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De l’esprit des lois (éd. Nourse)/Livre 15

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De l’esprit des lois (éd. Nourse)
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Nourse (tome 1p. 300-321).


LIVRE XV.

Comment les loix de l’esclavage civil ont du rapport avec la nature du climat.


CHAPITRE PREMIER.

De l’esclavage civil.


L’ESCLAVAGE proprement dit est l’établissement d’un droit qui rend un homme tellement propre à un autre homme, qu’il est le maître absolu de sa vie & de ses biens. Il n’est pas bon par sa nature : il n’est utile ni au maître, ni à l’esclave : à celui-ci, parce qu’il ne peut rien faire par vertu ; à celui-là, parce qu’il contracte avec ses esclaves toutes sortes de mauvaises habitudes, qu’il s’accoutume insensiblement à manquer à toutes les vertus morales, qu’il devient fier, prompt, dur, colere, voluptueux, cruel.

Dans les pays despotiques, où l’on est déja sous l’esclavage politique, l’esclavage civil est plus tolérable qu’ailleurs. Chacun y doit être assez content d’y avoir sa subsistance & la vie. Ainsi, la condition de l’esclave n’y est gueres plus à charge que la condition du sujet.

Mais, dans le gouvernement monarchique, où il est : souverainement important de ne point abbattre ou avilir la nature humaine, il ne faut point d’esclaves. Dans la démocratie où tout le monde est égal, & dans l’aristocratie où les loix doivent faire leurs efforts pour que tout le monde soit aussi égal que la nature du gouvernement peut le permettre, des esclaves sont contre l’esprit de la constitution ; ils ne servent qu’à donner aux citoyens une puissance & un luxe qu’ils ne doivent point avoir.


CHAPITRE II.

Origine du droit de l’esclavage, chez les jurisconsultes Romains.


ON ne croiroit jamais que c’eût été la pitié qui eût établi l’esclavage ; & que, pour cela, elle s’y fût prise de trois manieres[1].

Le droit des gens a voulu que les prisonniers fussent esclaves, pour qu’on ne les tuât pas. Le droit civil des Romains permit à des débiteurs, que leurs créanciers pouvoient maltraiter, de se vendre eux-mêmes : & le droit naturel a voulu que des enfans, qu’un pere esclave ne pouvoit plus nourrir, fussent dans l’esclavage comme leur pere.

Ces raisons des jurisconsultes ne sont point sensées. Il est faux qu’il soit permis de tuer dans la guerre, autrement que dans le cas de nécessité : mais, dès qu’un homme en a fait un autre esclave, on ne peut pas dire qu’il ait été dans la nécessité de le tuer, puisqu’il ne l’a pas fait. Tout le droit que la guerre peut donner sur les captifs, est de s’assurer tellement de leur personne, qu’ils ne puissent plus nuire. Les homicides faits de sang-froid par les soldats, & après la chaleur de l’action, sont rejettés de toutes les nations[2] du monde.

2°. Il n’est pas vrai qu’un homme libre puisse se vendre. La vente suppose un prix : l’esclave se vendant, tous ses biens entreroient dans la propriété du maître, le maître ne donneroit donc rien, & l’esclave ne recevroit rien. Il auroit un pécule, dira-t-on : mais le pécule est accessoire à la personne. S’il n’est pas permis de se tuer, parce qu’on se dérobe à sa patrie, il n’est pas plus permis de se vendre. La liberté de chaque citoyen est une partie de la liberté publique. Cette qualité, dans l’état populaire, est même une partie de la souveraineté. Vendre la qualité de citoyen est un[3] acte d’une extravagance, qu’on ne peut pas la supposer dans un homme. Si la liberté a un prix pour celui qui l’achete, elle est sans prix pour celui qui la vend. La loi civile, qui a permis aux hommes le partage des biens, n’a pu mettre au nombre des biens une partie des hommes qui devoient faire ce partage. La loi civile, qui restitue sur les contrats qui contiennent quelque lésion, ne peut s’empêcher de restituer contre un accord qui contient la lésion la plus énorme de toutes.

La troisieme maniere, c’est la naissance. Celle-ci tombe avec les deux autres. Car, si un homme n’a pu se vendre, encore moins a-t-il pu vendre son fils qui n’étoit pas né : si un prisonnier de guerre ne peut être réduit en servitude, encore moins ses enfans.

Ce qui fait que la mort d’un criminel est une chose licite, c’est que la loi qui le punit a été faite en sa faveur. Un meurtrier, par exemple, a joui de la loi qui le condamne ; elle lui a conservé la vie à tous les instans : il ne peut donc pas réclamer contre elle. Il n’en est pas de même de l’esclave : la loi de l’esclavage n’a jamais pu lui être utile ; elle est, dans tous les cas, contre lui, sans jamais être pour lui ; ce qui est contraire au principe fondamental de toutes les sociétés.

On dira qu’elle a pu lui être utile, parce que le maître lui a donné la nourriture. Il faudroit donc réduire l’esclavage aux personnes incapables de gagner leur vie. Mais on ne veut pas de ces esclaves-là. Quant aux enfans, la nature, qui a donné du lait aux meres, a pourvu à leur nourriture ; & le reste de leur enfance est si près de l’âge où est en eux la plus grande capacité de se rendre utiles, qu’on ne pourroit pas dire que celui qui les nourriroit pour être leur maître, donnât rien.

L’esclavage est d’ailleurs aussi opposé au droit civil qu’au droit naturel. Quelle loi civile pourroit empêcher un esclave de fuir, lui qui n’est point dans la société, & que par conséquent aucunes loix civiles ne concernent ? Il ne peut être retenu que par une loi de famille ; c’est-à-dire, par la loi du maître.


CHAPITRE III.

Autre origine du droit de l’esclavage.


J’AIMEROIS autant dire que le droit de l’esclavage vient du mépris qu’une nation conçoit pour une autre, fondé sur la différence des coutumes.

Lopès de Gama[4] dit, "que les Espagnols trouverent, près de sainte Marthe, des paniers où les habitans avoient des denrées ; c’étoient des cancres, des limaçons, des cigales, des sauterelles. Les vainqueurs en firent un crime aux vaincus." L’auteur avoue que c’est là-dessus qu’on fonda le droit qui rendoit les Américains esclaves des Espagnols ; outre qu’ils fumoient du tabac, & qu’ils ne se faisoient pas la barbe à l’Espagnole.

Les connoissances rendent les hommes doux ; la raison porte à l’humanité : il n’y a que les préjugés qui y fassent renoncer.


CHAPITRE IV.

Autre origine du droit de l’esclavage.


J’AIMEROIS autant dire que la religion donne à ceux qui la professent un droit de réduire en servitude ceux qui ne la professent pas, pour travailler plus aisément à sa propagation. Ce fut cette maniere de penser qui encouragea les destructeurs de l’Amérique dans les crimes[5]. C’est sur cette idée qu’ils fonderent le droit de rendre tant de peuples esclaves ; car ces brigands, qui vouloient absolument être brigands & chrétiens, étoient très-dévots.

Louis XIII[6] se fit une peine extrême de la loi qui rendoit esclaves les negres de ses colonies : mais, quand on lui eut bien mis dans l’esprit que c’étoit la voie la plus sûre pour les convertir, il y consentit.


CHAPITRE V.

De l’esclavage des negres.


SI j’avois à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les negres esclaves, voici ce que je dirois.

Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres.

Le sucre seroit trop cher, si l’on ne faisoit travailler la plante qui le produit par des esclaves.

Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête ; & ils ont le nez si écrasé, qu’il est presque, impossible de les plaindre.

On ne peut se mettre dans l’esprit que dieu, qui est un être très-sage, ait mis une ame, sur-tout une ame bonne, dans un corps tout noir.

Il est si naturel de penser que c’est la couleur qui constitue l’essence de l’humanité, que les peuples d’Asie, qui font des eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu’ils ont avec nous d’une façon plus marquée.

On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Egyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étoient d’une si grande conséquence, qu’ils faisoient mourir tous les hommes roux qui leur tomboient entre les mains.

Une preuve que les negres n’ont pas le sens commun, c’est qu’ils font plus de cas d’un collier de verre, que de l’or, qui, chez des nations policées, est d’une si grande conséquence.

Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commenceroit à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.

De petits esprits exagerent trop l’injustice que l’on fait aux Africains. Car, si elle étoit telle qu’ils le disent, ne seroit-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde & de la pitié ?


CHAPITRE VI.

Véritable origine du droit de l’esclavage.


IL est temps de chercher la vraie origine du droit de l’esclavage. Il doit être fondé sur la nature des choses : voyons s’il y a des cas où il en dérive.

Dans tout gouvernement despotique, on a une grande facilité à se vendre : l’esclavage politique y anéantit, en quelque façon, la liberté civile.

M. Perry[7] dit que les Moscovites se vendent très-aisément : j’en sçais bien la raison ; c’est que leur liberté ne vaut rien.

A Achim, tout le monde cherche à se vendre. Quelques-uns des principaux seigneurs[8] n’ont pas moins de mille esclaves, qui sont des principaux marchands, qui ont aussi beaucoup d’esclaves sous eux ; & ceux-ci beaucoup d’autres : on en hérite, & on les fait trafiquer. Dans ces états, les hommes libres, trop foibles contre le gouvernement, cherchent à devenir les esclaves de ceux qui tyrannisent le gouvernement.

C’est là l’origine juste, & conforme à la raison, de ce droit d’esclavage très-doux que l’on trouve dans quelques pays : & il doit être doux, parce qu’il est fondé sur le choix libre qu’un homme, pour son utilité, se fait d’un maître ; ce qui forme une convention réciproque entre les deux parties.


CHAPITRE VII.

Autre origine du droit de l’esclavage.


VOICI une autre origine du droit de l’esclavage, & même de cet esclavage cruel que l’on voit parmi les hommes.

Il y a des pays où la chaleur énerve le corps, & affoiblit si fort le courage, que les hommes ne sont portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment : l’esclavage y choque donc moins la raison ; & le maître y étant aussi lâche à l’égard de son prince, que son esclave l’est à son égard, l’esclavage civil y est encore accompagné de l’esclavage politique.

Aristote[9] veut dire qu’il y a des esclaves par nature ; & ce qu’il dit ne le prouve gueres. Je crois que, s’il y en a de tels, ce sont ceux dont je viens de parler. Mais, comme tous les hommes naissent égaux, il faut dire que l’esclavage est contre la nature, quoique, dans certains pays, il soit fondé sur une raison naturelle ; & il faut bien distinguer ces pays d’avec ceux où les raisons naturelles mêmes le rejettent, comme les pays d’Europe où il a été si heureusement aboli.

Plutarque nous dit, dans la vie de Numa, que, du temps de Saturne, il n’y avoit ni maître, ni esclave. Dans nos climats, le christianisme a ramené cet âge.


CHAPITRE VIII.

Inutilité de l’esclavage parmi nous.


IL faut donc borner la servitude naturelle à de certains pays particuliers de la terre. Dans tous les autres, il me semble que, quelque pénibles que soient les travaux que la société y exige, on peut tout faire avec des hommes libres.

Ce qui me fait penser ainsi, c’est qu’avant que le christianisme eût aboli en Europe la servitude civile, on regardoit les travaux des mines comme si pénibles, qu’on croyoit qu’ils ne pouvoient être faits que par des esclaves ou par des criminels. Mais on sçait qu’aujourd’hui les hommes qui y sont employés vivent heureux[10]. On a, par de petits privileges, encouragé cette profession ; on a joint, à l’augmentation du travail, celle du gain ; & on est parvenu à leur faire aimer leur condition plus que toute autre qu’ils eussent pu prendre.

Il n’y a point de travail si pénible qu’on ne puisse proportionner à la force de celui qui le fait, pourvu que ce soit la raison & non pas l’avarice qui le regle. On peut, par la commodité des machines que l’art invente ou applique, suppléer au travail forcé qu’ailleurs on fait faire aux esclaves. Les mines des Turcs, dans le bannat de Témeswar, étoient plus riches que celles de Hongrie ; & elles ne produisoient pas tant, parce qu’ils n’imaginoient jamais que les bras de leurs esclaves.

Je ne sçais si c’est l’esprit ou le cœur qui me dicte cet article-ci. Il n’y a peut-être pas de climat sur la terre où l’on ne pût engager au travail des hommes libres. Parce que les loix étoient mal faites, on a trouvé des hommes paresseux ; parce que ces hommes étoient paresseux, on les a mis dans l’esclavage.


CHAPITRE IX.

Des nations chez lesquelles la liberté civile est généralement établie.


ON entend dire, tous les jours, qu’il seroit bon que, parmi nous, il y eût des esclaves.

Mais, pour bien juger de ceci, il ne faut pas examiner s’ils seroient utiles à la petite partie riche & voluptueuse de chaque nation ; sans doute qu’ils lui seroient utiles. Mais, prenant un autre point de vue, je ne crois pas qu’aucun de ceux qui la composent voulût tirer au sort, pour sçavoir qui devroit former la partie de la nation qui seroit libre, & celle qui seroit esclave. Ceux qui parlent le plus pour l’esclavage l’auroient le plus en horreur, & les hommes les plus misérables en auroient horreur de même. Le cri pour l’esclavage est donc le cri du luxe & de la volupté, & non pas celui de l’amour de la félicité publique. Qui peut douter que chaque homme, en particulier, ne fût très-content d’être le maitre des biens, de l’honneur & de la vie des autres ; & que toutes ses passions ne se réveillassent d’abord à cette idée ? Dans ces choses, voulez-vous sçavoir si les desirs de chacun sont légitimes ? examinez les desirs de tous.


CHAPITRE X.

Diverses especes d’esclavage.


IL y a deux sortes de servitude, la réelle & la personnelle. La réelle est celle qui attache l’esclavage aux fonds de terre. C’est ainsi qu’étoient les esclaves chez les Germains, au rapport de Tacite[11]. Ils n’avoient point d’office dans la maison ; ils rendoient à leur maître une certaine quantité de bled, de bétail ou d’étoffe : l’objet de leur esclavage n’alloit pas plus loin. Cette espece de servitude est encore établie en Hongrie, en Boheme, & dans plusieurs endroits de la basse-Allemagne.

La servitude personnelle regarde le ministere de la maison, & se rapporte plus à la personne du maître.

L’abus extrême de l’esclavage est lorsqu’il est, en même-temps, personnel & réel. Telle étoit la servitude des Ilotes chez les Lacédémoniens ; ils étoient soumis à tous les travaux hors de la maison, & à toutes sortes d’insultes dans la maison : cette ilotie est contre la nature des choses. Les peuples simples n’ont qu’un esclavage réel[12], parce que leurs femmes & leurs enfans font les travaux domestiques. Les peuples voluptueux ont un esclavage personnel, parce que le luxe demande le service des esclaves dans la maison. Or l’ilotie joint, dans les mêmes personnes, l’esclavage établi chez les peuples voluptueux, & celui qui est établi chez les peuples simples.


CHAPITRE XI.

Ce que les loix doivent faire par rapport à l’esclavage.


MAIS, de quelque nature que soit l’esclavage, il faut que les loix civiles cherchent à en ôter, d’un côte les abus, & de l’autre les dangers.


CHAPITRE XII.

Abus de l’esclavage.


DANS les états mahométans[13], on est non-seulement maître de la vie & des biens des femmes esclaves, mais encore de ce qu’on appelle leur vertu ou leur honneur. C’est un des malheurs de ces pays, que la plus grande partie de la nation n’y soit faite que pour servir à la volupté de l’autre. Cette servitude est récompensée par la paresse dont on fait jouir de pareils esclaves ; ce qui est encore, pour l’état, un nouveau malheur.

C’est cette paresse qui rend les serrails d’orient[14] des lieux de délices, pour ceux mêmes contre qui ils sont faits. Des gens qui ne craignent que le travail peuvent trouver leur bonheur dans ces lieux tranquilles. Mais on voit que par-là on choque même l’esprit de l’établissement de l’esclavage.

La raison veut que le pouvoir du maître ne s’étende point au-delà des choses qui sont de son service : il faut que l’esclavage soit pour l’utilité, & non pas pour la volupté. Les loix de la pudicité sont du droit naturel, & doivent être senties par toutes les nations du monde.

Que si la loi qui conserve la pudicité des esclaves est bonne dans les états où le pouvoir sans bornes se joue de tout, combien le sera-t-elle dans les monarchies ? combien le sera-t-elle dans les états républicains ?

Il y a une disposition de la loi[15] des Lombards, qui paroît bonne pour tous les gouvernemens. "Si un maître débauche la femme de son esclave, ceux-ci seront tous deux libres" : tempérament admirable pour prévenir & arrêter, sans trop de rigueur, l’incontinence des maîtres.

Je ne vois pas que les Romains aient eu, à cet égard, une bonne police. Ils lâcherent la bride à l’incontinence des maîtres, ils priverent même, en quelque façon, leurs esclaves du droit des mariages. C’étoit la partie de la nation la plus vile : mais, quelque vile qu’elle fût, il étoit bon qu’elle eût des mœurs : &, de plus, en lui ôtant les mariages, on corrompoit ceux des citoyens.


CHAPITRE XIII.

Danger du grand nombre d’esclaves.


LE grand nombre d’esclaves a des effets différens dans les divers gouvernemens. Il n’est point à charge dans le gouvernement despotique ; l’esclavage politique, établi dans le corps de l’état, fait que l’on sent peu l’esclavage civil. Ceux que l’on appelle hommes libres ne le sont gueres plus que ceux qui n’y ont pas ce titre ; &, ceux-ci, en qualité d’eunuques, d’affranchis, ou d’esclaves, payant en main presque toutes les affaires, la condition d’un homme libre & celle d’un esclave se touchent de fort près. Il est donc presque indifférent que peu ou beaucoup de gens y vivent dans l’esclavage.

Mais, dans les états modérés, il est très-important qu’il n’y ait point trop d’esclaves. La liberté politique y rend précieuse la liberté civile ; & celui qui est privé de cette derniere est encore privé de l’autre. Il voit une société heureuse, dont il n’est pas même partie ; il trouve la sûreté établie pour les autres, & non pas pour lui ; il sent que son maître a une ame qui peut s’aggrandir, & que la sienne est contrainte de s’abbaisser sans cesse. Rien ne met plus près de la condition des bêtes, que de voir toujours des hommes libres, & de ne l’être pas. De telles gens sont des ennemis naturels de la société ; & leur nombre seroit dangereux.

Il ne faut donc pas être étonné que, dans les gouvernemens modérés, l’état ait été si troublé par la révolte des esclaves, & que cela soit arrivé si rarement[16] dans les états despotiques.


CHAPITRE XIV.

Des esclaves armés.


IL est moins dangereux, dans la monarchie, d’armer les esclaves, que dans les républiques. Là, un peuple guerrier, un corps de noblesse, contiendront assez ces esclaves armés. Dans la république, des hommes uniquement citoyens ne pourront gueres contenir des gens qui, ayant les armes à la main, se trouveront égaux, aux citoyens.

Les Goths qui conquirent l’Espagne se répandirent dans le pays, & bientôt se trouverent très-foibles. Ils firent trois réglemens considérables : ils abolirent l’ancienne coutume qui leur défendoit de[17] s’allier par mariage avec les Romains ; ils établirent que tous les affranchis[18] du fisc iroient à la guerre, sous peine d’être réduits en servitude ; ils ordonnerent que chaque Goth meneroit à la guerre & armeroit la dixieme[19] partie de ses esclaves. Ce nombre étoit peu considérable en comparaison de ceux qui restoient. De plus : ces esclaves menés à la guerre par leur maître ne faisoient pas un corps séparé ; ils étoient dans l’armée, & restoient, pour ainsi dire, dans la famille.


CHAPITRE XV.

Continuation du même sujet.


QUAND toute la nation est guerriere, les esclaves armés sont encore moins à craindre.

Par la loi des Allemands, un esclave qui voloit[20] une chose qui avoit été déposée, étoit soumis à la peine qu’on auroit infligée à un homme libre : mais, s’il l’enlevoit par[21] violence, il n’étoit obligé qu’à la restitution de la chose enlevée. Chez les Allemands, les actions qui avoient pour principe le courage & la force n’étoient point odieuses. Ils se servoient de leurs esclaves dans leurs guerres. Dans la plupart des républiques, on a toujours cherché à abbattre le courage des esclaves : le peuple Allemand, sûr de lui-même, songeoit à augmenter l’audace des siens ; toujours armé, il ne craignoit rien d’eux ; c’étoient des instrumens de ses brigandages ou de sa gloire.


CHAPITRE XVI.

Précautions à prendre dans le gouvernement modéré.


L’HUMANITÉ que l’on aura pour les esclaves pourra prévenir, dans l’état modéré, les dangers que l’on pourroit craindre de leur trop grand nombre. Les hommes s’accoutument à tout, & à la servitude même, pourvu que le maître ne soit pas plus dur que la servitude. Les Athéniens traitoient leurs esclaves avec une grande douceur : on ne voit point qu’ils aient troublé l’état à Athenes, comme ils ébranlerent celui de Lacédémone.

On ne voit point que les premiers Romains aient eu des inquiétudes à l’occasion de leurs esclaves. Ce fut lorsqu’ils eurent perdu pour eux tous les sentimens de l’humanité, que l’on vit naître ces guerres civiles qu’on a comparées aux guerres Puniques[22].

Les nations simples, & qui s’attachent elles-mêmes au travail, ont ordinairement plus de douceur pour leurs esclaves, que celles qui y ont renoncé. Les premiers Romains vivoient, travailloient & mangeoient avec leurs esclaves : ils avoient pour eux beaucoup de douceur & d’équité ; la plus grande peine qu’ils leur infligeassent étoit de les faire passer devant leurs voisins avec un morceau de bois fourchu sur le dos. Les mœurs suffisoient pour maintenir la fidélité des esclaves ; il ne falloit point de loix.

Mais, lorsque les Romains se furent aggrandis ; que leurs esclaves ne furent plus les compagnons de leur travail, mais les instrumens de leur luxe & de leur orgueil ; comme il n’y avoit point de mœurs, on eut besoin de loix. Il en fallut même de terribles, pour établir la sûreté de ces maîtres cruels, qui vivoient au milieu de leurs esclaves comme au milieu de leurs ennemis.

On fit le sénatus-consulte Sillanien, & d’autres loix[23] qui établirent que, lorsqu’un maître seroit tué, tous les esclaves qui étoient sous le même toit, ou dans un lieu assez près de la maison pour qu’on pût entendre la voix d’un homme, seroient sans distinction condamnés à la mort. Ceux qui, dans ce cas, refugioient un esclave pour le sauver étoient punis comme meurtriers[24]. Celui-là même à qui son maître auroit ordonné[25] de le tuer, & qui lui auroit obéi, auroit été coupable ; celui qui ne l’auroit point empêché de se tuer lui-même auroit été puni[26]. Si un maître avoit été tué dans un voyage, on faisoit mourir[27] ceux qui étoient restés avec lui, & ceux qui s’étoient enfuis. Toutes ces loix avoient lieu contre ceux mêmes dont l’innocence étoit prouvée. Elles avoient pour objet de donner aux esclaves, pour leur maître, un respect prodigieux. Elles n’étoient pas dépendantes du gouvernement civil, mais d’un vice ou d’une imperfection du gouvernement civil. Elles ne dérivoient point de l’équité des loix civiles, puisqu’elles étoient contraires aux principes des loix civiles. Elles étoient proprement fondées sur le principe de la guerre ; à cela près que c’étoit dans le sein de l’état qu’étoient les ennemis. Le sénatus-consulte Sillanien dérivoit du droit des gens, qui veut qu’une société, même imparfaite, se conserve.

C’est un malheur du gouvernement, lorsque la magistrature se voit contrainte de faire ainsi des loix cruelles. C’est parce qu’on a rendu l’obéissance difficile, que l’on est obligé d’aggraver la peine de la désobéissance, ou de soupçonner la fidélité. Un législateur prudent prévient le malheur de devenir un législateur terrible. C’est parce que les esclaves ne purent avoir, chez les Romains, de confiance dans la loi, que la loi ne put avoir de confiance en eux.


CHAPITRE XVII.

Réglemens à faire entre les maîtres & les esclaves.


LE magistrat doit veiller à ce que l’esclave ait sa nourriture & son vêtement : cela doit être réglé par la loi.

Les loix doivent avoir attention qu’ils soient soignés dans leurs maladies & dans leur vieillesse. Claude[28] ordonna que les esclaves qui auroient été abandonnés par leurs maîtres étant malades, seroient libres s’ils échappoient. Cette loi assuroit leur liberté ; il auroit encore fallu assurer leur vie.

Quand la loi permet au maitre d’ôter la vie à son esclave, c’est un droit qu’il doit exercer comme juge, & non pas comme maître : il faut que la loi ordonne des formalités qui ôtent le soupçon d’une action violente.

Lorsqu’à Rome il ne fut plus permis aux peres de faire mourir leurs enfans, les magistrats infligerent[29] la peine que le pere vouloit prescrire. Un usage pareil entre le maître & les esclaves seroit raisonnable dans les pays où les maîtres ont droit de vie & de mort.

La loi de Moïse étoit bien rude. "Si quelqu’un frappe son esclave, & qu’il meure sous sa main, il sera puni : mais, s’il survit un jour ou deux, il ne le sera pas, parce que c’est son argent." Quel peuple, que celui où il falloit que la loi civile se relâchât de la loi naturelle !

Par une loi des Grecs[30], les esclaves trop rudement traités par leurs maîtres pouvoient demander d’être vendus à un autre. Dans les derniers temps, il y eut à Rome une pareille loi[31]. Un maître irrité contre son esclave, & un esclave irrité contre son maître, doivent être séparés.

Quand un citoyen maltraite l’esclave d’un autre, il faut que celui-ci puisse aller devant le juge. Les[32] loix de Platon & de la plupart des peuples ôtent aux esclaves la défense naturelle : il faut donc leur donner la défense civile.

A Lacédémone, les esclaves ne pouvoient avoir aucune justice contre les insultes, ni contre les injures. L’excès de leur malheur étoit tel, qu’ils n’étoient pas seulement esclaves d’un citoyen, mais encore du public ; ils appartenoient à tous & à un seul. A Rome, dans le tort fait à un esclave, on ne considéroit que[33] l’intérêt du maître. On confondoit, sous l’action de la loi Aquilienne, la blessure faite à une bête, & celle faite à un esclave ; on n’avoit attention qu’à la diminution de leur prix. A Athenes[34], on punissoit sévérement, quelquefois même de mort, celui qui avoit maltraité l’esclave d’un autre. La loi d’Athenes, avec raison, ne vouloit point ajouter la perte de la sûreté à celle de la liberté.


CHAPITRE XVIII.

Des affranchissemens.


ON sent bien que quand, dans le gouvernement républicain, on a beaucoup d’esclaves, il faut en affranchir beaucoup. Le mal est que, si on a trop d’esclaves, ils ne peuvent être contenus ; si l’on a trop d’affranchis, ils ne peuvent pas vivre, & ils deviennent à charge à la république : outre que celle-ci peut être également en danger de la part d’un trop grand nombre d’affranchis, & de la part d’un trop grand nombre d’esclaves. Il faut donc que les loix aient l’œil sur ces deux inconvéniens.

Les diverses loix & les sénatus-consultes qu’on fit à Rome pour & contre les esclaves, tantôt pour gêner, tantôt pour faciliter les affranchissemens, font bien voir l’embarras où l’on se trouva à cet égard. Il y eut même des temps où l’on n’osa pas faire des loix. Lorsque, sous Néron[35], on demanda au sénat qu’il fût permis aux patrons de remettre en servitude les affranchis ingrats, l’empereur écrivit qu’il falloit juger les affaires particulieres, & ne rien statuer de général.

Je ne sçaurois gueres dire quels sont les réglemens qu’une bonne république doit faire là-dessus ; cela dépend trop des circonstances. Voici quelques réflexions.

Il ne faut pas faire, tout-à-coup & par une loi générale, un nombre considérable d’affranchissemens. On sçait que, chez les Volsiniens[36], les affranchis, devenus maîtres des suffrages, firent une abominable loi, qui leur donnoit le droit de coucher les premiers avec les filles qui se marioient à des ingénus.

Il y a diverses manieres d’introduire-insensiblement de nouveaux citoyens dans la république. Les loix peuvent favoriser le pécule, & mettre les esclaves en état d’acheter leur liberté. Elles peuvent donner un terme à la servitude, comme celles de Moïse, qui avoient borné à six ans celle des esclaves Hébreux[37]. Il est aisé d’affranchir toutes les années un certain nombre d’esclaves, parmi ceux qui, par leur âge, leur santé, leur industrie, auront le moyen de vivre. On peut même guérir le mal dans sa racine : comme le grand nombre d’esclaves est lié aux divers emplois qu’on leur donne ; transporter aux ingénus une partie de ces emplois, par exemple, le commerce ou la navigation, c’est diminuer le nombre des esclaves.

Lorsqu’il y a beaucoup d’affranchis, il faut que les loix civiles fixent ce qu’ils doivent à leur patron, ou que le contrat d’affranchissement fixe ces devoirs pour elles.

On sent que leur condition doit être plus favorisée dans l’état civil que dans l’état politique ; parce que, dans le gouvernement même populaire, la puissance ne doit point tomber entre les mains du bas peuple.

A Rome, où il y avoit tant d’affranchis, les loix politiques furent admirables à leur égard. On leur donna peu, & on ne les exclut presque de rien. Ils eurent bien quelque part à la législation ; mais ils n’influoient presque point dans les résolutions qu’on pouvoit prendre. Ils pouvoient avoir part aux charges & au sacerdoce même[38] ; mais ce privilege étoit, en quelque façon, rendu vain par les désavantages qu’ils avoient dans les élections. Ils avoient droit d’entrer dans la milice ; mais, pour être soldat, il falloit un certain cens. Rien n’empêchoit les affranchis[39] de s’unir par mariage avec les familles ingénues ; mais il ne leur étoit pas permis de s’allier avec celles des sénateurs. Enfin, leurs enfans étoient ingénus, quoiqu’ils ne le fussent pas eux-mêmes.


CHAPITRE XIX.

Des affranchis, & des eunuques.


AINSI, dans le gouvernement de plusieurs, il est souvent utile que la condition des affranchis soit peu au-dessous de celle des inqénus, & que les loix travaillent à leur ôter le dégoût de leur condition. Mais, dans le gouvernement d’un seul, lorsque le luxe & le pouvoir arbitraire regnent, on n’a rien à faire à cet égard. Les affranchis se trouvent presque toujours au-dessus des hommes libres : ils dominent à la cour du prince & dans les palais des grands : &, comme ils ont étudié les foiblesses de leur maître, & non pas ses vertus, ils le font regner, non pas par ses vertus, mais par ses foiblesses. Tels étoient à Rome les affranchis, du temps des empereurs.

Lorsque les principaux esclaves sont eunuques, quelque privilege qu’on leur accorde, on ne peut gueres les regarder comme les affranchis. Car, comme ils ne peuvent avoir de famille, ils sont, par leur nature, attachés à une famille ; & ce n’est que par une espece de fiction qu’on peut les considérer comme citoyens.

Cependant, il y a des pays où on leur donne toutes les magistratures : "Au Tonquin, dit Dampierre[40], tous les mandarins civils & militaires sont eunuques[41]." Ils n’ont point de famille ; &, quoiqu’ils soient naturellement avares, le maître ou le prince profitent à la fin de leur avarice même.

Le même Dampierre[42] nous dit que, dans ce pays, les eunuques ne peuvent se passer de femmes, & qu’ils se marient. La loi qui leur permet le mariage ne peut être fondée, d’un côté, que sur la considération que l’on y a pour de pareilles gens ; & de l’autre, sur le mépris qu’on y a pour les femmes.

Ainsi l’on confie à ces gens-là les magistratures, parce qu’ils n’ont point de famille : &, d’un autre côté, on leur permet de se marier, parce qu’ils ont les magistratures.

C’est pour lors que les sens qui restent veulent obstinément suppléer à ceux que l’on a perdus ; & que les entreprises du désespoir sont une espece de jouissance. Ainsi, dans Milton, cet esprit à qui il ne reste que des desirs, pénétré de sa dégradation, veut faire usage de son impuissance même.

On voit, dans l’histoire de la Chine, un grand nombre de loix pour ôter aux eunuques tous les emplois civils & militaires : mais ils reviennent toujours. Il semble que les eunuques, en orient, soient un mal nécessaire.


  1. Instit. de Justinien, liv. I.
  2. Si l’on ne veut citer celles qui mangent leurs prisonniers.
  3. Je parle de l’esclavage pris à la rigueur, tel qu’il étoit chez les Romains, & qu’il est établi dans nos colonies.
  4. Biblioth. Angl. tome XIII, deuxieme partie, art. 3.
  5. Voyez l’histoire de la conquête du Mexique, par Salis ; & celle du Pérou, par Garcilasso de la Vega.
  6. Le pere Labat, nouveau voyage aux isles de l’Amérique, tom. IV, pag. 114, 1722, in-12.
  7. État présent de la grande-Russie, par Jean Perry, Paris, 1717, in-12.
  8. Nouveau voyage autour du monde, par Guillaume Dampierre, tom. III, Amsterdam, 1712.
  9. Polit. liv. I. chap. 1.
  10. On peut se faire instruire de ce qui se passe, à cet égard, dans les mines du Hartz dans la basse-Allemagne, & dans celles de Hongrie.
  11. De moribus German.
  12. Vous ne pourriez, dit Tacite sur les mœurs des Germains, distinguer le maître de l’esclave, par les délices de la vie.
  13. Voyez Chardin, voyage de Perse.
  14. Idem, tome II, dans sa description du marché d’Izagour.
  15. Liv. I, tit. 32, §. 5.
  16. La révolte des Mammelus étoit un cas particulier ; c’étoit un corps de milice qui usurpa l’empire.
  17. Loi des Wisigoths, livre III, tit. 1, §. 1.
  18. Ibid. liv.V, tit.7. §.20.
  19. Ibid. liv. IX, tit. 1, §.9.
  20. Loi des Allemands, chap. V. §. 3.
  21. Ibid. chap. V, §. 5, per virtutem.
  22. La Sicile, dit Florus, fut plus cruellement dévastée par la guerre servile, que par la guerre Punique. Liv. III.
  23. Voyez tout le titre de senat. consult. Sillan., ff.
  24. Leg. si quis, §. 12, ff. de senat. consult. Sillan.
  25. Quand Antoine commanda à Eros de le tuer, ce n’étoit point lui commander de le tuer, mais de se tuer lui-même ; puisque, s’il lui eût obéi, il auroit été puni comme meurtrier de son maître.
  26. Leg. 1, §. 22, ff. de senat. consult, Sillan.
  27. Leg. 1, §. 31, ff. ibid.
  28. Xiphilin, in Claudio.
  29. Voyez la loi III, au code de patrid potestate, qui est de l’empereur Alexandre.
  30. Plutarque, de la superstition.
  31. Voyez la constitution d’Antonin Pie, inslit. l. I, tit. 7.
  32. Liv. IX.
  33. Ce fut encore souvent l’esprit des loix des peuples qui sortirent de la Germanie, comme on le peut voir dans leurs codes.
  34. Démosthenes, orat. contrà Mediam, pag.610, édition de Francfort, de l’an 1604.
  35. Tacite, annal. liv. XIII.
  36. Supplément de Freinshemins, deuxieme décade, liv. V.
  37. Exod. chap. XXI.
  38. Tacite, annal. liv. III.
  39. Harangue d’Auguste, dans Dion, liv. LVI.
  40. Tome III, page 91.
  41. C’étoit autrefois de même à la Chine. les deux Arabes Mahométans qui y voyagerent au neuvieme siecle, disent l’eunuque, quand ils veulent parler du gouvernement d’une ville.
  42. Tome III, pag. 94.