De l’Art et de la critique d’art

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DE L’ART
ET DE LA CRITIQUE D’ART
A PROPOS DE QUELQUES ÉCRITS RÉCENS.


I. Histoire des Artistes vivans, par M. Théophile Silvestre, Paris 1856-57. — II. L’Art, les Artistes et l’Industrie en Angleterre, par le même, Londres 1859. — III. J. Pradier, étude sur sa Vie et ses Ouvrages, par M. Etex, Paris 1859. — IV. L’École d’Anvers en 1838, par M. Adolphe van Soust, Bruxelles 1859.





Il serait au moins difficile de démêler un principe général, un certain fonds de doctrines communes dans les appréciations critiques auxquelles les œuvres de l’art contemporain servent d’occasion ou de prétexte. Aussi diversement inspirés que les artistes dont ils jugent les travaux, les écrivains semblent prendre à tâche d’étonner l’opinion, qu’ils ont la mission de conseiller et d’instruire. De là ces enthousiasmes ou ces dédains excessifs qui s’affichent alternativement, de là ces panégyriques ou ces anathèmes à l’adresse des mêmes talens, suivant les croyances du lieu et l’humeur de celui qui parle; de là aussi le scepticisme où nous nous réfugions de guerre lasse, pour échapper à ce conflit perpétuel d’affirmations et de démentis, et l’indifférence avec laquelle nous laissons la critique tenter les efforts les plus contradictoires afin de nous séduire ou de nous convaincre. Peut-être est-ce à la stérilité même de ces efforts qu’il convient d’attribuer le goût que nous avons tous plus ou moins aujourd’hui pour les particularités biographiques, pour les menus faits et les chroniques d’atelier. Tout en nous désintéressant progressivement des œuvres et surtout des commentaires qui les expliquent, nous sommes devenus avides de renseignemens sur les personnes, et certes on nous a mis amplement en mesure de satisfaire notre curiosité sur ce point. Nombre d’écrivains se sont empressés de réduire ou de supprimer la part des considérations didactiques pour élargir singulièrement la part des révélations intimes. Sans parler de ces anecdotes controuvées qui ne servent qu’à grossir des libelles heureusement aussitôt oubliés que lus, les détails contenus dans certains livres sur l’histoire de l’art contemporain ont un caractère d’indiscrétion que ne sauraient excuser ni les franchises de la critique, ni même l’authenticité des faits ou des propos rapportés.

Nous ne prétendons pas que, dans l’examen d’un talent, il faille isoler absolument l’homme de ses œuvre s et ne tenir compte que de celles-ci : le pressentiment du caractère de l’artiste, un aperçu de ses habitudes morales et, jusqu’à un certain point, de sa vie, peuvent se rattacher utilement à l’étude de ses travaux; mais dénoncer jusqu’à ses faiblesses, jusqu’à ses emportemens de parole ou ses manies, surprendre non les secrets de ses ouvrages, qui appartiennent à tout le monde, mais les secrets de son foyer, qui n’appartiennent qu’à lui, c’est exagérer sans profit pour personne les droits du juge et la responsabilité des gens que l’on met en cause. On a dit quelquefois que tout héros cessait d’être tel pour son valet de chambre. Convient-il à l’historien de s’attribuer de gaieté de cœur l’office de celui-ci, et de déshabiller si bien les hommes dont nous connaissions seulement la gloire, que ni son regard, ni le nôtre ne puisse rien ignorer de leurs imperfections ou de leurs infirmités?

Parmi les écrits trop nombreux auxquels a donné naissance cette volonté de tout montrer et de tout dire, l’Histoire des Artistes vivans, par M. Théophile Silvestre, mérite d’être signalée comme le plus hardi à tous égards, et aussi comme l’expression parfois habile d’un système excessif et mauvais en soi. Contraste singulier en effet! Si âpre, si agressive qu’elle soit au fond, la franchise de M. Silvestre ne dédaigne ni les finesses ni même les subtilités littéraires. Ce mélange d’intentions regrettables et de formes choisies, ces témoignages de talent, mais d’un talent mal employé, nous donnent le droit d’être sévère pour l’Histoire des Artistes vivans. Nous n’essaierons pas de retourner contre l’auteur les armes dont il s’est servi, mais, sans abuser à notre tour de ce qu’il appelle quelque part son « libre procédé, » nous examinerons ses opinions sur les œuvres d’aussi près qu’il a cru devoir examiner les faits biographiques et les personnes.

Des onze notices que M. Silvestre a consacrées aux artistes de notre école, la biographie de M. Delacroix et celle de M. Barye sont les seules où la somme des éloges l’emporte ouvertement sur le blâme. Ici l’admiration est sans réserve, et l’on doit ajouter sans mesure, puisqu’elle exagère à la fois le triomphe des deux maîtres et la défaite de leurs rivaux. Que M. Delacroix et M. Barye méritent d’être comptés parmi les artistes les plus éminens de notre époque, voilà ce que personne à coup sûr ne s’avisera de contester. Suit-il de là que ces grands talens soient irréprochables l’un et l’autre, et nous faut-il trouver dans leurs œuvres le dernier mot, le mot unique de la peinture et de la sculpture françaises au XIXe siècle? Tout en rendant hommage à l’extrême sincérité, à l’exactitude savante avec laquelle M. Barye a restauré des types déformés par la tradition académique et l’esprit de système, n’est-il pas permis de dire qu’il a quelquefois dépassé le but, que ses grands lions de bronze par exemple, à force de reproduire la réalité, cessent d’être une image du vrai dans son acception élevée, et que de pareils morceaux, malgré leur rare mérite, ont le défaut de substituer des combinaisons pittoresques aux conditions strictes de la sculpture monumentale? En tout cas, ce caractère particulier d’un talent, cette clairvoyance en face de certains modèles n’ôtent rien à la valeur des talens qui s’inspirent ailleurs. On peut espérer qu’à côté des très remarquables travaux de M. Barye, quelques morceaux sculptés par David, Rude et Pradier, quelques statues dues au ciseau de MM. Duret, Simart et autres sculpteurs habiles, que, soit dit en passant, M. Silvestre condamne bien délibérément à l’oubli, — on peut espérer que ces œuvres, diversement recommandables, resteront pour attester la variété des efforts accomplis et pour honorer, chacune à son rang et à son heure, l’art et les artistes de notre temps.

Il faut le reconnaître pourtant, si sévère que se montre M. Silvestre envers l’école actuelle de sculpture, il est bien loin de la traiter avec la même rigueur que notre école de peinture. Au-dessous ou en dehors de l’admiration que lui inspirent les travaux de M. Barye, il confesse au moins sa sympathie pour quelques talens, son estime pour quelques ouvrages. M. Delacroix excepté, les peintres d’histoire dont M. Silvestre cite les noms ou dont il raconte la vie semblent n’avoir été choisis par lui que pour expier chèrement leur réputation et leurs succès. A ses yeux, MM. Delaroche et Decamps n’ont su prendre dans l’école contemporaine que « deux places de doublures,» ou si le second de ces artistes a pris quelque chose de plus, c’est grâce à ses compositions sur l’Histoire de Samson, qu’il faudrait restituer, « sous peine de se montrer à tout prix injuste, » à un peintre français du XVIIe siècle, à François Verdier[1]. M. Vernet, dont, à vrai dire, le caractère, les habitudes extérieures, le mobilier même, sont étudiés plus attentivement que les travaux dans la notice qui lui est consacrée, M. Vernet n’a jamais produit que des « ouvrages mort-nés. » Du reste, pas un mot de Scheffer, de II. Heim, de M. Schnetz ; pas un mot, à plus forte raison, de quelques peintres venus plus tard et n’ayant pas encore vieilli dans le succès. Je me trompe : M. Silvestre, qui ne s’est souvenu ni de M. Flandrin, ni de MM. Lehmann et Gleyre, ni de Théodore Chassériau, artiste bien doué pourtant, qui, sciemment ou non, néglige tant d’œuvre s sérieuses, trouve assez de loisir et de place pour s’occuper des petites fantaisies pittoresques de M. Diaz et des lourdes provocations où se hasarde le pinceau de M. Courbet. Nous avons dit que M. Silvestre, d’ordinaire si avare de louanges, s’en montrait prodigue envers M. Delacroix, qu’il proclame sans hésiter « le plus grand artiste du XIXe siècle. » On peut douter que M. Delacroix, chez qui la rectitude du jugement et l’esprit sont à la hauteur du talent, subisse patiemment un pareil éloge, et qu’il s’accommode de cette place à part dans un siècle qu’ont illustré, entre autres maîtres, David, Gros, Prud’hon et Géricault. A Dieu ne plaise que nous marchandions nos hommages à l’un des peintres qui honorent le plus notre temps et notre école! Mais autant nous craindrions de méconnaître ce qu’il y a dans ses œuvres de puissance pathétique, d’éclat et de science à certains égards, autant nous nous sentirions injuste, si nous refusions d’y voir des imperfections tout aussi réelles que les beautés, si nous confondions dans une admiration banale les défaillances et les témoignages de force, les splendeurs ou les délicatesses du coloris et les intentions que la main n’a pas su complètement définir. M. Delacroix, nous dit M. Silvestre, se plaignait un jour « d’être depuis plus de trente ans livré aux bêtes. » Quant à nous, dont le respect est sincère pour ce grand talent, nous le plaignons d’être livré trop souvent à des panégyristes que l’esprit de système inspire au moins autant que l’admiration naïve; nous le plaignons en particulier d’avoir été, dans l’Histoire des Artistes vivans, exalté aux dépens d’un autre talent qui commande la vénération entre tous, et d’avoir ainsi servi de prétexte à des paradoxes sans frein, à des agressions sans excuse.

Nombre de fois sans doute la critique a rapproché l’un de l’autre les noms de M. Ingres et de M. Delacroix. Quelle que soit l’immense dissemblance entre les principes que ces noms résument, la célébrité des deux maîtres, leur situation de chefs d’école et l’influence qu’ils exercent à ce titre, tout explique et jusqu’à un certain point justifie l’habitude presque générale aujourd’hui de mettre en regard leur mérite respectif et leurs travaux. Il n’est guère d’écrit sur l’art contemporain qui ne débute ou ne se termine par ce parallèle obligé ; mais si opposés qu’en soient les résultats, si erronés qu’ils puissent paraître suivant les croyances ou les prédilections de chacun, la comparaison se poursuit d’ordinaire sur le ton de déférence que comporte un pareil sujet. L’écrivain le plus pieusement épris de la sévérité de la ligne et du style n’aurait garde de fermer les yeux aux qualités qui distinguent le peintre des Femmes d’Alger, de Médée, d’Hamlet et de tant d’autres scènes brillantes ou terribles; l’apôtre le plus ardent de l’expression dramatique, des hardiesses ou des séductions du coloris n’oserait refuser de s’incliner devant la majesté de pensée et de dessin que respirent, entre autres beaux ouvrages, le Virgile et le Vœu de Louis XIII, l’Apothéose d’Homère et le Martyre de saint Symphorien. La méthode adoptée par M. Silvestre est donc d’un radicalisme esthétique appartenant en propre à l’écrivain. Non-seulement M. Silvestre n’admet pas qu’on puisse raisonnablement opposer un rival à M. Delacroix, mais si par impossible il fallait désigner quelqu’un, à ses yeux le premier venu conviendrait mieux que M. Ingres pour cet office.

A quoi se réduit en effet l’habileté du prétendu maître? « A une certaine manière suave d’étendre la couleur et d’établir sur la toile l’homogénéité de la pâte, à l’exemple de Raphaël et d’André del Sarto; mais un homme sans élévation d’esprit, qui voudrait être comparé à Pascal par ce seul fait qu’il serait parvenu à imiter sa signature et son paraphe, nous ferait certainement rire. » Aussi M. Silvestre rit-il le plus résolument du monde des contrefaçons commises par ce pinceau, et des dupes, assez nombreuses, il est vrai, qui s’y laissent prendre. Son hilarité va même si loin, et il a si bonne envie apparemment de nous la faire partager, qu’après avoir accolé le nom de M. Ingres tantôt aux noms de Gérard Dov et de Miéris, tantôt à celui de M. Schopin, il finit, dans une certaine page de son livre, par nous proposer de préférer, comme lui, le tableau des Casseurs de pierres, — une idylle de M. Courbet, — « aux fades et prétentieuses images « que M. Ingres a « tirées de la Bible, du Dante et de l’histoire. » Ceci nous dispense d’insister. Aussi bien devons-nous profiter pour notre compte d’un conseil que M. Silvestre s’est donné un peu tard à lui-même : «Dix lignes suffisaient, dit-il, à l’histoire de ce célèbre artiste, qui a sacrifié les émotions, les facultés humaines, à la pratique manuelle, à la calligraphie de l’art, et rais la peinture au carreau. » Quelques lignes, dirons-nous à notre tour, quelques mots empruntés à cette regrettable étude, suffisent pour en faire apprécier le caractère et la portée. M. Ingres d’ailleurs a-t-il besoin d’être défendu? Ses œuvres, au-dessus des offenses et des railleries, sont assez éloquentes pour se passer de tout secours et réfuter de reste qui les attaque. Contentons-nous d’y renvoyer non pas ceux que l’Histoire des Artistes vivans aurait pu convertir, — ce serait, nous l’espérons, ne convoquer personne, — mais M. Silvestre lui-même. Peut-être, en étudiant de nouveau le noble talent qu’il a essayé de flétrir, reconnaîtra-t-il des erreurs d’autant plus répréhensibles qu’elles n’ont pas la faiblesse d’esprit pour excuse. Que l’auteur de l’Histoire des Artistes vivans renonce à son système d’indépendance et d’originalité violentes; qu’il ait le courage de s’humilier devant les idées reçues, quand ces idées sont justes, devant les gloires reconnues, quand la voix publique a raison. Qu’il s’abstienne surtout de ces révélations au moins inutiles dont nous parlions en commençant, et qui peuvent atteindre la réputation d’un homme sans aider à l’intelligence d’un talent. Pourquoi par exemple avoir publié, en guise de notice sur Pradier, et sans développement d’aucune sorte, une série de lettres qui nous apprennent seulement qu’un des plus habiles sculpteurs de notre époque était aussi un infatigable solliciteur? Nous ne prétendons nullement défendre, ni pour le fond ni pour la forme, les fâcheuses requêtes de Pradier; mais un artiste aussi important, après tout, dans l’histoire de l’école moderne méritait d’être jugé sur des témoignages d’un autre ordre, et, si peu irréprochables que soient à certains égards les œuvres qu’il a laissées, encore fallait-il en tenir plus de compte que de ses appétits personnels et des faiblesses de son caractère.

Cette étude sur les travaux de Pradier et sur les diverses phases de sa vie d’artiste que M. Silvestre n’a pas voulu entreprendre, un ancien élève du maître, M. Etex, a cru devoir l’écrire. Le livre toutefois justifie-t-il parfaitement le titre que lui a donné l’auteur, et plus d’une page n’accuse-t-elle pas de la part de celui-ci une propension à l’autobiographie, qui, entre autres inconvéniens, a le défaut de diviser l’intérêt? Tout en nous disant ce qu’il sait de la vie de Pradier et ce qu’il pense de ses ouvrages, M. Etex ne refuse pas de nous donner par surcroît quelques renseignemens sur lui-même, et de faciliter ainsi la besogne aux historiens futurs de l’art contemporain. Il peut à la vérité s’autoriser de l’exemple de Vasari, qui n’a pas craint d’écrire sa propre vie dans le livre consacré par lui à la biographie des grands artistes : seulement Vasari a réservé pour un chapitre à part les détails qui le concernent. La manière de M. Etex est différente. Dans le travail qu’il vient de publier, un exposé de ce qu’il a étudié, fait ou enduré lui-même, — depuis l’époque où, dans l’atelier de M. Dupaty, on le surnommait le naïf jusqu’au jour où une prohibition formelle, conséquence de tristes démêlés, vint mettre à néant son projet pour le tombeau de Pradier, — cet exposé et quelques aperçus d’un autre ordre, sur le mariage par exemple, « le mariage tel qu’il est encore, » se mêlent au récit des premiers progrès, des succès et des souffrances du sculpteur de Cyparis et de Sapho.

Nous ne saurions oublier que M. Etex a fait ailleurs ses preuves de talent, et qu’un groupe modelé autrefois par lui, — Caïn et sa race maudits de Dieu, — mérite d’être compté parmi les morceaux remarquables de la statuaire moderne ; mais tout en rendant justice à ce que l’artiste a su produire, nous ne pouvons en conscience nous accommoder des erreurs de pensée et de langage où tombe l’écrivain. On sait que Pradier avait la faiblesse de se croire peintre à ses momens perdus, et l’on se rappelle peut-être les petits tableaux qu’il exposait quelquefois, œuvres malencontreuses où rien ne se retrouve de l’habileté qui distingue les autres travaux de sa main. Les écrits du sculpteur de Caïn ne sont pas sans analogie avec ces peintures du sculpteur des Trois Grâces. Même inexpérience de l’instrument que l’on prétend manier, même confiance dans l’issue d’une tentative à laquelle on n’a été qu’insuffisamment préparé. « Nul n’est obligé d’écrire, mais du moment qu’il prend la plume, l’écrivain a le devoir de se conformer aux exigences de son sujet. » C’est là une vieille vérité dont M. Etex a eu le tort de ne pas se souvenir assez, et que l’auteur d’une étude sur l’École d’Anvers en 1858, M. Adolphe van Soust, rappelait tout récemment en des termes qui ne manquent pas ici d’à-propos.

On ne saurait reprocher à M. van Soust d’avoir méconnu dans la pratique le principe qu’il posait ainsi au commencement de son livre, car ce livre ne contient rien qui ne se rattache directement au sujet. L’étude sur l’École d’Anvers en 1858 est d’ailleurs conçue à un tout autre point de vue que l’histoire de M. Silvestre ou l’étude de M. Etex. Ce n’est pas le goût des informations biographiques qui l’a inspirée, mais bien le zèle patriotique : zèle excessif, il faut le dire, et non moins partial ici, non moins contraire à la saine critique que cette manie de confidences et de détails personnels que nous condamnions tout à l’heure. Aussi doit-on se garder de partager toutes les espérances, tous les enthousiasmes qu’inspire à M. van Soust la situation de l’école dont il nous raconte les derniers progrès, et cependant ces progrès sont réels. Il est certain que les tableaux de M. Gallait et de M. Leys méritent à tous égards d’être préférés, ceux-ci aux tableaux de genre dont on se contentait il y a vingt ans, ceux-là aux toiles historiques exposées vers la même époque par MM. de Keyser, Wappers et quelques autres. Faut-il pour cela saluer dans l’avènement des deux maîtres la régénération complète de l’école? Est-ce même de maîtres qu’il s’agit ici, et M. van Soust ne pousse-t-il pas l’éloge jusqu’au paradoxe quand il traite d’hommes « vraiment supérieurs » non-seulement les artistes habiles que nous venons de nommer, mais aussi M. Wiertz et même M. Madou, dont les humbles compositions et la manière sont loin de justifier une aussi pompeuse épithète? Cette supériorité ne serait que relative en tout cas, et ne saurait être attribuée aux chefs de l’école belge que dans les limites de leur petit pays. M. Gallait, dont le talent est connu depuis longtemps en France, ne fait, au point de vue de l’invention et du goût, que continuer, en les amoindrissant, les exemples de M. Delaroche. A ne considérer que l’exécution, le mérite principal de ses tableaux consiste dans une certaine vigueur de coloris et un sentiment ferme de l’effet : qualités que possèdent aussi, souvent même à un degré plus éminent, plusieurs peintres de l’école française, M. Robert Fleury entre autres. Quant à M. Leys, nous reconnaissons très volontiers ce qu’il y a dans ses œuvres, — dans ses Trentaines de Bertal de Haze surtout, — de vérités fines et d’heureuses intentions pittoresques. Le peintre des Trentaines est un artiste ingénieux, un praticien très distingué. Il a de plus le bon esprit de rester fidèle aux instincts nationaux en poursuivant la forme vraie plutôt que la forme épique, la précision du style plutôt que l’expression idéale. Descendant des van Eyck, il n’a pas répudié l’héritage de ses ancêtres pour usurper le bien d’autrui, ou pour chercher fortune dans le hasard des spéculations; mais jusqu’ici les « intuitions de son génie, » pour nous servir des paroles mêmes de M. van Soust, n’ont pas dépassé les termes de cette loyauté intellectuelle, de cette sagacité prudente. M. Leys nous apparaît comme un de ces fils de grande maison qui, désespérant d’ajouter à la gloire de leur nom, travaillent du moins à s’acquitter en conscience des devoirs que ce nom leur impose. Il y a de l’honneur sans doute à continuer ainsi de nobles traditions; toutefois le respect suffit pour récompenser un mérite de cette sorte. C’est pour des hauts faits plus éclatans, pour des inspirations plus personnelles qu’il faut réserver notre admiration.

Si le talent de M. Leys, talent remarquable assurément, mais avant tout bien informé, ne nous paraît pas commander un autre sentiment que l’estime, à bien meilleur droit refusera-t-on de s’associer aux transports un peu plus lyriques que de raison auxquels M. van Soust s’abandonne à propos d’œuvres et de noms moins considérables. C’était peu d’avoir défini le but proposé aux pas de M. Leys « un mont d’une noble structure couronné d’une forêt séculaire où croissent le chêne et le laurier : » l’auteur de l’étude sur l’Ecole d’Anvers en 1858 n’hésite pas à reconnaître dans quelques paysagistes ou peintres d’animaux plus ou moins habiles « les hommes qui sont appelés à creuser dans les champs de l’art le sillon où se lèveront les moissons de l’avenir. » Était-ce donc pour tracer ce glorieux sillon que M. Verlat, par exemple, attelait ces gigantesques chevaux de trait dont les proportions, plus encore que les beautés pittoresques, étonnaient le regard au salon dernier? Nous ne pensons pas que ni M. Verlat. ni MM. Pieron et Lamorinière, ni d’autres encore, s’attribuent cette mission de réformateurs souverains que M. van Soust leur impose un peu à la légère. Comme tous les talens diversement recommandables que la Belgique compte aujourd’hui même en dehors de l’école d’Anvers, comme MM. Willems, Stevens et Dillens, ils semblent n’avoir d’autre ambition que de ramener l’art de leur pays à l’expression sincère de la réalité, à cette étude des formes exactes qui préoccupa leurs aïeux bien plus habituellement que la recherche de la beauté abstraite. Que l’on applaudisse à de pareils efforts, rien de mieux, à la condition toutefois de n’en exagérer ni le principe, ni la portée. L’erreur de M. van Soust est d’attribuer l’importance d’une révolution radicale à un simple mouvement de réaction, et d’isoler trop complaisamment les progrès qui se poursuivent aujourd’hui en Belgique, soit des leçons sur place du passé, soit des leçons assez récemment données par un pays voisin. En ce qui concerne la fidélité historique, la représentation vraisemblable du fait, n’est-ce pas l’initiative prise par l’école française qui a stimulé le zèle des chroniqueurs pittoresques à la façon de M. Leys? Est-il bien opportun, bien équitable même de taire l’influence au moins probable exercée par M. Delaroche sur M. Gallait, ou par M. Meissonier sur les peintres de genre à Anvers ou à Bruxelles? Parmi les quarante-trois peintres belges dont le livret de l’exposition universelle en 1855 mentionnait les noms à côté des noms de leurs maîtres, dix s’étaient, de leur propre aveu, formés en France et dans l’atelier d’artistes français. Pourquoi M. van Soust n’a-t-il pas tenu compte de ce fait assez significatif? Soit oubli, soit abstention volontaire, il ne dit mot des secours, des bons exemples tout au moins que son pays a reçus du nôtre. Il ne trouve à citer en regard du nom de M. Leys que le nom de Poussin, « non pas, » dit-il, — et certes nous ne saurions trop approuver sa réserve,

— qu’il veuille « établir un parallèle entre ces deux hommes qu’il faut juger chacun à son point de vue, » mais parce que, « comme Poussin, M. Leys peut se dire : Je ne suis pas de ceux qui en chantant prennent toujours le même ton. » Reste à savoir si ce que l’on chante aujourd’hui en Belgique n’est pas simplement un écho de ce que l’on chantait hier en France.

M. van Soust pourtant semble assez attentif à ce qui se passe de ce côté-ci de la frontière. S’il manque un peu de mémoire à l’égard de nos maîtres et de leurs œuvres, il ne laisse pas d’enregistrer avec soin les encouragemens, — les encouragemens excessifs de préférence, — que la critique française a pu en diverses occasions accorder aux artistes belges, et, s’enhardissant de ces éloges pour essayer d’intimider jusqu’aux chefs de notre école, il répète, en le commentant, l’avertissement sinistre qu’un écrivain de notre pays formulait en ces termes après l’exposition de 1855 : Caveant consules. — Oui, tenons-nous sur nos gardes, mais bien moins en vue du péril signalé par MM. Maxime Du Camp et van Soust, bien moins par crainte de la domination étrangère, qu’en vue des dangers et des ennemis qui nous menacent à l’intérieur. Tenons-nous sur nos gardes, non pas pour faire en sorte que M. Leys ou M. Willems, M. Stevens ou M. Wiertz ne puissent avoir raison de M. Ingres, de M. Delacroix, de M. Decamps, de M. Flandrin et de vingt autres dont, le moins habile serait encore l’un des premiers en Belgique, mais pour empêcher l’école française de démériter d’elle-même, pour empêcher l’adresse matérielle de s’installer là où régnaient, où règnent encore les hautes pensées et la raison. En dépit d’étranges tentatives, plus malséantes ici que nulle part ailleurs, l’école française demeure encore la première des écoles modernes, parce que les vrais talens qu’elle compte, en quelque genre que ce soit, procèdent expressément de la vérité morale sans se soustraire pour cela, comme les peintres allemands, aux exigences de la vérité pittoresque. L’école belge n’a réussi jusqu’à présent à mettre à profit que la moitié de ces exemples en les fortifiant d’ailleurs des exemples qui lui appartiennent. A Anvers et à Bruxelles, les peintres savent aujourd’hui, et quelques-uns avec une sérieuse habileté, reproduire le fait actuel ou nous rendre dans sa physionomie extérieure telle scène du moyen âge; mais l’élévation de la pensée, l’invention, la signification profonde, font défaut le plus souvent à ces portraits, si ressemblans qu’ils soient, à ces restaurations, si judicieuses qu’elles nous paraissent. En un mot, l’art tel qu’on le comprend et qu’on le pratique en Belgique est d’un ordre inférieur, parce qu’il ne laisse rien pressentir au-delà de ce qu’il nous montre. En vertu des principes mêmes qui la régissent, l’école de ce pays n’a et ne peut avoir, malgré ses succès légitimes à certains égards, qu’une importance restreinte, une influence toute locale et un rang secondaire.

L’école anglaise, dont la critique s’occupe fort aussi depuis quelques années, est-elle, mieux que l’école d’Anvers, en mesure de justifier la confiance qu’elle inspire à quelques écrivains? Ceci nous ramène à M. Silvestre et au livre qu’il vient de publier sur l’Art, les Artistes et l’Industrie en Angleterre. Quand je dis livre, c’est d’un discours qu’il s’agit, discours prononcé dans un meeting de la Société des Arts de Londres, reproduit ensuite par les journaux anglais, et aujourd’hui publié en volume. Est-ce à la destination première du travail qu’il convient d’attribuer l’extrême courtoisie, la bienveillance systématique avec laquelle l’auteur apprécie l’état actuel de l’art en Angleterre, — ou bien M. Silvestre en est-il venu spontanément à une sorte de rétractation, au désaveu de sa méthode première, à une seconde manière enfin? En tout cas, M. Silvestre, une fois entré dans la voie de l’indulgence, y marche aussi résolument, aussi intrépidement, pourrait-on dire, qu’il s’avançait naguère dans un chemin tout opposé. Comme il arrive d’ordinaire aux nouveaux convertis, l’excès même de sa foi l’entraîne à des exagérations de parole, à une ardeur de prosélytisme qui effarouchent la sympathie, au lieu de l’attirer. « Oui, s’écrie-t-il, les peintres anglais ont tiré de la nature toutes les formes, tous les caractères, toutes les harmonies. En s’attachant à rendre avec une profonde sincérité l’aspect de la création, ils ont fait sentir d’une manière simple, pathétique, éclatante ou grandiose, le lien moral qui rattache la pensée de l’homme, le rêve des bêtes, la sensation des plantes, la vie des élémens à la mystérieuse et solennelle puissance de Dieu. » Or, si l’école anglaise a tiré de la nature « toutes les formes, » comment se fait-il qu’elle n’ait pu produire un seul grand dessinateur? « tous les caractères, » — d’où vient qu’elle n’ait su traiter que les sujets familiers? « toutes les harmonies, » — pourquoi dès lors ces extravagances de coloris et de pinceau auxquelles Turner, Lawrence et bien d’autres à leur exemple se sont abandonnés? Nous estimons à son prix la peinture où l’on retrouve une image du « rêve des bêtes» et de « la sensation des plantes;» mais l’art qui s’inspire en plus haut lieu nous touche davantage, et, si habile que puisse être M. Landseer lui-même, nous ne pensons pas que le peintre de Jack en faction ait fait autant pour sa gloire personnelle et pour la grandeur de l’école anglaise que s’il avait réussi à interpréter les faits et les sentimens humains.

Est-ce à dire que l’art contemporain se réduise, de l’autre côté du détroit, à la transcription d’une nature inférieure ou inanimée, — qu’on ne peigne à Londres que des paysages pour illustrer les keepsake, ou des groupes d’animaux pour décorer les salles à manger? Les faits démentiraient une telle assertion. Depuis les compositions bien connues en France de Wilkie et de Mulready jusqu’aux toiles de MM. Webster et Leslie qui figuraient, il y a deux ans, à l’exposition de Manchester, assez d’œuvres attestent des efforts d’un autre ordre : efforts sérieux en un certain sens, puisqu’ils tendent à réformer des doctrines et une pratique conventionnelles, mais impuissans à déterminer rien de plus que le progrès dans un genre secondaire, à faire de la peinture autre chose qu’un miroir où se reflètent les accidens ordinaires de la vie. Cette fidélité de traduction en face d’objets familiers, cette aptitude à s’assimiler les caractères particuliers, la physionomie intime, comique même, d’un personnage ou d’une scène, sont aujourd’hui des qualités propres à l’école anglaise ; mais, encore une fois, il ne faut reconnaître et vanter un mérite de cette sorte que dans la mesure qui convient. Il ne faut pas élargir si bien la sphère où se meuvent les artistes anglais qu’il y ait place pour tous les genres de talent, prétexte à tous les éloges. L’étude de M. Silvestre nous semble participer beaucoup trop en ceci du panégyrique. Que M. Silvestre loue hautement les peintres éminens que l’Angleterre a vus naître depuis le XVIIe siècle, — Hogarth, Reynolds et Gainsborough entre autres, — personne ne refusera de s’associer à des hommages aussi légitimes; mais lorsque, après avoir cité les noms des quatre ou cinq artistes véritablement supérieurs qui ont honoré l’école anglaise, M. Silvestre continue de s’enthousiasmer d’aussi bon cœur en face du présent, on se prend à perdre quelque peu confiance dans cette admiration obstinée. On se demande si l’état actuel de l’art à Londres, si des œuvres diversement agréables, mais inspirées après tout par le même esprit, par la même foi un peu humble, justifient bien ce que dit M. Silvestre de la variété des talens et de l’importance des maîtres que l’Angleterre a « la gloire de compter. » D’autres avant nous, et des plus intéressés dans la question, ont eu ces scrupules. L’un des membres de la Société des Arts, M. Digby Wyatt, dans sa réponse au discours de M. Silvestre, avouait que celui-ci, « comme un habile musicien, avait touché fortissimo les points de l’amour-propre national, et pianissimo une corde plus sensible... Il ne nous a pas avertis, disait-il, qu’il existât dans l’art des royaumes que nous n’avons pas conquis... » L’art anglais, pourrait-on ajouter en continuant la pensée de M. Digby Wyatt, en est encore à ne posséder qu’une province. Si dans ce domaine restreint il sait faire acte d’esprit pratique et d’indépendance, il faut, pour mériter « la gloire, » des inspirations plus hautes, des entreprises plus difficiles et de plus vastes succès.

Que conclure de tout ce qui précède? Quels symptômes nous révèlent, au point de vue du fait général, les différens ouvrages que nous venons d’analyser? Ces ouvrages résument, — nous ne voudrions pas dire les principes de trois écoles, —mais trois sortes de tendances auxquelles la critique d’art contemporaine sacrifie trop souvent ses vrais devoirs. L’Histoire des peintres vivans est un spécimen de ce qu’on pourrait appeler la critique ultra-biographique. L’étude sur l’École d’Anvers en 1858 est plutôt une thèse soutenue par l’amour-propre national qu’une appréciation indépendante de certaines œuvres et de certains talens; elle caractérise à ce titre la critique tout apologétique et paradoxale par excès de patriotisme. Enfin le discours sur l’Art et les artistes en Angleterre représente en quelque façon la critique négative, c’est-à-dire diserte jusqu’à la phraséologie, complaisante et facile jusqu’à l’abdication de ses droits. En général, le tort principal de la critique actuelle en matière d’art est le défaut de mesure dans l’éloge comme dans le blâme. Pour elle, point de milieu entre l’engouement et l’extrême rigueur, entre le Capitole et les Gémonies. Ce n’est pas tant sa précipitation, son inexpérience même, — bien qu’assez évidente parfois, — qui réduisent ou compromettent l’influence qu’elle devrait exercer; c’est le besoin de paraître neuve à tout prix, c’est cette volonté absolue de dire autre chose que ce que l’on a dit, de ne reculer devant aucun sophisme, si ce sophisme n’a pas eu cours encore. Nous ne parlons pas de certaines fantaisies littéraires que se passent, tantôt à propos du Salon, tantôt à propos de telle œuvre en particulier, des écrivains occupés ailleurs d’ordinaire. Qu’ils vocalisent, pour ainsi dire, sur ce thème de hasard les variations que le caprice leur suggère, le mal ne sera pas grand, ni l’opinion bien émue; mais le mal devient plus sérieux lorsqu’au lieu de se servir ainsi de la peinture comme d’un prétexte à de purs amusemens d’esprit, on prêche l’erreur sur un ton didactique, et la négation injuste du bien ou du mal au nom de l’équité. La critique certes a bien le droit de garder, en face des œuvres qu’elle est appelée à juger, ses inclinations propres et ses préférences. Elle peut et doit dire ce qu’elle croit être la vérité, mais il ne lui est pas permis d’en exagérer l’expression à ce point que ses sévérités aboutissent à l’outrage, et ses admirations au fanatisme. Loin de séduire ou d’entraîner personne, elle ne fera que se déconsidérer à ce jeu. Elle pourra peut-être affubler d’une notoriété éphémère quelques-uns de ceux auxquels elle aura prétendu dispenser la gloire, exciter un moment la curiosité en s’attaquant aux maîtres reconnus de l’école : elle aura réussi certainement à diminuer le prix de la louange là même où la louange est légitime, et à discréditer son autorité par les emportemens de ses sympathies aussi bien que par la violence de ses agressions.

Parmi les habitudes vicieuses de la critique, il en est une qu’il importe de signaler, parce qu’en abaissant le goût littéraire elle tend à fausser aussi dans le public la juste notion de la peinture, l’idée que l’on doit avoir de son principe, de ses fonctions, de son objet. Nous voulons parler de cette malencontreuse manie d’employer à tout propos, pour définir les productions de l’art, des termes de métier, on dirait presque de cuisine. Les mots de pâte épaisse' ou mince, de glacis liquoreux, bien d’autres encore, ont pris une si large place dans le vocabulaire esthétique, qu’ils suffisent à peu près pour relever les beautés d’une œuvre ou pour en accuser les faiblesses. Tel tableau manque, il est vrai, de « substance» dans le coloris; mais quel « suc généreux » dans la touche! Tel autre vous semble un peu « acide, » laissez venir « l’émail et la cuisson du temps. » — On a dit que la peinture n’était que de la morale construite. A en juger par la façon dont beaucoup de gens la comprennent et en parlent, cette morale-là aurait au moins de singulières affinités avec le sensualisme.

Un écrivain d’un rare, talent, mais qui a usé jusqu’à la limite extrême du droit d’emprunter à la réalité technique des images et des formes d’expression, M. Théophile Gautier, est le fondateur et le patron de cette secte, dont les adhérens se rencontrent ailleurs que dans le domaine de la presse. Il arrive souvent que, pour analyser le mérite des tableaux qu’il possède, un curieux ait recours à l’idiome pittoresque en usage dans quelques feuilletons, que pour écarter tout soupçon d’inexpérience ou d’inclinations bourgeoises, d’honnêtes gens vous jettent à la tête, comme des preuves de haute indépendance et de savoir, les mots dont ils ont fait provision dans le commerce des initiés : bien faux calcul assurément, car ce que les artistes appellent le goût bourgeois n’est autre chose que l’incapacité de sentir, et c’est un mauvais moyen d’éviter un pareil reproche que de se réfugier dans l’imitation du sentiment ou du langage d’autrui. Tel homme croit s’isoler du vulgaire en proclamant son enthousiasme pour les nymphes de M. Diaz, qui ne fait que continuer sous une autre forme les admirations conventionnelles de ses devanciers. Il y a quarante ans, le même homme se fût extasié d’aussi bonne foi, et pour des raisons tout aussi plausibles à ses yeux, devant les portraits de Kinson et les intérieurs de Drolling. Soyons juste toutefois : le pédantisme banal de ces disciples d’un art tout matériel nous semble moins déplaisant encore que l’appareil scientifique étalé par certains rhéteurs pittoresques. Ceux-ci, à force de vouloir réglementer la critique, l’immobilisent dans les termes de la scolastique. A force de prendre les choses de haut et d’ennoblir tout ce qu’ils touchent, ils en viennent à parler sur le même ton de la Vénus de Milo et d’une scène d’estaminet; ils jugent d’une toile où se voient une mare et des canards en vertu des lois que leur ont révélées les œuvres de Phidias et de Raphaël. De là ces étranges rapprochemens de noms propres, ces abus de mots, ces jactances pédagogiques qui sont quelquefois à la vraie langue de l’art ce que le latin des médecins de Molière est à la langue de l’érudition. Eh! que n’essaie-t-on vraiment de parler comme tout le monde? On y gagnerait des deux côtés. On serait mieux compris sans doute, et peut-être aussi se comprendrait-on mieux soi-même, parce qu’au lieu de se payer de termes abstraits, de locutions convenues et de phrases toutes faites, on serait forcé de se rendre compte d’abord de ses pensées et de savoir exactement ce qu’on veut dire.

Que l’on ne nous accuse pas toutefois de n’être attentif qu’aux écarts de la critique et de passer systématiquement le bien sous silence pour nous donner raison à peu de frais. Il y aurait autant de maladresse que d’injustice à ne pas rappeler au moins les hautes et profitables leçons que pendant bien des années les artistes et le public ont reçues ici même de la plume austère de M. Gustave Planche. Les travaux excellens et malheureusement trop rares de M. Vitet, quelques pages de M. Mérimée, les écrits utiles à différens titres de M. Delécluze, de M. Peisse, de quelques autres, méritent d’être opposés aux produits que nous indiquions tout à l’heure. Il n’en demeure pas moins vrai que la critique d’art, malgré d’honorables exceptions, n’a pas su conquérir de notre temps la place qu’ont assurée à la critique littéraire tant de travaux et de talens éminens. Dira-t-on que les occasions ont manqué, que l’inaction de la presse a trahi le progrès près de s’accomplir? Jamais au contraire on n’a autant écrit sur l’art et sur les artistes que depuis un quart de siècle; jamais les publications isolées, les entreprises collectives, les recueils spéciaux ne se sont autant multipliés. Et cependant, en dépit de cette activité et de ces efforts pour étendre son influence, la critique d’art est restée jusqu’ici un chapitre bien accessoire dans l’histoire littéraire de notre époque, une sorte d’accident sans portée pour les uns, de distraction passagère pour les autres, pour tout le monde à peu près une affaire de secte et de parti. Parmi les recueils périodiques consacrés à l’examen des questions d’art, en est-il un qui ait acquis une autorité assez sûre pour persuader en réalité l’opinion ? La nouvelle tentative poursuivie depuis quelques mois par M. Charles Blanc et par les écrivains qui se sont groupés autour de lui semble, il est vrai, plus sérieuse et mieux conçue que les entreprises précédentes. Peut-être aura-t-elle raison de nos préventions et de notre indifférence; toujours est-il que cette indifférence aura duré longtemps, et qu’elle aura trouvé son excuse dans l’insuffisance de la critique, tantôt légère jusqu’à la futilité, tantôt formelle et minutieuse jusqu’à l’aridité technique.

Les écrivains qui de nos jours traitent de l’art et de ses produits peuvent en effet être partagés en deux classes. Les uns, critiques par occasion, et le plus souvent voués à de tout autres études, improvisent sur les œuvres contemporaines des arrêts qu’ils s’attachent surtout à formuler en termes imprévus, sauf à scandaliser ou à faire sourire les gens, et à supprimer l’enseignement pour y substituer la causerie. Les autres, dédaigneux ou volontairement distraits du présent, consacrent leur sagacité critique et leur zèle à l’examen du passé, aux investigations archéologiques, à la révision ou à la recherche des anciens documens. Ils discutent ou rétablissent des dates, exhument des actes authentiques, publient des fragmens de correspondance et des textes historiques inédits. Rien de mieux, particulièrement dans notre pays, où tout ce qui tient à l’histoire de l’art a été si longtemps négligé et demeure encore si peu connu ; mais, quelle que soit l’opportunité de ces travaux, ne serait-il pas bien opportun aussi d’en approprier les résultats aux besoins et aux goûts actuels? Ne faudrait-il pas tirer quelque leçon directe, quelque exemple général de ces découvertes curieuses et de ces informations partielles? Ce n’est pas assez de faire preuve d’érudition, de résoudre certaines questions et de restituer certains faits, — d’une importance souvent contestable d’ailleurs, — afin de nous montrer seulement ce qui a été, de nous renseigner sur ce qui a vécu. En procédant ainsi, on pourra réussir à intéresser un petit nombre d’hommes familiarisés de longue main avec les études de cette nature : on n’arrivera pas à exercer sur le goût public une action fort utile, à réformer nos erreurs présentes, à déterminer un progrès. Fussent-ils plus consciencieux et plus savans encore, ces travaux, purement historiques, ne sauraient remplacer la vive et ferme discussion des œuvres qui se produisent, des questions qui s’agitent autour de nous.

Nous ne prétendons nullement exagérer le rôle et le pouvoir de la critique; nous savons de reste qu’il ne lui appartient pas plus de faire surgir à son gré le talent qu’il ne lui appartient de l’anéantir quand il a paru. Qu’elle y consente ou qu’elle s’y refuse, un grand artiste saura bien s’imposer à l’admiration publique et conquérir de haute lutte les suffrages qu’on aura voulu d’abord lui marchander. Il ne suit pas de là toutefois que l’office de la critique se borne à s’humilier devant tous les succès, à enregistrer à des momens donnés toutes les œuvres bonnes ou mauvaises. Elle a d’autres devoirs et une autre mission : devoirs sérieux dont on parle beaucoup, mais qu’en général on néglige un peu de définir et surtout de mettre en pratique; mission délicate, parce qu’il faut, pour s’en acquitter à souhait, une sincérité sans audace, une science sans pédantisme, une intelligence assez impartiale pour accepter tous les genres de mérite, assez convaincue cependant pour ne se laisser ni étourdir par les bruits du dehors, ni séduire par des nouveautés décevantes. « Les arts, a dit Joubert, sont une sorte de langue à part, un moyen unique de communication entre les habitans d’une sphère supérieure et nous.» C’est à la critique de nous expliquer ce langage, de résumer en termes précis ce que nous avions éprouvé peut-être à l’état de pressentiment et de vague sensation. En vertu de principes arrêtés, mais non étroits, d’instincts sévères, mais non immobiles, elle doit seconder l’action des maîtres, faire justice des faux talens et se garder aussi bien des entraînemens que de la froideur. Elle doit en un mot être à la fois réfléchie et émue, respectueuse sans complaisance, indignée même sans emportement, et se souvenir en toute occasion qu’il s’agit bien moins encore d’œuvres à condamner ou à défendre que de passions généreuses à stimuler et de saines doctrines à faire prévaloir. Ce sont là, dira-t-on, des vérités banales : j’en conviens; mais s’il est permis de les rappeler, n’est-ce pas à l’heure où tant de gens les oublient? N’est-ce pas quand ceux-là mêmes qui font profession de nous instruire, abusant tour à tour de l’indulgence et de la rigueur, honorent les faiblesses, prônent les talens secondaires ou les œuvres suspectes, et se servent de la louange pour encourager l’erreur, du droit de remontrance pour s’insurger contre le vrai mérite?


HENRI DELABORDE.

  1. Malgré ces sommations formelles, et avec la meilleure volonté du monde de ne pas commettre d’injustice en ceci, il nous est impossible de déposséder M. Decamps du mérite de l’invention dans les sujets tirés de l’histoire de Samson. Peut-être, en y regardant de fort près, retrouvera-t-on dans les scènes imaginées par Verdier quelques intentions, quelques figures, dont M. Decamps se sera inspiré ou souvenu; mais le style du maître moderne a si bien transformé le tout, que des emprunts de cette sorte deviennent des acquisitions aussi légitimes que les emprunts faits par Poussin aux monumens antiques ou par Raphaël aux vieux maîtres italiens. En tout cas, la composition la plus belle et la plus saisissante de cette suite, — le Samson tournant la meule, — appartient absolument, pour le fond et pour la forme, à M. Decamps, car Verdier n’a pas même traité ce sujet.