De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leur rapports avec la civilisation européenne/2

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CHAPITRE II

Du caractère des nations modernes
relativement à la guerre


Les peuples guerriers de l’antiquité devoient pour la plupart à leur situation leur esprit belliqueux. Divisés en petites peuplades, ils se disputoient à main armée un territoire resserré. Poussés par la nécessité les uns contre les autres, ils se combattoient ou se menaçoient sans cesse. Ceux qui ne vouloient pas être conquérans ne pouvoient néanmoins déposer le glaive sous peine d’être conquis. Tous achetaient leur sûreté, leur indépendance, leur existence entière au prix de la guerre.

Le monde de nos jours est précisément, sous ce rapport, l’opposé du monde ancien.

Tandis que chaque peuple, autrefois, formoit une famille isolée, ennemie née des autres familles, une masse d’hommes existe maintenant, sous différens noms et sous divers modes d’organisation sociale, mais homogène par sa nature. Elle est assez forte pour n’avoir rien à craindre des hordes encore barbares. Elle est assez civilisée pour que la guerre lui soit à charge. Sa tendance uniforme est vers la paix. La tradition belliqueuse, héritage de temps reculés, et surtout les erreurs des gouvernemens, retardent les effets de cette tendance ; mais elle fait chaque jour un progrès de plus. Les chefs des peuples lui rendent hommage ; car ils évitent d’avouer ouvertement l’amour des conquêtes, ou l’espoir d’une gloire acquise uniquement par les armes. Le fils de Philippe n’oseroit plus proposer à ses sujets l’envahissement de l’univers ; et le discours de Pyrrhus à Cynéas sembleroit aujourd’hui le comble de l’insolence ou de la folie.

Un gouvernement qui parleroit de la gloire militaire, comme but, méconnoîtroit ou mépriseroit l’esprit des nations et celui de l’époque. Il se tromperoit d’un millier d’années ; et lors même qu’il réussiroit d’abord, il seroit curieux de voir qui gagneroit cette étrange gageure, de notre siècle ou de ce gouvernement.

Nous sommes arrivés à l’époque du commerce, époque qui doit nécessairement remplacer celle de la guerre, comme celle de la guerre a dû nécessairement la précéder.

La guerre et le commerce ne sont que deux moyens différens d’arriver au même but, celui de posséder ce que l’on désire. Le commerce n’est autre chose qu’un hommage rendu à la force du possesseur par l’aspirant à la possession. C’est une tentative pour obtenir de gré à gré ce qu’on n’espère plus conquérir par la violence. Un homme qui seroit toujours le plus fort n’auroit jamais l’idée du commerce. C’est l’expérience qui, en lui prouvant que la guerre, c’est-à-dire l’emploi de sa force contre la force d’autrui, est exposée à diverses résistances et à divers échecs, le porte à recourir au commerce, c’est-à-dire, à un moyen plus doux et plus sûr d’engager l’intérêt des autres à consentir à ce qui convient à son intérêt.

La guerre est donc antérieure au commerce. L’une est l’impulsion sauvage, l’autre le calcul civilisé. Il est clair que plus la tendance commerciale domine, plus la tendance guerrière doit s’affoiblir.

Le but unique des nations modernes, c’est le repos, avec le repos l’aisance, et comme source de l’aisance, l’industrie. La guerre est chaque jour un moyen plus inefficace d’atteindre ce but. Ses chances n’offrent plus ni aux individus ni aux nations des bénéfices qui égalent les résultats du travail paisible, et des échanges réguliers. Chez les anciens, une guerre heureuse ajoutoit, en esclaves, en tributs, en terres partagées, à la richesse publique et particulière. Chez les modernes, une guerre heureuse coûte infailliblement plus qu’elle ne rapporte.

La République romaine, sans commerce, sans lettres, sans arts, n’ayant pour occupation intérieure que l’agriculture, restreinte à un sol trop peu étendu pour ses habitants, entourée de peuples barbares, et toujours menacée ou menaçante, suivoit sa destinée en se livrant à des entreprises militaires non interrompues. Un gouvernement qui, de nos jours, voudroit imiter la république romaine, auroit ceci de différent, qu’agissant en opposition avec son peuple, il rendroit ses instrusments tout aussi malheureux que ses victimes ; un peuple ainsi gouverné seroit la République romaine, moins la liberté, moins le mouvement national, qui facilite tous les sacrifices, moins l’espoir qu’avoit chaque individu du partage des terres, moins en un mot, toutes les circonstances qui embellissoient aux yeux des Romains ce genre de vie hasardeux et agité.

Le commerce a modifié jusqu’à la nature de la guerre. Les nations mercantiles étoient autrefois toujours subjuguées par les peuples guerriers. Elles leur résistent aujourd’hui avec avantage. Elles ont des auxiliaires au sein de ces peuples mêmes. Les ramifications infinies et compliquées du commerce ont placé l’intérêt des sociétés hors des limites de leur territoire : et l’esprit du siècle l’emporte sur l’esprit étroit et hostile qu’on voudroit parer du nom de patriotisme.

Carthage, luttant avec Rome dans l’antiquité, devoit succomber : elle avoit contre elle la force des choses. Mais si la lutte s’établissoit maintenant entre Rome et Carthage, Carthage auroit pour elle les voeux de l’univers. Elle auroit pour alliés les moeurs actuelles et le génie du monde.

La situation des peuples modernes les empêche donc d’être belliqueux par caractère : et des raisons de détail, mais toujours tirées des progrès de l’espèce humaine, et par conséquent de la différence des époques, viennent se joindre aux causes générales.

La nouvelle manière de combattre, le changement des armes, l’artillerie, ont dépouillé la vie militaire de ce qu’elle avoit de plus attrayant. Il n’y a plus de lutte contre le péril ; il n’y a que de la fatalité. Le courage doit s’empreindre de résignation ou se composer d’insouciance. On ne goûte plus cette jouissance de volonté, d’action, de développement des forces physiques et des facultés morales, qui faisoit aimer aux héros anciens, aux chevaliers du moyen âge, les combats corps à corps.

La guerre a donc perdu son charme, comme son utilité. L’homme n’est plus entraîné à s’y livrer, ni par intérêt, ni par passion.