De l’Esprit/Discours 2/Chapitre 15

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DISCOURS II
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 2 (p. 236-251).
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CHAPITRE XV

De quelle utilité peut être à la morale la connoissance des principes établis dans les chapitres précédents.


Si la morale a jusqu’à présent peu contribué au bonheur de l’humanité, ce n’est pas qu’à d’heureuses expressions, à beaucoup d’élégance et de netteté, plusieurs moralistes n’aient joint beaucoup de profondeur d’esprit et d’élévation d’ame. Mais, quelque supérieurs qu’aient été ces moralistes, il faut convenir qu’ils n’ont pas assez souvent regardé les différents vices des nations comme des dépendances nécessaires de la différente forme de leur gouvernement. Ce n’est cependant qu’en considérant la morale de ce point de vue qu’elle peut devenir réellement utile aux hommes. Qu’ont produit jusqu’aujourd’hui les plus belles maximes de morale ? Elles ont corrigé quelques particuliers de défauts que peut-être ils se reprochoient : d’ailleurs elles n’ont produit aucun changement dans les mœurs des nations. Quelle en est la cause ? C’est que les vices d’un peuple sont, si j’ose le dire, toujours cachés au fond de sa législation ; c’est là qu’il faut fouiller pour arracher la racine productrice de ses vices. Qui n’est doué ni des lumieres ni du courage nécessaires pour l’entreprendre n’est en ce genre de presque aucune utilité à l’univers. Vouloir détruire des vices attachés à la législation d’un peuple sans faire aucun changement dans cette législation, c’est prétendre à l’impossible, c’est rejeter les conséquences justes des principes qu’on admet.

Qu’espérer de tant de déclamations contre la fausseté des femmes, si ce vice est l’effet nécessaire d’une contradiction entre les desirs de la nature et les sentiments que, par les lois et la décence, les femmes sont contraintes d’affecter ? Dans le Malabar, à Madagascar, si toutes les femmes sont vraies, c’est qu’elles y satisfont sans scandale toutes leurs fantaisies, qu’elles ont mille galants, et ne se déterminent au choix d’un époux qu’après des essais répétés. Il en est de même des sauvages de la nouvelle Orléans, de ces peuples où les parentes du grand Soleil, les princesses du sang, peuvent, lorsqu’elles se dégoûtent de leurs maris, les répudier pour en épouser d’autres. En de tels pays on ne trouve point de femmes fausses, parce qu’elles n’ont aucun intérêt de l’être.

Je ne prétends pas inférer de ces exemples qu’on doive introduire chez nous de pareilles mœurs : je dis seulement qu’on ne peut raisonnablement reprocher aux femmes une fausseté dont la décence et les lois leur font, pour ainsi dire, une nécessité ; et qu’enfin l’on ne change point les effets en laissant subsister les causes.

Prenons la médisance pour second exemple. La médisance est sans doute un vice ; mais c’est un vice nécessaire, parce qu’en tout pays où les citoyens n’auront point de part au maniement des affaires publiques, ces citoyens, peu intéressés à s’instruire, doivent croupir dans une honteuse paresse. Or, s’il est dans ce pays de mode et d’usage de se jeter dans le monde, et du bon air d’y parler beaucoup, l’ignorant, ne pouvant parler de choses, doit nécessairement parler des personnes. Tout panégyrique est ennuyeux, et toute satyre agréable ; sous peine d’être ennuyeux, l’ignorant est donc forcé d’être médisant : on ne peut donc détruire ce vice sans anéantir la cause qui le produit, sans arracher les citoyens à la paresse, et par conséquent sans changer la forme du gouvernement.

Pourquoi l’homme d’esprit est-il ordinairement moins tracassier dans les sociétés particulieres que l’homme du monde ? C’est que le premier, occupé de plus grands objets, ne parle communément des personnes qu’autant qu’elles ont, comme les grands hommes, un rapport immédiat avec les grandes choses ; c’est que l’homme d’esprit, qui ne médit jamais que pour se venger, médit très rarement ; lorsque l’homme du monde, au contraire, est presque toujours obligé de médire pour parler.

Ce que je dis de la médisance, je le dis du libertinage, contre lequel les moralistes se sont toujours si violemment déchaînés. Le libertinage est trop généralement reconnu pour être une suite nécessaire du luxe, pour que je m’arrête à le prouver. Or, si le luxe, comme je suis fort éloigné de le penser, mais comme on le croit communément, est très utile à l’état ; si, comme il est facile de le montrer, on n’en peut étouffer le goût, et réduire les citoyens à la pratique des lois somptuaires, sans changer la forme du gouvernement ; ce ne seroit donc qu’après quelques réformes en ce genre qu’on pourroit se flatter d’éteindre ce goût du libertinage.

Toute déclamation sur ce sujet est théologiquement, mais non politiquement, bonne. L’objet que se proposent la politique et la législation est la grandeur et la félicité temporelle des peuples. Or, relativement à cet objet, je dis que, si le luxe est réellement utile à la France, il seroit ridicule d’y vouloir introduire une rigidité de mœurs incompatible avec le goût du luxe. Nulle proportion entre les avantages que le commerce et le luxe procurent à l’état constitué comme il l’est (avantages auxquels il faudroit renoncer pour en bannir le libertinage), et le mal infiniment petit qu’occasionne l’amour des femmes : c’est se plaindre de trouver dans une mine riche quelques paillettes de cuivre mêlées à des veines d’or. Partout où le luxe est nécessaire, c’est une inconséquence politique que de regarder la galanterie comme un vice moral ; et, si l’on veut lui conserver le nom de vice, il faut alors convenir qu’il en est d’utiles dans certains siecles et certains pays, et que c’est au limon du Nil que l’Égypte doit sa fertilité.

En effet, qu’on examine politiquement la conduite des femmes galantes, on verra que, blâmables à certains égards, elles sont à d’autres fort utiles au public ; qu’elles font, par exemple, de leurs richesses un usage communément plus avantageux à l’état que les femmes les plus sages. Le desir de plaire, qui conduit la femme galante chez le rubanier, chez le marchand d’étoffes ou de modes, lui fait non seulement arracher une infinité d’ouvriers à l’indigence où les réduiroit la pratique des lois somptuaires, mais lui inspire encore les actes de la charité la plus éclairée. Dans la supposition que le luxe soit utile à une nation, ne sont-ce pas les femmes galantes qui, en excitant l’industrie des artisans du luxe, les rendent de jour en jour plus utiles à l’état ? Les femmes sages, en faisant des largesses à des mendiants ou à des criminels, sont donc moins bien conseillées par leurs directeurs, que les femmes galantes par le desir de plaire : celles-ci nourrissent des citoyens utiles ; et celles-là des hommes inutiles, ou même les ennemis de cette nation.

Il suit de ce que je viens de dire, qu’on ne peut se flatter de faire aucun changement dans les idées d’un peuple qu’après en avoir fait dans sa législation ; que c’est par la réforme des lois qu’il faut commencer la réforme des mœurs ; que des déclamations contre un vice utile dans la forme actuelle d’un gouvernement seroient politiquement nuisibles si elles n’étoient vaines : mais elles le seront toujours, parce que la masse d’une nation n’est jamais remuée que par la force des lois. D’ailleurs, qu’il me soit permis de l’observer en passant, parmi les moralistes il en est peu qui sachent, en armant nos passions les unes contre les autres, s’en servir utilement pour faire adopter leur opinion : la plupart de leurs conseils sont trop injurieux. Ils devroient pourtant sentir que des injures ne peuvent avec avantage combattre contre des sentiments ; que c’est une passion qui seule peut triompher d’une passion ; que, pour inspirer, par exemple, à la femme galante plus de retenue et de modestie vis-à-vis du public, il faut mettre en opposition sa vanité avec sa coquetterie, lui faire sentir que la pudeur est une invention de l’amour et de la volupté raffinée[1] ; que c’est à la gaze dont cette même pudeur couvre les beautés d’une femme, que le monde doit la plupart de ses plaisirs ; qu’au Malabar, où les jeunes agréables se présentent demi-nuds dans les assemblées, qu’en certains cantons de l’Amérique, où les femmes s’offrent sans voile aux regards des hommes, les desirs perdent tout ce que la curiosité leur communiqueroit de vivacité ; qu’en ces pays la beauté avilie n’a de commerce qu’avec les besoins : qu’au contraire, chez les peuples où la pudeur suspend un voile entre les desirs et les nudités, ce voile mystérieux est le talisman qui retient l’amant aux genoux de sa maîtresse ; et que c’est enfin la pudeur qui met aux foibles mains de la beauté le sceptre qui commande à la force. Sachez de plus, diroient-ils à la femme galante, que les malheureux sont en grand nombre ; que les infortunés, ennemis nés de l’homme heureux, lui font un crime de son bonheur ; qu’ils haïssent en lui une félicité trop indépendante d’eux ; que le spectacle de vos amusements est un spectacle qu’il faut éloigner de leurs yeux ; et que l’indécence, en trahissant le secret de vos plaisirs, vous expose à tous les traits de leur vengeance.

C’est en substituant ainsi le langage de l’intérêt au ton de l’injure que les moralistes pourroient faire adopter leurs maximes. Je ne m’étendrai pas davantage sur cet article : je rentre dans mon sujet, et je dis que tous les hommes ne tendent qu’à leur bonheur ; qu’on ne peut les soustraire à cette tendance ; qu’il seroit inutile de l’entreprendre, et dangereux d’y réussir ; que par conséquent on ne peut les rendre vertueux qu’en unissant l’intérêt personnel à l’intérêt général. Ce principe posé, il est évident que la morale n’est qu’une science frivole si l’on ne la confond avec la politique et la législation : d’où je conclus que, pour se rendre utiles à l’univers, les philosophes doivent considérer les objets du point de vue d’où le législateur les contemple. Sans être armés du même pouvoir, ils doivent être animés du même esprit. C’est au moraliste d’indiquer les lois, dont le législateur assure l’exécution par l’apposition du sceau de sa puissance.

Parmi les moralistes il en est peu sans doute qui soient assez fortement frappés de cette vérité ; parmi ceux même dont l’esprit est fait pour atteindre aux plus hautes idées, il en est beaucoup qui, dans l’étude de la morale et les portraits qu’ils font des vices, ne sont animés que par des intérêts personnels et des haines particulieres. Ils ne s’attachent, en conséquence, qu’à la peinture des vices incommodes dans la société ; et leur esprit, qui peu-à-peu se resserre dans le cercle de leur intérêt, n’a bientôt plus la force nécessaire pour s’élever jusqu’aux grandes idées. Dans la science de la morale, souvent l’élévation de l’esprit tient à l’élévation de l’ame. Pour saisir en ce genre les vérités réellement utiles aux hommes, il faut être échauffé de la passion du bien général ; et malheureusement, en morale comme en religion, il est beaucoup d’hypocrites.


  1. C’est en considérant la pudeur sous ce point de vue qu’on peut répondre aux arguments des stoïciens et des cyniques, qui soutenoient que l’homme vertueux ne faisoit rien dans son intérieur qu’il ne dût faire à la face des nations, et qui croyoient en conséquence pouvoir se livrer publiquement aux plaisirs de l’amour. Si la plupart des législateurs ont condamné ces principes cyniques, et mis la pudeur au nombre des vertus, c’est, leur répondra-t-on, qu’ils ont craint que le spectacle fréquent de la jouissance ne jetât quelque dégoût sur un plaisir auquel sont attachées la conservation de l’espèce et la durée du monde. Ils ont d’ailleurs senti qu’en voilant quelques-uns des appas d’une femme un vêtement la paroit de toutes les beautés dont peut l’embellir une vive imagination ; que ce vêtement piquoit la curiosité, rendoit les caresses plus délicieuses, les faveurs plus flatteuses, et multiplioit enfin les plaisirs dans la race infortunée des hommes. Si Lycurgue avoit banni de Sparte une certaine espece de pudeur, et si les filles, en présence de tout un peuple, y luttoient nues avec les jeunes Lacédémoniens, c’est que Lycurgue vouloit que les meres, rendues plus forte par de semblables exercices, donnassent à l’état des enfants plus robustes. Il savoit que, si l’habitude de voir des femmes nues émoussoit le desir d’en connoître les beautés cachées, ce desir ne pouvoir pas s’éteindre, sur-tout dans un pays où les maris n’obtenoient qu’en secret et furtivement les faveurs de leurs épouses. D’ailleurs Lycurgue, qui faisoit de l’amour un des principaux ressorts de sa législation, vouloit qu’il devînt la récompense et non l’occupation des Spartiates.