De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 2

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DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 3 (p. 176-182).
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CHAPITRE II

De la finesse des sens.


La plus ou moins grande perfection des organes des sens, dans laquelle se trouve nécessairement comprise celle de l’organisation intérieure, puisque je ne juge ici de la finesse des sens que par leurs effets, seroit-elle la cause de l’inégalité d’esprit des hommes ?

Pour raisonner avec quelque justesse sur ce sujet, il faut examiner si le plus ou le moins de finesse des sens donne à l’esprit ou plus d’étendue, ou plus de cette justesse qui, prise dans sa vraie signification, renferme toutes les qualités de l’esprit.

La perfection plus ou moins grande des organes des sens n’influe en rien sur la justesse de l’esprit, si les hommes, quelque impression qu’ils reçoivent des mêmes objets, doivent cependant toujours appercevoir les mêmes rapports entre ces objets. Or, pour prouver qu’ils les apperçoivent, je choisis le sens de la vue pour exemple, comme celui auquel nous devons le plus grand nombre de nos idées ; et je dis qu’à des yeux différents, si les mêmes objets paroissent plus ou moins grands ou petits, brillants ou obscurs ; si la toise, par exemple, est aux yeux d’un tel homme plus petite, la neige moins blanche, et l’ébene moins noire, qu’aux yeux de tel autre ; ces deux hommes appercevront néanmoins toujours les mêmes rapports entre tous les objets : la toise, en conséquence, paroîtra toujours à leurs yeux plus grande que le pied, la neige le plus blanc de tous les corps, et l’ébene le plus noir de tous les bois.

Or, comme la justesse d’esprit consiste dans la vue nette des véritables rapports que les objets ont entre eux, et qu’en répétant sur les autres sens ce que j’ai dit sur celui de la vue on arrivera toujours au même résultat, j’en conclus que la plus ou moins grande perfection de l’organisation, tant extérieure qu’intérieure, ne peut en rien influer sur la justesse de nos jugements.

Je dirai de plus que, si l’on distingue l’étendue de la justesse de l’esprit, le plus ou le moins de finesse des sens n’ajoutera rien à cette étendue. En effet, en prenant toujours le sens de la vue pour exemple, n’est-il pas évident que la plus ou moins grande étendue d’esprit dépendroit du nombre plus ou moins grand d’objets qu’à l’exclusion des autres un homme doué d’une vue très fine pourroit placer dans sa mémoire ? Or il est très peu de ces objets imperceptibles par leur petitesse qui, considérés précisément avec la même attention par des yeux aussi jeunes et aussi exercés, soient apperçus des uns et échappent aux autres : mais la différence que la nature met à cet égard entre les hommes que j’appelle bien organisés, c’est-à-dire dans l’organisation desquels on n’apperçoit aucun défaut[1], fût-elle infiniment plus considérable qu’elle ne l’est, je puis montrer que cette différence n’en produiroit aucune sur l’étendue de l’esprit.

Supposons des hommes doués d’une même capacité d’attention, d’une mémoire également étendue, enfin deux hommes égaux en tout, excepté en finesse de sens : dans cette hypothese, celui qui sera doué de la vue la plus fine pourra sans contredit placer dans sa mémoire et comparer entre eux plusieurs de ces objets que leur petitesse cache à celui dont l’organisation est à cet égard moins parfaite : mais ces deux hommes ayant, par ma supposition, une mémoire également étendue, et capable si l’on veut de contenir deux mille objets, il est encore certain que le second pourra remplacer par des faits historiques les objets qu’un moindre degré de finesse dans la vue ne lui aura pas permis d’appercevoir, et qu’il pourra compléter si l’on veut le nombre de deux mille objets que contient la mémoire du premier. Or, de ces deux hommes, si celui dont le sens de la vue est le moins fin peut cependant déposer dans le magasin de sa mémoire un aussi grand nombre d’objets que l’autre, et si d’ailleurs ces deux hommes sont égaux en tout, ils doivent par conséquent faire autant de combinaisons, et, par ma supposition, avoir autant d’esprit, puisque l’étendue de l’esprit se mesure par le nombre des idées et des combinaisons. Le plus ou le moins de perfection dans l’organe de la vue ne peut en conséquence qu’influer sur le genre de leur esprit, faire de l’un un peintre, un botaniste, et de l’autre un historien et un politique ; mais elle ne peut en rien influer sur l’étendue de leur esprit. Aussi ne remarque-t-on pas une constante supériorité d’esprit, et dans ceux qui ont le plus de finesse dans le sens de la vue et de l’ouïe, et dans ceux qui, par l’usage habituel des lunettes et des cornets, mettroient par ce moyen entre eux et les autres hommes plus de différence que n’en met à cet égard la nature. D’où je conclus qu’entre les hommes que j’appelle bien organisés ce n’est point à la plus ou moins grande perfection des organes, tant extérieurs qu’intérieurs, des sens qu’est attachée la supériorité de lumiere, et que c’est nécessairement d’une autre cause que dépend la grande inégalité des esprits.


  1. Je ne prétends parler dans ce chapitre que des hommes communément bien organisés, qui ne sont privés d’aucun sens, et qui d’ailleurs ne sont attaqués ni de la maladie de la folie ni de celle de la stupidité, ordinairement produites, l’une par le décousu de la mémoire, et l’autre par le défaut total de cette faculté.