De l’Esprit/Discours 2/Chapitre 9

La bibliothèque libre.
DISCOURS II
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 2 (p. 119-140).
Chap. X.  ►


CHAPITRE IX.

Du bon ton et du bel usage.


Toute société divisée d’intérêt et de goût s’accuse respectivement de mauvais ton ; celui des jeunes gens déplaît aux vieillards, celui de l’homme passionné à l’homme froid, et celui du cénobite à l’homme du monde.

Si l’on entend par bon ton le ton propre à plaire également dans toute société, en ce sens il n’est point d’homme de bon ton. Pour l’être, il faudroit avoir toutes les connoissances, tous les genres d’esprit, et peut-être tous les jargons différents ; supposition impossible à faire. L’on ne peut donc entendre par ce mot de bon ton que le genre de conversation dont les idées et l’expression de ces mêmes idées doit plaire le plus généralement. Or le bon ton ainsi défini n’appartient à nulle classe d’hommes en particulier, mais uniquement à ceux qui s’occupent d’idées grandes et qui, puisées dans des arts et des sciences tels que la métaphysique, la guerre, la morale, le commerce, la politique, présentent toujours à l’esprit des objets intéressants pour l’humanité. Ce genre de conversation, sans contredit le plus généralement intéressant, n’est pas, comme je l’ai déjà dit, le plus agréable pour chaque société en particulier. Chacune d’elles regarde son ton comme supérieur à celui des gens d’esprit, et celui des gens d’esprit simplement comme supérieur à toute autre espece de ton.

Les sociétés sont à cet égard comme les paysans de diverses provinces, qui parlent plus volontiers le patois de leur canton que la langue de leur nation, mais qui préferent la langue nationale au patois des autres provinces. Le bon ton est celui que chaque société regarde comme le meilleur après le sien ; et ce ton est celui des gens d’esprit.

J’avouerai cependant, à l’avantage des gens du monde, que s’il falloit, entre les différentes classes d’hommes, en choisir une au ton de laquelle on dût donner la préférence, ce seroit sans contredit à celle des gens de cour ; non qu’un bourgeois n’ait autant d’idées qu’un homme du monde ; tous deux, si j’ose m’exprimer ainsi, parlent souvent à vuide, et n’ont peut-être, en fait d’idées, aucun avantage l’un sur l’autre ; mais le dernier, par la position où il se trouve, s’occupe d’idées plus généralement intéressantes.

En effet, si les mœurs, les inclinations, les préjugés et le caractere des rois ont beaucoup d’influence sur le bonheur ou le malheur public ; si toute connoissance à cet égard est intéressante ; la conversation d’un homme attaché à la cour, qui ne peut parler de ce qui l’occupe sans parler souvent de ses maîtres, est donc nécessairement moins insipide que celle du bourgeois. D’ailleurs les gens du monde étant en général fort au-dessus des besoins, et n’en ayant presque point d’autre à satisfaire que celui du plaisir, il est encore certain que leur conversation doit à cet égard profiter des avantages de leur état : c’est ce qui rend en général les femmes de la cour si supérieures aux autres femmes en graces, en esprit, en agréments ; et pourquoi la classe des femmes d’esprit n’est presque composée que de femmes du monde.

Mais, si le ton de la cour est supérieur à celui de la bourgeoisie, les grands n’ayant cependant pas toujours à citer de ces anecdotes curieuses sur la vie privée des rois, leur conversation doit le plus communément rouler sur les prérogatives de leurs charges, sur celles de leur naissance, sur leurs aventures galantes, et sur les ridicules donnés ou rendus à un souper : or de pareilles conversations doivent être insipides à la plupart des sociétés.

Les gens du monde sont donc vis-à-vis d’elles précisément dans le cas des gens fortement occupés d’un métier ; ils en font l’unique et perpétuel sujet de leur conversation : en conséquence on les taxe de mauvais ton, parce que c’est toujours par un mot de mépris qu’un ennuyé se venge d’un ennuyeux.

On me répondra peut-être qu’aucune société n’accuse les gens du monde de mauvais ton. Si la plupart des sociétés se taisent à cet égard, c’est que la naissance et les dignités leur en imposent, les empêchent de manifester leurs sentiments, et souvent même de se les avouer à elles-mêmes. Pour s’en convaincre, qu’on interroge sur ce sujet un homme de bon sens : Le ton du monde, dira-t-il, n’est le plus souvent qu’un persifflage ridicule. Ce ton, usité à la cour, y fut sans doute introduit par quelque intrigant qui, pour voiler ses menées, vouloit parler sans rien dire. Dupes de ce persifflage, ceux qui le suivirent, sans avoir rien à cacher, emprunterent le jargon du premier, et crurent dire quelque chose lorsqu’ils prononçoient des mots assez mélodieusement arrangés. Les gens en place, pour détourner les grands des affaires sérieuses, et les en rendre incapables, applaudirent à ce ton, permirent qu’on le nommât esprit, et furent les premiers à lui en donner le nom. Mais, quelque éloge qu’on donne à ce jargon, si, pour apprécier le mérite de la plupart de ces bons mots si admirés dans la bonne compagnie, on les traduisoit dans une autre langue, la traduction dissiperoit le prestige, et la plupart de ces bons mots se trouveroient vuides de sens. Aussi, bien des gens, ajouteroit-il, ont pour ce qu’on appelle les gens brillants un dégoût très marqué, et répete-t-on souvent ce vers de la comédie :

Quand le bon ton paroît, le bon sens se retire.

Le vrai bon ton est donc celui des gens d’esprit, de quelque état qu’ils soient.

Je veux, dira quelqu’un, que les gens du monde, attachés à de trop petites idées, soient à cet égard inférieurs aux gens d’esprit, ils leur sont du moins supérieurs dans la maniere d’exprimer leurs idées. Leur prétention à cet égard paroît sans contredit mieux fondée. Quoique les mots en eux-mêmes ne soient ni nobles ni bas, et que, dans un pays où le peuple est respecté, comme en Angleterre, on ne fasse ni ne doive faire cette distinction ; dans un état monarchique, où l’on n’a nulle considération pour le peuple, il est certain que les mots doivent prendre l’une ou l’autre de ces dénominations, selon qu’ils sont usités ou rejetés à la cour ; et qu’ainsi l’expression des gens du monde doit toujours être élégante : aussi l’est-elle. Mais la plupart des courtisans ne s’exerçant que sur des matieres frivoles, le dictionnaire de la langue noble est, par cette raison, très court, et ne suffit pas même au genre du roman, dans lequel ceux des gens du monde qui voudroient écrire se trouveroient souvent fort inférieurs aux gens de lettres[1].

À l’égard des sujets qu’on regarde comme sérieux, et qui tiennent aux arts et à la philosophie, l’expérience nous apprend que, sur de tels sujets, les gens du monde ne peuvent qu’avec peine bégayer leurs pensées[2] : d’où il résulte qu’à l’égard même de l’expression ils n’ont nulle supériorité sur les gens d’esprit, et qu’ils n’en ont à cet égard sur le commun des hommes que dans des matieres frivoles sur lesquelles ils sont très exercés, et dont ils ont fait une étude et, pour ainsi dire, un art particulier ; supériorité qui n’est pas encore bien constatée, et que presque tous les hommes s’exagerent par le respect mécanique qu’ils ont pour la naissance et pour les dignités.

Au reste, quelque ridicule que donne aux gens du monde leur prétention exclusive au bon ton, ce ridicule est moins un ridicule de leur état qu’un de ceux de l’humanité. Comment l’orgueil ne persuaderoit-il pas aux grands qu’eux et les gens de leur espece sont doués de l’esprit le plus propre à plaire dans la conversation, puisque ce même orgueil a bien persuadé à tous les hommes en général que la nature n’avoit allumé le soleil que pour féconder dans l’espace ce petit point nommé la terre, et qu’elle n’avoit semé le firmament d’étoiles que pour l’éclairer pendant les nuits ?

On est vain, méprisant, et par conséquent injuste, toutes les fois qu’on peut l’être impunément. C’est pourquoi tout homme s’imagine que sur la terre il n’est point de partie du monde, dans cette partie du monde de nation, dans la nation de province, dans la province de ville, dans la ville de société comparable à la sienne ; qui ne se croie encore l’homme supérieur de sa société, et qui de proche en proche ne se surprenne en s’avouant à lui-même qu’il est le premier homme de l’univers[3]. Aussi, quelque folles que soient les prétentions exclusives au bon ton, et quelque ridicule que le public donne à ce sujet aux gens du monde, ce ridicule trouvera toujours grace devant l’indulgente et saine philosophie, qui doit même, à cet égard, leur épargner l’amertume des remedes inutiles.

Si l’animal enfermé dans un coquillage, et qui ne connoît de l’univers que le rocher sur lequel il est attaché, ne peut juger de son étendue, comment l’homme du monde, qui vit concentré dans une petite société, qui se voit toujours environné des mêmes objets, et qui ne connoît qu’une seule opinion, pourroit-il juger du mérite des choses ?

La vérité ne s’apperçoit et ne s’engendre que dans la fermentation des opinions contraires. L’univers ne nous est connu que par celui avec lequel nous commerçons. Quiconque se renferme dans une société ne peut s’empêcher d’en adopter les préjugés, sur-tout s’ils flattent son orgueil.

Qui peut s’arracher à une erreur, quand la vanité, complice de l’ignorance, l’y a attaché, et la lui a rendu chere ?

C’est par un effet de la même vanité que les gens du monde se croient les seuls possesseurs du bel usage, qui, selon eux, est le premier des mérites, et sans lequel il n’en est aucun. Ils ne s’apperçoivent pas que cet usage, qu’ils regardent comme l’usage du monde par excellence, n’est que l’usage particulier de leur monde. En effet, au Monomotapa, où, quand le roi éternue, tous les courtisans sont, par politesse, obligés d’éternuer, et où, l’éternuement gagnant de la cour à la ville, et de la ville aux provinces, tout l’empire paroît affligé d’un rhume général, qui doute qu’il n’y ait des courtisans qui ne se piquent d’éternuer plus noblement que les autres hommes, qui ne se regardent à cet égard comme les possesseurs uniques du bel usage, et qui ne traitent de mauvaise compagnie ou de nations barbares tous les particuliers et tous les peuples dont l’éternuement leur paroît moins harmonieux ?

Les Mariannois ne prétendront-ils pas que la civilité consiste à prendre le pied de celui auquel on veut faire honneur, à s’en frotter doucement le visage, et ne jamais cracher devant son supérieur ?

Les Chiriguanes ne soutiendront-ils pas qu’il faut des culottes, mais que le bel usage est de les porter sous le bras, comme nous portons nos chapeaux ?

Les habitants des Philippines ne diront-ils pas que ce n’est point au mari à faire éprouver à sa femme les premiers plaisirs de l’amour ; que c’est une peine dont il doit, en payant, se décharger sur quelque autre ? N’ajouteront-ils pas qu’une fille qui l’est encore lors de son mariage est une fille sans mérite, qui n’est digne que de mépris ?

Ne soutient-on pas au Pégu qu’il est du bel usage et de la décence qu’un éventail à la main le roi s’avance dans la salle d’audience, précédé de quatre jeunes gens des plus beaux de la cour, et qui, destinés à ses plaisirs, sont en même temps ses interpretes et les hérauts qui déclarent ses volontés ?

Que je parcoure toutes les nations, je trouverai par-tout des usages différents[4] ; et chaque peuple en particulier se croira nécessairement en possession du meilleur usage. Or, s’il n’est rien de plus ridicule que de pareilles prétentions, même aux yeux des gens du monde ; qu’ils fassent quelque retour sur eux-mêmes, ils verront que, sous d’autres noms, c’est d’eux-mêmes dont ils se moquent.

Pour prouver que ce qu’on appelle ici usage du monde, loin de plaire universellement, doit au contraire déplaire le plus généralement, qu’on transporte successivement à la Chine, en Hollande et en Angleterre le petit-maître le plus savant dans ce composé de gestes, de propos et de manieres appellé usage du monde, et l’homme sensé que son ignorance à cet égard fait traiter de stupide ou de mauvaise compagnie ; il est certain que ce dernier passera chez ces divers peuples pour plus instruit du véritable usage du monde que le premier.

Quel est le motif d’un pareil jugement ? C’est que la raison, indépendante des modes et des coutumes d’un pays, n’est nulle part étrangere et ridicule ; c’est qu’au contraire l’usage d’un pays, inconnu à un autre pays, rend toujours l’observateur de cet usage d’autant plus ridicule qu’il y est plus exercé et s’y est rendu plus habile.

Si, pour éviter l’air pesant et méthodique en horreur à la bonne compagnie, nos jeunes gens ont souvent joué l’étourderie ; qui doute qu’aux yeux des Anglais, des Allemands ou des Espagnols, nos petits-maîtres ne paroissent d’autant plus ridicules qu’ils seront à cet égard plus attentifs à remplir ce qu’ils croiront du bel usage ?

Il est donc certain, du moins si on en juge par l’accueil qu’on fait à nos agréables dans le pays étranger, que ce qu’ils appellent usage du monde, loin de réussir universellement, doit au contraire déplaire le plus généralement ; et que cet usage est aussi différent du vrai usage du monde, toujours fondé sur la raison, que la civilité l’est de la vraie politesse.

L’une ne suppose que la science des manieres ; et l’autre, un sentiment fin, délicat et habituel de bienveillance pour les hommes.

Au reste, quoiqu’il n’y ait rien de plus ridicule que ces prétentions exclusives au bon ton et au bel usage, il est si difficile, comme je l’ai dit plus haut, de vivre dans les sociétés du grand monde sans adopter quelques unes de leurs erreurs, que les gens d’esprit les plus en garde à cet égard ne sont pas toujours sûrs de s’en défendre. Aussi n’est-ce, en ce genre, que des erreurs extrêmement multipliées qui déterminent le public à placer les agréables au rang des esprits faux et petits ; je dis petits, parce que l’esprit, qui n’est ni grand ni petit en soi, emprunte toujours l’une ou l’autre de ces dénominations de la grandeur ou de la petitesse des objets qu’il considere, et que les gens du monde ne peuvent guere s’occuper que de petits objets.

Il résulte des deux chapitres précédents que l’intérêt public est presque toujours différent de celui des sociétés particulieres ; qu’en conséquence les hommes les plus estimés de ces sociétés ne sont pas toujours les plus estimables aux yeux du public.

Maintenant je vais montrer que ceux qui méritent le plus d’estime de la part du public doivent, par leur maniere de vivre et de penser, être souvent désagréables aux sociétés particulieres.


  1. Ce qui fait le plus d’illusion en faveur des gens du monde, c’est l’air aisé, le geste dont ils accompagnent leurs discours, et qu’on doit regarder comme l’effet de la confiance que donne nécessairement l’avantage du rang : ils sont à cet égard ordinairement fort supérieurs aux gens de lettres. Or la déclamation, comme le dit Aristote, est la premiere partie de l’éloquence. Ils peuvent donc, par cette raison, avoir, dans les conversations frivoles, l’avantage sur les gens de lettres : avantage qu’ils perdent lorsqu’ils écrivent ; non seulement parce qu’ils ne sont plus alors soutenus du prestige de la déclamation, mais parce que leurs écrits n’ont jamais que le style de leurs conversations, et qu’on écrit presque toujours mal lorsqu’on écrit comme on parle.
  2. Je ne parle dans ce chapitre que de ceux des gens du monde dont l’esprit n’est point exercé.
  3. Voyez le Pédant joué, comédie de Cyrano de Bergerac.
  4. Au royaume de Juida, lorsque les habitants se rencontrent, ils se jettent en bas de leurs hamacs, se mettent à genoux vis-à-vis l’un de l’autre, baisent la terre, frappent des mains, se font des compliments, et se relevent. Les agréables du pays croient certainement que leur manière de saluer est la plus polie.

    Les habitants des Manilles disent que la politesse exige qu’en saluant on plie le corps très bas, qu’on mette ses deux mains sur ses joues, qu’on leve une jambe en l’air, en tenant les genoux pliés.

    Le sauvage de la nouvelle Orléans soutient que nous manquons de politesse envers nos rois. « Lorsque je me présente au grand chef, dit-il, je le salue par un hurlement ; puis je pénetre au fond de sa cabane, sans jeter un seul coup-d’œil sur le côté droit, où le chef est assis. C’est là que je renouvelle mon salut, en levant mes bras sur ma tête, et en hurlant trois fois. Le chef m’invite à m’asseoir par un petit soupir : je le remercie par un nouveau hurlement. À chaque question du chef je hurle une fois avant que de répondre, et je prends congé de lui, en faisant traîner mon hurlement jusqu’à ce que je sois hors de sa présence. »