De l’esprit des lois (éd. Nourse)/Livre 20

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De l’esprit des lois (éd. Nourse)
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Nourse (tome 1p. 410-429).


LIVRE XX.

Des loix, dans le rapport qu’elles ont avec le commerce, considéré dans sa nature & ses distinctions.

Docuit quæ maximus Atlas.
Virgil. Æneid.

CHAPITRE PREMIER.

Du commerce.


LES matieres qui suivent demanderoient d’être traitées avec plus d’étendue ; mais la nature de cet ouvrage ne le permet pas. Je voudrois couler sur une riviere tranquille ; je suis entraîné par un torrent.

Le commerce guérit des préjugés destructeurs : & c’est presque une regle générale que, par-tout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ; & que, par-tout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces.

Qu’on ne s’étonne donc point si nos mœurs sont moins féroces qu’elles ne l’étoient autrefois. Le commerce a fait que la connoissance des mœurs de toutes les nations a pénétré par-tout : on les a comparées entre elles, & il en a résulté de grands biens.

On peut dire que les loix du commerce perfectionnent les mœurs ; par la même raison que ces mêmes loix perdent les mœurs. Le commerce corrompt les mœurs pures[1] ; c’étoit le sujet des plaintes de Platon : il polit & adoucit les mœurs barbares, comme nous les voyons tous les jours.


CHAPITRE II.

De l’esprit du commerce.


L’EFFET naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre ; & toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels.

Mais, si l’esprit de commerce unit les nations, il n’unit pas de même les particuliers. Nous voyons que, dans les pays[2] où l’on n’est affecté que de l’esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines, & de toutes les vertus morales : les plus petites choses, celles que l’humanité demande, s’y font, ou s’y donnent pour de l’argent.

L’esprit de commerce produit, dans les hommes, un certain sentiment de justice exacte, opposé d’un côté au brigandage, & de l’autre à ces vertus morales qui font qu’on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité, & qu’on peut les négliger pour ceux des autres.

La privation totale du commerce produit, au contraire, le brigandage, qu’Aristote met au nombre des manieres d’acquérir. L’esprit n’en est point opposé à de certaines vertus, morales : par exemple, l’hospitalité, très-rare dans les pays de commerce, se trouve admirablement parmi les peuples brigands.

C’est un sacrilege chez les Germains, dit Tacite, de fermer sa maison à quelqu’homme que ce soit, connu ou inconnu. Celui qui a exercé[3] l’hospitalité envers un étranger, va lui montrer une autre maison où on l’exerce encore, & il y est reçu avec la même humanité. Mais, lorsque les Germains eurent fondé des royaumes, l’hospitalité leur devint à charge. Cela paroît par deux loix du code[4] des Bourguignons, dont l’une inflige une peine à tout barbare qui iroit montrer à un étranger la maison d’un Romain ; & l’autre regle que celui qui recevra un étranger sera dédommagé par les habitans, chacun pour sa quote-part.


CHAPITRE III.

De la pauvreté des peuples.


IL y a deux sortes de peuples pauvres : ceux que la dureté du gouvernement a rendu tels ; & ces gens-là sont incapables de presque aucune vertu, parce que leur pauvreté fait une partie de leur servitude : les autre ne sont pauvres que parce qu’ils ont dédaigné, ou parce qu’ils n’ont pas connu les commodités de la vie ; & ceux-ci peuvent faire de grandes choses, parce que cette pauvreté fait une partie de leur liberté.


CHAPITRE IV.

Du commerce, dans les divers gouvernemens.


LE commerce a du rapport avec la constitution. Dans le gouvernement d’un seul, il est ordinairement fondé sur le luxe ; &, quoiqu’il le soit aussi sur les besoins réels, son objet principal est de procurer à la nation qui le fait tout ce qui peut servir à son orgueil, a ses délices & à ses fantaisies. Dans le gouvernement de plusieurs, il est plus souvent fondé sur l’économie. Les négocians ayant l’œil sur toutes les nations de la terre, portent à l’une ce qu’ils tirent de l’autre. C’est ainsi que les républiques de Tyr, de Carthage, d’Athenes, de Marseille, de Florence, de Venise & de Hollande ont fait le commerce.

Cette espece de trafic regarde le gouvernement de plusieurs par sa nature, & le monarchique par occasion. Car, comme il n’est fondé que sur la pratique de gagner peu, & même de gagner moins qu’aucune autre nation, & de ne se dédommager qu’en gagnant continuellement, il n’est gueres possible qu’il puisse être fait par un seul peuple chez qui le luxe est établi, qui dépense beaucoup, & qui ne voit que de grands objets.

C’est dans ces idées que Cicéron[5] disoit si bien : "Je n’aime point qu’un même peuple soit, en même temps, le dominateur & le facteur de l’univers." En effet, il faudroit supposer que chaque particulier dans cet état, & tout l’état même, eussent toujours la tête pleine de grands projets, & cette même tête remplie de petits : ce qui est contradictoire.

Ce n’est pas que, dans ces états qui subsistent par le commerce d’économie, on ne fasse aussi les plus grandes entreprises, & que l’on n’y ait une hardiesse qui ne se trouve pas dans les monarchies : en voici la raison.

Un commerce mene à l’autre, le petit au médiocre, le médiocre au grand : & celui qui a eu tant d’envie de gagner peu, se met dans une situation ou il n’en a pas moins de gagner beaucoup.

De plus : les grandes entreprises des négocians sont toujours nécessairement mêlées avec les affaires publiques. Mais, dans les monarchies, les affaires publiques sont, la plupart du temps, aussi suspectes aux marchands, qu’elles leur paroissent sûres dans les états républicains. Les grandes entreprises de commerce ne sont donc pas pour les monarchies, mais pour le gouvernement de plusieurs.

En un mot, une plus grande certitude de sa prospérité, que l’on croit avoir dans ces états, fait tout entreprendre ; &, parce qu’on croit être sûr de ce que l’on a acquis, on ose l’exposer pour acquérir davantage ; on ne court de risque que sur les moyens d’acquérir : or, les hommes esperent beaucoup de leur fortune.

Je ne veux pas dire qu’il y ait aucune monarchie qui soit totalement exclue du commerce d’économie ; mais elle y est moins portée par sa nature. Je ne veux pas dire que les républiques que nous connoissons soient entiérement privées du commerce de luxe ; mais il a moins de rapport à leur constitution.

Quant à l’état despotique, il est inutile d’en parler. Regle générale : dans une nation qui est dans la servitude, on travaille plus à conserver qu’à acquérir ; dans une nation libre, on travaille plus à acquérir qu’à conserver.


CHAPITRE V.

Des peuples qui ont fait le commerce d’économie.


MARSEILLE, retraite nécessaire au milieu d’une mer orageuse ; Marseille, ce lieu où tous les vents, les bancs de la mer, la disposition des côtes ordonnent de toucher, fut fréquentée par les gens de mer. La stérilité[6] de son territoire détermina ses citoyens au commerce d’économie. Il fallut qu’ils fussent laborieux, pour suppléer à la nature qui se refusoit ; qu’ils fussent justes, pour vivre parmi les nations barbares qui devoient faire leur prospérité ; qu’ils fussent modérés, pour que leur gouvernement fût toujours tranquille ; enfin, qu’ils eussent des mœurs frugales, pour qu’ils pussent toujours vivre d’un commerce qu’ils conserveroient plus sûrement lorsqu’il seroit moins avantageux.

On a vu par-tout la violence & la vexation donner naissance au commerce d’économie, lorsque les hommes sont contraints de se réfugier dans les marais, dans les isles, les bas fonds de la mer, & ses écueils même. C’est ainsi que Tyr, Venise & les villes de Hollande furent fondées ; les fugitifs y trouverent leur sûreté. Il fallut subsister ; ils tirerent leur subsistance de tout l’univers.



CHAPITRE VI.

Quelques effets d’une grande navigation.


IL arrive quelquefois qu’une nation qui fait le commerce d’économie, ayant besoin d’une marchandise d’un pays qui lui serve de fonds pour se procurer les marchandises d’un autre, se contente de gagner très-peu, & quelquefois rien, sur les unes ; dans l’espérance ou la certitude de gagner beaucoup sur les autres. Ainsi, lorsque la Hollande faisoit presque seule le commerce du midi au nord de l’Europe, les vins de France, qu’elle portoit au nord, ne lui servoient, en quelque maniere, que de fonds pour faire son commerce dans le nord.

On sçait que souvent, en Hollande, de certains genres de marchandise venue de loin ne s’y vendent pas plus cher qu’ils n’ont coûté sur les lieux même. Voici la raison qu’on en donne : un capitaine, qui a besoin de lester son vaisseau, prendra du marbre ; il a besoin de bois pour l’arrimage, il en achetera : &, pourvu qu’il n’y perde rien, il croira avoir beaucoup fait. C’est ainsi que la Hollande a aussi ses carrieres & ses forêts.

Non-seulement un commerce qui ne donne rien peut être utile ; un commerce même désavantageux peut l’être. J’ai oui dire, en Hollande, que la pêche de la baleine, en général, ne rend presque jamais ce qu’elle coûte : mais ceux qui ont été employés à la construction du vaisseau, ceux qui ont fourni les agrêts, les appareaux, les vivres, sont aussi ceux qui prennent le principal intérêt à cette pêche. Perdissent-ils sur la pêche, ils ont gagné sur les fournitures. Ce commerce est une espece de loterie, & chacun est séduit par l’espérance d’un billet noir. Tout le monde aime à jouer ; & les gens les plus sages jouent volontiers, lorsqu’ils ne voient point les apparences du jeu, ses égaremens, ses violences, ses dissipations, la perte du temps, & même de toute la vie.


CHAPITRE VII.

Esprit de l’Angleterre sur le commerce.


L’ANGLETERRE n’a gueres de tarif réglé avec les autres nations ; son tarif change, pour ainsi dire, à chaque parlement, par les droits particuliers qu’elle ôte, ou qu’elle impose. Elle a voulu encore conserver sur cela son indépendance. Souverainement jalouse du commerce qu’on fait chez elle, elle se lie peu par des traités, & ne dépend que de ses loix.

D’autres nations ont fait céder des intérêts du commerce à des intérêts politiques : celle-ci a toujours fait céder ses intérêts politiques aux intérêts de son commerce.

C’est le peuple du monde qui a le mieux sçu se prévaloir à la fois de ces trois grandes choses ; la religion, le commerce & la liberté.


CHAPITRE VIII.

Comment on a gêné quelquefois le commerce d’économie.


ON a fait dans certaines monarchies, des loix très-propres à abaisser les états qui font le commerce d’économie. On leur a défendu d’apporter d’autres marchandises que celles du crû de leur pays : on ne leur a permis de venir trafiquer qu’avec des navires de la fabrique du pays où ils viennent.

Il faut que l’état qui impose ces loix puisse aisément faire lui-même le commerce : sans cela, il se fera, pour le moins, un tort égal. Il vaut mieux avoir affaire à une nation qui exige peu, & que les besoins du commerce rendent en quelque façon dépendante ; à une nation qui, par l’étendue de ses vues ou de ses affaires, sçait où placer toutes les marchandises superflues ; qui est riche, & peut se charger de beaucoup de denrées ; qui les paiera promptement ; qui a, pour ainsi dire, des nécessités d’être fidelle ; qui est pacifique par principe ; qui cherche à gagner, & non pas à conquérir. Il vaut mieux, dis-je, avoir affaire à cette nation, qu’à d’autres toujours rivales, & qui ne donneroient pas tous ces avantages


CHAPITRE IX.

De l’exclusion en fait de commerce.


LA vraie maxime est de n’exclure aucune nation de son commerce, sans de grandes raisons. Les Japonois ne commercent qu’avec deux nations, la Chinoise & la Hollandoise. Les Chinois[7] gagnent mille pour cent sur le sucre, & quelquefois autant sur les retours. Les Hollandois font des profits à peu près pareils. Toute nation qui se conduira sur les maximes Japonoises sera nécessairement trompée. C’est la concurrence qui met un prix juste aux marchandises, & qui établit les vrais rapports entre elles.

Encore moins un état doit-il s’assujettir à ne vendre ses marchandises qu’à une seule nation, sous prétexte qu’elle les prendra toutes à un certain prix. Les Polonois ont fait, pour leur bled, ce marché avec la ville de Dantzik ; plusieurs rois des Indes ont de pareils contrats, pour les épiceries, avec les Hollandois[8]. Ces conventions ne sont propres qu’à une nation pauvre, qui veut bien perdre l’espérance de s’enrichir, pourvu qu’elle ait une subsistance assurée ; ou à des nations dont la servitude consiste à renoncer à l’usage des choses que la nature leur avoit données, ou à faire sur ces choses un commerce désavantageux.


CHAPITRE X.

Etablissement propre au commerce d’économie.


DANS les états qui font le commerce d’économie, on a heureusement établi des banques, qui, par leur crédit, ont formé de nouveaux signes des valeurs. Mais on auroit tort de les transporter dans les états qui font le commerce de luxe. Les mettre dans des pays gouvernés par un seul, c’est supposer l’argent d’un côté ; & de l’autre la puissance : c’est-à-dire, d’un côté, la faculté de tout avoir sans aucun pouvoir, &, de l’autre, le pouvoir avec la faculté de rien du tout. Dans un gouvernement pareil, il n’y a jamais eu que le prince qui ait eu, ou qui ait pu avoir un trésor ; &, par-tout où il y en a un, dès qu’il est excessif, il devient d’abord le trésor du prince.

Par la même raison, les compagnies de négocians, qui s’associent pour un certain commerce, conviennent rarement au gouvernement d’un seul. La nature de ces compagnies est de donner aux richesses particulieres la force des richesses publiques. Mais, dans ces états, cette force ne peut se trouver que dans les mains du prince. Je dis plus : elles ne conviennent pas toujours dans les états où l’on fait le commerce d’économie ; &, si les affaires ne sont si grandes qu’elles soient au-dessus de la portée des particuliers, on fera encore mieux de ne point gêner, par des privileges exclusifs, la liberté du commerce.


CHAPITRE XI.

Continuation du même sujet.


DANS les états qui font le commerce d’économie, on peut établir un port franc. L’économie de l’état, qui suit toujours la frugalité des particuliers, donne, pour ainsi dire, l’ame à son commerce d’économie. Ce qu’il perd de tributs par l’établissement dont nous parlons, est compensé par ce qu’il peut tirer de la richesse industrieuse de la république. Mais, dans le gouvernement monarchique, de pareils établissemens seroient contre la raison ; ils n’auroient d’autre effet que de soulager le luxe du poids des impôts. On se priveroit de l’unique bien que ce luxe peut procurer, & du seul frein que, dans une constitution pareille, il puisse recevoir.


CHAPITRE XII.

De la liberté du commerce.


La liberté du commerce n’est pas une faculté accordée aux négocians de faire ce qu’ils veulent ; ce seroit bien plutôt sa servitude. Ce qui gêne le commerçant ne gêne pas pour cela le commerce. C’est dans les pays de la liberté que le négociant trouve des contradictions sans nombre ; & il n’est jamais moins croisé par les loix ; que dans les pays de la servitude.

L’Angleterre défend de faire sortir ses laines ; elle veut que le charbon soit transporté par mer dans la capitale ; elle ne permet point la sortie de ses chevaux, s’ils ne sont coupés ; les vaisseaux[9] de ses colonies qui commercent en Europe, doivent mouiller en Angleterre. Elle gêne le négociant ; mais c’est en faveur du commerce.


CHAPITRE XIII.

Ce qui détruit cette liberté.


LÀ où il y a du commerce, il y a des douanes. L’objet du commerce est l’exportation & l’importation des marchandises en faveur de l’état ; & l’objet des douanes est un certain droit sur cette même exportation, aussi en faveur de l’état. Il faut donc que l’état soit neutre entre sa douane & son commerce, & qu’il fasse ensorte que ces deux choses ne se croisent point ; & alors on y jouit de la liberté du commerce.

La finance détruit le commerce par ses injustices, par ses vexations, par l’excès de ce qu’elle impose : mais elle le détruit encore, indépendamment de cela, par les difficultés qu’elle fait naître, & les formalités qu’elle exige. En Angleterre, où les douanes sont en régie, il y a une facilité de négocier singuliere : un mot d’écriture fait les plus grandes affaires ; il ne faut point que le marchand perde un temps infini, & qu’il ait des commis exprès, pour faire cesser toutes les difficultés des fermiers, ou pour s’y soumettre.


CHAPITRE XIV.

Des loix du commerce qui emportent la confiscation des marchandises.


LA grande chartre des Anglois défend de saisir & de confisquer, en cas de guerre, les marchandises des négocians étrangers, à moins que ce ne soit par représailles. Il est beau que la nation Angloise ait fait de cela un des articles de sa liberté.

Dans la guerre que l’Espagne eut avec les Anglois en 1740, elle fit une loi[10] qui punissoit de mort ceux qui introduiroient dans les états d’Espagne des marchandises d’Angleterre ; elle infligeoit la même peine à ceux qui porteroient dans les états d’Angleterre des marchandises d’Espagne. Une ordonnance pareille ne peut, je crois, trouver de modele que dans les loix du Japon. Elle choque nos mœurs, l’esprit du commerce, & l’harmonie qui doit être dans la proportion des peines : elle confond toutes les idées, faisant un crime d’état de ce qui n’est qu’une violation de police.


CHAPITRE XV.

De la contrainte par corps.


SOLON[11] ordonna à Athenes qu’on n’obligeroit plus le corps pour dettes civiles. Il tira cette loi d’Égypte[12] ; Boccoris l’avoit faite, & Sesostris l’avoit renouvellée.

Cette loi est très-bonne pour les affaires[13] civiles ordinaires ; mais nous avons raison de ne point l’observer dans celles du commerce. Car les négocians étant obligés de confier de grandes sommes pour des temps souvent fort courts, de les donner & de les reprendre, il faut que le débiteur remplisse toujours au temps fixé ses engagemens ; ce qui suppose la contrainte par corps.

Dans les affaires qui dérivent des contrats civils ordinaires, la loi ne doit point donner la contrainte par corps ; parce qu’elle fait plus de cas de la liberté d’un citoyen, que de l’aisance d’un autre. Mais, dans les conventions qui dérivent du commerce, la loi doit faire plus de cas de l’aisance publique, que de la liberté d’un citoyen ; ce qui n’empêche pas les restrictions & les limitations que peuvent demander l’humanité & la bonne police.


CHAPITRE XVI.

Belle loi.


LA loi de Geneve qui exclut des magistratures, & même de l’entrée dans le grand conseil, les enfans de ceux qui ont vécu ou qui sont morts insolvables, à moins qu’ils n’acquittent les dettes de leur pere, est très-bonne. Elle a cet effet, qu’elle donne de la confiance pour les négocians ; elle en donne pour les magistrats ; elle en donne pour la cité même. La foi particuliere y a encore la force de la foi publique.


CHAPITRE XVII.

Loi de Rhodes.


LES Rhodiens allerent plus loin. Sextus Empiricus[14] dit que, chez eux, un fils ne pouvoit se dispenser de payer les dettes de son pere, en renonçant à sa succession. La loi de Rhodes étoit donnée à une république fondée sur le commerce : or, je crois que la raison du commerce même y devoit mettre cette limitation, que les dettes contractées par le pere depuis que le fils avoit commencé à faire le commerce, n’affecteroient point les biens acquis par celui-ci. Un négociant doit toujours connoître ses obligations, & se conduire à chaque instant suivant l’état de sa fortune.


CHAPITRE XVIII.

Des juges pour le commerce.



XÉNOPHON, au livre des revenus, voudroit qu’on donnât des récompenses à ceux des préfets du commerce qui expédient le plus vite les procès. Il sentoit le besoin de notre jurisdiction consulaire.

Les affaires du commerce sont très-peu susceptibles de formalités. Ce sont des actions de chaque jour, que d’autres de même nature doivent suivre chaque jour. Il en est autrement des actions de la vie qui influent beaucoup sur l’avenir, mais qui arrivent rarement. On ne se marie gueres qu’une fois ; on ne fait pas tous les jours des donations ou des testamens, on n’est majeur qu’une fois.

Platon[15] dit que, dans une ville où il n’y a point de commerce maritime, il faut la moitié moins de loix civiles ; & cela est très-vrai. Le commerce introduit dans le même pays différentes sortes de peuples, un grand nombre de conventions, d’especes de biens, & de manieres d’acquérir.

Ainsi, dans une ville commerçante, il y a moins de juges, & plus de loix.


CHAPITRE XIX.

Que le prince ne doit point faire le commerce.


THÉOPHILE[16] voyant un vaisseau où il y avoit des marchandises pour sa femme Théodora, le fit brûler. "Je suis empereur, lui dit-il, & vous me faites patron de galere. En quoi les pauvres gens pourront-ils gagner leur vie, si nous faisons encore leur métier ? " Il auroit pu ajouter : Qui pourra nous réprimer, si nous faisons des monopoles ? Qui nous obligera de remplir nos engagemens ? Ce commerce que nous faisons, les courtisans voudront le faire ; ils seront plus avides & plus injustes que nous. Le peuple a de la confiance en notre justice ; il n’en a point en notreo pulence : tant d’impôts, qui sont sa misere, sont des preuves certaines de la nôtre.


CHAPITRE XX.

Continuation du même sujet.


LORSQUE les Portugais & les Castillans dominoient dans les Indes orientales, le commerce avoit des branches si riches, que leurs princes ne manquerent pas de s’en saisir. Cela ruina leurs établissemens dans ces parties-là.

Le vice-roi de Goa accordoit à des particuliers des privileges exclusifs. On n’a point de confiance en de pareilles gens ; le commerce est discontinué par le changement perpétuel de ceux à qui on le confie ; personne ne ménage ce commerce, & ne se soucie de le laisser perdu à son successeur ; le profit reste dans des mains particulieres, & ne s’étend pas assez.


CHAPITRE XXI.

Du commerce de la noblesse, dans la monarchie.


IL est contre l’esprit du commerce que la noblesse le fasse dans la monarchie. "Cela seroit pernicieux aux villes, disent[17] les empereurs Honorius & Théodose, & ôteroit entre les marchands & les plébéiens la facilité d’acheter & de vendre."

Il est contre l’esprit de la monarchie que la noblesse y fasse le commerce. L’usage, qui a permis en Angleterre le commerce à la noblesse, est une des choses qui ont le plus contribué à affoiblir le gouvernement monarchique.


CHAPITRE XXII.

Réflexion particuliere.


DES gens frappés de ce qui se pratique dans quelques états, pensent qu’il faudroit qu’en France il y eût des loix qui engageassent les nobles à faire le commerce. Ce seroit le moyen d’y détruire la noblesse, sans aucune utilité pour le commerce. La pratique de ce pays est très sage : les négocians n’y sont pas nobles ; mais ils peuvent le devenir. Ils ont l’espérance d’obtenir la noblesse, sans en avoir l’inconvénient actuel. Ils n’ont pas de moyen plus sûr de sortir de leur profession que de la bien faire, ou de la faire avec honneur ; chose qui est ordinairement attachée à la suffisance.

Les loix qui ordonnent que chacun reste dans sa profession, & la fasse passer à ses enfans, ne sont & ne peuvent être utiles que dans les états[18] despotiques, où personne ne peut, ni ne doit avoir d’émulation.

Qu’on ne dise pas que chacun fera mieux sa profession lorsqu’on ne pourra pas la quitter pour une autre. Je dis qu’on fera mieux la profession, lorsque ceux qui y auront excellé, espéreront de parvenir à une autre.

L’acquisition qu’on peut faire de la noblesse à prix d’argent encourage beaucoup les négocians à se mettre en état d’y parvenir. Je n’examine pas si l’on fait bien de donner ainsi aux richesses le prix de la vertu : il y a tel gouvernement où cela peut être très-utile.

En France, cet état de la robe qui se trouve entre la grande noblesse & le peuple ; qui, sans avoir le brillant de celle-là, en a tous les privileges ; cet état qui laisse les particuliers dans la médiocrité, tandis que le corps dépositaire des loix est dans la gloire ; cet état encore dans lequel on n’a de moyen de se distinguer que par la suffisance & par la vertu ; profession honorable, mais qui en laisse toujours voir une plus distinguée : cette noblesse toute guerriere, qui pense qu’en quelque degré de richesses que l’on soit, il faut faire sa fortune ; mais qu’il est honteux d’augmenter son bien, si on ne commence par le dissiper ; cette partie de la nation, qui sert toujours avec le capital de son bien ; qui, quand elle est ruinée, donne sa place à une autre qui servira avec son capital encore ; qui va à la guerre pour que personne n’ose dire qu’elle n’y a pas été ; qui, quand elle ne peut espérer les richesses, espere les honneurs ; & lorsqu’elle ne les obtient pas, se console, parce qu’elle a acquis de l’honneur : toutes ces choses ont nécessairement contribué à la grandeur de ce royaume. Et si, depuis deux ou trois siecles, il a augmenté sans cesse sa puissance, il faut attribuer cela à la bonté de ses loix, non pas à la fortune, qui n’a pas ces sortes de constance.


CHAPITRE XXIII.

A quelles nations il est désavantageux de faire le commerce.


LES richesses consistent en fonds de terre, ou en effets mobiliers : les fonds de terre de chaque pays sont ordinairement possédés par ses habitans. La plupart des états ont des loix qui dégoûtent les étrangers de l’acquisition de leurs terres ; il n’y a même que la présence du maître qui les fasse valoir : ce genre de richesses appartient donc à chaque état en particulier. Mais les effets mobiliers, comme l’argent, les billets, les lettres de change, les actions sur les compagnies, les vaisseaux, toutes les marchandises, appartiennent au monde entier, qui, dans ce rapport, ne compose qu’un seul état, dont toutes les sociétés sont les membres : le peuple qui possede le plus de ces effets mobiliers de l’univers, est le plus riche. Quelques états en ont une immense quantité : ils les acquierent chacun part leurs denrées, par le travail de leurs ouvriers, par leur industrie, par leurs découvertes, par le hasard même. L’avarice des nations se dispute les meubles de tout l’univers. Il peut se trouver un état si malheureux, qu’il sera privé des effets des autres pays, & même encore de presque tous les siens : les propriétaires des fonds de terre n’y seront que les colons des étrangers. Cet état manquera de tout, & ne pourra rien acquérir ; il vaudroit bien mieux qu’il n’eût de commerce avec aucune nation du monde : c’est le commerce qui, dans les circonstances où il se trouvoit, l’a conduit à la pauvreté.

Un pays qui envoie toujours moins de marchandises ou de denrées qu’il n’en reçoit, se met lui-même en équilibre en s’appauvrissant : il recevra toujours moins, jusqu’à ce que, dans une pauvreté extrême, il ne reçoive plus rien.

Dans les pays de commerce, l’argent qui s’est tout-à-coup évanoui, revient, parce que les états qui l’ont reçu le doivent : dans les états dont nous parlons, l’argent ne revient jamais, parce que ceux qui l’ont pris ne doivent rien.

La Pologne servira ici d’exemple. Elle n’a presqu’aucune des choses que nous appellons les effets mobiliers de l’univers, si ce n’est le bled de ses terres. Quelques seigneurs possedent des provinces entieres ; ils pressent le laboureur pour avoir une plus grande quantité de bled qu’ils puissent envoyer aux étrangers, & se procurer les choses que demande leur luxe. Si la Pologne ne commerçoit avec aucune nation, ses peuples seroient plus heureux. Ses grands, qui n’auroient que leur bled, le donneroient à leurs paysans pour vivre ; de trop grands domaines leur seroient à charge, ils les partageroient à leurs paysans ; tout le monde, trouvant des peaux ou des laines dans ses troupeaux, il n’y auroit plus une dépense immense à faire pour les habits ; les grands, qui aiment toujours le luxe, & qui ne le pourroient trouver que dans leur pays, encourageroient les pauvres au travail. Je dis que cette nation seroit plus florissante, à moins qu’elle ne devint barbare : chose que les loix pourroient prévenir.

Considérons à présent le Japon. La quantité excessive de ce qu’il peut recevoir produit la quantité excessive de ce qu’il peut envoyer : les choses seront en équilibre, comme si l’importation & l’exportation étoient modérées ; & d’ailleurs cette espece d’enflure produira à l’état mille avantages : il y aura plus de consommation, plus de choses sur lesquelles les arts peuvent s’exercer, plus d’hommes employés, plus de moyens d’acquérir de la puissance. Il peut arriver des cas où l’on ait besoin d’un secours prompt, qu’un état si plein peut donner plutôt qu’un autre. Il est difficile qu’un pays n’ait des choses superflues : mais c’est la nature du commerce de rendre les choses superflues utiles, & les utiles nécessaires. L’état pourra donc donner les choses nécessaires à un plus grand nombre de sujets.

Disons donc que ce ne sont point les nations qui n’ont besoin de rien qui perdent à faire le commerce ; ce sont celles qui ont besoin de tout. Ce ne sont point les peuples qui se suffisent à eux-mêmes, mais ceux qui n’ont rien chez eux, qui trouvent de l’avantage à ne trafiquer avec personne.


  1. César dit des Gaulois, que le voisinage & le commerce de Marseille les avoit gâtés de façon, qu’eux, qui autrefois avoient toujours vaincu les Germains, leur étoient devenus inférieurs. Guerre des Gaules, liv. VI.
  2. La Hollande.
  3. Et qui modò hospes fuerat, monstrator hospitti. De moribus Germanorum. Voyez aussi César, Guerres des Gaules, liv. VI.
  4. Tit. 38.
  5. Nolo eumdem populum imperatorem & portitorem esse terrarum.
  6. Justin, liv. XLIII, chap. III.
  7. Le pere du Halde, tome II, page 170.
  8. Cela fut premiérement établi par les Portugais. Voyages de François Pirard, chap. XV, part. II.
  9. Acte de navigation de 1660. Ce n’a été qu’en temps de guerre, que ceux de Boston & de Philadelphie ont envoyé leurs vaisseaux en droiture, jusques dans la Méditerranée, porter leurs denrées.
  10. Publiée à Cadix au mois de mars 1740.
  11. Plutarque, au traité : qu’il ne faut point emprunter à usure.
  12. Diodore, liv. I, part. II, chap. III.
  13. Les législateurs Grecs étoient blâmables, qui avoient défendu de prendre en gage les armes & la charrue d’un homme, & permettoient de prendre l’homme même. Diodore, liv. I, part. II, chap. III.
  14. Hippotiposes, liv. I, chap. XIV.
  15. Des loix, liv. VIII.
  16. Zouare.
  17. Leg. Nobiliores, cod. de commerc. & leg. ult. cod. de rescind. vendii.
  18. Effectivement cela y est souvent ainsi établi.