans l’âme par quelques traits rapides des impressions solitaires et profondes.

Goethe, dans ce genre d’ouvrages, est naturel au suprême degré ; non-seulement naturel quand il parle d’après ses propres impressions, mais aussi quand il se transporte dans des pays, des mœurs et des situations toutes nouvelles, sa poésie prend facilement la couleur des contrées étrangères : il saisit avec un talent unique ce qui plaît dans les chansons nationales de chaque peuple ; il devient, quand il le veut, un grec, un indien, un morlaque. Nous avons souvent parlé de ce qui caractérise les poètes du nord, la mélancolie et la méditation : Goethe, comme tous les hommes de génie, réunit en lui d’étonnants contrastes ; on retrouve dans ses poésies beaucoup de traces du caractère des habitants du midi ; il est plus en train de l’existence que les septentrionaux ; il sent la nature avec plus de vigueur et de sérénité ; son esprit n’en a pas moins de profondeur, mais son talent a plus de vie ; on y trouve un certain genre de naïveté qui réveille à la fois le souvenir de la simplicité antique et de celle du moyen âge : ce n’est pas la naïveté de l’innocence, c’est celle de la force. On aperçoit dans les poésies de Goethe qu’il dédaigne une foule d’obstacles, de convenances, de critiques et d’observations qui pourroient lui être opposées. Il suit son imagination où elle le mène, et un certain orgueil en masse l’affranchit des scrupules de l’amour-propre. Goethe est en poésie un artiste puissamment maître de la nature, et plus admirable encore quand il n’achève pas ses tableaux ; car ses esquisses renferment toutes le germe d’une belle fiction : mais ses fictions terminées ne supposent pas toujours une heureuse esquisse.

Dans ses élégies, composées à Rome, il ne faut pas chercher des descriptions de l’Italie ; Goethe ne fait presque jamais ce qu’on attend de lui, et quand il y a de la pompe dans une idée, elle lui déplaît ; il veut produire de l’effet par une route détournée, et comme à l’insçu de l’auteur et du lecteur. Ses élégies peignent l’effet de l’Italie sur toute son existence, cette ivresse du bonheur dont un beau ciel le pénètre. Il raconte ses plaisirs, même les plus vulgaires, à la manière de Properce ; et de temps en temps quelques beaux souvenirs de la ville maîtresse du monde donnent à l’imagination un élan d’autant plus vif qu’elle n’y étoit pas préparée.

Une fois il raconte comment il rencontra, dans la Campagne de Rome, une jeune femme qui allaitoit son enfant assise sur un débris de colonne antique. Il voulut la questionner sur les ruines dont sa cabane étoit environnée : elle ignoroit ce dont il lui parloit. Toute entière aux affections dont son âme étoit remplie, elle aimoit, et le moment présent existoit seul pour elle.

On lit dans un auteur grec qu’une jeune fille, habile dans l’art de tresser les fleurs, lutta contre son amant Pausias qui savoit les peindre. Goethe a composé sur ce sujet une idylle charmante. L’auteur de cette idylle est aussi celui de Werther. Depuis le sentiment qui donne de la grâce, jusqu’au désespoir qui exalte le génie, Goethe a parcouru toutes les nuances de l’amour.

Après s’être fait grec dans Pausias, Goethe nous conduit en Asie, par une romance pleine de charmes, la Bayadère. Un dieu de l’Inde (Mahadoeh) se revêt de la forme mortelle pour juger des peines et des plaisirs des hommes après les avoir éprouvés. Il voyage à travers l’Asie, observe les grands et le peuple ; et comme un soir, au sortir d’une ville, il se promenoit sur les bords du Gange, une bayadère l’arrête et l’engage à se reposer dans sa demeure. Il y a tant de poésie, une couleur si orientale dans la peinture des danses de cette bayadère, des parfums et des fleurs dont elle s’entoure, qu’on ne peut juger d’après nos mœurs un tableau qui leur est tout-à-fait étranger. Le dieu de l’Inde inspire un amour véritable à cette femme égarée, et touché du retour vers le bien qu’une affection sincère doit toujours inspirer, il veut épurer l’âme de la bayadère pour l’épreuve du malheur.

À son réveil elle trouve son amant mort à ses côtés. Les prêtres de Brama emportent le corps sans vie que le bûcher doit consumer. La bayadère veut s’y précipiter avec celui qu’elle aime ; mais les prêtres la repoussent, parce que, n’étant pas son épouse, elle n’a pas le droit de mourir avec lui. La bayadère, après avoir ressenti toutes les douleurs de l’amour et de la honte, se précipite dans le bûcher malgré les brames. Le dieu la reçoit dans ses bras ; il s élance hors des flammes et porte au ciel l’objet de sa tendresse qu’il a rendu digne de son choix.

Zelter, un musicien original, a mis sur cette romance un air tour à tour voluptueux et solennel qui s’accorde singulièrement bien avec les paroles. Quand on l’entend, on se croit au milieu de l’Inde et de ses merveilles ; et qu’on ne dise pas qu’une romance est un poëme trop court pour produire un tel effet. Les premières notes d’un air, les premiers vers d’un poème transportent l’imagination dans la contrée et dans le siècle qu’on veut peindre ; mais si quelques mots ont cette puissance, quelques mots aussi peuvent détruire l’enchantement. Les sorciers jadis faisoient ou empêchoient les prodiges, à l’aide de quelques paroles magnifiques. Il en est de même du poète ; il peut évoquer le passé, ou faire reparoitre le présent selon qu’il se sert d’expressions conformes ou non au temps ou au pays qu’il chante, selon qu’il observe ou néglige les couleurs locales et ces petites circonstances ingénieusement inventées qui exercent l’esprit, dans la fiction comme dans la réalité, à découvrir la vérité sans qu’on vous la dise.

Une autre romance de Goethe produit un effet délicieux par les moyens les plus simples : c’est le Pêcheur. Un pauvre homme s’assied sur le bord d’un fleuve un soir d’été, et, tout en jetant sa ligne, il contemple l’eau claire et limpide qui vient baigner doucement ses pieds nus. La nymphe de ce fleuve l’invite à s’y plonger ; elle lui peint les délices de l’onde pendant la chaleur, le plaisir que le soleil trouve à se rafraîchir la nuit dans la mer, le calme de la lune quand ses rayons se reposent et s’endorment au sein des flots ; enfin le pécheur, attiré, séduit, entraîné, s’avance vers la nymphe, et disparoît pour toujours. Le fond de cette romance est peu de chose ; mais ce qui est ravissant, c’est l’art de faire sentir le pouvoir mystérieux que peuvent exercer les phénomènes de la nature. On dit qu’il y a des personnes qui découvrent les sources cachées sous la terre par l’agitation nerveuse qu’elles leur causent : on croit souvent reconnoître dans la poésie allemande ces miracles de la sympathie entre l’homme et les éléments. Le poëte allemand comprend la nature, non pas seulement en poète, mais en frère ; et l’on diroit que des rapports de famille lui parlent pour l’air, l’eau, les fleurs, les arbres, enfin pour toutes les beautés primitives de la création.

Il n’est personne qui n’ait senti l’attrait indéfinissable que les vagues font éprouver, soit par le charme de la fraîcheur, soit par l’ascendant qu’un mouvement uniforme et perpétuel pourroit prendre insensiblement sur une existence passagère et périssable. La romance de Goethe exprime admirablement le plaisir toujours croissant qu’on trouve à considérer les ondes pures d’un fleuve : le balancement du rhythme et de l’harmonie imite celui des flots, et produit sur l’imagination un effet analogue. L’âme de la nature se fait connoître à nous de toutes parts et sous mille formes diverses. La campagne fertile, comme les déserts abandonnés, la mer, comme les étoiles, sont soumises aux mêmes lois, et l’homme renferme en lui-même des sensations, des puissances occultes qui correspondent avec le jour, avec la nuit, avec l’orage : c’est cette alliance secrète de notre être avec les merveilles de l’univers qui donne à la poésie sa véritable grandeur. Le poëte sait rétablir l’unité du monde physique avec le monde moral ; son imagination forme un lien entre l’un et l’autre.

Plusieurs pièces de Goethe sont remplies de gaieté ; mais on y trouve rarement le genre de plaisanterie auquel nous sommes accoutumés ; il est plutôt frappé par les images que par les ridicules ; il saisit avec un instinct singulier l’originalité des animaux toujours nouvelle et toujours la même. La Ménagerie de Lily, Le Chant de noce dans le vieux château, peignent ces animaux, non comme des hommes, à la manière de La Fontaine, mais comme des créatures bizarres dans lesquelles la nature s’est égayée. Goethe sait aussi trouver dans le merveilleux une source de plaisanteries d’autant plus aimables, qu’aucun but sérieux ne s’y fait apercevoir.

Une chanson, intitulée l’Élève du Sorcier, mérite d’être citée sous ce rapport. Un disciple d’un sorcier a entendu son maître murmurer quelques paroles magiques, à l’aide desquelles il se fait servir par un manche à balai : il les retient, et commande au balai d’aller lui chercher de l’eau à la rivière pour laver sa maison. Le balai part et revient, apporte un seau, puis un autre, puis un autre encore, et toujours ainsi sans discontinuer. L’élève voudroit l’arrêter, mais il a oublié les mots dont il faut se servir pour cela : le manche à balai, fidèle à son office, va toujours à la rivière, et toujours y puise de l’eau dont il arrose et bientôt submergera la maison. L’élève, dans sa fureur, prend une hache et coupe en deux le manche a balai : alors les deux morceaux du bâton deviennent deux domestiques au lieu d’un, et vont chercher de l’eau, et la répandent à l’envi dans les appartements avec plus de zèle que jamais. L’élève a beau dire des injures à ces stupides bâtons, ils agissent sans relâche ; et la maison eût été perdue si le maître ne fût pas arrivé a temps pour secourir l’élève, en se moquant de sa ridicule présomption. L’imitation maladroite des grands secrets de l’art est très-bien peinte dans cette petite scène.

Il nous reste à parler de la source inépuisable des effets poétiques en Allemagne, la terreur : les revenants et les sorciers plaisent au peuple comme aux hommes éclairés : c’est un reste de la mythologie du nord ; c’est une disposition qu’inspirent assez naturellement les longues nuits des climats septentrionaux : et d’ailleurs, quoique le christianisme combatte toutes les craintes non fondées, les superstitions populaires ont toujours une analogie quelconque avec la religion dominante. Presque toutes les opinions vraies ont à leur suite une erreur ; elle se place dans l’imagination comme l’ombre à côté de la réalité : c’est un luxe de croyance qui s’attache d’ordinaire à la religion comme à l’histoire ; je ne sais pourquoi l’on dédaigneroit d’en faire usage. Shakespear a tiré des effets prodigieux des spectres et de la magie, et la poésie ne sauroit être populaire quand elle méprise ce qui exerce un empire irréfléchi sur l’imagination. Le génie et le goût peuvent présider à l’emploi de ces contes : il faut qu’il y ait d’autant plus de talent dans la manière de les traiter, que le fond en est vulgaire ; mais peut-être que c’est dans cette réunion seule que consiste la grande puissance d’un poëme. Il est probable que les événements racontés dans l’Iliade et dans l’Odyssée étoient chantés par les nourrices avant qu’Homère en fit le chef-d’œuvre de l’art.

Bürger est de tous les Allemands celui qui a le mieux saisi cette veine de superstition qui conduit si loin dans le fond du cœur. Aussi ses romances sont-elles connues de tout le monde en Allemagne. La plus fameuse de toutes, Lenore, n’est pas, je crois, traduite en français, ou du moins il seroit bien difficile qu’on pût en exprimer tous les détails, ni par notre prose, ni par nos vers. Une jeune fille s’effraie de n’avoir point de nouvelles de son amant, parti pour l’armée ; la paix se fait ; tous les soldats retournent dans leurs foyers. Les mères retrouvent leurs fils, les sœurs leurs frères, les époux leurs épouses ; les trompettes guerrières accompagnent les chants de la paix, et la joie règne dans tous les cœurs. Lenore parcourt en vain les rangs des guerriers, elle n’y voit point son amant ; nul ne peut lui dire ce qu’il est devenu. Elle se désespère : sa mère voudroit la calmer ; mais le jeune cœur de Lenore se révolte contre la douleur, et, dans son égarement, elle renie la Providence. Au moment où le blasphème est prononcé, l’on sent dans l’histoire quelque chose de funeste, et dès cet instant l’âme est constamment ébranlée.

À minuit, un chevalier s’arrête à la porte de Lenore ; elle entend le hennissement du cheval et le cliquetis des éperons : le chevalier frappe, elle descend et reconnoît son amant. Il lui demande de le suivre à l’instant, car il n’a pas un moment à perdre, dit-il, avant de retourner à l’armée. Elle s’élance, il la place derrière lui sur son cheval, et part avec la promptitude de l’éclair. Il traverse au galop, pendant la nuit, des pays arides et déserts ; la jeune fille est pénétrée de terreur, et lui demande sans cesse raison de la rapidité de sa course ; le chevalier presse encore plus les pas de son cheval par ses cris sombres et sourds, et prononce à voix basse ces mots : Les morts vont vite, les morts vont vite, Lenore lui répond : Ah ! laisse en paix les morts ! Mais toutes les fois qu’elle lui adresse des questions inquiètes, il lui répète les mêmes paroles funestes.

En approchant de l’église où il la menoit, disoit-il, pour s’unir avec elle, l’hiver et les frimas semblent changer la nature elle-même en un affreux présage : des prêtres portent en pompe un cercueil, et leur robe noire traîne lentement sur la neige, linceul de la terre ; L’effroi de la jeune fille augmente, et toujours son amant la rassure avec un mélange d’ironie et d’insouciance qui fait frémir. Tout ce qu’il dit est prononcé avec une précipitation monotone, comme si déjà, dans son langage, l’on ne sentoit plus l’accent de la vie ; il lui promet de la conduire dans la demeure étroite et silencieuse où leurs noces doivent s’accomplir. On voit de loin le cimetière à côté de la porte de l’église : le chevalier frappe à cette porte, elle s’ouvre ; il s’y précipite avec son cheval, qu’il fait passer au milieu de$ pierres funéraires ; alors le chevalier perd par degrés l’apparence d’un être vivant ; il se change en squelette, et la terre s’entr’ouvre pour engloutir sa maîtresse et lui.

Je ne me suis assurément pas flattée de faire connoître, par ce récit abrégé, le mérite étonnant de cette romance : toutes les images, tous les bruits, en rapport avec la situation de l’âme sont merveilleusement exprimés par la poésie : les syllabes, les rimes, tout l’art des paroles et de leurs sons est employé pour exciter la terreur. La rapidité des pas du cheval semble plus solennelle et plus lugubre que la lenteur même d’une marche funèbre. L’énergie avec laquelle le chevalier hâte sa course, cette pétulance de la mort cause un trouble inexprimable ; et l’on se croit emporté par le fantôme, comme la malheureuse qu’il entraîne avec lui dans l’abîme.

Il y a quatre traductions de la romance de Lenore en anglais, mais la première de toutes, sans comparaison, c’est celle de M. Spencer, le poëte anglais qui connoît le mieux le véritable esprit des langues étrangères. L’analogie de l’anglais avec l’allemand permet d’y faire sentir en entier l’originalité du style et de la versification de Bürger ; et non-seulement on peut retrouver dans la traduction les mêmes idées que dans l’oiginal, mais aussi les mêmes sensations ; et rien n’est plus nécessaire pour connoître un ouvrage des beaux-arts. Il seroit difficile d’obtenir le même résultat en français, où rien de bizarre n’est naturel.

Bürger a fait une autre romance moins célèbre, mais aussi très-originale, intitulée le Féroce Chasseur. Suivi de ses valets et de sa meute nombreuse, il part pour la chasse un dimanche, au moment où les cloches du village annoncent le service divin. Un chevalier dont l’armure est blanche se présente à lui et le conjure de ne pas profaner le jour du Seigneur ; un autre chevalier, revêtu d’armes noires, lui fait honte de se soumettre à des préjugés qui ne conviennent qu’aux vieillards et aux enfants : le chasseur cède aux mauvaises inspirations ; il part, et arrive près du champ d’une pauvre veuve : elle se jette à ses pieds pour le supplier de ne pas dévaster la moisson en traversant les blés avec sa suite : le chevalier aux armes blanches supplie le chasseur d’écouter la pitié ; le chevalier noir se moque de ce puéril sentiment : le chasseur prend la férocité pour de l’énergie, et ses chevaux foulent aux pieds l’espoir du pauvre et de l’orphelin. Enfin le cerf poursuivi se réfugie dans la cabane d’un vieil ermite ; le chasseur veut y mettre le feu pour en faire sortir sa proie ; l’ermite embrasse ses genoux, il veut attendrir le furieux qui menace son humble demeure ; une dernière fois, le bon génie, sous la forme du chevalier blanc, parle encore : le mauvais génie, sous celle du chevalier noir, triomphe ; le chasseur tue l’ermite, et tout à coup il est changé en fantôme, et sa propre meute veut le dévorer. Une superstition populaire a donné lieu à cette romance : l’on prétend qu’à minuit, dans de certaines saisons de l’année, on voit, au-dessus de la forêt où cet événement doit s’être passé, un chasseur dans les nuages poursuivi jusqu’au jour par ses chiens furieux.

Ce qu’il y a de vraiment beau dans cette poésie de Bürger, c’est la peinture de l’ardente volonté du chasseur : elle étoit d’abord innocente comme toutes les facultés de l’âme ; mais elle se déprave toujours de plus en plus, chaque fois qu’il résiste à sa conscience et cède à ses passions. Il n’avoit d’abord que l’enivrement de la force ; il arrive enfin à celui du crime, et la terre ne peut plus le porter. Les bons et les mauvais penchants de l’homme sont très-bien caractérisés par les deux chevaliers blanc et noir : les mots, toujours les mêmes, que le chevalier blanc prononce pour arrêter le chasseur, sont aussi très-ingénieusement combinés. Les anciens et les poëtes du moyen âge ont parfaiternent connu l’effroi que cause, dans de certaines circonstances, le retour des mêmes paroles ; il semble qu’on réveille ainsi le sentiment de l’inflexible nécessité. Les ombres, les oracles, toutes les puissances surnaturelles, doivent être monotones ; ce qui est immuable est uniforme ; et c’est un grand art, dans certaines fictions, que d’imiter, par les paroles, la fixité solennelle que l’imagination se représente dans l’empire des ténèbres et de la mort.

On remarque aussi, dans Bürger, une certaine familiarité d’expression qui ne nuit point à la dignité de la poésie, et qui en augmente singulièrement l’effet. Quand on parvient à rapprocher de nous la terreur ou l’admiration, sans affoiblir ni l’une ni l’autre, ces sentiments deviennent nécessairement beaucoup plus forts : c’est mêler, dans l’art de peindre, ce que nous voyons tous les jours à ce que nous ne voyons jamais, et ce qui nous est connu nous fait croire à ce qui nous étonne.

Goethe s’est essayé aussi dans ces sujets qui effraient à la fois les enfants et les hommes ; mais il y a mis des vues profondes, et qui donnent pour long-temps à penser : Je vais tâcher de rendre compte de celle de ses poésies de revenants, la Fiancée de Corinthe, qui a le plus de réputation en Allemagne. Je ne voudrais assurément défendre en aucune manière ni le but de cette fiction, ni la fiction en elle-même ; mais il me semble difficile de n’être pas frappé de l’imagination qu’elle suppose.

Deux amis, l’un d’Athènes et l’autre de Corinthe, ont résolu d’unir ensemble leur fils et leur fille. Le jeune homme part pour aller voir à Corinthe celle qui lui est promise, et qu’il ne connoit pas encore : c’étoit au moment où le christianisme commençoit à s’établir. La famille de l’Athénien a gardé son ancienne religion ; celle du Corinthien adopte la croyance nouvelle et la mère, pendant une longue maladie, a consacré sa fille aux autels. La sœur cadette est destinée à remplacer sa sœur aînée qu’on a faite religieuse.

Le jeune homme arrive tard dans la maison ; toute la famille est endormie ; les valets apportent à souper dans son appartement, et l’y laissent seul : peu de temps après, un hôte singulier entre chez lui ; il voit s’avancer jusqu’au milieu de la chambre une jeune fille revêtue d’un voile et d’un habit blanc, le front ceint d’un ruban noir et or, et quand elle aperçoit le jeune homme, elle recule intimidée, et s’écrie en élevant au ciel ses blanches mains : — Hélas ! suis-je donc déjà devenue si étrangère à la maison, dans l’étroite cellule où je suis renfermée, que j’ignore l’arrivée d’un nouvel hôte ? —

Elle veut s’enfuir, le jeune homme la retient ; il apprend que c’est elle qui lui étoit destinée pour épouse. Leurs pères avoient juré de les unir, tout autre serment lui paroit nul. — Reste, mon enfant, lui dit-il, reste, et ne sois pas si pâle d’effroi ; partage avec moi les dons de Cérès et de Bacchus ; tu amènes l’amour, et bientôt nous éprouverons combien nos dieux sont favorables aux plaisirs. Le jeune homme conjure la jeune fille de se donner à lui.

« Je n’appartiens plus à la joie, lui répond-elle, le dernier pas est accompli ; la troupe brillante de nos dieux a disparu, et dans cette maison silencieuse on n’adore plus qu’un Être invisible dans le ciel, et qu’un Dieu mourant sur la croix. On ne sacrifie plus de taureaux, ni des brebis ; mais on m’a choisie pour victime humaine ; ma jeunesse et la nature furent immolées aux autels : éloigne-toi, jeune homme, éloigne-toi ; blanche comme la neige, et glacée comme elle, est la maîtresse infortunée que ton cœur s’est choisie. »

À l’heure de minuit, qu’on appelle l’heure des spectres, la jeune fille semble plus à l’aise, elle boit avidement d’un vin couleur de sang, semblable à celui que prenoient les ombres dans l’Odyssée pour se retracer leurs souvenirs ; mais elle refuse obstinément le moindre morceau de pain : elle donne une chaîne d’or à celui dont elle devoit être l’épouse, et lui demande une boucle de ses cheveux ; le jeune homme, que ravit la beauté de la jeune fille, la serre dans ses bras avec transport, mais il ne sent point de cœur battre dans son sein ; ses membres sont glacés. — N’importe, s’écrie-t-il, je saurai te ranimer, quand le tombeau même t’auroit envoyée vers moi. —

Et alors commence la scène la plus extraordinaire que l’imagination en délire ait pu se figurer ; un mélange d’amour et d’effroi, une union redoutable de la mort et de la vie. Il ya comme une volupté funèbre dans ce tableau, où l’amour fait alliance avec la tombe, où la beauté même ne semble qu’une apparition effrayante.

Enfin la mère arrive, et convaincue qu’une de ses esclaves s’est introduite chez l’étranger, elle veut se livrer à son juste courroux ; mais tout à coup la jeune fille grandit jusqu’à la voûte comme une ombre, et reproche à sa mère d’avoir causé sa mort en lui faisant prendre le voile. — « Oh ! ma mère, ma mère, s’écrie-t-elle d’une voix sombre, pourquoi troublez-vous cette belle nuit de l’hymen ? n’étoit-ce pas assez que, si jeune, vous m’eussiez fait couvrir d’un linceul et porter dans le tombeau ? Une malédiction funeste m’a poussée hors de ma froide demeure ; les chants murmurés par vos prêtres n’ont pas soulagé mon cœur ; le sel et l’eau n’ont point apaisé ma jeunesse : ah ! la terre elle-même ne refroidit point l’amour.

Ce jeune homme me fut promis quand le temple serein de Vénus n’étoit point encore renversé. Ma mère, deviez-vous manquer à votre parole pour obéir à des vœux insensés ? Aucun Dieu n’a reçu vos serments quand vous avez juré de refuser l’hymen à votre fille. Et toi, beau jeune homme, maintenant tu ne peux plus vivre ; tu languiras dans ces mêmes lieux où tu as reçu ma chaîne, où j’ai pris une boucle de ta chevelure : demain tes cheveux blanchiront et tu ne retrouveras ta jeunesse que dans l’empire des ombres.

Ecoute au moins, ma mère, la prière dernière que je t’adresse : ordonne qu’un bûcher soit préparé ; fais ouvrir le cercueil étroit qui me renferme ; conduis les amants au repos à travers les flammes ; et quand l’étincelle brillera, et quand les cendres seront brûlantes, nous nous hâterons d’aller ensemble rejoindre nos anciens dieux. »

Sans doute un goût pur et sévère doit blâmer beaucoup de choses dans cette pièce ; mais quand on la lit dans l’original, il est impossible de ne pas admirer l’art avec lequel chaque mot produit une terreur croissante : chaque mot indique sans l’expliquer l’horrible merveilleux de cette situation. Une histoire, dont rien ne peut donner l’idée, est peinte avec des détails frappants et naturels, comme s’il s’agissoit de quelque chose qui fût arrivé ; et la curiosité est constamment excitée sans qu’on voulut sacrifier une seule circonstance pour qu’elle fût plus tôt satisfaite.

Néanmoins cette pièce est la seule parmi les poésies détachées des auteurs célèbres de l’Allemagne contre laquelle le goût français eut quelque chose à redire : dans toutes les autres les deux nations paraissent d’accord. Le poëte Jacobi a presque dans ses vers le piquant et la légèreté de Gresset. Matthisson a donné à la poésie descriptive, dont les traits étoient souvent trop vagues, le caractère d’un tableau aussi frappant par le coloris que par la ressemblance. Le charme pénétrant des poésies de Salis fait aimer leur auteur, comme si l’on étoit de ses amis. Tiedge est un poëte moral et pur, dont les écrits portent l’âme au sentiment le plus religieux. Enfin une foule de poëtes devroient encore être cités, s’il étoit possible d’indiquer tous les noms dignes de louange, dans un pays où la poésie est si naturelle à tous les esprits cultivés.

A. W. Schlegel, dont les opinions littéraires ont fait tant de bruit en Allemagne, ne se permet pas dans ses poésies la moindre expression, la moindre nuance que la théorie du goût le plus sévère pût attaquer. Ses élégies sur la mort d’une jeune personne, ses stances sur l’union de l’église avec les beaux-arts, son élégie sur Rome, sont écrites avec la délicatesse et la noblesse la plus soutenue. On n’en pourra juger que bien imparfaitement par les deux exemples que je vais citer ; ils serviront du moins à faire connoitre le caractère de ce poëte. L’idée du sonnet, l’Attachement à la terre, m’a paru pleine de charme.

« Souvent l’âme, fortifiée par la contemplation des choses divines, voudroit déployer ses ailes vers le ciel. Dans le cercle étroit qu’elle parcourt son activité lui semble vaine, et sa science du délire ; un désir invincible la presse de s’élancer vers des régions élevées, vers des sphères plus libres ; elle croit qu’au terme de sa carrière un rideau va se lever pour lui découvrir des scènes de lumières : mais quand la mort touche son corps périssable, elle jette un regard en arrière vers les plaisirs terrestres et vers ses compagnes mortelles. Ainsi, lorsque jadis Proserpine fut enlevée dans les bras de Pluton, loin des prairies de la Sicile, enfantine dans ses plaintes, elle pleuroit pour les fleurs qui s’échappoient de son sein. »

La pièce de vers suivante doit perdre encore plus à la traduction que le sonnet ; elle est intitulée Mélodies de la vie : le cygne y est mis en opposition avec l’aigle, l’un comme l’emblème de l’existence contemplative, l’autre comme l’image de l’existence active : le rhythme du vers change quand le cygne parle et quand l’aigle lui répond, et les chants de tous les deux sont pourtant renfermés dans la même stance que la rime réunit : les véritables beautés de l’harmonie se trouvent aussi dans cette pièce, non l’harmonie imitative, mais la musique intérieure de l’âme L’émotion la trouve sans réfléchir, et le talent qui réfléchit en fait de la poésie.


« Le cygne : Ma vie tranquille se passe dans les ondes, elle n’y trace que de légers sillons qui se perdent au loin, et les flots à peine agités répètent comme un miroir pur mon image sans l’altérer.

L’aigle : Les rochers escarpés sont ma demeure, je plane dans les airs au milieu de l’orage ; à la chasse, dans les combats, dans les dangers, je me fie à mon vol audacieux.

Le cygne : L’azur du ciel serein me réjouit, le parfum des plantes m’attire doucement vers le rivage quand au coucher du soleil je balance mes ailes blanches sur les vagues pourprées.

L’aigle : Je triomphe dans la tempête quand elle déracine les chênes des forêts, et je demande au tonnerre si c’est avec plaisir qu’il anéantit.

Le cygne : Invité par le regard d’Apollon, j’ose aussi me baigner dans les flots de l’harmonie ; et reposant à ses pieds j’écoute les chants qui retentissent dans la vallée de Tempé.

L’aigle : Je réside sur le trône même de Jupiter, il me fait signe et je vais lui chercher la foudre ; et pendant mon sommeil mes ailes appesanties couvrent le sceptre du souverain de l’univers.

Le cygne : Mes regards prophétiques contemplent souvent les étoiles et la voûte azurée qui se réfléchit dans les flots, et le regret le plus intime m’appelle vers ma patrie, dans le pays des cieux.

L’aigle : Dès mes jeunes années c’est avec délices que dans mon vol j’ai fixé le soleil immortel ; je ne puis m’abaisser à la poussière terrestre, je me sens l’allié des dieux.

Le cygne : Une douce vie cède volontiers à la mort ; quand elle viendra me dégager de mes liens et rendre à ma voix sa mélodie, mes chants jusqu’à mon dernier souffle célébreront l’instant solennel.

L’aigle : L’âme comme un phénix brillant s’élève du bûcher, libre et dévoilée ; elle salue sa destinée divine ; le flambeau de la mort la rajeunit[1]. »

C’est une chose digne d’être observée, que le goût des nations, en général, diffère bien plus dans l’art dramatique que dans toute autre branche de la littérature. Nous analyserons les motifs de ces différences dans les chapitres suivants ; mais avant d’entrer dans l’examen du théâtre allemand, quelques observations générales sur le goût me semblent nécessaires. Je ne le considérerai pas abstraitement comme une faculté intellectuelle ; plusieurs écrivains, et Montesquieu en particulier, ont épuisé ce sujet. J’indiquerai seulement pourquoi le goût en littérature est compris d’une manière si différente par les Français et par les nations germaniques.


  1. Chez les anciens, l’aigle qui s’envoloit du bûcher étoit l’emblème de l’immortalité de l’âme, et souvent même de l’apothéose.