De l’Esprit/Discours 2/Chapitre 21

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DISCOURS II
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 3 (p. 70-86).
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CHAPITRE XXI

Le mépris respectif des Nations tient à l’intérêt de leur vanité.


Il en est des nations comme des particuliers : si chacun de nous se croit infaillible, place la contradiction au rang des offenses, et ne peut estimer ni admirer dans autrui que son propre esprit, chaque nation n’estime pareillement dans les autres que les idées analogues aux siennes : toute opinion contraire est donc entre elles un germe de mépris.

Qu’on jette un coup-d’œil rapide sur l’univers. Ici c’est l’Anglais qui nous prend pour des têtes frivoles, lorsque nous le prenons pour une tête brûlée ; là c’est l’Arabe qui, persuadé de l’infaillibilité de son calife, se rit de la sotte crédulité du Tartare qui croit le grand lama immortel. Dans l’Afrique c’est le Negre qui, toujours en adoration devant une racine, une patte de crabe, ou la corne d’un animal, ne voit dans la terre qu’une masse immense de divinités, et se moque de la disette où nous sommes de dieux, tandis que le musulman peu instruit nous accuse d’en reconnoître trois. Plus loin ce sont les habitants de la montagne de Bata ; ils sont persuadés que tout homme qui mange avant sa mort un coucou rôti est un saint : ils se moquent en conséquence de l’Indien. Quoi de plus ridicule, lui disent-ils, que d’approcher une vache du lit d’un malade, et d’imaginer que si la vache dont on tire la queue vient à pisser, et qu’il tombe quelques gouttes de son urine sur le moribond, ce moribond est un saint ? Quoi de plus absurde aux bramines que d’exiger de leurs nouveaux convertis que pendant six mois ils se tiennent pour toute nourriture à la fiente de vache[1] ?

C’est toujours sur une semblable différence de mœurs et de coutumes qu’est fondé le mépris respectif des nations. C’est par ce motif[2] que l’habitant d’Antioche méprisoit jadis dans l’empereur Julien cette simplicité de mœurs et cette frugalité qui lui méritoient l’admiration des Gaulois. La différence de religion, et par conséquent d’opinion, déterminoit dans le même temps des chrétiens plus zélés que justes à noircir, par les plus infâmes calomnies, la mémoire d’un prince qui, diminuant les impôts, rétablissant la discipline militaire, et ranimant la vertu expirante des Romains, a si justement mérité d’être mis au rang de leurs plus grands empereurs[3].

Qu’on jette les yeux de toutes parts, tout est plein de ces injustices. Chaque nation, convaincue qu’elle seule possede la sagesse, prend toutes les autres pour folles, et ressemble assez au Marilanais[4] qui, persuadé que sa langue est la seule de l’univers, en conclut que les autres hommes ne savent pas parler.

S’il descendoit du ciel un sage qui dans sa conduite ne consultât que les lumieres de la raison, ce sage passeroit universellement pour fou. Il seroit, dit Socrate, vis-à-vis des autres hommes comme un médecin que des pâtissiers accuseroient, devant un tribunal d’enfants, d’avoir défendu les pâtés et les tartelettes, et qui sûrement y paroîtroit coupable au premier chef. En vain appuieroit-il ses opinions sur les démonstrations les plus fortes, toutes les nations seroient à son égard comme ce peuple de bossus chez lequel, disent les fabulistes indiens, passa un dieu beau, jeune et bien fait. Ce dieu, ajoutent-ils, entre dans la capitale ; il s’y voit environné d’une multitude d’habitants ; sa figure leur paroît extraordinaire, les ris et les brocards annoncent leur étonnement : on alloit pousser plus loin les outrages, si, pour l’arracher à ce danger, un des habitants, qui sans doute avoit vu d’autres hommes que des bossus, ne se fût tout-à-coup écrié : Eh ! mes amis, qu’allons-nous faire ? N’insultons point ce malheureux contrefait : si le ciel nous a fait à tous le don de la beauté, s’il a orné notre dos d’une montagne de chair, pleins de reconnoissance pour les immortels, allons au temple en rendre graces aux dieux. Cette fable est l’histoire de la vanité humaine. Tout peuple admire ses défauts, et méprise les qualités contraires : pour réussir dans un pays, il faut être porteur de la bosse de la nation chez laquelle on voyage.

Il est dans chaque pays peu d’avocats qui plaident la cause des nations voisines, et peu d’hommes qui reconnoissent en eux le ridicule dont ils accusent l’étranger, et qui prennent exemple sur je ne sais quel Tartare qui fit à ce sujet adroitement rougir le grand lama lui-même de son injustice.

Ce Tartare avoit parcouru le Nord, visité le pays des Lappons, et même acheté du vent de leurs sorciers[5]. De retour en son pays, il raconte ses aventures : le grand lama veut les entendre ; il pâme de rire à ce récit. De quelle folie, disoit-il, l’esprit humain n’est-il pas capable ! que de coutumes bizarres ! quelle crédulité dans les Lappons ! Sont-ce des hommes ? Oui vraiment, répondit le Tartare : apprends même quelque chose de plus étrange, c’est que ces Lappons, si ridicules avec leurs sorciers, ne rient pas moins de notre crédulité que tu ris de la leur. Impie, répond le grand lama, oses-tu bien prononcer ce blasphême, et comparer ma religion avec la leur ? Pere éternel, reprit le Tartare, avant que l’imposition sacrée de ta main sur ma tête m’ait lavé de mon péché, je te représenterai que par tes ris tu ne dois pas engager tes sujets à faire un profane usage de leur raison. Si l’œil sévere de l’examen et du doute se portoit sur tous les objets de la croyance humaine, qui sait si ton culte même seroit à l’abri des railleries de l’incrédulité ? Peut-être que ta sainte urine et tes saints excréments[6], que tu distribues en présent aux princes de la terre, leur paroîtroient moins précieux ; peut-être n’y trouveroient-ils plus la même saveur, n’en saupoudreroient-ils plus leurs ragoûts, et n’en mêleroient-ils plus dans leurs sauces. Déjà l’impiété nie à la Chine les neuf incarnations de Visthnou. Toi, dont la vue embrasse le passé, le présent et l’avenir, tu nous l’as répété souvent, c’est au talisman d’une croyance aveugle que tu dois ton immortalité et ta puissance sur la terre : sans la soumission entiere à tes dogmes, obligé de quitter ce séjour de ténebres, tu remonterois au ciel ta patrie. Tu sais que les lamas soumis à ta puissance doivent un jour t’élever des autels dans toutes les parties du monde : qui peut t’assurer qu’ils exécutent ce projet sans le secours de la crédulité humaine, et que sans elle l’examen toujours impie ne prît les lamas pour des sorciers lappons qui vendent du vent aux sots qui l’achetent ? Excuse donc, ô Fo vivant, les discours que me dicte l’intérêt de ton culte ; et que le Tartare apprenne de toi à respecter l’ignorance et la crédulité dont le ciel, toujours impénétrable dans ses vues, paroît se servir pour te soumettre la terre.

Peu d’hommes font, à cet exemple, sentir à leur nation le ridicule dont elle se couvre aux yeux de la raison, lorsque, sous un nom étranger, elle rit de sa propre folie : mais il est encore moins de nations qui sussent profiter de pareils avis. Toutes sont si scrupuleusement attachées à l’intérêt de leur vanité, qu’en tout pays l’on ne donnera jamais le nom de sages qu’à ceux qui, comme disoit M. de Fontenelle, sont fous de la folie commune. Quelque bizarre que soit une fable, elle est toujours crue de quelques nations ; et quiconque en doute est traité de fou par cette même nation. Dans le royaume de Juida, où l’on adore le serpent, quel homme oseroit nier le conte que les marabouts font d’un cochon qui, disent-ils, insulta à la divinité du serpent[7], et le mangea ? Un saint marabout, ajoutent-ils, s’en apperçoit, en porte ses plaintes au roi. Sur-le-champ arrêt de mort contre tous les cochons : l’exécution s’ensuit ; et la race en alloit être anéantie, lorsque les peuples représenterent au roi que, pour un coupable, il n’étoit pas juste de punir tant d’innocents. Ces remontrances suspendent la colere du prince ; on appaise le grand marabout ; le massacre cesse, et les cochons ont ordre à l’avenir d’être plus respectueux envers la divinité. Voilà, s’écrient les marabouts, comme le serpent sait allumer la colere des rois pour se venger des impies : que l’univers reconnoisse sa divinité, à son temple, à son sacrificateur, à l’ordre de marabout destiné à le servir, enfin aux vierges consacrées à son culte ! Si, retiré au fond de son sanctuaire, le dieu serpent, invisible aux yeux même du roi, ne reçoit ses demandes et ne rend ses réponses que par l’organe des prêtres, ce n’est point aux mortels à porter sur ces mysteres un œil profane : leur devoir est de croire, de se prosterner, et d’adorer.

En Asie, au contraire, lorsque les Perses, tout souillés[8] du sang des serpents immolés au dieu du bien, couroient au temple des mages se vanter de cet acte de piété, s’imagine-t-on qu’un homme qui les auroit arrêtés pour leur prouver le ridicule de leur opinion en eût été bien reçu ? Plus une opinion est folle, plus il est honnête et dangereux d’en démontrer la folie.

Aussi M. de Fontenelle a-t-il toujours répété que, s’il tenoit toutes les vérités dans sa main, il se garderoit bien de l’ouvrir pour les montrer aux hommes. En effet, si la découverte d’une seule a, dans l’Europe même, fait traîner Galilée dans les prisons de l’inquisition, à quel supplice ne condamneroit-on pas celui qui les révéleroit toutes[9] !

Parmi les lecteurs raisonnables qui rient dans cet instant de la sottise de l’esprit humain, et qui s’indignent du traitement fait à Galilée, peut-être n’en est-il aucun qui, dans le siecle de ce philosophe, n’en eût sollicité la mort. Ils eussent alors eu des opinions différentes. Et dans quelles cruautés ne nous précipite pas le barbare et fanatique attachement pour nos opinions ! Combien cet attachement n’a-t-il pas semé de maux sur la terre ! attachement cependant dont il seroit également juste, utile et facile, de se défaire.

Pour apprendre à douter de ses opinions, il suffit d’examiner les forces de son esprit, de considérer le tableau des sottises humaines, de se rappeler que ce fut six cents ans après l’établissement des universités qu’il en sortit enfin un homme extraordinaire[10], que son siecle persécuta, et mit ensuite au rang des demi-dieux, pour avoir enseigné aux hommes à n’admettre pour vrais que les principes dont ils auroient des idées claires ; vérité dont peu de gens sentent toute l’étendue : pour la plupart des hommes, les principes ne renferment point de conséquences.

Quelle que soit la vanité des hommes, il est certain que, s’ils se rappeloient souvent de pareils faits ; si, comme M. de Fontenelle, ils se disoient souvent à eux-mêmes : « Personne n’échappe à l’erreur : serois-je le seul homme infaillible ? ne seroit-ce pas dans les choses mêmes que je soutiens avec le plus de fanatisme que je me tromperois » ? Si les hommes avoient cette idée habituellement présente à l’esprit : ils seroient plus en garde contre leur vanité, plus attentifs aux objections de leurs adversaires, plus à portée d’appercevoir la vérité ; ils seroient plus doux, plus tolérants, et sans doute auroient une moins haute opinion de leur sagesse. Socrate répétoit souvent : Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. On sait tout dans notre siecle, excepté ce que Socrate savoit. Les hommes ne se surprennent si souvent en erreur que parcequ’ils sont ignorants, et qu’en général leur folie la plus incurable c’est de se croire sages.

Cette folie, commune à toutes les nations, et produite en partie par leur vanité, leur fait non seulement mépriser les mœurs et les usages différents des leurs, mais leur fait encore regarder comme un don de la nature la supériorité que quelques unes d’entre elles ont sur les autres : supériorité qu’elles ne doivent qu’à la constitution politique de leur état.


  1. Théâtre de l’Idolâtrie, par Abraham Roger.

    La vache, au rapport de Vincent le Blanc, est réputée sainte et sacrée au Calicut : il n’est point d’être qui généralement ait plus de réputation de sainteté. Il paroît que la coutume de manger, par pénitence, de la fiente de vache est fort ancienne en Orient.

  2. Blessé de nos mépris, « Je ne connois de sauvage, dit le Caraïbe, que l’Européen, qui n’adopte aucun de mes usages ». De l’Orig. et des Mœurs des Caraïbes, par la Borde.
  3. On grava, à Tarse, sur le tombeau de Julien : Ci gît Julien, qui perdit la vie sur les bords du Tigre. Il fut un excellent empereur et un vaillant guerrier.
  4. Voyages de la compagnie des Indes hollandaises.
  5. Les Lappons ont des sorciers qui vendent aux voyageurs des cordelettes dont le nœud, délié à certaine hauteur, doit donner un certain vent.
  6. On donne au grand lama le nom de Pere éternel. Les princes sont friands de ses excréments. Histoire générale des Voyages, tome vii.
  7. Voyages de Guinée et de la Cayenne, par le P. Labat.
  8. Beausobre, Histoire du Manichéisme.
  9. Penser, dit Aristippe, c’est s’attirer la haine irréconciliable des ignorants, des foibles, des superstitieux, et des hommes corrompus, qui tous se déclarent hautement contre tous ceux qui veulent saisir dans les choses ce qu’il y a de vrai et d’essentiel.
  10. Descartes.