De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir/Amie, souviens-toi

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De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir : 1888-1897Mercure de France. (p. 201-202).

AMIE, SOUVIENS-TOI…


Amie, souviens-toi de ce jour où les prairies étaient de pierre,
où les vallées étaient mouillées par la lumière,
où les montagnes avaient les teintes de ces liqueurs
balsamiques fabriquées par des religieux.
C’était au soir et je sentais que s’élargissait mon cœur
vers la neige des hauts pics dorés, verts, et des pleurs
montaient à mes yeux en songeant au pays de mon enfance,
là-bas, vers l’air pur et froid, vers les neiges denses,
vers les montagnards, vers les bergers, vers les brebis,
vers les chèvres et les chiens gardiens et les flûtes
de buis que les mains calleuses rendent luisantes,
vers les cloches rauques des troupeaux piétinants,
vers les presbytères doux, vers les gamins

qui suivaient en chantant les conscrits qui chantaient,
vers les eaux d’été, vers les poissons blancs aux ailes rouges,
vers la fontaine de la place du village
où j’étais un petit garçon triste et sage.