De l’administration avant 1789

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FRANCE.




ADMINISTRATION AVANT 1789.




RÉPARTITION DE L’IMPÔT.


Pour se faire une idée de ce qu’était l’administration des impôts en France avant la révolution, il faut se rappeler par quels moyens furent réunis à la couronne, dans le cours des siècles, un si grand nombre de pays et de villes. Presque tout ce qui fut soumis par les armes subit la loi du vainqueur et dut être régi de la même manière que les terres du domaine ; mais tel ne pouvait pas être le mode suivi dans les cinq provinces dont nos rois devinrent possesseurs par des traités ou par d’autres actes qui leur imposaient des conditions. Là, on continua à s’assembler pour délibérer sur l’impôt et sur les affaires d’intérêt local. Ces provinces étaient au nombre de cinq, le Languedoc, la Bretagne, la Bourgogne, le Béarn et la Provence. On comprendra facilement que ces divers pays ayant eu des princes, des mœurs et des besoins différens, la composition de leurs assemblées se ressentit de ces particularités ; aussi leurs priviléges étaient ils loin de se ressembler, et les immunités dont jouissait le tiers-état dans les uns n’étaient-elles point égales à la part d’action et de pouvoir qui lui était accordée dans les autres. Les constitutions imparfaites de ces provinces avaient négligé de fixer une foule de choses. C’est ainsi que le lieu où devait se tenir l’assemblée n’était pas toujours réglé d’une manière invariable, et de là résultèrent souvent des discussions sur la présidence, qui partout appartenait de droit au clergé, mais qui était souvent contesté à l’évêque, président-né, par l’évêque du diocèse où les états se trouvaient accidentellement convoqués. Le retour de ces réunions différait également. En Languedoc, en Provence et dans le Béarn, elles avaient lieu tous les ans ; en Bretagne, tous les deux ans ; et elles étaient triennales dans le duché de Bourgogne. Dans le reste du royaume, la levée de la taille et de ses accessoires se faisait d’une manière presque uniforme. Nous ne nous occuperons pas aujourd’hui des pays d’états ; nous n’appellerons l’attention que sur les généralités.

Par l’ordonnance de 1190, Philippe Auguste, partant pour la Terre Sainte, régla l’administration du pays. Il voulut que la taille[1] fût levée par les prélats et les vassaux du roi, sur tous leurs hommes, tant qu’il serait in servitio Dei, et il voulut même que, dans le cas où il mourrait hors de France, cette imposition fût maintenue jusqu’au moment où son fils pourrait gouverner par lui-même ; ainsi le roi, comme souverain, recevait la contribution que ses vassaux lui fournissaient en temps de guerre, du produit de la taille qu’ils imposaient eux-mêmes sur leurs sujets. Suivant cette ordonnance, les croisés ne pouvaient être imposés personnellement à la taille pendant l’année où ils avaient pris la croix ; mais ils n’en étaient pas exempts pour les fonds taillables qu’ils pouvaient posséder.

Saint Louis voulant que les tailles que l’on imposait pour les besoins de l’état fussent réparties avec justice et égalité, publia, en 1256, une ordonnance intitulée : Comment on doit asseoir la taille ès-villes notre sire le roi.

Ce règlement porte « qu’il sera élu trente ou quarante hommes, ou plus ou moins, bons et loyaux, par le conseil des prêtres, des autres hommes de religion, ensemble des bourgeois et autres prud’hommes, selon la quantité et la grandeur des villes ; que ceux qui seront ainsi élus feront serment de choisir, ou parmi eux, ou dans le reste de la communauté, les douze plus capables d’asseoir ladite taille ; que ces douze feront pareillement serment que, bien et léaument, ils asseoiront ladite taille, et n’épargneront nul, ni ne greveront nul, par haine ou par amour, ou par prière, ou par crainte, ou en quelque autre manière que ce soit, qu’ils asseoiront la taille à leur volonté, la livre égaument, et la valeur des choses meubles en l’assise devant ladite taille. »

Outre ces douze personnes, on en choisissait quatre autres dont les noms devaient être tenus secrets, jusqu’à ce que les douze eussent fait l’assiette, et avant qu’elle fût publiée. Ces quatre, après avoir prêté serment, étaient chargés de cotiser les douze autres.

Cette ordonnance et les établissemens de saint Louis prouvent que la taille était une imposition personnelle participant de la réalité, en ce qu’elle était prélevée en raison des biens du taillable. Ainsi un gentilhomme possédait une propriété sujette à la taille : s’il l’habitait lui-même, cette propriété ne devait pas la taille ; mais s’il la louait ou accensait à un homme coutumier, il ne pouvait la garantir de l’impôt.

Les ecclésiastiques étaient également exempts de tailles personnelles, mais ils payaient celles qui étaient dues par les fonds qu’ils possédaient[2].

Peu de temps après saint Louis, la taille se paya au roi[3], même hors de ses domaines, et par les habitans des fiefs appartenant aux seigneurs.

Les tailles auxquelles le roi avait souvent recours dans les besoins de l’état, n’étaient point alors une imposition ordinaire.

Ce fut Charles iii qui, en 1444, rendit cet impôt ordinaire et annuel.

Pour obvier aux inconvéniens des milices féodales et des troupes levées à la hâte, dont les excès et le brigandage portaient la désolation de tous côtés, ce prince choisit et retint à son service un certain nombre d’hommes. Il en forma quinze compagnies de cent lances chacune.

Chaque lance, ou homme d’armes, devait avoir sous lui trois archers, un coutelier, un écuyer et un page. Ainsi ce corps s’élevait à neuf mille hommes. Charles vii en régla la solde ; il établit des inspecteurs et des commissaires pour en faire les revues et y maintenir la police.

À la même époque, il forma aussi une corps d’archers composé de quatre mille hommes.

Trois ans après, il créa un nouvel ordre de soldats destinés à ne servir qu’en temps de guerre[4].

Ces soldats recevaient chacun, pendant la guerre, une paie qui cessait avec la campagne, mais ils jouissaient d’une exemption générale de toute imposition ou redevance. On les appelait, par cette raison, francs archers.

Les peuples qui, en sacrifiant une petite partie de leur revenu, s’assuraient la possession paisible du reste de leurs biens virent s’établir sans regret la permanence d’une contribution destinée à les mettre à l’abri des vexations et du pillage auxquels, auparavant, ils se trouvaient sans cesse exposés.

Le montant de la taille n’excéda jamais, pendant le règne de Charles vii, les sommes nécessaires au paiement des quinze compagnies d’ordonnances et des francs archers ; il ne dépassa pas deux millions. Louis xi l’augmenta, et les guerres d’Italie empêchèrent Charles viii d’entreprendre aucune diminution. Si Louis xii procura quelques soulagemens à cet égard, François Ier ne les laissa pas subsister ; il y joignit même une autre taxe qu’on nomma la grande crue, pour la solde de 50,000 hommes, qui furent appelés légionnaires, à l’imitation des légions romaines.

Nous ne nous proposons pas de retracer ici l’histoire de la taille ; mais on nous saura gré sans doute d’avoir rappelé son origine. Nous allons expliquer maintenant comment elle se levait en France dans les dernières années qui ont précédé la révolution.

Tous les ans, vers le mois de février, on arrêtait dans le conseil un état ou brevet des sommes à imposer pour l’année suivante.

Cet état contenait le détail de ce que chaque généralité devait supporter. On en envoyait une copie à l’intendant et l’autre aux officiers du bureau des finances, afin qu’ils donnassent leur avis sur la répartition de la somme totale entre chacune des élections dont la généralité se composait. D’après leur avis, on expédiait les lettres-patentes pour ordonner la levée de l’impôt. Ces commissions étaient adressées aux intendans, aux trésoriers de France, et aux élus dans chaque élection. Les intendans s’occupaient ensuite de ce qu’on appelait le département, qui consistait à établir la répartition entre les paroisses de chaque élection. Ce travail se faisait de concert avec les officiers de ces tribunaux ; on y formait des tableaux exacts et détaillés de tout ce qui avait rapport aux paroisses d’une même élection. Ils étaient lus en plein département, et après la répartition de la taille, ils étaient signés par l’intendant, le trésorier de France, commissaire pour la taille, les officiers des élections, les subdélégués, les receveurs de tailles, et enfin de tous ceux qui assistaient au département. On expédiait ensuite des mandemens pour chaque paroisse. Le greffier de chaque élection remettait le mandement au receveur des tailles, et celui ci le faisait passer aux collecteurs qui en donnaient un reçu.

Ainsi que nous l’avons dit plus haut, la fonction d’asseoir la taille n’était pas jointe primitivement à celle de la recueillir. Les asséeurs étaient des prud’hommes bons et loyaux, choisis par les communautés[5]. Plus tard, une loi[6] réunit le droit de faire l’assiette, à la charge de faire la collecte. Elle produisit des inconvéniens plus nombreux et plus graves que ceux qu’elle était destinée à réprimer. Il fallut ensuite multiplier les réglemens, et les réglemens ne purent pas vaincre tous les abus.

Les lois postérieures[7] ordonnèrent que la collecte serait faite à tour de rôle, et qu’il serait dressé, dans toutes les paroisses, des tableaux pour y inscrire les noms des habitans, et fixer le rang auquel chacun deviendrait collecteur.

Ces réglemens sages, quant à la collecte, pour en distribuer la charge avec égalité, aggravèrent les premiers inconvéniens, quant à l’assiette, en appelant confusément à cette fonction délicate, d’après la révolution du tableau, les hommes peu habiles ou peu scrupuleux, tout aussi bien que les citoyens honnêtes et éclairés.

Dans beaucoup de lieux, les ordonnances autorisaient les collecteurs à établir la répartition, à leurs âmes et consciences, suivant l’opinion qu’ils avaient des facultés de chaque contribuable. Cette liberté, nécessaire pour faire justice, devenait, entre des mains corrompues, la verge de l’oppression. Elle produisait d’ailleurs l’instabilité perpétuelle des cotes, variables sans cesse au gré des préjugés des asséeurs.

Il n’y avait exception à ces changemens arbitraires des cotes que dans les cas suivans, où ils produisaient ce qu’on appelait abus de rôle.

1o Si les collecteurs s’imposaient au-dessous de leur taxe de l’année précédente, à moins qu’ils n’eussent éprouvé des pertes, et fait juger par les élus que le rabais leur était dû[8].

2o S’ils diminuaient la taxe de leurs pères, frères, oncles et cousins-germains[9].

3o S’ils augmentaient la taxe des collecteurs de l’année précédente, sans un accroissement survenu à la fortune de ces derniers[10].

4o S’ils augmentaient la taxe de ceux qui avaient fait signifier la déclaration de transférer leur domicile[11].

Les collecteurs, qui seuls faisaient les rôles dans les paroisses, n’avaient le plus souvent ni les lumières, ni la volonté nécessaires pour bien opérer. Le taux auquel ils imposaient les contribuables n’était fondé sur aucun principe ni sur aucune proportion ; leur opération ne renfermait aucun détail ni motif. Les édits leur enjoignaient, à la vérité, d’insérer dans leurs rôles, à chaque cote, la condition du cotisé, ses biens et exploitations, tant en propre qu’à loyer, le tout par article séparé, afin qu’on pût reconnaître si sa cote particulière était bien assise, et si celles de chaque rôle étaient en proportion entre elles.

Quand il arrivait que le collecteur était riche, il payait souvent un étranger. Cet aide ordinairement était un huissier. Il lui confiait sa mission, ses intentions ; le contribuable aisé connaissait bientôt le véritable répartiteur ; à l’aide de soins, de présens, on parvenait à se faire dégrever, et le rôle était porté au vérificateur, qui le rendait exécutoire. Le collecteur, muni de son rôle, apprenait bientôt la fraude et l’erreur ; mais il ne pouvait les rectifier. Il lui aurait fallu user de délais, présenter des requêtes, et chaque faute involontaire lui aurait coûté des frais considérables. Il arrivait encore que les habitans riches des paroisses se cotisaient entre eux, s’arrangeaient pour passer collecteurs tour à tour, et se promettaient mutuellement de s’épargner dans la répartition de l’impôt.

L’étendue et la qualité des terres qu’un cultivateur exploitait, ne fixait pas toujours sa contribution ; la présomption de son aisance mobilière et de ses produits industriels pouvait faire augmenter sa cote. Le recours aux tribunaux était illusoire, parce que les juges n’avaient aucune règle certaine pour vérifier les motifs de l’imposition, attendu que les experts qu’ils employaient n’en avaient pas davantage pour diriger leurs estimations, et que le gain de ces procès minutieux était détruit par les frais de la procédure. Ainsi l’homme sage restait victime de l’erreur ou de l’injustice, il voyait bien qu’il ne gagnerait rien à plaider. L’homme plus susceptible plaidait par aigreur, mais il négligeait ses champs et ses affaires pour suivre le procès auquel son ressentiment seul l’intéressait ; s’il le gagnait, il n’en retirait aucun profit réel, et il restait mal aisé s’il le perdait. Cet événement d’une année pouvait se renouveler les années suivantes ; celui qui en avait été toujours exempt pouvait l’éprouver à chaque assiette nouvelle, et cet arbitraire tenait dans une anxiété cruelle la plupart des contribuables qui n’avaient ni temps ni argent à perdre pour demander justice.

La principale source de cet état de choses venait de ce que la taille pouvait être imposée sur les valeurs mobilières et sur les facultés de l’industrie. C’est par là que l’administrateur manquait de règle de proportion, pour distribuer l’impôt entre les communautés ; l’asséeur, pour le répartir entre les individus, et le juge pour vérifier les plaintes qui lui étaient portées sur l’injustice des cotes.

Il s’était en outre introduit de notables abus dans quelques localités, et principalement en Normandie. On y distinguait une taille qu’on appelait taille de propriété, et qui avait pour objet le revenu que les propriétaires tiraient en loyer des biens qu’ils avaient affermés. Cette taxe était injuste, puisque le propriétaire payait réellement par son fermier la taille de la ferme qu’il louait. Il n’y a pas de fermier qui ne calcule, en déduction du prix qu’il offre, la somme à laquelle il sera imposé. C’était donc un double emploi d’imposer le propriétaire pour le fermage, quand il avait déjà payé pour l’exploitation.

On se tromperait toutefois si de tout ce que nous venons de dire, on tirait la conséquence que le mode de répartition était uniforme. En quelques lieux, l’action des collecteurs se trouvait moins facultative ; nous allons donner une idée approximative des variations les plus remarquables.

En Champagne, on avait établi un tarif suivant lequel étaient réparties les impositions de chaque paroisse. La valeur des biens-fonds de la généralité avait été constatée par des déclarations des propositions relatives à la quantité et à la qualité des terrains qu’ils possédaient. Ces déclarations avaient ensuite été contredites par les autres propriétaires, et vérifiées avec eux contradictoirement par la représentation, soit des baux à ferme, soit des contrats d’acquisition. On avait de plus dressé une instruction ou préambule de rôle, qui déterminait la proportion dans laquelle devaient être imposées les différentes natures de biens. On avait de plus établi des règles pour imposer l’industrie. Après ces mesures prises, des commissaires furent chargés de présider à la confection des rôles dans les paroisses où ils ne faisaient qu’appliquer les principes généraux aux mesures particulières. Lorsqu’il survenait une opposition elle était communiquée au procureur du roi, qui se faisait remettre par le commissaire chargé de la confection du rôle, une copie détaillée de la cote de l’opposant.

En Limousin, au contraire, on avait suivi pour la taille une marche qui n’était pas uniforme pour toute la province. Dans une partie, les biens-fonds avaient été arpentés et estimés par des experts. Les paroisses ainsi vérifiées se nommaient paroisses abonnées. Dans d’autres parties, on s’était contenté des déclarations des habitans contredites et vérifiées comme dans la Champagne, et on avait nommé ces paroisses paroisses tarifées. Cette nuance obligeait à faire deux instructions ou préambules de rôle dont les dispositions variaient suivant ce qu’exigeaient les deux formes.

La base des impositions roturières, en Lorraine, avait été un des ouvrages du duc Léopold. Les annales du temps attestent qu’il s’y était dévoué lui-même pendant près de deux années avec une constance et des soins journaliers qui suffiraient pour faire la réputation d’un ministre.

Des commissaires envoyés sur les lieux, dans toutes les parties de la province, avaient étudié et décrit l’étendue, la nature du sol, la facilité, le nombre des débouchés, les qualités physiques et morales des habitans, leurs rapports entre eux, avec leurs seigneurs, avec leurs cantons, avec la province entière. La valeur absolue de chaque communauté ainsi analysée, on avait constaté sa valeur relative ; les charges et les ressources d’un canton avaient ensuite été comparés aux charges et aux ressources des autres, et on avait pris en considération les différences qui devaient naturellement exister entre le pays de montagne, la plaine et le vignoble. Tout cela était devenu l’objet d’un travail réglé, approfondi. Ainsi le prince, dans le secret de son cabinet, seul avec ses commissaires, qu’il entendait séparément, ou qu’il réunissait quelquefois pour s’éclairer par la contradiction, apprenait à connaître chaque partie de ses états, chaque communauté, chaque individu.

Le raisonnement fondamental sur lequel la charge des impositions avait été répartie entre les deux duchés qui composaient la Lorraine, puis dans chaque duché entre les communautés était celle-ci :

Il faut dans telle communauté, pour une charrue attelée de six chevaux, telle quantité de terres, plus ou moins grande, suivant sa force et sa nature ; il faut pour l’exploitation de cette charrue, telle quantité de prés, plus ou moins étendue, suivant sa qualité. On appelait charrue cette quantité de terres et de prés. Ce régime en avait remplacé un autre qui évaluait les communautés par le nombre de leurs maisons.

Autant on avait trouvé de fois la quantité de terres et de prés pour occuper une charrue, autant on avait compté de charrues. On estimait que le terrain nécessaire pour l’exploitation d’une charrue pouvait payer depuis 30 jusqu’à 40 livres d’impositions, et c’est ce qu’on appelait le pied certain.

Venant ensuite aux facultés industrielles, on considérait que l’exploitation d’une charrue pouvait occuper de quatre à cinq manœuvres ou artisans, et le pied certain pour le manœuvre était de sept à dix livres.

La fixation comme la forme demeurèrent invariables sous le duc Léopold et sous le duc François, son successeur ; lorsque plus tard les besoins de l’état motivèrent des impositions accessoires, elles furent réparties au marc la livre de l’imposition primitive.

La répartition individuelle confiée à des asséeurs nommés par la communauté prenait en considération les facultés respectives. Souvent un laboureur qui n’avait qu’une charrue, payait plus pour cette charrue qu’il n’était porté pour la taxe commune. Souvent un manœuvre payait moins que le quart de ce qui était taxé pour une charrue. La nature, l’étendue des propriétés particulières ; le nombre des enfans, l’âge, l’état de santé et de maladie, les successions, les accidens, tout cela influait sur la détermination des asséeurs.

Dans la généralité de Lyon, on avait établi des cotes d’offices, ainsi appelées parce qu’elles n’étaient pas faites par les consuls, mais par le commissaire départi et les officiers des élections. Dans le principe, ces cotes n’étaient que le privilége accordé à un propriétaire taillable de porter au receveur de la province la contribution qu’il aurait dû payer au collecteur de la paroisse où ses biens étaient situés.

Aux termes du brevet de la taille, les fermiers des biens ecclésiastiques devaient être imposés à dix-huit deniers pour livre du prix de leur bail, et ceux des biens laïcs à deux sous ; ce qui, avec les accessoires, portait l’imposition à plus de moitié du prix total de la ferme pour les biens taillables, et à plus du quart pour ceux des privilégiés.

Ainsi, par exemple, un propriétaire taillable donnait son domaine à ferme au prix de 300 fr. Ce domaine était imposé avec justice, à 60 fr. de taille ; mais au moment où le bail était connu, la cote variait et on en formait deux, celle du fermier qu’on portait au moins à 60 fr. et celle du propriétaire qui restait la même ; cependant le bail n’avait rien changé à la valeur réelle et comparative de ces domaines.

Il résultait de là qu’aucun propriétaire taillable ne pouvait avoir d’intérêt à donner ses biens à ferme, parce que le produit net d’une ferme ainsi surchargée d’impôts ne devait jamais remplacer les fruits qu’il recueillait en la cultivant lui-même.

La certitude que leurs fermiers seraient peu ménagés dans la répartition de la taille, détournait aussi les nobles et les ecclésiastiques de donner leurs biens à ferme, parce que le fermier, qui faisait son calcul, réduisait toujours son offre en conséquence de l’imposition qu’il prévoyait[12].

En un mot, les surcharges sur les baux à ferme en diminuaient le nombre, ce qui portait un vrai préjudice même aux taillables ; car cette diminution les privait du soulagement que les fermes des nobles et des privilégiés leur auraient procuré, si elles s’étaient multipliées.

La généralité d’Auch présentait une circonstance assez remarquable. Lorsqu’une route avait été déterminée, on traversait indistinctement les possessions des particuliers, parce que l’on regardait ceux qui se trouvaient sur la ligne des chemins comme obligés aux sacrifices qu’exigeait le bien public. Aussi le projet d’une route était redouté par la plupart des propriétaires, qui craignaient de voir ainsi envahir une partie de leur patrimoine, ou de le voir dégrader par la recherche des matériaux nécessaires à la construction ; mais, ce que l’on aura de la peine à concevoir, ils étaient en outre obligés de payer les impositions de ce même terrain dont ils se voyaient dépouillés sans la moindre formalité.

Dans la généralité de Paris, le Roi avait donné, en 1776, une déclaration qui confiait au commissaire des impositions le droit de se transporter dans les paroisses pour y recevoir, en présence de toute la communauté assemblée, les déclarations de chaque habitant sur les différens objets qui pouvaient être sujets à l’imposition, et pour les soumettre à la contradiction des autres taillables. Elle donnait la prépondérance à l’assertion publique sur l’assertion particulière. Cette prépondérance n’avait d’autre effet que d’accoutumer les individus à se munir de pièces qui pussent faire tomber l’assertion injuste de la communauté, et provoquer des arpentages qui assurassent légalement et géométriquement les opérations des commissaires, et qui fissent parvenir peu à peu un cadastre général. On considérait cette contradiction générale seule comme suffisante pour donner la connaissance la plus complète des objets imposables ; mais, dans la crainte qu’une inactivité complaisante, que l’indifférence pour ses propres intérêts, ou des associations de fraude, pussent laisser encore des ressources à la mauvaise foi, la déclaration de 1776 et autorisait des arpentages généraux qui devaient la détruire jusque dans ses retranchemens les plus obscurs.

Des personnes étrangères au pays avaient été chargées de faire une estimation, afin qu’aucun intérêt personnel n’influât sur leurs opinions. Mais on communiquait ces fixations proposées d’abord par des étrangers aux subdélégués et receveurs des tailles, qui, par leurs connaissances de la localité, perfectionnaient ce premier travail. On l’avait fait ensuite reviser de nouveau par les officiers de l’élection. Ce ne fut que lorsqu’il eut acquis cette double rectification qu’on le communiqua au peuple lui-même.

En Normandie, les lois concernant le privilége de la noblesse et de tous ceux qui avaient droit de jouir des prérogatives des nobles, laissaient une grande incertitude dans les principes. La variation de la jurisprudence sur cette matière produisait une variation continuelle dans l’application des réglemens de 1634 et 1664. Ces lois avaient fixé à l’exploitation de trois charrues, prés et bois à proportion, le privilége des gentilshommes. Quelques nobles prétendirent qu’ils pouvaient faire valoir l’exploitation de trois charrues, et en outre les prés et les bois à proportion de cette exploitation. D’autres soutinrent qu’un gentilhomme avait le privilége de faire valoir tous ses bois et prés, outre et par-dessus l’exploitation des trois charrues ; de telle manière que cette espèce de biens était affranchie de toute imposition de taille, en quelques lieux de la province que ces bois et prés fussent situés, et à quelques sommes que leur produit pût s’élever annuellement.

Dans le tiers-état, au contraire, on prétendait que cette proportion de prés et de bois entrait dans la limitation du privilége de trois charrues ; en sorte qu’en évaluant à trois mille livres l’exploitation de trois charrues, il fallait estimer et cumuler le produit des terres labourables, prés et bois, pour savoir s’il excéderait ou non cette somme, afin d’imposer le gentilhomme sur l’excédant.

L’art. xxi du réglement de 1675 semblait avoir fixé invariablement l’étendue de ce privilége à une seule ferme, dans une même paroisse, jusqu’à la valeur de trois charrues au plus, de terres labourables, prés et bois à proportion.

Mais on se demanda de nouveau ce qu’on devait entendre par les trois charrues dont elle parlait. Était-ce l’étendue du terrain que trois charrues peuvent labourer, sans considérer la bonne ou mauvaise qualité du terrain ? Était-ce le revenu de ces trois charrues ? et ce revenu était-il appréciable en argent ?

La jurisprudence de la cour des aides de Rouen voulant trancher la difficulté, avait apprécié à 3,000 livres le revenu net de ces trois charrues ; mais aucune loi positive n’avait adopté cette fixation. Elle avait même paru insuffisante dans le cas où le gentilhomme ne faisant valoir qu’une quantité d’acres de prés ou de bois taillis, égale à celle que pouvaient exploiter trois charrues, se prétendait néanmoins exempt de taille, quoique la valeur de ces prés et bois fût bien supérieure à celle de la même quantité de terres labourables. Cette distinction, adoptée par un arrêt de cette cour, du 20 janvier 1767, avait détruit son ancienne jurisprudence sur la fixation du privilége à 3,000 liv., et donné lieu à de nouvelles distinctions et à de nouveaux procès.

Un autre arrêt du 6 août 1782 avait encore étendu ce privilége, en permettant à un gentilhomme de faire valoir des bois taillis, indépendamment d’une ferme, pour laquelle il jouissait déjà de l’exemption de la taille.

L’édit de juillet 1766, rendu en faveur des nobles et privilégiés, ne fixa point les principes de la matière ; on conclut au contraire de son enregistrement, tant à la cour des aides de Paris qu’en celle de Rouen, qu’ils pouvaient faire valoir en exemption de taille, leurs bois taillis divisés en coupes réglées.

Les gentilshommes, les privilégiés et les taillables, trompés alternativement par de pareils jugemens, n’avaient aucune règle sûre pour défendre et faire valoir leurs droits respectifs ; de là des procès interminables et dispendieux, aussi préjudiciables aux intérêts du gentilhomme qu’à celui des paroisses, parce que toute incertitude en pareille matière est le germe le plus fécond de toute espèce de vexations.

Tel était l’état de la France par rapport aux impositions. Toutes les contributions étaient assises sur des bases défectueuses ou arbitraires qui exposaient les peuples à l’influence des passions et des erreurs. La balance de la justice se mouvait au hasard sans règle et sans principe ; elle pesait inégalement sur les contribuables : cette inégalité appelait les contraintes, et faisait du recouvrement des impôts un acte de désolation. La plupart des habitans de la campagne étaient dans la détresse ; si quelques-uns d’entre eux possédaient un patrimoine honnête, ils redoutaient l’usage de leur fortune, et n’osaient se permettre la jouissance des commodités qu’elle leur présentait, parce que l’expérience leur avait appris qu’une aisance extérieure devenait un prétexte de surcharge et d’augmentation.

De nos jours, une justice éclairée et sévère préside à la répartition de l’impôt ; le peuple jouit des soulagemens que notre forme de gouvernement lui a valus ; et, malgré ses besoins, il se croit heureux, parce qu’il sait que les trois pouvoirs de l’état ont un égal intérêt à la prospérité du pays.

S…


  1. Quelques personnes prétendent que le mot taille vient des tailles ou morceaux de bois dont les collecteurs se servaient pour marquer les sommes qu’ils avaient reçues.
  2. Ordonnance de 1274.
  3. Lettres du 22 avril 1325.
  4. Édit de 1448.
  5. Ordonnance de Louis ix en 1270.
  6. Édit de 1600.
  7. Édit de 1634. Déclaration du 1 août 1716.
  8. États de 1600 et de 1634.
  9. Réponses du roi aux remontrances sur l’édit de 1680.
  10. Édit de 1673.
  11. Même édit.
  12. Rapport du bureau de l’impôt fait à l’assemblée provinciale à Lyon, en 1778