De la Forme du gouvernement dans les sociétés modernes/01

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De la Forme du gouvernement dans les sociétés modernes
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 94 (p. 334-358).
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DES
FORMES DE GOUVERNEMENT
DANS LA SOCIÉTÉ MODERNE
I.
I. Principes de la science politique, par M. de Parieu, vice-président du conseil d’état, membre de l’Institut, 1870. — II. Des Formes de gouvernement et des lois qui les régissent, par M. H. Passy, membre de l’Institut, 1870. — III. La Science de la société humaine, par M. Dimitry de Glinka, ministre plénipotentiaire de Russie au Brésil.

L’année dernière, au moment où la France allait être de nouveau amenée à renverser le gouvernement établi et à s’en donner un autre, deux écrivains de grande expérience publiaient chacun un livre sur les diverses organisations politiques des sociétés. Ils examinaient l’un et l’autre les caractères qui distinguent les différentes formes de gouvernement, les causes qui en assurent le succès ou en déterminent la chute. Leurs ouvrages n’étaient pas inspirés par les circonstances du jour. Celui de M. de Parieu est le fruit de toute une vie de lectures assidues, d’annotations consciencieuses et de réflexions impartiales sur les meilleurs ouvrages de science politique dans toutes les langues. Il y a trente ans que M. Passy prépare son livre et déjà plus d’une fois il en a lu des chapitres à l’Institut. D’où vient donc que ces deux ouvrages ont paru à l’heure précise où la France, en quête de la forme de gouvernement qui lui convient le mieux, allait avoir à les consulter? N’est-ce point parce que leurs auteurs, peut-être sans s’en rendre compte, sentaient comme tout le monde que de grands changemens se préparaient, et que le moment était venu où les hommes qui avaient réfléchi mûrement sur ces difficiles problèmes de la politique pouvaient utilement communiquer au public les résultats de leurs longs travaux?

Contraste piquant : de ces deux écrivains, c’est le haut dignitaire de l’empire qui a le plus de confiance dans l’avenir de la démocratie, et l’économiste libéral qui en a le moins. « Suivant moi, dit M. de Parieu, l’effet particulier de la démocratie pure peut et doit être dans les états civilisés le plus grand développement de la liberté et de l’égalité à la fois. La démocratie vraie favorise ces deux principes d’une manière simultanée, et réciproquement en la développant on fortifie la démocratie. » — « N’oublions pas, ajoute ailleurs l’ancien vice-président du conseil d’état, que, si le nom des césars rappelle un grand développement de pouvoir sans stabilité, il rappelle aussi la corruption réciproque des gouvernans et des gouvernés, une décadence enfin dont le christianisme doit aujourd’hui préserver le monde. » Il y avait sans doute quelque mérite à émettre semblable jugement devant celui qui venait d’écrire le panégyrique de César.

M. H. Passy s’attache à examiner deux questions principales qui dominent les autres. D’abord d’où proviennent les différences que l’on rencontre dans les formes de gouvernement des diverses nations, et ces différences vont-elles disparaître? Secondement les sociétés modernes finiront-elles, comme on le croit généralement, par se constituer en républiques? Ce n’est pas à des considérations théoriques que M. Passy demande la réponse à ces questions, c’est à l’étude des faits historiques. Sous ce rapport, son ouvrage surpasse, je crois, tout ce qui a été publié jusqu’à ce jour, comme application de l’histoire à l’examen des problèmes politiques. Montesquieu aussi s’est appuyé sur l’histoire, mais trop souvent à l’appui d’un principe juste il cite un fait douteux de l’antiquité ou une anecdote absurde racontée par un voyageur ignorant. On admire d’autant plus le génie de ce grand homme, qui a su tirer des vérités lumineuses d’aussi pitoyables élémens; mais ce qui convainc, c’est la raison de l’écrivain et non l’autorité des faits qu’il invoque. La plupart du temps, le seul raisonnement aurait apporté plus de lumières. Les ouvrages allemands sur la science politique sont nombreux, parce que c’est une des branches de l’enseignement supérieur, et beaucoup de professeurs ont publié des traités complets sur l’Allgemeines Staatsrecht[1]. La partie historique y est exposée avec une érudition toujours sûre ; mais l’originalité manque trop souvent par la raison très simple que l’Allemagne n’a pas encore joui de la pleine liberté politique. En Angleterre et en Amérique, nous trouvons des auteurs éminens qui résument l’expérience d’une grande race habituée au régime représentatif et libre, Lewis, Brougham, Mill, Lieber, Bagehot; mais l’empreinte anglo-saxonne est si profondément marquée dans leurs écrits, qu’on ne peut y trouver les raisons pour lesquelles les autres peuples n’ont pas su conquérir ou garder la liberté comme les Anglais. Or pour nous, voilà la grande question. Le livre du diplomate russe dont nous donnons le titre en tête de cette étude n’est pas sans mérite, mais il se tient dans les généralités philosophiques et glisse sur les faits actuels.

M. Passy passe en revue tour à tour l’histoire de la Grèce, celle de Rome, de la France, de l’Angleterre, des Pays-Bas, de l’Italie, de tous les pays européens, et il démêle avec une sûreté qu’on ne peut trop admirer les causes qui ont ici amené le despotisme, et qui là ont fait triompher la liberté. Chacun de ces chapitres historiques est lumineux de bon sens et renferme mille enseignemens dont jamais mieux qu’en ce moment on ne peut apprécier la justesse et l’utilité. Je résumerai brièvement les conclusions de ce livre remarquable en me réservant d’en discuter ensuite certains points, avec toute la déférence qu’inspire naturellement une telle autorité.


I.

Ce qui fait la différence essentielle des formes de gouvernement, c’est, d’après M. Passy, la part plus ou moins grande de pouvoir qu’ils assurent au peuple. Dans les monarchies, le pouvoir suprême est exercé en tout ou en partie par des souverains héréditaires. Dans les républiques au contraire, tous les pouvoirs émanent de l’élection, et la nation se gouverne elle-même par ses élus. Ce qui distingue nettement la république de la monarchie, c’est que dans l’une le peuple conserve et que dans l’autre il abandonne la souveraineté constituante. Chacune de ces formes de gouvernement présente une infinité de nuances qui les éloigne ou les rapproche les unes des autres, mais les traits caractéristiques de chacune d’elles se prononcent de plus en plus dans le cours de l’histoire.

Voyons maintenant d’où provient la diversité des formes de gouvernement. Partout la tâche des gouvernemens a été la même : maintenir la paix et l’ordre dans les états qu’ils régissent, et en assurer la défense contre les attaques de l’étranger. Voilà ce que les peuples ont toujours exigé de leurs gouvernans. Or les conditions des divers états ayant été et étant encore très différentes, les gouvernemens n’ont pu remplir leur mission en suivant les mêmes procédés, et en s’assujettissant aux mêmes formes. Il a fallu accorder aux souverains un pouvoir d’autant plus grand, d’autant plus absolu, que les populations se trouvaient plus divisées, moins capables de s’entendre et d’agir en commun. C’est là une loi universelle, et tout peuple qui l’a méconnue en a été puni par la décadence ou la mort.

Les causes qui, en provoquant les dissensions intestines, ont fait naître le despotisme sont nombreuses, et M. Passy énumère les principales en montrant comment elles ont agi. Ce sont les hostilités de race, la diversité des croyances religieuses, les dissentimens entre les diverses classes de la société, la diversité des intérêts locaux, la trop grande étendue du territoire. En examinant chacun de ces points, M. Passy apporte une telle abondance de preuves, qu’à moins de dénier toute valeur à l’expérience il faut bien admettre cette loi, qu’on pourrait formuler ainsi : plus dans un pays il y a de causes de dissensions, et plus ces dissensions sont profondes, moins il y a de chance que le peuple conserve le pouvoir, et plus il y en a qu’il l’abdique entre les mains d’un maître.

La réflexion seule suffit pour nous révéler ce que M. Passy nous montre ici l’histoire à la main. Pourquoi les hommes vivent-ils en société? Pour jouir en sécurité des fruits de leur travail. Tout gouvernement qui ne donne pas cette sécurité est donc inévitablement destiné à périr. Les hommes sacrifieront toujours la liberté à l’ordre, parce que l’ordre est la condition même de la vie dans une société civilisée, tandis que la liberté n’est qu’une manière de vivre. Sans ordre pas de travail, et sans travail pas de pain. Une nation aimera mieux vivre asservie que périr d’anarchie en l’honneur de la liberté.

Ceci établi, pour savoir si les sociétés modernes arriveront à se constituer en républiques, il faut voir si les causes de discordes et de troubles qui ont toujours amené le despotisme vont disparaître. Or c’est là ce que M. Passy ne croit pas. Parmi ces causes de discordes qui menacent l’avenir, il n’en cite qu’une seule, ce sont les idées socialistes, et on aurait désiré qu’il eût donné sur ce point plus de développement à sa pensée. Il est vrai que d’épouvantables catastrophes ne sont venues que trop tôt apporter aux paroles de M. Passy une lugubre et sanglante confirmation. Aussi longtemps, dit-il, que la vie républicaine donnera une activité dissolvante à ces causes de division, il faudra bien admettre des pouvoirs dont l’existence ne dépende pas des volontés dont ils ont à contenir les dangereuses ou criminelles aspirations. Et ainsi, quoi qu’on fasse, le pouvoir monarchique finira toujours par renaître des nécessités mêmes de la situation.

Mais, objectera-t-on, la monarchie ne peut pas se maintenir isolée sur un sol complètement nivelé par la démocratie et sans l’appui d’une aristocratie puissante. Les sociétés, à mesure qu’elles acquièrent plus de lumières et d’expérience, aspirent à se gouverner elles-mêmes. Déjà partout en Europe, sauf en Russie, les peuples ont repris en main la plupart des pouvoirs qu’ils avaient délégués à leurs gouvernans, et les monarchies absolues se sont transformées en monarchies parlementaires. Ce mouvement continuera, parce que les causes qui l’ont provoqué n’ont pas cessé d’agir, et prennent au contraire une force nouvelle. Le temps approche donc où toutes les nations, les unes plus tôt, les autres plus tard, ne laisseront plus subsister d’autres pouvoirs que ceux qui, par l’élection, représentent directement la volonté populaire, et ainsi elles adopteront la forme républicaine. Telle est bien l’idée générale qui domine, et elle est si répandue que même beaucoup de souverains la partagent, et ont cessé de croire à l’éternité des dynasties.

Cette opinion si accréditée rencontre en M. Passy un contradicteur armé d’argumens qui donnent à réfléchir. Ce n’est pas qu’il ait contre la république des préventions hostiles ; loin de là, il admire la forme républicaine : il montre qu’en Grèce, en Italie, elle a présidé à l’épanouissement de civilisations qui, par la splendeur des beaux-arts, des lettres, des spéculations philosophiques, et par la grandeur des caractères, nous apparaissent comme les plus beaux momens de l’histoire humaine. M. Passy me semble être sur ce point dans la situation d’esprit de tous les hommes de notre temps qui ont réfléchi sur les questions politiques. Autrefois la république était l’objet pour les uns d’un ardent enthousiasme, pour les autres d’une violente aversion mêlée d’effroi. Ces sentimens ont presque complètement disparu. Le grand problème de notre temps est économique et social plutôt que politique. Ce qui occupe avant tout les hommes, c’est de savoir non pas comment les pouvoirs, mais comment les richesses se répartiront. Lisez les manifestes des comités révolutionnaires, écoutez ce qui se dit dans les ateliers, tâchez de surprendre les vœux encore muets des masses profondes qui vivent du salaire. De quoi s’agit-il ? De fonder une forme de gouvernement plus libre, d’abolir la royauté ? Non, c’est à peine si l’on en parle ; ce que l’on veut, c’est mettre la main sur les instrumens du travail, sur la terre, sur le capital, pour le répartir entre les travailleurs associés en corporations, afin de leur assurer une plus large part des produits. La république, le suffrage universel, formes creuses, dit-on, qui enthousiasmaient les dupes, mais qui n’augmentent pas les salaires.

D’autre part, lisez les livres récens consacrés aux études politiques, ceux de Mill, de Prévost-Paradol, de Bagehot : république ou monarchie représentative, les auteurs semblent n’y faire nulle différence. Ils cherchent les formes d’un bon gouvernement, et les règles qu’ils formulent s’appliquent aussi bien à la forme républicaine qu’à la forme monarchique. Ces questions qui autrefois remuaient tant les passions, on les discute donc aujourd’hui avec une impartialité parfaite et une méthode toute scientifique que n’influencent plus ni engouemens, ni hostilités.

Ce qui porte M. Passy à douter de l’avènement prochain et universel de la république, ce sont les enseignemens de l’histoire. Il fait d’abord remarquer que la chute de l’aristocratie ne doit pas entraîner, comme on le dit, la chute de la royauté, attendu que la royauté a grandi sur les ruines de l’aristocratie, et que son pouvoir s’est accru dans la proportion exacte où diminuait celle des nobles. À Rome, l’empire s’est établi en écrasant les patriciens, puis en les asservissant. Dans l’Europe moderne, les souverains n’ont fondé leur autorité qu’en brisant les résistances des grands propriétaires féodaux. Le seul pays où le roi n’est jamais parvenu à établir le pouvoir absolu est celui où l’aristocratie a survécu jusqu’à nos jours. « On a vu, ajoute M. Passy, des républiques se transformer et subsister en monarchies, il est sans exemple qu’une monarchie d’une certaine grandeur ait réussi à se transformer et à subsister en république. Parmi celles qui l’ont essayé, les unes, accablées par les dissensions d’une violence croissante, ont fini par succomber sous les armes de l’étranger, les autres sont revenues sur leurs pas, mais à travers des dictatures plus ou moins longues et oppressives. Tel a été jusqu’ici le cours constant des événemens, et à moins qu’il ne survienne dans la situation, le tempérament, les tendances et les aptitudes politiques des nations de l’Europe des changemens que n’annonce aucun signe précurseur et auxquels les enseignemens du passé défendent de croire, tel il demeurera durant tout l’avenir, sur lequel les données du présent autorisent à former des conjectures. » À ne consulter que l’histoire, les conclusions de M. Passy sont inattaquables. Toutes les républiques de la Grèce vont se perdre dans l’empire d’Alexandre, et toutes les républiques italiques, gauloises, hispaniques et libyques dans l’empire romain. L’Europe au moyen âge, du nord au midi, était pleine de républiques. Combien en reste-t-il aujourd’hui ? Une seule, la Suisse. Deux grandes nations, la France et l’Angleterre, ont tenté par des efforts héroïques de fonder la république ; toutes deux ont échoué, et la seconde à deux reprises déjà. La grande république polonaise a été dévorée par l’absolutisme moscovite, et, quand on a écrit son histoire, on n’a pas cru pouvoir lui donner de titre plus juste que celui de l’Anarchie de la Pologne. Chacune des grandes secousses qu’a subies l’Europe a été mortelle à quelque république. Les guerres de la fin du siècle dernier, entreprises pour en fonder de nouvelles, ont fini par tuer presque toutes celles qui existaient, et la guerre de 1866 a mis fin à la carrière des deux seules qui eussent survécu en Allemagne, Hambourg et Francfort. Il est donc incontestable que le témoignage de l’histoire devrait faire désespérer de l’avenir de la république.

Cependant on ne peut toujours conclure du passé à l’avenir. L’esclavage ayant existé de tout temps, on le déclarait éternel, et pourtant il a presque complètement disparu. C’était un axiome en politique que la forme républicaine ne convenait qu’à un petit état, et cependant nous voyons une république s’étendre sur tout un continent, grandir avec une rapidité vertigineuse et devenir la plus grande puissance de l’univers. L’axiome était vrai autrefois, il ne l’est plus aujourd’hui. C’est que la république se fonde sur la communauté des volontés, amenée par l’échange des idées. Or autrefois les hommes ne pouvaient guère se communiquer leurs pensées que par la parole. Les limites naturelles d’une république démocratique étaient donc les murs d’une cité. Aujourd’hui le livre, le journal, le télégraphe, apportent à tous au même moment la même impression et étendent le cercle de l’agora aux frontières d’une langue ou aux limites d’un continent. Voici donc un grand obstacle à l’établissement des républiques supprimé, rien que par le progrès des inventions techniques.

Des progrès dans l’ordre moral feraient disparaître bien d’autres obstacles. Supposez un moment les hommes assez éclairés pour discerner leur véritable intérêt : comme l’intérêt véritable de tous réside dans le respect de la justice, en poursuivant cet intérêt ils établiraient l’ordre, et, sous l’empire de l’égoïsme bien entendu, ils feraient régner la justice entre eux. Plus donc les hommes comprendront que le vrai bonheur consiste dans l’accomplissement du devoir et dans la pratique de la justice, plus ils seront capables de se gouverner. Ceci n’est pas une simple hypothèse. Depuis plus de deux cents ans, nous voyons dans la Nouvelle-Angleterre des sociétés se gouverner librement elles-mêmes par l’élection de toutes leurs autorités sans exception, autorités politiques, autorités administratives, autorités judiciaires, autorités ecclésiastiques, sans avoir besoin qu’un roi vienne mettre l’ordre dans leurs rues ou un pape dans leurs consciences. Les habitans du Massachusetts, du Maine, du Vermont, du New-Jersey, du Rhode-Island, du New-Hampshire, étaient tout simplement des gens éclairés, religieux, raisonnables, et par suite ils ont su faire des lois justes et obéir aux lois qu’ils avaient faites. Ainsi la république s’est maintenue. Pour que le même régime s’établisse et subsiste en Europe, il suffirait donc que les peuples européens, dans toutes les classes de la société, acquissent des lumières aussi saines, un bon sens aussi solide, une religion aussi raisonnable que les habitans de la Nouvelle-Angleterre. Nous sommes, hélas! loin de cet état, et on ne peut dire quand nous y arriverons, car nous ne soupçonnons même pas la distance qui nous en sépare; mais qui oserait affirmer que ce but ne sera jamais atteint?

Les obstacles qui, d’après M. Passy, s’opposeront dans l’avenir à l’établissement de la république, n’existeront pas moins pour la monarchie constitutionnelle, car, de ces deux formes de gouvernement, l’une est aussi fragile, aussi délicate, aussi difficile à manier que l’autre. Il faut donc aller plus avant et se demander si les sociétés modernes, inévitablement travaillées par les dissensions sociales et l’hostilité des classes, pourront supporter des gouvernemens libres. M. Passy a distingué deux sortes de gouvernemens : ceux où le pouvoir se transmet héréditairement, et ceux où tous les pouvoirs émanent de l’élection, c’est-à-dire d’une part des républiques, de l’autre des monarchies. Cette division ne me paraît pas porter sur le fond même des choses et sur l’essentiel en politique. Si on s’y tient, il faudra ranger dans une même catégorie le régime en vigueur aux États-Unis, dans les états romains, à Venise autrefois et dans tous les ordres religieux. Le gouvernement de l’église catholique est l’absolutisme le plus parfait qui ait jamais existé et qui se puisse concevoir, puisque, le pape infaillible étant le souverain maître des consciences et le suprême arbitre de la vérité, il faut lui accorder une obéissance passive, non-seulement pour les actes, mais pour les pensées et les croyances, de sorte que rien n’échappe à l’étreinte omnipotente, et qu’il ne reste pas même au fond de l’âme le moindre refuge pour l’indépendance humaine. Néanmoins dans cette église le souverain est élu, et aucune fonction ne se transmet par l’hérédité. C’est donc une sorte de république. Dans l’autre catégorie, il faudra mettre ensemble le gouvernement de la Russie et celui de la Grande-Bretagne, qui tous deux sont des monarchies. Peut-on cependant voir deux régimes plus différens sous tous les rapports? Évidemment la distinction en gouvernemens monarchiques et en gouvernemens républicains réunit souvent ce qui est très dissemblable, et sépare ce qui est presque identique. Ainsi la façon dont les Anglais et les Américains se gouvernent se ressemble tellement qu’il est très difficile de marquer la différence. Passez des États-Unis au Canada, le régime est identiquement le même, sauf qu’ici il y a un gouverneur nommé par la reine Victoria, mais son pouvoir est bien plus limité que celui du président de l’Union. Allez du Canada en Australie et de là au cap de Bonne-Espérance, vous trouverez les mêmes institutions, les mêmes traditions, les mêmes habitudes en politique, le même self-government. Transportez-vous en Russie, vous êtes encore sous une monarchie, mais en réalité vous êtes dans un autre monde.

La vraie distinction est plutôt celle-ci : dans certains pays, la volonté qui dirige réellement les affaires est celle du souverain; dans d’autres pays, c’est celle de la nation. Le régime politique des premiers est un gouvernement despotique ou absolu, le régime des seconds un gouvernement libre ou représentatif. Certains états sont dans une période de transition et dans une situation mixte, la Prusse par exemple. En Prusse, la volonté de la nation exprimée par le parlement librement élu exerce une influence très grande sur la direction des affaires; mais en cas de conflit c’est la volonté du souverain qui l’emporte. En Russie et en Angleterre, il n’y a pas de conflit : en Russie, parce que la nation n’ose pas résister au souverain ; en Angleterre, parce que le souverain ne songe pas à résister à la nation. Le régime russe est franchement absolu, le régime anglais franchement représentatif. Que le pouvoir exécutif soit aux mains d’un roi héréditaire ou d’un président élu, si c’est en définitive la volonté de la nation formulée par ses représentans qui l’emporte, la situation est la même, le pays se gouverne lui-même, et c’est là l’important. Il faut aller au fond, sans se laisser tromper par les apparences du régime constitutionnel ou de la division classique des trois pouvoirs. Sous tous ces dehors, on est parvenu à établir dans des pays très civilisés un régime aussi complétement despotique que dans les empires asiatiques. Qu’un souverain nomme les chefs des provinces et des communes, que par leur influence il fasse nommer des représentans tout à sa dévotion, que par la crainte de déplaire ou par l’espoir d’avancer les juges préviennent ses ordres, et ce souverain, réunissant dans ses mains les pouvoirs exécutif et judiciaire, fera de la nation ce qu’il voudra.

Dès qu’on admet la distinction que je viens de rappeler, on voit aussitôt que ce qui est en question aujourd’hui, c’est l’avenir non de la république, mais des gouvernemens libres. Si les sociétés modernes se croient menacées d’une dissolution sociale, et si elles s’épouvantent à l’idée de l’anarchie, la monarchie constitutionnelle ne leur offrira pas un refuge plus assuré que la république. Dans la monarchie constitutionnelle comme dans la république, le pouvoir dirigeant émane du peuple. Or, si c’est des convoitises du peuple que la bourgeoisie s’alarme, c’est au régime absolu qu’elle demandera la force de résistance qu’elle désespérera de trouver en elle-même. Il en a toujours été ainsi. Pour échapper à la guerre civile, Rome se livre à Auguste sans réserve. De la même façon et pour les mêmes motifs la France s’abandonne à Napoléon Ier, puis à Napoléon III. Quand on songe que cette dernière abdication a eu lieu après la campagne de Moscou et de Leipzig, après les deux invasions et surtout après les deux équipées de Boulogne et de Strasbourg, on doit dire qu’il est impossible de prévoir entre les mains de quel sauveur se jettera une nation que la terreur des convulsions sociales effare. Ce qu’il nous faut donc examiner, c’est, généralisant la question soulevée par M. Passy, si les sociétés marchent vers le gouvernement libre ou vers le gouvernement despotique.

Il peut sembler étrange de poser une semblable question au XIXe siècle, si fier de ses découvertes scientifiques, de ses applications de la science à l’industrie, du progrès de ses lumières, de ses conquêtes dans le monde physique. Comment! l’homme, qui mesure et pèse les corps célestes, qui s’est asservi l’éclair pour transmettre sa pensée, qui en quelques bonds parcourt la surface du globe, qui dompte tous les élémens pour les faire travailler à la satisfaction de ses besoins, ce roi de la création, éclairé par les intuitions de son génie et appuyé sur l’expérience si laborieusement recueillie et si savamment interprétée des siècles, ne parviendra pas à trouver une forme de gouvernement qui respecte sa dignité, sa liberté, et il lui faudra toujours, comme la brute, se courber sous un maître et marcher sous sa verge! Étrange contraste en effet : là tant de puissance et de clarté, ici tant d’obscurité et de faiblesse. Il faut bien le dire cependant, ce n’est pas d’aujourd’hui seulement que des esprits clairvoyans ont cru que la société actuelle aboutirait au despotisme. L’écrivain qui, sans pénétrer au fond des problèmes religieux et économiques, a mieux analysé qu’aucun homme de son temps l’état politique des peuples modernes, Tocqueville, a cru voir s’élever au bout de la route où nous sommes engagés le spectre du despotisme démocratique. « On dirait, écrivait-il, que chaque pas que les nations modernes font vers l’égalité les rapproche du despotisme. Il est plus facile d’établir un gouvernement absolu et despotique chez un peuple où les conditions sont égales que chez tout autre. » Tocqueville ne s’arrête pas là; il va jusqu’à décrire les caractères du despotisme démocratique en des termes qu’on ne peut oublier, tant ils sont forts et justes. « Je vois, dit-il, une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur âme. Au-dessus d’eux s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leurs jouissances et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier et doux. Il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse; il ne détruit pas, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux dont le gouvernement est le berger. » Cette peinture, tracée il y a quarante ans, ne la voyions-nous pas naguère encore réalisée sous nos yeux, et ce régime, si l’on n’y prend garde, n’est-il pas celui qui nous attend dans l’avenir?

Ce qui nous empêche de nous alarmer de ce péril, c’est que nous sommes portés à croire que la liberté est inséparable de l’égalité, et que de la démocratie doit sortir ou la république ou tout au moins un gouvernement représentatif. Nous avons détruit les privilèges de la noblesse, l’indépendance des assemblées provinciales et des communes, les droits des corps de métiers et de toutes les corporations, en un mot nous avons jeté à terre tout ce qui pouvait faire obstacle à la volonté de la nation. C’est ainsi que nous espérions fonder la liberté. Ne se pourrait-il pas que nous n’ayons fait que niveler le terrain où s’élèvera le despotisme?

Dans toutes les sociétés antiques dont nous connaissons bien l’histoire, la marche des transformations politiques a été la même. On dirait presque l’effet d’une loi historique. La plèbe lutte contre l’aristocratie pour obtenir l’égalité des droits. Elle l’obtient enfin, renverse toutes les barrières et abolit tous les privilèges. La démocratie s’établit, mais bientôt les bases de l’ordre social sont attaquées, les guerres civiles éclatent. La situation devient intolérable; on veut y échapper à tout prix. Alors apparaît un maître qui rassure les riches, flatte les pauvres et les corrompt tous deux, car un pouvoir qui s’appuie sur les terreurs des uns et les convoitises des autres abaisse le sens moral et dégrade les caractères. « C’est un fait général, dit M. Fustel de Coulanges, et presque sans exception dans l’histoire de la Grèce et de l’Italie, que les tyrans sortent du parti populaire et ont pour ennemi le parti aristocratique. » Aristote, qui, après avoir étudié toutes les constitutions et toutes les révolutions politiques de la Grèce, en a déterminé les caractères avec une pénétration sans égale, nous dit : « Le moyen d’arriver à la tyrannie, c’est de gagner la confiance de la foule. Le tyran commence toujours par être un démagogue. Ainsi firent Pisistrate à Athènes, Théagène à Mégare, Denys à Syracuse. » N’avons-nous pas vu ce programme suivi exactement de nos jours? Napoléon III avait écrit l’Abolition du paupérisme, et il s’est toujours proclamé l’empereur des paysans et l’ami des ouvriers. C’est par le suffrage des masses qu’il avait établi son pouvoir et l’avait fortifié jusqu’au dernier moment. L’histoire confirme ainsi les craintes que l’étude de la condition politique des sociétés modernes inspirait à Tocqueville; c’est une raison pour veiller au danger et pour chercher le moyen de le conjurer.


II.

Il ne faut jamais oublier que plusieurs circonstances favorisent aujourd’hui l’établissement de l’absolutisme. Parmi celles-ci, Tocqueville a mis fortement en relief la concentration aux mains du souverain de tous les pouvoirs locaux, administratifs et réglementaires. J’y ajouterai les armées permanentes et les inimitiés de classe à classe.

Celui qui a en main le pouvoir, roi ou président, sera presque toujours tenté de l’étendre. Il est naturel que tout homme cherche à faire sa volonté et à écarter ce qui y résiste. L’un y est porté parce qu’il aime les plaisirs et les richesses, un autre parce qu’il aime la guerre et la gloire, un troisième parce qu’il voudra agrandir son pays ou faire du bien à ses sujets. L’obstacle aux volontés du souverain résidait autrefois dans la faiblesse du pouvoir exécutif et dans la force de résistance des grands feudataires, des provinces, des villes, des corporations. En Amérique, il se trouve d’abord dans l’esprit de la nation, ensuite dans l’extrême division des pouvoirs, répartis entre une foule de conseils locaux et d’administrations indépendantes. Dans les pays constitutionnels d’Europe, il n’existe que dans les assemblées délibérantes qui représentent la nation; mais à côté de ces assemblées se trouve l’armée, dont l’esprit est complètement différent.

Le rôle du parlement consiste dans le contrôle, la critique et l’opposition, celui de l’armée dans l’obéissance. Une chambre qui obéit et ne discute pas est un corps servile qui ne sert à rien qu’à masquer le despotisme. Une armée qui discute et n’obéit pas est un danger public. Ici règne la parole libre, là le commandement sans réplique. Les militaires savent que pour eux il n’y a de succès que si toute l’armée jusque dans ses derniers membres est mue par les ordres d’un chef unique. Comment pourraient-ils apprécier le mécanisme d’une constitution politique où tout pouvoir doit rencontrer un contre-poids, et où l’esprit de résistance a sa place marquée et nécessaire? Aussi voient-ils souvent dans le parlement une source permanente d’anarchie et dans les représentans des bavards malfaisans, tout au moins quand ils discutent le budget de la guerre. Il ne sera jamais fort difficile au souverain de tirer parti de cette opposition naturelle pour se débarrasser d’un parlement qui le gêne, et l’on peut dire, je crois, que sur le continent européen le régime représentatif n’existe que par la tolérance de la royauté. C’est une maxime constante, profondément gravée dans l’esprit des Anglais, qu’une grande armée permanente met la liberté en péril, et ils ont multiplié les précautions pour éloigner ce danger. Il est écrit dans le bill of rights qu’aucun corps d’armée ne peut être maintenu sans le consentement du parlement. Le muting bill n’est jamais voté que pour un an, et, s’il n’était pas renouvelé, l’armée se dissoudrait, car désobéir aux ordres des chefs deviendrait un acte licite. La constitution des États-Unis dit que le congrès ne peut voter les fonds de l’armée que pour deux ans, et les Américains ont pour principe de réduire le nombre des troupes au plus strict nécessaire. Le danger a donc été clairement aperçu par les nations qui ont eu l’expérience des institutions libres, et il faudrait être aveugle pour ne pas le voir. C’est à partir du moment où la royauté a pu entretenir une armée permanente qu’elle est parvenue à rendre son pouvoir absolu. C’est grâce aux légions que l’empire s’est établi à Rome, et sous l’empire ce sont les prétoriens qui ont disposé de la couronne. Il est inutile d’insister sur les analogies que présente la situation actuelle. Que faire cependant ? Peut-on espérer que les peuples désarmeront au moment où éclatent les plus formidables crises sociales, et où les ambitions dynastiques, exploitant les attractions et les antipathies des nationalités, menacent l’Europe de nouveaux bouleversemens ? Sans doute, si les peuples européens étaient prévoyans et sages et s’ils étaient maîtres de leur sort, ils régleraient leurs différends sans tirer l’épée, et ils réduiraient leurs armemens, qui, par les énormes impôts qu’ils exigent, sont une source de misère et de danger pour la société ; mais les peuples malheureusement ne sont encore ni prévoyans ni sages, et ils ne disposent pas de leur destinée. Les grandes armées permanentes sont donc un mal qu’il faut subir, et pour les institutions libres un danger qu’il faudra viser à conjurer.

Et d’abord l’armée devrait-elle voter ? Il peut sembler inique d’ôter le droit de vote à ceux qui remplissent la glorieuse mission de défendre le pays contre ses ennemis du dehors et du dedans ; mais, dans l’organisation politique, chaque fonction a des devoirs particuliers qu’elle doit remplir et des restrictions auxquelles elle doit se soumettre. Dans un pays libre, tout citoyen doit avoir le droit d’assister aux réunions publiques pour défendre ses opinions et attaquer celles du parti au pouvoir, et cependant il ne convient pas que le juge, qui doit être absolument impartial, se jette dans la mêlée des partis aux prises. Il faut en tout peser les avantages et les inconvéniens ; or le vote des militaires présente les plus grands dangers. Une armée que l’esprit de parti envahit et possède peut ou se diviser en deux corps hostiles qui donneront le signal de la guerre civile, comme à Rome, ou dicter ses volontés et imposer un maître au pays, comme dans les pronunciamentos du Mexique. Celui qui vote doit pouvoir s’éclairer par la discussion publique. Or les discussions politiques, détruiraient la discipline qui est l’âme de l’armée, et le jour où les militaires fréquenteraient les clubs tout serait perdu.

Quand on accorde le vote, il faut supposer que le scrutin sera libre et sincère. Et pourtant que peut faire le gouvernement, si la majorité des voix de l’armée se prononce contre lui? L’armée est son point d’appui. Si ce point d’appui se dérobe, si l’armée déclare son hostilité publiquement dans le scrutin, le gouvernement est frappé à mort. Il ne lui reste qu’une ressource, la guerre. Avant de tomber, il fera donc la guerre. C’est ainsi que donner le vote aux soldats, c’est exposer le pays aux risques d’une guerre non prévue, non préparée, non voulue. Lors du dernier plébiscite, Napoléon III a été vivement alarmé du vote hostile de certains régimens. Ce vote émis dans les casernes, sous l’œil des officiers, était en effet l’indice d’un profond mécontentement. L’empereur ne devait avoir aucun goût pour la grande guerre : en Italie, il avait dû comprendre qu’il n’y entendait rien. L’appel au peuple venait de retremper son pouvoir. L’opposition avait perdu pied. Il avait pu détendre la compression. Les libertés accordées, loin d’ébranler, avaient consolidé son trône. Il avait arraché au roi de Prusse une humiliante concession. Rien ne l’obligeait donc à jouer cette dernière carte, réservée pour l’extrémité suprême, la guerre; mais on lui a fait croire, ou il a cru à la défection de l’armée manifestée par ses votes, et, comme nul gouvernement ne pourra jamais vivre avec l’hostilité de ses troupes, constatée au scrutin, en face du pays, l’historien de César a franchi le Rubicon : alea jacta est. Qu’on y prenne garde, l’heure peut toujours venir inopinément où le gouvernement menacé de l’abandon de ses troupes croira devoir tenter cette chance redoutable où la destinée des nations est en jeu.

Le régime représentatif et l’armée permanente sont deux institutions dont les principes s’excluent. L’élection qui donne la vie à l’une détruirait l’autre; on peut même aller plus loin et dire que ces deux institutions sont incompatibles. Elles ne peuvent subsister longtemps côte à côte sur le même sol. L’une finira toujours par tuer l’autre. Le moyen de diminuer le danger consiste à faire voter les militaires dans les mêmes urnes que les autres citoyens. De cette façon leur suffrage n’est pas relevé à part, et leur mécontentement, s’il existe, n’est du moins pas affiché aux yeux de tous. J’ai dit que l’hostilité des classes peut aussi contribuer à l’établissement du despotisme dans nos sociétés démocratiques. Ce point exige quelques développemens. Ici encore l’histoire nous apporte ses enseignemens. Les choses se sont passées dans l’antiquité exactement comme nous les voyons se dérouler sous nos yeux, et ce qui rend cette expérience plus décisive, c’est que, la Grèce étant couverte d’une foule de petits états indépendans avec des lois très différentes, les mêmes révolutions se sont produites partout, mais point en même temps[2]. Par une série de luttes, les plébéiens ont conquis l’égalité des droits politiques; mais restait l’inégalité des conditions, qui leur parut bientôt insupportable. Pour faire cesser cette inégalité, effet de lois, ne suffisait-il pas de changer les lois? Disposant du suffrage et nommant les législateurs, c’est ce qu’ils essayèrent de faire. Tantôt on mettait tous les impôts à la charge des riches, tantôt on confisquait leurs biens en les forçant à l’exil ou en les condamnant à mort. Ailleurs on décrétait l’abolition de toutes les dettes, ou l’état s’emparait de toutes les propriétés pour en faire un nouveau partage. Les riches naturellement se défendaient par tous les moyens. Entre eux et les pauvres, l’hostilité était permanente, violente, et à chaque instant aboutissait à la guerre civile. « Dans toute guerre civile, dit Polybe, il s’agit de déplacer les fortunes. » «Les cités, dit M. Fustel de Coulanges, flottaient toujours entre deux révolutions, l’une qui dépouillait les riches, l’autre qui les remettait en possession de leur fortune. Cela dura depuis la guerre du Péloponèse jusqu’à la conquête de la Grèce par les Romains. » Sparte, ayant armé ses ilotes pour repousser l’ennemi, fut obligée de les combattre dans une lutte atroce, parce qu’ils voulaient se servir de leurs armes pour se rendre maîtres des propriétés.

Comme les plébéiens, même victorieux, ne parvenaient pas à établir l’égalité des biens, les luttes recommençaient sans cesse. Enfin les cités, épuisées par les dissensions sociales, découragées, lassées de tout, se réfugièrent dans la servitude pour avoir au moins quelque repos. Les tyrans parurent; ils sortirent partout du parti populaire et s’appuyèrent sur le peuple. Les familles patriciennes seules n’abandonnèrent jamais toute résistance. Cette marche des choses, partout identique, s’explique; elle résulte de la nature même de l’homme. Donnez le suffrage à celui qui n’a pas le bien-être, il est inévitable qu’il voudra se servir de l’un pour acquérir l’autre.

Les sociétés modernes ont cet avantage sur les cités anciennes, que le christianisme a répandu des idées de justice et de fraternité inconnues à l’antiquité; mais d’autre part notre situation économique est bien plus difficile. Les sociétés antiques pouvaient subsister au milieu des dissensions civiles les plus violentes. Tandis que riches et pauvres se disputaient le pouvoir, le travail n’était pas suspendu parce qu’il était accompli par les esclaves, qui, quoi qu’il arrivât, continuaient à fournir aux besoins des partis en lutte. Aujourd’hui ces esclaves, c’est-à-dire ceux qui accomplissent le travail manuel, sont devenus des citoyens; ils ont acquis le droit de suffrage, et ce sont leurs exigences qu’il faut satisfaire ou combattre. Les cités antiques ont supporté les luttes sociales pendant des siècles avant de demander le repos aux tyrans. La société moderne n’y résisterait pas un an.

Notre état économique diffère aussi complètement de celui du moyen âge. Le sort de chaque homme était alors fixé et en même temps assuré. Le cultivateur était attaché à la glèbe et soumis aux corvées; mais il avait toujours une portion du sol à cultiver moyennant une charge fixe, et les biens communaux, partout très étendus, lui fournissaient un pâturage pour son bétail, du bois pour construire sa demeure et pour chauffer son foyer. Il ne pouvait aspirer à sortir de sa condition ni à s’enrichir; mais il n’avait pas à craindre le dénûment absolu. Par les liens de la commune, il était fortement attaché au sein maternel de la terre à laquelle il était rivé, et dont il ne pouvait être détaché. Ses espérances ici-bas étaient très bornées, mais ses inquiétudes l’étaient aussi. La corporation offrait à l’artisan le même genre de sécurité que la commune rurale garantissait au cultivateur. Le salaire était fixé et protégé contre la concurrence par les privilèges des métiers. Pas de crise ni de chômage : le travail avait une clientèle connue et assurée. Entre le maître et l’ouvrier, la distance était à peine sensible ; tous deux travaillaient côte à côte dans le même atelier et vivaient de la même manière. Les discussions d’intérêt n’étaient pas rares, mais elles ne pouvaient prendre, comme en Grèce ou comme aujourd’hui, la forme d’une hostilité de classe à classe. La situation des boutiquiers était la même que celle de l’artisan. Seuls, les marchands qui trafiquaient avec l’étranger avaient plus de place pour se mouvoir et plus de moyens de changer leur condition en s’enrichissant. Tout à fait au-dessus, la noblesse, protégée par ses armes, ses châteaux-forts, ses richesses et les préjugés de caste, vivait comme dans un monde à part, inabordable et armé.

La société se trouvait ainsi complètement enchaînée dans le réseau compliqué de ses coutumes traditionnelles. Elle était immobile, mais stable. C’était un régime de classes subordonnées semblable à celui qui en Égypte a donné à la société une assiette si solide, une durée si longue et produit également de si prodigieux monumens. Les souffrances des individus étaient parfois extrêmes, parce que la violence des grands n’était point arrêtée par la main tutélaire et toute-puissante de l’état, et parce que le commerce et la science ne savaient pas encore combattre les disettes et les maladies. La société était constamment troublée par la guerre, et périodiquement décimée par la famine et la peste; mais en temps ordinaire les âmes étaient calmes, et en temps d’épreuve résignées. Les hommes n’étaient point tourmentés par le besoin de changer de condition, car ils n’en voyaient pas le moyen. Ils ne connaissaient ni l’ambition da parvenir, ni la soif d’accumuler des richesses, car cela était hors de leur portée. Leur sort étant fixé sur la terre, c’est dans l’autre monde que s’étendaient leurs espérances. Quel contraste avec les démocraties antiques et modernes, où tous, ayant mêmes droits, s’agitent sans cesse pour parvenir à tout et s’emparer de tout!

Ce n’est pas que l’idée d’établir une plus grande égalité dans le partage des richesses n’ait pas surgi au moyen âge : elle s’est fait jour en France, en Angleterre, en Allemagne, surtout dans les campagnes, quand l’excès des souffrances causées par la guerre réduisait les cultivateurs au désespoir; mais, comme ces idées ne sortaient pas de l’organisation même de la société, une fois les jacqueries comprimées, l’ordre habituel se rétablissait, et l’hostilité des pauvres contre les riches ne devenait pas, comme en Grèce, un mal constitutif de la société.

Aujourd’hui toutes ces institutions du moyen âge, qui étaient en même temps des entraves et des refuges, ont disparu pour faire place à une situation démocratique très semblable à celle de l’antiquité, avec cette différence qu’elle renferme tous les hommes au lieu d’un dixième d’entre eux. Chacun est libre, mais isolé ; chacun se fait sa destinée, mais il n’a plus ces institutions tutélaires qui l’abritaient et le soutenaient, la commune et la corporation. Chacun peut monter au faîte sans que rien l’arrête, mais aussi tomber dans le dénûment absolu sans que rien l’en tire. L’un, par son travail, son habileté, sa prévoyance ou sa bonne chance, arrive à l’opulence; l’autre, par paresse ou par accident, reste ou retombe dans la misère. L’inégalité de droits ne sépare plus des classes fermées où on se résignait à demeurer parce qu’on n’en pouvait sortir, mais l’inégalité de richesse n’en subsiste pas moins entre des catégories d’individus qui s’en irritent parce qu’ils envient tout ce qui s’élève au-dessus d’eux. La compétition générale est la loi de la société. Les premières places sont aux plus actifs. C’est la lutte pour l’existence transportée de l’ordre zoologique dans l’ordre économique. Cette compétition est la source de tous les progrès, le grand ressort qui met tout en mouvement, qui enfante toutes nos merveilles industrielles, qui crée toutes nos richesses; mais elle répand aussi une agitation incessante, une inquiétude permanente, une instabilité universelle. Nul n’est content de son sort et nul n’est assuré du lendemain. Celui qui est riche veut accumuler toujours plus de richesses, celui qui est pauvre tremble de perdre son gagne-pain.

Le mécanisme de la production, des échanges et du crédit est admirable de perfection et de puissance; mais plus il est parfait et compliqué, plus il est exposé à se déranger. La grande industrie a établi entre le maître et l’ouvrier une distance immense. Autrefois tous deux travaillaient côte à côte, et vivaient de la même vie; aujourd’hui le maître dispose d’un capital énorme, et fait partie des classes supérieures, tandis que les ouvriers sont groupés dans de vastes fabriques, autour de la machine qui fournit la force motrice. Cela produit une séparation, une hostilité inconnue autrefois.

La grande industrie produit des quantités énormes de marchandises; pour les vendre, il lui faut le marché du monde, mais ce marché est soumis à mille fluctuations qui toutes se font sentir au fond des ateliers. Un pays augmente les droits à l’importation : c’est un débouché perdu. Une invention nouvelle nécessite la transformation d’un genre de fabrication ou en amène le déplacement; les commandes vont ailleurs; il faut fermer les ateliers, les maîtres souffrent ou sont ruinés, les ouvriers perdent leur emploi ou doivent se soumettre à une réduction des salaires.

Autrefois le salaire était réglé par la coutume ou par le tarif officiel; aujourd’hui il l’est par le rapport qui existe entre les bras et les capitaux cherchant de l’emploi. Les ouvriers soumis à cette loi de l’offre et de la demande se sont dit : Pourquoi ne pas nous coaliser pour fixer le taux de nos salaires et l’imposer à nos maîtres en nous mettant en grève, s’ils refusent d’accepter nos conditions? Ces grèves se sont multipliées, comme on l’a vu, surtout en Angleterre. C’est un état de guerre permanent avec ses luttes, ses victoires et ses défaites. Seulement les ouvriers ne parviennent pas à imposer leurs conditions, parce que les patrons, l’eussent-ils voulu, ne pouvaient pas les subir. La raison en est simple. La facilité des échanges internationaux est si grande aujourd’hui, que le monde entier ne forme plus qu’un seul marché. Le manufacturier ne fabrique pas pour son pays seul, mais pour tous les pays. Il s’ensuit que le prix des marchandises doit être à peu près le même partout. Le fabricant ne peut donc augmenter le salaire sans augmenter ses prix, ce qui l’empêcherait de vendre et l’obligerait de fermer son usine.

C’est ainsi que l’unité du marché commercial amène le nivellement des salaires. Il en résulte qu’une grève locale ne peut déterminer une hausse locale des salaires sans tuer l’industrie dans cette localité et sans par suite enlever aux ouvriers le moyen même de subsister. Une expérience cent fois répétée a prouvé cela jusqu’à l’évidence. Comment donc arriver au but qu’on poursuit ? Il n’y a qu’un moyen, ont pensé les ouvriers, c’est de faire entrer dans la coalition les ouvriers du monde entier et d’employer comme arme de guerre industrielle la grève universelle dans le métier où l’on veut que le travail soit plus rétribué. De cette façon une hausse des salaires est possible sans que la concurrence de l’étranger fasse échouer les grèves locales. C’est ainsi que l’Association internationale est sortie de l’unité du marché commercial.

Quand cette association se sera établie partout, on aura en présence dans le monde entier, d’une part tous les chefs d’industrie, d’autre part tous ceux qu’ils emploient et salarient. Comme elle se donne pour mission l’émancipation définitive des classes laborieuses, elle agit à la façon de la révolution religieuse du XVIe siècle. Elle passe par-dessus les frontières des nations, elle fait oublier les hostilités de race, elle déracine l’amour et jusqu’à l’idée de la patrie. Les compatriotes sont des ennemis, s’ils sont chefs d’industrie ; les étrangers sont des frères, s’ils vivent du salaire. Les ouvriers de Londres, de Berlin, de Pesth, ont applaudi aux luttes et excusé les crimes des ouvriers de Paris. C’est une sorte de religion cosmopolite : elle inspire le prosélytisme, pousse à la propagande et remplit les âmes qu’elle possède d’un fanatisme tantôt mystique et tantôt farouche. La situation économique étant à peu près la même dans les différens pays, elle trouve dans tous les mêmes griefs, les mêmes aspirations, les mêmes élémens inflammables. Les agitations sociales ne sont pas locales comme les agitations politiques ; elles sont universelles comme les fermentations religieuses, parce qu’elles s’adressent à des besoins généralement sentis et à des convoitises qui dorment partout au fond de l’âme humaine.

La solidarité de tous les marchés monétaires a jeté dans le monde économique une cause nouvelle et très grave de perturbations. Les crises commerciales, comme les ouragans, nées dans un pays, parcourent successivement tous les autres, semant partout les ruines sur leur passage. Qu’une crise éclate en Angleterre ou aux États-Unis, le monde entier en reçoit le contre-coup ; les commandes diminuent, le travail s’arrête, et ceux qui vivent du travail souffrent. Autre cause de malaise : le salaire du plus grand nombre des ouvriers est forcément réduit à ce qui est indispensable pour les faire subsister, par la raison qu’ils ne fournissent pour ainsi dire que la force brute de leurs bras, et que cette force peut être empruntée aux animaux domestiques et à la vapeur, moteurs moins coûteux que les muscles humains. Ces ouvriers les moins rétribués et les plus nombreux sont encore les moins mécontens de leur destinée; ils n’ont pas commencé à regarder au-dessus d’eux. Ceux qui s’irritent le plus de leur sort et qui veulent à tout prix changer l’ordre actuel, ce sont les ouvriers d’élite, qui ont pris les habitudes et les besoins des classes supérieures, auxquelles ils portent envie; mais ces derniers s’efforcent de communique ars haines aux autres, et ils y sont déjà en partie parvenus.

En résumé, voici le sort que l’industrie moderne a fait aux artisans. Elle les a émancipés de toute entrave, elle les a arrachés à l’étreinte des corps de métier, elle les a groupés en masses compactes dans certains centres et autour des machines, elle a augmenté leur salaire; mais en même temps elle leur a donné des besoins nouveaux et les a exposés sans défense à toutes les fluctuations du monde des affaires, si souvent bouleversé par les transformations industrielles et par les crises commerciales.

Dans les campagnes, un changement semblable s’est produit. Là aussi on trouve plus d’activité, plus de goût pour toutes les améliorations, plus d’efforts pour s’élever et s’enrichir, mais aussi plus d’incertitudes, plus de tourmens, plus de causes de dissensions et de luttes. Autrefois la propriété de la terre n’était pas à la portée de celui qui la cultivait. Chacun avait sa part à mettre en valeur, qui restait la même. Aujourd’hui le paysan peut acheter la terre. Il le fait avec passion, et cette passion produit des miracles d’économie et de labeur; mais aussi elle le remplit d’agitations et de désirs. Il a dès lors appris à connaître les tourmens de la dette et de l’hypothèque en même temps que le stimulant de l’ambition. Jadis les prestations du locataire en travail ou en nature étaient fixées et réglées par la coutume; aujourd’hui elles le sont par la loi de l’offre et de la demande, à laquelle le métayage même n’échappe plus. La hausse des fermages est pour le fermier une cause de tourmens périodiques, une source d’inimitiés et de défiances entre lui et le propriétaire.

Partout donc où l’on jette les yeux sur nos sociétés démocratiques, on retrouve cette hostilité des classes qui a déchiré jadis la Grèce, et que les coutumes traditionnelles du moyen âge avaient assoupie. Maintenant une idée nouvelle a été proclamée; inscrite dans la plupart des constitutions, elle s’est emparée de tous les esprits : c’est que les hommes sont égaux. L’Évangile a introduit dans le monde cette audacieuse nouveauté, que les philosophes même les plus utopistes de l’antiquité n’avaient pas aperçue. Ce principe, il est vrai, n’était qu’un idéal qui ne devait se réaliser qu’après un grand bouleversement cosmique, sur « une nouvelle terre et sous de nouveaux cieux; » mais, le millenium attendu n’étant pas arrivé, la réforme, les constitutions des États-Unis et la révolution française en ont fait un idéal terrestre, dont nécessairement les démocrates modernes voudront poursuivre l’application. C’est en vain qu’on tentera de la limiter à l’égalité des droits politiques. De l’égalité de droit, ils voudront passer à l’égalité de fait. Jusqu’à présent, l’idée de l’égalité ne s’est pas implantée avec assez de force pour devenir une conviction vivante, ardente, décidée à tout pour atteindre son but, sauf dans quelques grandes villes et dans certaines catégories spéciales d’ouvriers; mais répétée sans cesse dans les meetings, passant de bouche en bouche comme un mot d’ordre et circulant ouvertement ou en silence dans l’Europe entière, elle sera embrassée comme un dogme par toutes les classes qui ont intérêt à la croire vraie, et qui en attendent une amélioration de leur sort.

La France a été deux fois déjà profondément troublée par l’explosion violente de ces idées, et cette explosion a eu lieu chez elle plutôt qu’ailleurs, parce que le Français s’> laisse entraîner plus que les autres peuples par la logique abstraite, parce qu’il donne aux idées plus de retentissement, plus d’expansion communicative, et qu’il veut en poursuivre la réalisation immédiate; mais ce n’est pas pour la France que le danger est le plus sérieux. L’égalité des conditions y est très grande, et plus de la moitié de la population jouit d’une part de la propriété foncière ou mobilière. Une liquidation sociale, comme on dit aujourd’hui, une confiscation de la propriété, comme on disait dans les républiques antiques, n’est pas à craindre, parce que ceux qui ont intérêt à défendre l’ordre sont plus nombreux que ceux qui ont intérêt à l’attaquer. L’égalité de fait, déjà en grande partie réalisée, préservera donc toujours la France des tentatives d’un bouleversement entreprises au nom du principe de l’égalité de droit; mais en Angleterre, où la propriété est concentrée aux mains de 30,000 familles, où les ouvriers de la campagne sont exclus de la possession du sol qu’ils cultivant, où les masses innombrables des ouvriers de l’industrie ont déclaré la guerre à leurs maîtres, où enfin l’inégalité éclate à tous les yeux, le danger est plus grand. Le travailleur rural n’est pas encore remué par les aspirations égalitaires, les ouvriers de la ville n’ont pas l’habitude des armes ni la tradition révolutionnaire, et la bourgeoisie, fortifiée par la lutte des partis et par le self-government, saura se défendre mieux qu’ailleurs. Seulement, supposez que dans quelques années, quand les idées de réorganisation sociale auront envahi toute la classe laborieuse, une grande guerre éclate, arrêtant le commerce et fermant les ateliers : les conséquences pourraient en être épouvantables, car la révolution sociale ne se concentrerait pas dans la capitale ainsi qu’en France, elle se répandrait comme un incendie dans les villes manufacturières et dans les campagnes, et elle aurait un but à poursuivre, qui serait de mettre la propriété aux mains de tous.

En France, une grande faute des gouvernemens, que les Anglais n’ont pas commise, a été de concentrer la vie dans la capitale aux dépens des provinces: c’est pourquoi les révolutions sociales éclatent périodiquement à Paris. Dans les grandes villes, l’extrême opulence et l’extrême richesse se touchent, se coudoient et se rencontrent parfois sous le même toit. On a laissé accumuler à Paris un nombre immense d’ouvriers arrachés aux bonnes influences du lieu natal. Souvent sans lien de famille, sans foyer, sans culte, sans appui, leur vie est difficile, leur emploi précaire, leur ignorance grande, leur moralité très ébranlée; puis, dans leur sphère dorée, les oisifs leur donnent le spectacle scandaleux de leurs vices, de leurs prodigalités, d’une existence que condamnent et la morale chrétienne et la science économique. Comment ce contraste ne provoquerait-il pas un esprit de haine et de révolte? Le gouvernement a enlevé aux campagnes des millions employés à élever des palais, des boulevards, des jardins, des salles de théâtre, à rassembler ainsi comme à plaisir les élémens et les prétextes d’un bouleversement social. Dans les campagnes, la vie est sains pour le corps, saine pour l’âme; elle est simple et active. La différence des conditions est adoucie par les relations personnelles. Le riche donne aux pauvres de bons exemples, de bons conseils, tout au moins de bonnes paroles. L’opposition des classes n’est pas absente, mais elle n’est pas exaspérée jusqu’à la fureur, jusqu’à la rage destructive. C’est aux champs que se produit la principale richesse, les subsistances, dont dépend en définitive le bien-être du pays. Et cependant les gouvernemens, sans voir les dangers qui menacent l’ordre social, ont vidé les provinces d’hommes et d’argent pour attirer dans la capitale les ouvriers par des travaux improductifs, les gens aisés par la concentration des pouvoirs politiques et par l’attrait de tous les plaisirs : politique insensée à laquelle il faut mettre un terme en donnant aux provinces et aux communes l’indépendance administrative et la disposition des ressources qu’elles créent, et qu’aujourd’hui les grandes villes consomment. Si la démocratie se maintient en Suisse, c’est parce qu’elle est une démocratie rurale sans grandes villes.


III.

J’ai essayé de montrer que la crise sociale qui a livré les démocraties antiques aux mains du despotisme reparaît dans nos démocraties modernes avec certains traits particuliers qui la rendent encore plus redoutable, notamment l’égalité de tous reconnue par les lois, par les constitutions et par la religion, les armées permanentes et l’organisation de l’industrie, du commerce et du crédit. Je ne crois pas pourtant que ceux qui veulent bouleverser l’ordre actuel puissent l’emporter. Les révolutions entreprises au nom de droits politiques ont souvent triomphé; les révolutions entreprises au nom d’intérêts matériels ont toujours échoué. Les jacqueries, même quand elles ont eu lieu contre d’iniques privilèges, ont été étouffées dans le sang. C’est que ceux qui se lèvent, poussés par des souffrances physiques ou plutôt par des convoitises, n’ont pas et ne peuvent avoir le degré d’intelligence nécessaire pour arriver au succès. Au contraire ceux qui invoquent un droit sont mus par des idées abstraites; ils peuvent par conséquent avoir cette trempe de caractère et cette force d’esprit qui donne la victoire et permet d’en organiser les résultats. Néanmoins, quoique les partisans d’une reconstruction sociale soient destinés à être toujours vaincus, leurs tentatives seules et leurs menaces jetteraient probablement dans les classes aisées assez d’inquiétude pour les pousser dans les bras d’un maître. Il faut donc chercher le remède à une situation aussi grave.

On invoque de toutes parts une compression impitoyable, et l’on parle d’une sainte-alliance des états européens, d’une sorte de croisade dirigée contre les idées communistes. Est-on bien sûr de l’efficacité de ces moyens? En Angleterre au contraire, on vient d’accorder de nouveaux droits aux associations de métier, et on a eu raison. La compression n’aboutirait pas, et elle créerait peut-être un double danger. Elle n’aboutirait point, parce que les idées qu’on veut étouffer passent de bouche en bouche, d’atelier en atelier, de pays en pays, sans qu’on en puisse suivre la trace. Au moyen âge, à certains momens, elles se sont répandues dans toute l’Europe occidentale malgré l’extrême difficulté des communications. Aujourd’hui ce n’est point par les meetings ou les journaux que l’Association internationale a réuni ses nombreux adeptes. En proscrivant cette association, on la transformerait en une société secrète dont le mystère augmenterait l’attrait et l’influence. Quant aux dangers que créerait la compression, les voici. Ce serait une déclaration de guerre aux ouvriers, qu’on traiterait en ennemis en édictant contre eux des lois exceptionnelles. Sans doute il faut réprimer toute conspiration qui a pour but l’emploi de la violence; mais peut-on interdire aux travailleurs de s’entendre pour régler le taux de leur salaire, pour fonder des associations de secours mutuel ou des sociétés de consommation et de production? Le second danger serait qu’en empêchant toute manifestation des idées qu’on redoute on endormît la vigilance de ceux qui doivent les combattre en leur inspirant une fausse sécurité. Un mal existe-t-il dans la société, il vaut mieux qu’il se révèle dans toute son intensité. C’est de cette façon seulement qu’on fait ce qu’il faut pour y obvier. Les Français et les Anglais ont suivi à cet égard deux méthodes différentes. Les premiers ont toujours comprimé la manifestation des idées anarchiques, afin d’en prévenir la contagion; les seconds leur ont laissé toute latitude, d’abord par respect pour la liberté, ensuite pour exciter la vigilance de ceux qui étaient menacés. Jusqu’à présent, la méthode anglaise de traiter ce genre de mal a mieux réussi que la méthode française.

Ceux qui ont peur ne seront pas très éloignés non plus d’abdiquer tout droit aux mains de l’église ou de l’état : mauvais calcul, également dicté par l’imprévoyance. Sans doute il ne faut rien négliger pour répandre dans toutes les classes un sentiment religieux, moral, raisonnable, surtout réglant tous les actes de la vie; mais donner le pouvoir au clergé serait le sûr moyen d’ébranler ce sentiment, déjà si affaibli. Aux États-Unis, le clergé n’a aucun privilège, aucun budget : il est respecté. Sous l’ancien régime et sous la restauration, l’église était une puissance : la religion était en butte aux attaques incessantes des amis de la liberté. C’est inutilement d’ailleurs qu’on demanderait au clergé d’étouffer les idées égalitaires, il n’y parviendrait pas. C’est la Bible à la main que les paysans ont réclamé au XVIe siècle l’égalité des biens; les couvens donnent l’exemple du communisme; enfin entre le prêtre qui promettra à l’ouvrier le bonheur dans l’autre monde et le démagogue qui le lui garantira dans celui-ci, le choix ne saurait être douteux. Ce n’est donc pas la théocratie qui sauvera la société actuelle.

Ce n’est pas davantage le despotisme. Le despotisme ne peut nous donner le repos, car ce n’est pas un gouvernement stable. Quoiqu’il se proclame héréditaire, en fait il est presque toujours viager. Dans l’empire romain, la transmission héréditaire du pouvoir est une exception. On a défini le régime en vigueur en Russie l’absolutisme tempéré par le régicide. Le dernier empire en France avait proclamé à la fois l’hérédité de la couronne et la responsabilité du souverain. Or ces deux principes s’excluent. Si celui qui exerce le pouvoir exécutif gouverne par lui-même et se rend ainsi responsable des actes du gouvernement, il faut qu’il soit soumis à l’élection comme un président de république, ou qu’il puisse être renvoyé par une manifestation légale de la représentation du pays comme un ministre constitutionnel, sinon on aura des révolutions périodiques. Un souverain a-t-il commis des fautes graves et subi des revers dont on peut le rendre responsable parce qu’il en est l’auteur, ou bien il sera renversé du trône par le pays poussé à bout, ou bien son fils avec la couronne héritera de son impopularité et la dynastie ne prendra point racine. Le despotisme n’offre donc plus de nos jours aucune chance de stabilité. Il n’en a guère même dans les états asiatiques, où les révolutions de palais interrompent constamment la transmission héréditaire du pouvoir. C’est quand le souverain est maître absolu de la vie de ses sujets qu’il perd toute sécurité pour la sienne.

La Bruyère a dit, et Montesquieu a répété, « qu’il ne faut ni art ni science pour exercer la tyrannie. » Cela est vrai tout au plus dans des pays peuplés de foules inertes, faites pour l’esclavage. Cela est complètement faux dans des pays où fermente le besoin de la liberté, et qui ont à leur côté d’autres nations libres. Alors, pour maintenir le despotisme, il faut une habileté extrême et un bonheur non interrompu. En dissimulant l’exercice du pouvoir absolu, en assurant aux riches des plaisirs, aux classes laborieuses de bons salaires et de gros profits, en n’ayant que des succès dans ses entreprises, le régime despotique peut se maintenir même au sein d’une nation très policée; mais si, harcelé par l’opposition et obligé de détourner l’attention vers le dehors, il tente des aventures qui échouent, il est perdu.

Dans les pays où le despotisme est accepté et justifié par l’état arriéré des populations, il ne dégrade pas; c’est un régime naturel, conforme aux besoins de la société. Quand il s’établit chez une nation éclairée, il corrompt les âmes, d’abord parce que ce régime est contraire alors à la nature, ensuite parce que ce n’est que dans l’affaiblissement général des caractères et dans l’écrasement complet des âmes fières qu’il peut trouver chance de durer. Ainsi donc, dans notre monde occidental, ou bien le despotisme sera un gouvernement instable, appuyé sur l’armée et soumis à des révolutions périodiques, ou, s’il parvient à durer, c’est qu’il aura pu anéantir toute indépendance et avilir complètement les âmes. Ce n’est pas là, j’espère, l’abri où les sociétés modernes iront chercher l’ordre et le repos. On est ainsi ramené vers les gouvernemens libres, — monarchie constitutionnelle ou république. — Il nous reste à examiner les avantages et les inconvéniens que présente chacune de ces formes de gouvernement, et à voir dans quelles conditions elles peuvent s’établir et durer.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Les volumineux ouvrages de MM. Mehl, Bluntschi et Lorenz-Sten, professeur à l’université de Vienne, méritent surtout d’attirer l’attention. — Ayant resté dans l’Allemagne méridionale et en Suisse, où le régime représentatif était en vigueur, ils ont pu en étudier le mécanisme.
  2. M. Fustel de Coulanges a résumé avec une lumineuse concision ce côté de l’histoire ancienne dans sa Cité antique.