De la Forme du gouvernement dans les sociétés modernes/03

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De la Forme du gouvernement dans les sociétés modernes
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DES
FORMES DE GOUVERNEMENT
DANS LA SOCIETE MODERNE

III.
LES INSTITUTIONS RÉPUBLICAINES[1].

I. Les Libertés populaires, par M. Charles Périn. — II. De la nécessité d’une seconde chambre, par M. A. Join-Lambert. — III. L’Opinion publique et les Gouvernemens, par M. de La Cidre. — IV. Propositions constitutionnelles, par M. *** (1871). — V. La France nouvelle, par Prevost-Paradol. — VI. Lieber, Civil liberty and self-government.

La république est la forme de gouvernement où la nation intervient de la façon la plus complète dans la direction des affaires publiques, car elle nomme les dépositaires de l’autorité suprême, ceux qui exercent le pouvoir législatif et exécutif, et elle ne leur délègue qu’un mandat à court terme. C’est donc la nation qui détermine la marche à suivre et qui décide ainsi de ses destinées. Pour qu’un semblable régime donne de bons résultats et permette à un pays de vivre et de grandir, il faut que le peuple, de qui tous les pouvoirs émanent par la voie d’élections souvent renouvelées, soit capable de faire de bons choix, et, pour qu’il puisse faire de bons choix, il faut qu’il ait une certaine habitude de suivre les affaires publiques, et assez de lumières, non pour se faire une opinion sur les différentes questions politiques, mais au moins pour se rendre compte en gros de la direction qu’il faut prendre, et pour discerner quels sont les hommes les mieux faits pour marcher dans ce sens avec sagesse et dans l’intérêt bien entendu de leurs commettans. Évidemment ce n’est qu’à cette condition que la république peut donner à un pays la sécurité, la prospérité, la grandeur.

Or le peuple français possède-t-il les aptitudes que nous venons d’indiquer ? Même à l’époque, hélas ! trop courte, où il a pu choisir librement une chambre investie de toutes les prérogatives parlementaires, il était soumis dans tous les actes de sa vie publique et privée à une tutelle administrative si omnipotente et si universelle, qu’il n’a guère pu se préparer à la tâche difficile de se gouverner lui-même. D’autre part, des différens pouvoirs qui se sont succédé en France, aucun n’a compris qu’il fallait, à tout prix et à bref délai, répandre, dans toutes les classes les connaissances qui sont indispensables à un peuple auquel on n’a pas craint d’accorder le périlleux droit de nommer aux plus hautes fonctions de l’état, ou qu’il fallait au moins lui donner ce degré élémentaire d’instruction que même des rois absolus avaient cru devoir accorder à leurs sujets, dans un pays voisin. — Ainsi peu de lumière et nulle habitude du self-government chez le peuple, beaucoup d’appréhensions et d’idées rétrogrades chez le parti conservateur, des traditions de despotisme et de violence chez le parti républicain, enfin une dangereuse hostilité de classes, voilà certes des élémens qui ne rendent pas facile l’établissement d’une république stable en France.

D’un autre côté, le rétablissement d’une monarchie durable offre, semble-t-il, de plus grandes difficultés encore. La proclamer serait aisé. Il suffirait probablement d’un vote de la chambre ou d’un coup d’état appuyé par l’armée ; mais combien de temps une monarchie ainsi restaurée pourrait-elle résister aux intrigues des bonapartistes disposant d’une partie de la presse et abusant de la crédulité des campagnes pour leur faire regretter l’âge d’or de l’empire, aux exigences du clergé réclamant une expédition à Rome et des lois théocratiques, aux républicains agitant les villes et les ateliers au moyen de la question sociale, et se servant sans relâche de cette arme d’opposition, presque irrésistible, que leur offrirait le désir si général de la revanche contre l’Allemagne ? Un souverain qui voudrait résister aux impatiences belliqueuses, aux illusions de la vanité nationale qu’on soulèverait contre lui pendant le temps nécessaire à la France pour se refaire, serait perdu ; il tomberait sous le poids de l’impopularité. Le renversement de la république conduirait ainsi à une nouvelle guerre extérieure, avec la perspective d’une révolution sociale au moindre échec, comme en 1870. L’enchaînement des situations est si manifeste qu’on peut difficilement comprendre quel serait le prétendant qui oserait assumer la responsabilité d’une pareille aventure. La France est donc tenue de conserver la république, sous peine de s’exposer à des crises et à des catastrophes plus terribles encore que celles qu’elle vient de traverser. Il y a plus, toutes les puissances qui désirent le maintien de la paix, ne fût-ce que pendant quelques années, doivent souhaiter qu’il ne soit pas fait en France de tentative de restauration monarchique. Il est donc de l’intérêt du peuple français et de l’Europe tout entière que l’on puisse trouver le moyen de donner dans ce pays au régime républicain l’esprit de suite et de sagesse dont il a besoin pour durer. Si la France parvenait à implanter chez elle des institutions libres dans le genre de celles qui assurent aux États-Unis une si étonnante prospérité, ce serait une revanche glorieuse, sûre, à laquelle l’humanité applaudirait, qui donnerait au peuple français en Europe une puissance, une influence plus grandes et plus bienfaisantes surtout que celles qu’il a eues sous Louis XIV et sous Napoléon Ier.


I

Le premier point à examiner concerne la base même de l’édifice politique, la source actuelle de tous les pouvoirs, le suffrage universel. Quand on a appelé au scrutin tous les Français sans distinction, sans condition, sans préparation, on a commis une faute dont on subit aujourd’hui les désastreuses conséquences, et que regrettent surtout, assure-t-on, ceux qui en ont été les auteurs. C’est le suffrage universel qui, malgré les résistances des gens éclairés, prévoyans et moraux, a porté au trône l’homme qui avait fait les expéditions de Strasbourg et de Boulogne, et qui devait faire avec le même laisser-aller et le même aveuglement les deux guerres non moins insensées du Mexique et du Rhin.

On est épouvanté quand on songe de quel abîme de préjugés, de superstitions, d’animosités, de ténèbres, doit sortir le verdict qui périodiquement décide des destinées d’un grand pays comme la France. Il paraît qu’aujourd’hui une partie des radicaux voudraient restreindre le suffrage, tandis que les conservateurs tiennent à le garder tel qu’il est. Erreur de tactique des deux côtés ! Le suffrage universel est l’arme naturelle de la démocratie, et tôt ou tard il se tournera contre le parti conservateur, qui croit pouvoir compter maintenant sur lui. L’histoire de toutes les démocraties prouve que les masses finissent toujours par se servir de leur vote pour frapper les riches au profit de ceux qui ne le sont pas. Voyons d’abord la question de droit. — Les uns, prétendent que voler est un droit naturel et que nul par conséquent ne peut en être privé. Les autres soutiennent que c’est un mandat que quelques-uns doivent exercer dans l’intérêt de tous. Ce n’est ni l’un ni l’autre. Ce n’est pas un mandat, car à coup sûr les foules privées du suffrage n’ont pas donné aux électeurs privilégiés la mission de voter pour elles. Le mandataire doit exécuter scrupuleusement la volonté du mandant ; or, est-ce que dans les pays à suffrage restreint ceux qui ont le droit de voter doivent obéir aux injonctions de ceux qui ne votent pas et qu’on a écartés du scrutin pour cause d’incapacité ? Le capable devrait alors suivre les ordres de l’incapable, ce qui est absurde. Évidemment, le suffrage n’est donc pas un mandat. Est-ce un droit naturel ? Mais à qui faut-il reconnaître ce droit ? A tous ceux qui ont un visage humain ? En ce cas, pourquoi le refusez-vous aux femmes, aux enfans, aux aliénés, aux criminels ? Parce qu’ils sont indignes ou incapables d’exercer leur droit, répondez-vous. — Je l’admets et j’en conclus que, si l’incapacité est un motif d’exclusion : la capacité est le titre d’admission au suffrage.

Écartons dès maintenant ce terme de droit naturel qui peut égarer. Il n’y a pas deux sortes de droits : des droits naturels et des droits non naturels. Tout ce qui est conforme à la justice, à l’ordre général, tout ce qui favorise la marche de l’humanité et de chaque homme vers la perfection relative à laquelle ils sont appelés, constitue le droit. Tout droit est donc naturel en ce sens qu’il est conforme à la nature des choses, à cet ordre général qui préside à l’univers, et que les hommes doivent découvrir d’abord et ensuite respecter. Il est naturel et de droit que chacun dirige ses propres affaires, parce que nul mieux que lui ne veillerait à ses intérêts. Cependant, si un individu manque de raison et gaspille follement ce qu’il possède, on le met en interdit, parce qu’il nuit trop à lui-même et aussi à la société dont il fait partie. De même il est naturel, il est de droit, il est désirable que tout homme prenne part à la direction des affaires publiques, parce que son intérêt y est engagé ; mais il faut qu’il puisse le faire sans se nuire et sans compromettre la sécurité de la société dont il est membre, sinon il est naturel, il est de droit, il est nécessaire qu’il soit privé du suffrage, dans son intérêt et dans celui des autres. La capacité, celle tout au moins qui consiste à discerner où est le véritable intérêt, voilà manifestement l’unique titre au droit de voter.

La république ne repose pas plus que toute autre forme de gouvernement sur la vertus car, si Montesquieu avait raison en ce point, elle serait la plus vaine des chimères. La vertu est nécessaire partout, elle est l’honneur, la force des civilisations spiritualistes ; mais elle est une trop rare exception pour qu’on puisse en faire la base des institutions humaines. Le gouvernement démocratique est moins exigeant ; il veut seulement que le peuple soit assez éclairé pour discerner son véritable intérêt. Ce gouvernement repose donc sur l’égoïsme bien entendu dans le sens complet du mot. S’il devait compter sur l’esprit de sacrifice, il ne durerait pas un jour. L’abnégation, le sacrifice est ce qui fait les héros et les saints. La foule même peut s’y élever dans un moment d’exaltation patriotique ou religieuse ; mais cette vertu exceptionnelle ne peut devenir le ressort de la vie de tous les jours.

Le propre d’un bon gouvernement est de procurer la sécurité nécessaire pour que chacun puisse agir, satisfaire à ses besoins, user librement de ses facultés dans les limites qu’impose le respect du droit d’autrui. Un semblable gouvernement fait régner l’ordre et la justice, garantit les droits du travail et la propriété légitime issue du travail. Or toutes ces choses sont dans l’intérêt du plus grand nombre. Il suffit donc que la masse du peuple aperçoive le rapport qui existe entre ces choses et son intérêt bien entendu pour qu’il accorde son appui à un bon gouvernement, et dès lors le régime démocratique peut se soutenir. Cependant, si le peuple est assez peu éclairé pour ne pas voir ce rapport, s’il s’imagine améliorer son sort par la violence et la spoliation, ou s’il est disposé à écouter ceux qui lui promettent le bonheur sous l’égide du despotisme théocratique ou militaire, alors accorder à tous le droit de voter, c’est creuser le tombeau de la liberté. Elle succombera au sein de l’anarchie et peut-être au milieu d’épouvantables désastres. Jamais on ne fera admettre que la faculté de perdre la patrie par des votes insensés et d’empirer ainsi le sort des travailleurs, sur qui retombe toujours le plus durement le contre-coup des malheurs publics, soit un droit naturel.

« Toutes les combinaisons de la machine politique, a dit très justement M. Guizot, doivent tendre, d’une part, à extraire de la société tout ce qu’elle possède de raison, de justice, de vérité, pour les appliquer à son gouvernement, — de l’autre à provoquer les progrès de la société dans la raison, la justice, la vérité, et à faire incessamment passer les progrès de la société dans son gouvernement. » Il est certaines règles de justice, de bonne administration, de prévoyance, qu’un pays est tenu d’observer pour se maintenir et prospérer. Ceux-là seuls qui sont en état de discerner ces règles doivent être appelés à gouverner ou à élire ceux qui gouvernent. Mirabeau a dit : La raison est le souverain du monde. — A voir comment les affaires publiques sont généralement conduites, on ne s’en douterait guère. Ce qu’il fallait dire, c’est que la raison doit être l’unique souverain. C’est à ceux qui ont assez de raison pour comprendre le rapport qui existe entre la bonne direction de la chose publique et leur intérêt, et pour ne pas se laisser égarer par ceux qui cherchent à les tromper, c’est à ceux-là et pas à d’autres que revient le droit de suffrage.

Seulement il importe beaucoup d’admettre au scrutin le plus d’électeurs qu’on peut sans exposer l’état à un péril. C’est d’abord parce que la minorité qui jouit du suffrage fait presque toujours des lois tout en sa faveur, ou du moins ne défend pas les intérêts des classes exclues du vote, comme celles-ci le feraient elles-mêmes ; c’est ensuite parce qu’il n’y a point de meilleure éducation politique que de prendre part à l’agitation électorale et au vote. Le suffrage universel est donc le but vers lequel il faut marcher. Il faut s’efforcer, dans l’intérêt de la justice, de répandre la capacité politique, et, à mesure qu’elle se répand, augmenter le nombre des électeurs ; mais il ne faudrait jamais oublier que l’instruction universelle doit toujours précéder le suffrage universel.

Comme mesure pratique, M. Prevost-Paradol proposait le vote par bulletin autographe écrit sur la table même du scrutin, selon l’ancien usage, avec des précautions efficaces pour assurer le secret du vote. Il faut en effet que l’électeur soit au moins assez éclairé pour discerner sans secours étranger le nom de son élu et le sens de son vote, afin qu’il ne devienne point, par son excessive ignorance, l’aveugle instrument du pouvoir ou des partis. Nul ne disconviendra que, si la chose était à refaire, tel devrait être tout au moins le tempérament du suffrage universel en France ; mais aujourd’hui est-il temps encore de revenir sur ce qui a été fait ? Les conservateurs ne le voudraient pas ; les radicaux ne l’oseraient pas. Nul parti n’aimerait à encourir l’impopularité qui résulterait pour lui d’une atteinte au suffrage universel, et il ne s’exposerait pas volontiers à ce qu’on lui dise : Vous craignez donc le verdict du peuple ? D’ailleurs il paraîtrait dur d’enlever le droit de voter aux classes inférieures, notamment aux habitans des campagnes, au moment où ils ont donné si largement à la patrie leur sang et leurs épargnes.

Mais, s’il est malheureusement trop tard pour exclure les ignorans des comices, il faut se hâter de faire disparaître l’ignorance. La production de la richesse et la guerre, puisque, hélas ! il faut parler de cette chose horrible, exigent également aujourd’hui de la science et de l’instruction à tous les degrés de l’échelle, depuis le chef d’industrie jusqu’au plus humble artisan, depuis le général commandant les armées jusqu’au simple soldat. Le pays où toutes les découvertes scientifiques et les connaissances élémentaires seront le plus répandues ne peut manquer à la longue de l’emporter sur les autres. Les événemens d’hier viennent de révéler tout ce qui manquait à la France sens ce rapport, et les conséquences désastreuses de cette infériorité sont sous nos yeux. Il faut en toute hâte la faire cesser, sinon l’affermissement des institutions libres est impassible.

De grandes défaites ont été pour plus d’un pays le commencement de la régénération. C’est après avoir été vaincue par Frédéric II que Marie-Thérèse organisa l’enseignement en Autriche et réforma l’administration. C’est après Iéna que Stein a transformé les conditions sociales en Prusse, que Scharnhorst y a introduit cette organisation de l’armée, G. de Humboldt celle de l’instruction publique, dont on a pu apprécier les résultats. Après la guerre de Crimée, la Russie abolissait le servage, immense révolution sociale, et couvrait son territoire de chemins de fer, grand progrès économique et stratégique. Les États-Unis, pendant le temps même qu’ils soutenaient une guerre civile qui leur coûtait 35 milliards de francs, doublaient la somme qu’ils consacraient à l’instruction, et depuis ils l’ont doublée encore, de façon que les anciens états libres consacrent aujourd’hui à ce service 250 millions de francs. À ce compte, la France devrait y affecter au moins 350 millions.

Au lieu de cela, elle vient de diminuer le budget de l’instruction, de taxer le papier, d’augmenter le prix du transport des lettres et des marchandises, qui établit entre les hommes l’échange des idées et des produits, source de toute civilisation. Ce n’est pas en enlevant un million à l’enseignement, déjà si misérablement doté, en faisant encore quelques pauvres économies sur les autres services publics, en accablant toutes les transactions de taxes nouvelles, que la France pourra marcher de pair avec les grands pays, où on ne recule devant aucun sacrifice pour favoriser les progrès de la science, la diffusion des lumières, l’activité des échanges et des communications. Après d’aussi désastreux événemens, il faut de profondes réformes. Il ne s’agit de rien moins que d’une rénovation sociale et politique, dont la première condition est de répandre partout l’instruction. Napoléon Ier a cru perdre la Prusse en l’obligeant à ne maintenir que 40,000 hommes sous les armes ; il a posé le fondement de ses futurs accroissemens. Que la France se soumette momentanément à une condition à peu près semblable, — qu’elle ait l’énergie d’enlever quelques millions à une marine qui, les États-Unis l’ont bien compris, ne peut se maintenir au niveau des inventions nouvelles, — à une armée dont il faut refondre toute l’organisation, et que ces millions, en partie du moins, on les donne à l’enseignement. On ne peut trop se pénétrer de cette vérité, que la science est la source de toute prospérité économique et de toute puissance militaire, de même que l’enseignement populaire est la base de toute démocratie raisonnable et la condition de toute république viable. Il faut donc doter largement ces services, dût-on même enlever quelque chose aux corps de ballet ou aux vaisseaux cuirassés. Ne pouvant restreindre le suffrage universel, il faut au moins l’éclairer.

Une autre question se rattache encore à celle du suffrage, c’est celle de la représentation des minorités. Elle a vivement occupé l’Angleterre pendant ces dernières années, et différentes réformes ont déjà été introduites et appliquées. En France, ce problème n’a pas encore eu le privilège d’attirer l’attention publique, quoique plusieurs publicistes en aient signalé l’importance[2]. Le système de votation généralement en usage sur le continent aboutit à ce regrettable résultat, que les minorités ne sont point représentées en raison de leur force numérique ; il arrive même que la majorité, qui dans le parlement dispose du gouvernement, représente non la majorité, mais la minorité des électeurs. C’est ce qui a eu lieu par exemple en Belgique aux dernières élections. Le nombre total des voix obtenues par les candidats libéraux était plus grand que celui réuni par les candidats cléricaux, et cependant ceux-ci avaient un plus grand nombre de leurs candidats élus. Ce résultat, tout à fait en opposition avec l’essence du régime représentatif, très dangereux pour la stabilité des institutions parlementaires, pourrait se produire en France, avec le scrutin de liste par département, d’une façon bien plus grave encore. Supposez que l’un des partis nomme un peu plus de la moitié des députés dans des élections très disputées et à de fort petites majorités, et que dans les collèges électoraux où il est battu il n’ait presque pas de voix ; dans ce cas, le parti vaincu sera en minorité dans la chambre, quoiqu’il ait eu pour lui la grande majorité des électeurs. En effet, il a eu d’une part presque l’unanimité et de l’autre presque la moitié des voix, donc au total un peu moins des trois quarts. Le parti qui n’en aura obtenu qu’un peu plus du quart désignera le ministère et constituera le gouvernement. Un mode d’élection qui rend possible un résultat aussi monstrueux n’est-il point par cela même condamné à disparaître ? Plus un collège électoral est étendu ; plus la minorité est sacrifiée. Faites de toute la France un seul collège électoral, et la moitié des électeurs plus un nommera tous les représentans, l’autre moitié moins un n’en aura pas un seul. Pour arriver à une équitable représentation des minorités, les Anglais ont proposé différens systèmes dont deux sont appliqués déjà. C’est une preuve remarquable de l’amour du progrès qui anime l’Angleterre contemporaine que de voir une idée toute nouvelle, préconisée par quelques écrivains de l’école radicale, passer si promptement dans les lois et dans la pratique uniquement parce qu’elle paraît juste.

Le premier moyen employé pour représenter la minorité est celui du vote cumulatif. Voici en quoi il consiste : chaque électeur dispose d’autant de suffrages qu’il y a de candidats à élire, et il peut « accumuler » tous ses suffrages en faveur d’un seul d’entre eux. Supposez trois candidats à élire : dans le système français, la majorité les nommera tous les trois, et la minorité ne sera pas représentée. Avec le vote cumulatif, l’électeur, disposant de trois suffrages, peut inscrire sur son bulletin ou trois noms différens ou trois fois le même nom, et chaque nom inscrit compte pour un suffrage. De cette façon, le tiers des électeurs, en s’en tendant pour ne voter que pour un seul candidat, est assuré de le faire passer, et la minorité se trouve représentée. Le vote cumulatif a été admis l’an dernier, ainsi que le scrutin secret, dans les élections des comités scolaires (school boards), et, chose rare, il a donné des résultats qui ont satisfait tous les partis. Ce système avait été appliqué dès 1856 par un acte de la reine d’Angleterre, le Buatan warrant, dans certaines îles du golfe de Honduras, les Bay-Islands, érigées alors en colonie indépendante.

Le second moyen employé pour assurer la représentation des minorités n’est pas moins ingénieux. S’agit-il de nommer trois candidats, chaque électeur ne peut inscrire sur son bulletin que deux noms. La minorité, à moins qu’elle ne soit tout à fait insignifiante, peut donc avoir un représentant sur trois. Ce système avait été proposé par M. G.-L. Craik, professeur d’histoire au Queen’s college de Belfast ; il l’avait fait connaître en 1836 dans le Companion to the newspaper. Lors de la dernière réforme électorale en Angleterre, il a été adopté pour les élections de certaines villes qui ont plusieurs députés à élire, mais-il offre de sérieux inconvéniens.

Enfin il est un autre système plus compliqué, mais meilleur que les précédens, imaginé par M. Andræ en Danemark et par M. Hare en Angleterre, exposé et défendu en France avec talent par M. Aubry-Vitet. Il aurait pour résultat de donner à chaque opinion un nombre de représentans proportionnel au nombre de ses adhérens, ce qui est bien l’idéal du gouvernement représentatif.

J’ai cru devoir appeler l’attention sur ces intéressantes combinaisons pour deux motifs : d’abord parce que le mode de voter en usage en France et sur le continent est très imparfait et ne produit pas une représentation exacte des différentes opinions, ensuite parce que les Français, pour fonder la liberté politique, doivent apprendre à respecter les minorités, ce qu’aucun parti n’a su faire et n’est encore disposé à faire. Mis en relation, en ma qualité d’étranger, avec des hommes d’opinions opposées, j’ai toujours été étonné et peiné des jugemens malveillans et injustes que chacun portait sur ses adversaires. Pour le républicain, le monarchiste est un homme à idées étroites, un rétrograde, un ennemi du peuple ; pour le conservateur, le républicain est un fauteur de désordre, un intrigant, un communiste[3]. Chaque parti, au lieu de chercher un moyen équitable pour que ses adversaires soient représentés en raison de leur nombre ou de leur mérite, adopterait plutôt toute combinaison qui pourrait les exclure du parlement. Il serait difficile, j’imagine, de persuader aux conservateurs que, puisqu’il y a des communistes en France, il est bon qu’ils soient représentés à la chambre, et les libéraux ne comprennent pas davantage que, s’il y a des partisans de l’inquisition, il est utile de leur procurer l’occasion de se produire à la tribune nationale.

Sans doute nous devons désirer que les opinions que nous considérons comme dangereuses disparaissent, nous devons les combattre par nos paroles, nos écrits, nos votes ; mais, tant que ces opinions respectent la légalité, nous devons les tolérer et même leur assurer la représentation à laquelle elles ont droit. Il y a pour cela plusieurs raisons. La premières, c’est que nous ne sommes pas infaillibles ; nous défendons peut-être de très bonne foi une mauvaise cause. L’esclavage, la torture, les privilèges les plus iniques n’ont-ils pas été défendus ainsi ? N’imposons donc point silence à ceux qui ne pensent pas comme nous. En second lieu, majorité d’aujourd’hui, nous ne le serons peut-être plus demain. Respectons scrupuleusement les droits de la minorité, afin qu’elle respecte aussi les nôtres le jour où nous serons les plus faibles. Enfin, quand une doctrine existe, plus elle est subversive, violente, insensée, plus il est urgent qu’elle se produise au grand jour et qu’elle soit discutée. L’inanité et l’impuissance en seront publiquement démontrées, et, chose essentielle, on en connaîtra l’existence, on apprendra à la combattre. Les divers gouvernemens qui se sont succédé en France ont toujours cru que, pour sauver l’ordre, il fallait comprimer toute manifestation des idées considérées comme subversives ; leur ménager une représentation aux chambres eût paru monstrueux. Le résultat de ce système a été que ces idées ont fait leur chemin dans l’ombre, et que la bourgeoisie, qui dormait en paix sous l’égide de ces lois sévères, s’est trouvée trois ou quatre fois déjà précipitée tout à coup en pleine révolution avant qu’elle soupçonnât le moindre danger. Ce système vient de la tradition catholique, profondément empreinte dans tous les esprits. L’église n’admet pas les dissidens ; elle les brûle ou les damne. Les partis font de même quand ils peuvent : ils guillotinent leurs adversaires, ou du moins leur imposent silence. C’est la même intolérance, la même horreur de toute contradiction, de toute hérésie.

En Angleterre, pays de libre examen, on tient au contraire à ce que toute opinion un peu considérable ait une représentation officielle. N’a-t-on pas entendu récemment le chef du cabinet se féliciter de ce que la ville de Limerick venait de nommer au parlement un membre qui, sous le nom de home rule, ne demande rien moins que la sécession de l’Irlande et le démembrement du royaume-uni[4] » ? Pareille perspective est douloureuse pour tous les bons patriotes anglais : ils s’indignent qu’on puisse songer à un plan aussi abominable ; mais ils veulent qu’il se produise au parlement afin qu’on en montre à tous l’absurdité. Si M. Butt, l’élu de Limerick, avait vécu de ce côté-ci de la Manche, c’est non pas, j’imagine, à Versailles qu’on l’aurait envoyé, mais à Cayenne. Ce qui est de toute nécessité en France, c’est que les partis apprennent à se tolérer, à se respecter, à s’estimer même et à s’accorder les uns aux autres toutes les occasions pacifiques de se produire au grand jour. C’est à ce titre que les différens moyens de représenter équitablement les minorités méritent d’être étudiés.


II

Faut-il qu’il y ait une chambre ou deux chambres ? La question a été souvent discutée, mais il faut la reprendre à nouveau, parce que la plupart des argumens que l’on a fait valoir pour l’une et l’autre opinion ne peuvent plus guère être invoqués aujourd’hui. Ainsi on a dit avec Montesquieu : Il y a dans la société des familles puissantes qui ont la richesse, les honneurs, un nom historique ; il faut leur donner une représentation spéciale, sinon elles seront les ennemies de l’état des choses que vous établirez. « La liberté commune serait leur esclavage. » M. Guizot a repris la même idée dans son étude sur la Démocratie en France. Il y a d’après lui deux types principaux de situation sociale, « celle des hommes vivant du revenu de leurs propriétés foncières ou mobilières, terres ou capitaux, et celle des hommes vivant de leur travail, sans terres ni capitaux. » A chacun de ces deux élémens essentiels et éternels de toute société, il faut une représentation distincte, sinon l’un serait sacrifié par l’autre, et on aboutirait à la spoliation, à l’anarchie. Je ne connais pas de théorie plus dangereuse, mieux faite pour perdre ce que l’on veut sauver. Quoi de plus imprudent que de déclarer que les intérêts du capital et du travail sont hostiles, et d’instituer deux chambres rivales pour les représenter ? La propriété est menacée, dit-on, il s’agit de la défendre, et pour y parvenir on réunit dans une assemblée les grands propriétaires du pays, afin qu’ils puissent protéger leurs intérêts, qu’on déclare opposés à ceux des travailleurs. On les abandonne sans contre-poids à l’aveuglement de leur égoïsme et aux sottises qu’inspire la peur. Ils ont mission officielle d’arrêter toute mesure démocratique, c’est-à-dire utile au grand nombre. On organise constitutionnellement la lutte des riches et des ouvriers, et on parque les premiers à part dans une chambre aristocratique, comme si on voulait les désigner aux colères populaires. Je doute que l’on s’y prît autrement, si on visait à donner des armes au socialisme et à échauffer les haines du prolétariat. Comment ! vous voyez le flot démocratique qui, vous l’avez dit vous-même, coule à pleins bords ; il bouillonne dans l’Europe entière, il monte et menace de tout envahir ; il agite dans les classes inférieures les passions les plus ardentes et les plus générales, il soulève les nations et renverse les trônes ; toutes les forces de la société concentrées en un seul faisceau et toutes ses armes en une seule main sont impuissantes à le contenir en ses jours d’emportement, — et à ce flot, à cet océan qui avance, vous voulez opposer quoi ? une réunion de quelques privilégiés dont le principal titre au pouvoir dont ils disposent est qu’ils sont riches et vieux. Une semblable théorie est jugée aujourd’hui. Il ne faut pas admettre que la richesse ait un intérêt distinct de celui de la nation, ni lui accorder de ce chef une représentation spéciale ; nulle part on ne la défendra plus efficacement que dans la chambre basse.

On a prétendu aussi qu’une chambre haute était un boulevard nécessaire pour le trône et pour la société. On ne peut plus se faire cette illusion. La chambre des pairs et le sénat ont-ils retardé d’une minute la chute de Charles X, de Louis-Philippe et de Napoléon III ? « La chambre des pairs, a dit M. Duvergier de Hauranne, n’a ni sauvé ni perdu le gouvernement de Louis-Philippe, par une raison fort simple, c’est qu’elle n’existait pas. » Et en effet une ligne insérée au Moniteur a suffi pour faire disparaître une institution sans racines dans les mœurs, sans fondemens dans l’organisation sociale. Quant au dernier sénat, il y a plus encore, nul ne peut dire comment il a cessé d’exister. Une chambre aristocratique en temps ordinaire est un grand danger, parce qu’elle suivra et fera suivre par la couronne une politique rétrograde ; elle provoquera ainsi les révolutions, et au jour du péril, comme moyen de défense, elle sera nulle, l’expérience l’a démontré.

Les raisons invoquées d’ordinaire en faveur d’une chambre unique sont également sujettes à révision. Voici la principale, elle est de Sieyès : « la loi est la volonté du peuple, un peuple ne peut pas avoir en même temps deux volontés différentes sur un même sujet ; donc le corps législatif, qui représente le peuple, doit être essentiellement un. » Dans un excellent travail consacré à cette question dans la Revue, M. Laboulaye a répondu que la loi serait toujours une et représenterait la volonté du peuple, quel que soit le mode employé pour la constater. Cette réponse est insuffisante ; il faut attaquer l’erreur jusque dans sa racine, et c’en est une très dangereuse de dire que la volonté du peuple est la loi.

En toutes circonstances, il y a un règlement qui est le plus conforme à l’intérêt général, et il y a une résolution à prendre qui est la meilleure ; c’est ce règlement qu’il s’agit de découvrir et de proclamer sous forme de loi. C’est affaire de science, non de volonté. Si l’on veut avoir un bon gouvernement, il faut organiser le pouvoir législatif de façon qu’il puisse découvrir la loi, et non rechercher la volonté populaire. Sans doute, quand le peuple a quelques lumières, il faut que les pouvoirs sortent de son élection, parce qu’autrement ils favoriseraient les privilégiés, ce qui serait contraire à la justice ; mais, une fois constitués, ces pouvoirs ont pour mission de chercher et de décréter ce qui est favorable au bien général : ils ne sont point élus pour obéir aux caprices et aux ignorances de la foule. La loi ne doit pas être l’expression de la volonté du peuple par la raison très simple que le peuple, n’entendant absolument rien aux questions débattues, ne peut avoir de volonté à ce sujet. Ainsi en France il s’agit maintenant de lever de nouveaux impôts : que veut le peuple ? Probablement ne rien payer du tout, et, quant au système financier le moins désastreux, il n’en a pas la moindre idée. Lorsqu’on admet que les lois sociales et politiques sont, comme les lois mathématiques, affaire de science et d’observation, le syllogisme de Sieyès perd toute valeur. Le XVIIIe siècle invoquait sans cesse la volonté comme source du droit, le XIXe parle plus souvent de science. J’estime qu’il a raison. Un peuple sensé dira : Je veux être gouverné par les meilleures lois possibles ; comme je suis incapable de les découvrir, je nommerai à cet effet des gens spéciaux, de même que, pour avoir des chemins de fer, je m’adresse à des ingénieurs, et ces législateurs que je nommerai, je les distribuerai en une ou en deux chambres, suivant le système que l’expérience aura fait connaître comme le plus convenable à la confection de bonnes lois.

La politique est en grande partie une science d’observation ; c’est ce que n’ont jamais compris les démocrates français de l’ancienne école. Or l’observation montre qu’avec deux chambres on gouverne mieux et on fait de meilleures lois qu’avec une seule. Deux grands pays ont principalement donné au monde le spectacle de la liberté populaire garantie par le régime représentatif, l’Angleterre et les États-Unis. Tous deux, l’un une monarchie, l’autre une république, ont adopté la dualité des chambres. L’exemple de l’Amérique est surtout digne d’attention. Ce n’est pas le congrès fédéral seul qui a deux chambres, afin que les états particuliers y soient représentés ; chacun de ces états en a deux également. La république noire de Libéria, qui marche très bien, quoique peuplée uniquement de nègres, a suivi l’exemple des États-Unis. En 1786, la Pensylvanie, conformément à l’avis de Turgot, adopté par Franklin, essaya d’une chambre, mais elle se vit bientôt forcée d’y renoncer. Comme le dit le publiciste américain Lieber, le système des deux chambres est un article de foi anglican.

Les Américains n’ont point adopté une seconde chambre pour qu’elle représente la fortune, l’esprit de conservation, pour qu’elle serve de rempart à l’exécutif, comme l’ont voulu sur le continent certains esprits éminens, mais aveuglés sur le mouvement de notre siècle ; ils ont obéi à une raison plus forte, qui a même entraîné M. Mill, qu’on n’accusera pas d’être trop conservateur. Cette raison, la voici. Tout pouvoir que rien ne limite ne tarde pas à devenir tyrannique. Il ne souffre aucun obstacle à ses volontés arbitraires ; il frappe les minorités et veut briser toute résistance. Le despotisme d’une assemblée est encore plus à redouter que celui d’un monarque ; celui-ci sera souvent arrêté par le sentiment de sa responsabilité soit devant son peuple, soit devant l’histoire. Une grande réunion d’hommes ne connaît pas ce sentiment : rien ne la modère, la responsabilité étant nulle. Si elle sent qu’elle peut tout faire, elle ne s’arrêtera devant rien ; sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas. La théorie de la souveraineté de la volonté populaire sera appliquée dans toute sa rigueur. Pour la plupart des démocrates français, la liberté consiste à prendre part au gouvernement. Pourvu que le peuple entier vote et que ses élus gouvernent, cela suffit. Pour les Anglo-Saxons, la liberté consiste dans les obstacles opposés à l’arbitraire du gouvernement ; ils ne veulent de pouvoir sans contrôle nulle part. « C’est, selon moi, dit M. Mill, une maxime fondamentale de gouvernement qu’il devrait y avoir en toute constitution un centre de résistance contre le pouvoir prédominant, et par conséquent dans une constitution démocratique un moyen de résistance contre la démocratie. » Cela est nécessaire en France plus qu’ailleurs, parce que la centralisation place la direction de tous les rouages administratifs aux mains du pouvoir souverain. Supposez une assemblée unique : comme il n’y a nulle part ni corps indépendant, ni centres de résistance légale, vous avez la plus parfaite organisation du despotisme sous le nom de république.

Un autre avantage d’une seconde chambre, c’est la nécessité qu’elle impose à la première de bien démontrer qu’elle a raison. Tous les peuples libres ont toujours voulu qu’au-dessus des tribunaux de première instance il y eût des cours d’appel, parce qu’ils ont pensé qu’ainsi il y avait plus de chances d’arriver à un jugement équitable. Le même motif peut être invoqué en faveur d’une seconde chambre ; il y aura plus de chances alors d’avoir de bonnes lois. La résistance que cette chambre peut opposer aux mesures votées par l’autre assemblée a une réelle utilité : celle-ci sera obligée, pour convaincre ses adversaires, d’approfondir la question, de l’étudier sous toutes ses faces, de montrer que sa décision est conforme à l’intérêt général, d’exciter en sa faveur un puissant mouvement de l’opinion publique. Or une loi médiocre, mais appuyée par l’opinion, sera plus efficace et portera plus de fruits qu’une loi meilleure, mais imposée par un décret ou un vote. La discussion de la loi est souvent aussi utile que la loi elle-même. Il ne suffit point de réclamer une réforme, l’important est d’y gagner les esprits. Tel est le genre de service que la chambre des lords rend à l’Angleterre. Elle repousse une fois, deux fois, une mesure votée par la chambre des communes ; une agitation en résulte, le pays s’enflamme pour la réforme, et les pairs finissent par céder. L’opposition des lords sert à rendre populaires les mesures qu’ils rejettent.

L’obligation où se trouvent les deux chambres de s’entendre pour faire la loi leur communique à toutes deux un esprit de conciliation et de transaction, car elle leur impose des concessions réciproques. Or cet esprit est indispensable à la pratique des institutions libres. Comme il y a toujours deux partis au moins en présence, il faut, autant que possible, que la majorité tienne compte des objections et des répugnances de la minorité, afin de ne pas la pousser à une opposition factieuse.

On a voulu que la chambre haute représentât l’esprit de conservation, et la chambre basse l’esprit de progrès : vieille et périlleuse théorie, car, dans un temps aussi impatiemment avide de réformes que le nôtre, ce serait vouer la chambre haute à une impopularité qui la perdrait irrémédiablement avec ceux qui s’appuieraient sur elle. Si l’on veut qu’une seconde chambre rende des services, il faut lui ménager la considération et le respect du pays. Notre organisation politique et sociale demande d’ailleurs de si nombreuses réformes qu’il est bon que les deux chambres rivalisent d’activité sur ce terrain ; mais ce qui est nécessaire, c’est que l’une des deux chambres représente plus spécialement la tradition, la sagesse, la science, la prévoyance, les qualités que donnent l’élévation de l’esprit et la connaissance des faits. Tel est le caractère du sénat des États-Unis, lequel jouit de bien plus de respect et d’autorité que la chambre des députés. Ce sénat a été institué non pour barrer le chemin au progrès, mais plutôt pour éclairer sa marche, et on ne l’a jamais accusé de tendances rétrogrades. Tout démocrate qui met le salut de son pays au-dessus d’un syllogisme de Rousseau ou de Sieyès doit bien considérer ceci : dans un régime démocratique où tous les pouvoirs, même l’exécutif, sont soumis à un renouvellement constant, il faut de toute nécessité qu’il y ait une institution où l’esprit de suite et de tradition puisse se concentrer, afin d’exercer son empire sur la marche des affaires. Cela est surtout indispensable pour la politique extérieure, sous peine de périr.

Sans doute ici encore il faut suivre l’exemple des États-Unis et s’abstenir de politique extérieure le plus qu’on peut, s’occuper beaucoup de ses propres affaires et point de celles des autres. Cette abstention s’impose d’autant plus à la France que ses gouvernans lui ont toujours fait suivre à l’extérieur une politique sans suite et pleine de contradictions. La restauration fait la guerre d’Espagne pour défendre la légitimité, et la guerre de Grèce pour faire triompher la révolution. Sous Louis-Philippe, on soutient Méhémet-Ali au risque d’une guerre européenne, on protège les libéraux en Espagne et les jésuites du Sonderbund en Suisse, et on se brouille avec l’Angleterre pour un mariage, insigne puérilité qu’on a payée cher. La république de 1848 va à Rome pour renverser la république italienne. Sous Napoléon III, les contradictions touchent à la démence. On veut faire l’Italie sans défaire le pouvoir temporel, et on se fait exécrer par les Italiens dans la péninsule et par les prêtres dans le monde entier ; après avoir humilié la Russie, on inquiète l’Angleterre, qu’on oblige d’armer ses volontaires et ses cuirassés ; on va au Mexique pour arrêter les progrès de la race anglo-saxonne, et on perd ainsi l’amitié des États-Unis ; enfin, pour comble d’insanité, après avoir élevé de ses propres mains la prépondérance de la Prusse, en l’aidant par deux fois à morceler l’Autriche, on attaque la Prusse, dont on vient de favoriser la rapide croissance. La conséquence inévitable de cette politique, c’est que la France, au jour de l’épreuve, ne peut espérer l’appui d’aucun de ces états qu’elle a successivement vaincus, humiliés, menacés, démembrés ou inquiétés. Aujourd’hui même, — attitude illogique, — on s’aliène l’Italie sans satisfaire le pape. Si la France a eu trop souvent une politique extérieure dépourvue de suite et même de sens commun, cela tient à une cause profonde : c’est qu’elle porte dans son sein deux esprits qui se combattent, l’esprit de la révolution et l’esprit de l’ancien régime. Selon que l’un ou l’autre triomphe ou qu’on veut satisfaire l’un ou l’autre, on part en guerre tantôt pour la théocratie et tantôt pour la liberté. Ah ! si la France s’était abstenue de toute politique étrangère, si elle s’était uniquement appliquée à développer les trésors de son sol et de son génie, quel fortuné pays, et quelle heureuse influence il eût pu exercer !

Toutefois, maintenant qu’elle a subi les douloureuses conséquences des fautes incessantes que ses gouvernemens lui ont fait commettre, il faut au moins qu’elle continue à conserver la position qu’elle occupe encore, et, pour cette tâche qui n’est pas aisée, ce n’est pas trop du concours d’une assemblée d’élite, renfermant ce que le pays possède d’hommes clairvoyans et sensés. Il faut absolument donner un organe à l’esprit de suite. En politique, l’esprit de suite assure le succès ; celui qui en manque finit par succomber. Voyez les états aristocratiques, Rome, l’Angleterre, comme ils se maintiennent à travers les siècles ! Les états à souverain électif, par suite à politique variable, ont succombé aussitôt qu’ils se sont trouvés en présence d’autres états où les mêmes vues se perpétuaient. L’empire germanique était un corps impuissant que l’on dépeçait à volonté : la Prusse, avec sa « mission providentielle » poursuivie avec une âpre persistance, a fini par prendre sa place. La Pologne était un puissant royaume quand la Russie était un camp tartare : la Russie a dévoré la Pologne. Elle a eu l’esprit de suite dont son infortunée victime a complètement manqué. Voilà ce que nous enseigne l’histoire. Les pays qui adoptent des institutions démocratiques doivent donner une large part du gouvernement à un corps possédant cet esprit qui fait la force des aristocraties, sinon ils ne pourront tenir tête aux états conduits par des cabinets qui poursuivent avec persistance les mêmes visées. Les États-Unis peuvent en ce point servir de modèle. Leur sénat a montré autant de perspicacité, de sagesse, d’habileté, que les cabinets européens.


III

Comment constituer la chambre haute ? Plusieurs publicistes éminens ont proposé d’en faire nommer les membres par les conseils-généraux des départemens, et cette idée semble avoir obtenu de nombreuses adhésions. C’est le système en vigueur en Hollande, et il y donne de bons résultats. Seulement il ne faudrait limiter le choix des conseils par aucune condition de cens ou de résidence ; ils auraient le plus grand intérêt à se faire représenter par des hommes éminens jouissant d’une grande autorité, et il faut qu’ils puissent les choisir dans toutes les parties du pays et dans toutes les classes de la société. M. Prevost-Paradol a proposé de confier la nomination des membres de la première chambre à des assemblées régionales formées par la réunion des conseillers de plusieurs départemens. Rien de mieux, je pense ; mais je crois qu’ici il faudrait aussi employer un des moyens indiqués plus haut pour assurer la représentation des minorités. Il est essentiel que les hommes les plus distingués du parti radical entrassent dans la première chambre. Elle n’aura d’influence réelle que si elle ne prend pas un caractère exclusivement rétrograde, et si toutes les grandes opinions y sont représentées et y luttent. Il y faut la même vie, le même éclat que dans l’autre chambre, sinon elle ne sera qu’un rouage inutile comme le sénat et la chambre des pairs. Aux 150 membres environ élus par les assemblées régionales, il faudrait adjoindre un même nombre de représentans des grands intérêts, des corps constitués, de certains services publics, de tous les centres organisés de la vie intellectuelle et économique du pays. Ainsi les chambres de commerce, l’université, le barreau, l’Institut, le corps médical, les généraux au nom de l’armée, les officiers de vaisseau au nom de la marine, la diplomatie, nommeraient un certain nombre de représentans. Quelques très hauts fonctionnaires pourraient être admis à titre personnel. Les corps d’élite nommeraient des hommes distingués, d’un esprit pratique, ayant des connaissances spéciales, toutes choses auxquelles l’élection populaire n’a pas assez d’égard. C’est un vice reconnu de la démocratie de ne pas faire arriver au pouvoir les hommes qui sont le plus dignes et le plus capables de l’exercer. Aux États-Unis, la chambre basse est en général mal composée, tandis que les sénateurs, nommés par les états, sont presque tous des politiques éminens. Si on veut assurer au pays le service des hommes qui sont le plus à même de bien diriger les affaires publiques, il faut s’adresser ailleurs qu’au suffrage universel.

Beaucoup de socialistes sont dégoûtés des résultats de l’élection ordinaire, et ils réclament ce qu’ils appellent la représentation du travail, c’est-à-dire des représentans élus par les différens groupes industriels et agricoles, la métallurgie, les mines, le coton, la soie, la viticulture, le commerce, et ainsi du reste. L’idée a du bon. Sismondi, dans ses études sur les constitutions libres, l’a préconisée, et il a rappelé que les communes du moyen âge en Italie, en Flandre, constituaient ainsi leur magistrature. En élargissant le système, en appelant au gouvernement de l’état les représentans des industries, des fonctions, des services et des académies, on obtiendrait ce qui manque d’ordinaire à la chambre populaire, les connaissances spéciales.

Je ne crois pas qu’il faille accorder à aucune des deux chambres le droit de rejeter indéfiniment un projet voté par l’autre chambre. C’est un droit dont la chambre des lords jouit en Angleterre, mais elle n’en abuse pas ordinairement, parce qu’elle est assez clairvoyante pour comprendre que l’abus de son privilège mettrait bientôt son existence même en danger. En France, deux choses seraient à craindre, en premier lieu que la chambre récalcitrante ne sût point céder à temps, l’esprit de transaction ayant toujours manqué aux assemblées françaises, en second lieu que l’opinion ne supportât pas l’usage d’un veto absolu et définitif. Si l’on veut éviter la chance d’une révolution, il faut trouver un moyen légal de vaincre la résistance trop prolongée de l’une des deux chambres. On peut d’abord faire nommer par chacune d’elles des commissaires chargés de trouver un moyen terme accepté de part et d’autre ; mais si ce moyen échoue, si un même projet de loi voté deux fois dans deux sessions successives par l’une des chambres a été rejeté deux fois par l’autre, la question devrait être décidée à la majorité absolue dans une séance plénière, à laquelle assisteraient les membres des deux assemblées. C’est là une disposition de la constitution du Brésil : elle est très sage, et surtout parfaitement appropriée à la situation présente. Pour la chambre des députés, je n’aurais guère qu’une réforme à proposer, mais je la considère comme très importante : il faudrait réduire à 300 environ le nombre de ses membres. La constitution des États-Unis offre encore en ce point un exemple qui mérite d’être étudié. Le but constant du législateur a été de limiter le nombre des représentans en des bornes très étroites. Ce nombre ne s’est pas accu en proportion de la population, et il a même été réduit. En 1789, la chambre comptait 65 membres pour 4 millions d’habitans. En 1862, il a été fixé à 244 pour plus de 30 millions d’habitans ; en 1833, on l’avait réduit de 240 à 223. A chaque nouveau cens, les anciens états voient diminuer le nombre de leurs représentans, parce que l’augmentation de la population y a été moins rapide que dans les états nouveaux. Ainsi New-York est tombé de 40 à 31, le Massachusetts de 20 à 10, la Virginie de 23 à 11. Tous les états ont accepté cette mesure qui semblait diminuer leur importance, parce qu’ils en reconnaissaient la nécessité. C’est une grande preuve de sagesse politique. Les dispositions de la loi américaine sont fondées sur une appréciation très juste des conditions dans lesquelles une assemblée délibérante peut le mieux remplir sa mission. C’est grâce à cette excellente précaution que nous voyons aux États-Unis une chambre, souvent troublée par les scènes les plus grossières, adopter d’ordinaire des mesures très sages, et les débats les plus orageux aboutir à des transactions qui révèlent un grand esprit de modération.

Dans une réunion très nombreuse, un homme éminent, s’il a la voix faible et des idées différentes de celles de la majorité, parviendra difficilement à se faire écouter. Il suffit de ces sourds murmures que le président le plus sévère ne peut réprimer pour l’empêcher d’être entendu, tandis qu’un orateur doué d’un organe sonore se fera entendre malgré tout, quand même il n’aurait à débiter que des lieux-communs, et ainsi la puissance des poumons l’emportera sur la force de l’esprit. Une assemblée nombreuse a les entraînemens de la foule. La foule est soumise à des impressions communicatives, soudaines, électriques. Ce qui agit sur elle, c’est le langage des passions, tantôt celui des passions élevées et généreuses, tantôt celui des passions désordonnées ou aveugles, mais toujours celui des passions. La foule a horreur des tempéramens, elle se porte du premier coup aux extrêmes, parce que chaque impulsion se fortifie et s’accélère en raison de la masse de ceux qui la partagent. Réunissez dans une même salle sept ou huit cents individus très sensés, il est à craindre qu’ils ne fassent plus d’une sottise.

En tout pays, quelque riche qu’il soit en hommes capables de diriger les affaires publiques, il est déjà très difficile de trouver 300 députés préparés à exercer une si haute fonction. Croit-on qu’en leur adjoignant 400 collègues médiocres on renforce le système parlementaire ? On l’affaiblit toujours, parfois on le déconsidère et on le tue. Sera-ce au nom des minorités qu’on réclamera une représentation nombreuse ? Sans doute il est désirable que toutes les opinions, même les nuances extrêmes, soient représentées au sein du parlement, afin que toutes soient jugées au grand jour de la discussion publique ; mais il est dans l’intérêt des partis aussi bien que du pays que ces opinions aient pour organes ceux qui les défendront le plus dignement. La force relative des partis restant la même, les minorités se feront mieux écouter et exerceront plus d’influence, si elles sont représentées par quelques orateurs éloquens, au lieu de l’être par tout un groupe d’hommes impatiens, indisciplinés, provoquant l’irritation de la majorité. Dans une assemblée de 300 membres, un orateur sensé se fera écouter, même s’il blesse les convictions du plus grand nombre ; mais sont-ils 800, les conversations particulières, à défaut des interpellations ou des couteaux de bois, suffiront pour le réduire au silence. Un homme supérieur rend plus de services aux idées nouvelles que cinquante énergumènes.

Est-ce au nom de la démocratie qu’on s’élèvera contre la mesure qui restreint le nombre des représentans ? Mais qu’on veuille bien le remarquer, c’est précisément dans l’état le plus démocratique que cette mesure a été appliquée avec le plus de rigueur. Aucun grand état n’a eu des assemblées moins nombreuses que les États-Unis. La grande république, avec son immense territoire et ses 40 millions d’habitans, est gouvernée par 70 sénateurs et 244 représentans. Les républicains français ont toujours voulu des assemblées très nombreuses, sans doute pour suivre les traditions de la révolution ; mais le système a toujours si mal réussi qu’on devrait bien y renoncer. On peut désirer augmenter le nombre des électeurs, parce qu’au moyen de leur vote ils défendront mieux leurs intérêts, mais à quoi bon augmenter le nombre des représentans ? La force relative de l’opinion démocratique restera toujours la même, et les affaires seront moins bien administrées. Ce sont surtout les institutions démocratiques qui ont besoin que la raison l’emporte sur les passions.

En résumé, la prompte expédition des affaires, la bonne police des assemblées, la nécessité de faire triompher le bon sens sur l’imagination, l’intérêt des minorités et celui de la démocratie, toutes ces considérations s’opposent à ce que l’on ait des assemblées délibérantes nombreuses.

Faut-il renouveler les chambres intégralement ou partiellement ? On a proposé de fixer la durée du mandat pour la première chambre à huit ans, avec un renouvellement par moitié tous les quatre ans, et la durée du mandat pour la seconde chambre à quatre ans, avec réélection de la moitié tous les deux ans. Je pense que, dans un pays qui a traversé autant de crises que la France, le renouvellement partiel est préférable : voici pourquoi. Dans une chambre qui se renouvelle par moitié, un certain esprit de tradition se conserve. Les anciens le maintiennent et agissent sur les nouveau-venus. Il n’y a point de changement brusque ; or la politique pas plus que la nature n’aime les soubresauts. En tout, il faut procéder avec ménagement et par transitions. L’histoire parlementaire en France n’a eu que trop de coups de théâtre et de changemens à vue. En second lieu, avec le renouvellement partiel, l’agitation électorale n’embrasse pas tout le pays. La moitié des départemens voterait tous les deux ans, — non, comme je l’ai entendu proposer, tous les départemens, — pour la moitié de leurs représentans, ce qui serait le pire des systèmes, car on aurait une agitation générale très fréquente, et les représentans restans, si les élections amenaient de nouveaux députés d’une autre opinion, n’auraient plus qu’à donner leur démission, car ils auraient cessé d’être en communauté d’opinion avec leur collège électoral. Les élections partielles sont un avertissement ; les élections générales sont fréquemment toute une révolution. On n’a qu’à se souvenir de celles du mois de mai 1870.

La république doit éviter tout ce qui peut provoquer une agitation générale et profonde, car le pays ne le supporterait pas. Les républicains voudraient transformer leur régime de prédilection en un état de fièvre et d’excitation permanentes. C’est le moyen assuré d’empêcher les institutions républicaines de jamais prendre racine. Il faut partir de ce principe, que nos sociétés industrielles et laborieuses ne conserveront jamais un régime qui ne donne pas la sécurité durable dont l’industrie et le travail ont besoin. Ceux qui cherchent à constamment agiter le pays, comme récemment le parti qui demandait la dissolution de l’assemblée nationale, sont les ennemis de la république. La république existe, et pour la renverser il faudrait un violent effort accompagné de périls immédiats et de périls éloignés. La Bourse même semble le comprendre, car elle baisse chaque fois que le régime actuel est menacé ou ébranlé. Donc plus les institutions nouvelles donneront au pays de sécurité et même de repos, plus elles auront chance de durer. Si elles ne lui donnent ni l’un ni l’autre, la nation rétablira la monarchie, au risque d’une révolution presque inévitable avant vingt ans et de la guerre extérieure à plus courte échéance.

IV

Considérons maintenant l’organisation du pouvoir exécutif. En 1848, on a confié au suffrage universel le soin de nommer le président de la république. Il fallait être bien aveugle pour ne pas voir que c’était se livrer à un maître. Dans un pays à traditions monarchiques, le président élu directement par le peuple tiendra dans sa main le sort de l’assemblée nationale. Pour l’étouffer, il n’a qu’un ordre à donner. Le peuple ne comprend bien que le pouvoir représenté par une personne ; à ses yeux, le pouvoir impersonnel d’un corps délibérant est une ombre.

Le chef du pouvoir exécutif nomme à toutes les places, commande l’armée, négocie avec les gouvernemens étrangers : quelque nom que vous lui donniez, il est le souverain. Le peuple ne connaît que lui ; avec quelque habileté, il gagnera l’armée et les fonctionnaires. Si, à l’expiration de son mandat, il quitte le fauteuil, c’est qu’il a eu assez de vertu ou trop peu d’ambition pour avoir voulu le transformer en un trône. Indiquez, si vous le pouvez, les limites du pouvoir dont dispose M. Thiers, et pourtant il a été nommé par l’assemblée, et il ne porte point l’épée. Confiez l’élection au peuple, il nommera un prince ou un général, et l’élu sera roi quand il lui plaira. Quel qu’il soit, eût-il commis des actes à le faire enfermer à Charenton, pourvu qu’il ait un nom historique, la foule l’applaudira. Il faut donc que ce soit le parlement qui nomme le président ; c’est probablement pour rendre hommage à cette vérité que l’assemblée nationale a choisi, pour présider ses débats, l’homme prévoyant dont l’amendement, s’il avait été adopté en 1848, aurait épargné à la France les hontes et les désastres du régime impérial.

Il faut que le président soit nommé pour un terme assez long, six ans par exemple. Il doit être indéfiniment rééligible, afin qu’il puisse être ordinairement réélu. L’élection du président par le peuple tous les quatre ans provoque aux États-Unis une crise périodique si intense, que les peuples européens n’en supporteraient point de pareille. Cela suffirait pour les dégoûter du régime républicain. Lincoln a dit à ce sujet un mot simple, mais plein de sens : « ce n’est pas quand on est au milieu du gué qu’il faut changer de chevaux. » La France se trouve engagée dans un terrible gué, et probablement pour quelque temps encore. La crainte qu’inspire à tous l’éventualité seule de la retraite de M. Thiers fait comprendre la crise que provoque nécessairement un changement de président dans un pays centralisé comme la France. La Suisse change de président sans qu’on s’en aperçoive. C’est à peine si elle a un fonctionnaire qui mérite ce nom ; mais en Suisse la compétence du pouvoir central est presque nulle. En France, elle est universelle, immense, illimitée, peut-on dire. Il faut aussi que le parlement ait un moyen légal et facile de révoquer le président, car les tentations et les encouragemens à l’usurpation ne lui manqueront pas[5]. La chambre haute devrait pouvoir le destituer sur la demande de la chambre basse.

Le président ne doit point paraître dans les chambres ; son intervention personnelle ôte toute liberté aux délibérations et l’expose à des échecs qui diminueraient son autorité et rendraient sa position difficile. Il faut qu’il se résigne à la position de haute impartialité d’un roi constitutionnel, et qu’il accepte les ministres que la majorité lui indique. Cette nécessité peut sembler dure et souffrira des difficultés dans la pratique. Aux États-Unis même, les ministres ne paraissent pas aux chambres ; ils sont plutôt des chefs de bureau, et comme tels ils ne sont point imposés par la majorité ; mais un cabinet parlementaire responsable et un gouvernement de majorité sont essentiels au régime représentatif. C’est seulement ainsi que le pays peut effectivement diriger ses affaires par l’intermédiaire de ses représentans. Il offre, il est vrai, l’inconvénient des crises ministérielles, et il fait passer l’autorité réelle aux mains du corps législatif. Aux États-Unis, le législatif et l’exécutif agissent chacun dans une sphère plus séparée, et les affaires s’administrent avec plus de suite. Le système américain a des avantages, mais je ne sais s’il fonctionnerait bien en Europe.

Le président aura-t-il le veto ? Il ne faut pas craindre de le lui accorder ; l’intérêt de sa réélection l’empêchera d’en abuser. C’est un moyen de contre-balancer l’omnipotence des chambres qu’il ne faut point négliger ; seulement, comme il peut arriver au fauteuil un homme à idées fixes, poussant l’entêtement jusqu’à provoquer une révolution, le veto devrait céder devant une majorité des deux tiers dans chacune des deux chambres.

Le président aura-t-il aussi le droit de dissoudre les chambres ? M. Prevost-Paradol voyait dans la dissolution un rouage essentiel du régime représentatif, parce que c’est, pensait-il, l’unique moyen de prévenir un désaccord prolongé et profond entre les chambres et le pays, et, comme il ne croyait pas qu’un président pût en faire usage, il inclinait vers la monarchie. Ces vues me paraissent peu fondées. Un désaccord entre les représentans et leurs électeurs n’est pas à craindre. Les députés ne sont que trop portés à obéir aux vœux de ceux qui les nomment, et leur mandat ne dure pas assez longtemps pour qu’un désaccord sérieux se prolonge ; c’est là un danger imaginaire. Ensuite on ne voit pas pourquoi un président ne pourrait pas user de la dissolution aussi bien qu’un roi. Un appel au pays est utile, nécessaire même, quand il n’y a point de majorité, et qu’ainsi un ministère ne peut ni se constituer ni gouverner. Aux États-Unis, où il n’y a pas de cabinet parlementaire, la dissolution est inutile, mais elle semble indispensable pour la marche d’un gouvernement de majorité. Il ne faut pas que deux pouvoirs constitués ou deux fractions de la chambre puissent se tenir indéfiniment en échec sans un moyen régulier de sortir d’une pareille impasse ; sinon les rouages du gouvernement cessent de fonctionner, et toute la machine constitutionnelle est réduite à l’impuissance.

Le régime parlementaire appliqué sous la république me paraît exiger une réforme dont les institutions des États-Unis nous offrent l’analogue, mais qui n’est point conforme aux habitudes actuelles de l’Europe. Un défaut grave du régime parlementaire, c’est l’instabilité des ministères ; cette instabilité est surtout très fâcheuse pour certains services publics où il est indispensable de suivre pendant plusieurs années un même plan, où il est impossible d’improviser des améliorations. Je citerai principalement le département de la guerre, de l’instruction publique et des travaux publics. Pour bien gérer ces départemens, il faudrait des hommes tout à fait spéciaux, soustraits aux inquiétudes et aux vicissitudes des luttes parlementaires, assurés d’occuper leurs fonctions pendant un temps assez long. L’avantage du régime despotique sous ce rapport, c’est que, quand le souverain est assez intelligent pour faire choix d’un bon ministre, il peut le maintenir en place tout le temps qu’il faut pour faire de grandes choses. Avec le régime parlementaire tel qu’il est pratiqué en Europe, l’impuissance des ministères, qui se succèdent rapidement aux affaires, est souvent ridicule et parfois désastreuse. Voyez ce qu’ont fait en Prusse Stein et von Roon pour la réorganisation de l’armée, G. de Humboldt et von Altenstein pour celle de l’enseignement, en Russie Gortchakof pour développer les ressources de l’empire, et considérez en regard ce qui a été. fait en France ou en Angleterre. En France, depuis 1830, le département de l’instruction publique a fréquemment été aux mains d’hommes éminens, et pourtant combien les résultats obtenus ont été insignifians ! M. Guizot et M. Duruy avaient commencé d’importantes réformes ; ils ont quitté les affaires avant de rien mener à terme. L’Angleterre, en ce moment, croit devoir réorganiser son armée ; elle n’aboutit à rien de sérieux, pas même à abolir l’achat des grades. L’expérience prouve donc qu’un bon ministre soutenu par un souverain éclairé peut faire beaucoup plus de bien sous un régime despotique que sous un régime parlementaire. Ce n’est pas une raison pour préférer le despotisme, qui maintient les peuples dans l’enfance ou qui les corrompt et les énerve ; mais c’est un motif pour chercher s’il n’y a pas moyen, sous le régime parlementaire, d’introduire dans la direction de certains services publics l’esprit de suite qui y est indispensable. Ce moyen nous est à peu près indiqué par ce qui se fait dans les états de l’Union américaine. La plupart des chefs de service ne sont pas des ministres sortant du jeu des majorités dans les chambres ; ce sont des hommes spéciaux, élus les uns par le peuple directement, les autres par le parlement. En Europe, il faudrait faire nommer par la chambre haute, d’accord avec le président, les chefs du département de la guerre, des travaux publics et de l’instruction publique ; ils resteraient en fonction jusqu’à révocation et seraient responsables devant le parlement ; ils ne prendraient point part aux débats parlementaires de tous les jours, mais une fois par an ils viendraient défendre leur budget. Dans les états de l’Union, ce régime, quoique des élections populaires trop fréquentes y aient imprimé une excessive mobilité, a néanmoins amené à la direction des principaux services des hommes spéciaux qui ont fait d’excellentes choses.

En Europe, plusieurs avantages résulteraient de ce système. D’abord les fluctuations des majorités parlementaires et les incessans changemens des ministères cesseraient de mettre obstacle à toute réforme de longue haleine, et les institutions libres pourraient employer à la direction de leurs affaires autant d’esprit de suite et de connaissances spéciales que le fait parfois le despotisme. En second lieu, les chefs de service élus, n’ayant pas à prendre part aux débats parlementaires, pourraient consacrer tout leur temps à l’étude des graves intérêts qui leur sont confiés, et cependant ils seraient responsables devant les représentans du peuple, condition essentielle du gouvernement représentatif. Enfin on romprait cette effrayante concentration de pouvoirs qui, quelque nom que porte l’état, république ou monarchie, est toujours le despotisme. En France, le chef du pouvoir exécutif tient dans ses mains directement ou indirectement plus de six cent mille fonctionnaires ; il nomme partout, dans l’armée, dans la marine, dans le corps judiciaire, dans les ponts et chaussées, dans l’administration des finances et du fisc, dans les administrations locales. Peut-on laisser une puissance aussi exorbitante à un citoyen nommé président pour quelques années ? N’est-ce pas lui procurer des facilités extraordinaires pour faire un coup d’état militaire que de lui remettre le commandement de l’armée et la disposition de tous les grades ? Avec une pareille concentration de pouvoirs, la république est impossible, et même une monarchie limitée ne le sera que de nom. Voulez-vous que le pouvoir exécutif sorte de l’élection ? Comme en Suisse, réduisez ses attributions. Faire élire un président qui a autant de pouvoir qu’un autocrate est un contre-sens.

Une immense hiérarchie de fonctionnaires superposés, dépendant tous complètement du chef de l’état, telle est la forme de gouvernement que nous ont léguée Rome et Byzance. C’est le despotisme même. En France, Louis XIV et Napoléon ont porté ce régime à sa perfection. Les peuples catholiques sont enclins à y voir la forme naturelle du gouvernement et la condition nécessaire de l’ordre, parce que c’est ainsi que l’église est maintenant constituée et gouvernée. Le dogme de l’infaillibilité est le couronnement logique du système, car un souverain ne peut réclamer l’omnipotence que s’il n’est pas soumis à l’erreur. Au moyen âge, dans les communes libres, beaucoup de services importans étaient confiés chacun à un comité de bourgeois disposant d’un fonds spécial ou d’une taxe spéciale et rendant compte de leur gestion au corps électoral. Le même système est encore suivi en Angleterre et en Amérique ; nous en avons vu récemment une application nouvelle en Angleterre dans l’organisation de l’enseignement primaire, dont l’administration est confiée à des bureaux scolaires directement nommés par les électeurs. Ainsi donc on trouve dans le despotisme la hiérarchie et dans les états libres la division et même le fractionnement des pouvoirs. En Amérique, ce n’est pas le bras de fer du pouvoir central qui maintient l’accord entre des autorités indépendantes, c’est la justice appliquant la loi, et ainsi ce sont les juges qui sont les régulateurs suprêmes de la machine politique.

Des ministres spéciaux élus par le parlement pour les trois départemens de la guerre, de l’instruction publique et des travaux publics pourraient rendre infiniment plus de services que des ministres de cabinet issus des luttes parlementaires et y restant mêlés. Le pays qui adopterait ce système ferait bientôt plus de progrès que les autres, et il pourrait être appliqué avec avantage même dans une monarchie constitutionnelle. On arriverait à restreindre l’omnipotence du pouvoir exécutif et par conséquent à prévenir les coups d’état.

Il est un autre moyen encore de tenir le despotisme en échec, c’est de séparer nettement ce qui est d’intérêt local de ce qui est d’intérêt général, et de confier la gestion des intérêts locaux à des administrations locales indépendantes et nommées par les citoyens. C’est ce que l’on appelle la décentralisation. Cette idée est très en faveur aujourd’hui, mais on n’en fait que des applications timides. Il faudrait peut-être aller jusqu’à rétablir les anciennes provinces avec des assemblées régionales, en réunissant les départemens qui par les relations géographiques et l’identité des intérêts économiques forment véritablement un groupe naturel. Un régime fédéral plus ou moins étroit sera généralement adopté partout dans l’avenir, parce que c’est le seul moyen d’assurer l’union des races, et plus tard de l’espèce, sans briser les diversités locales et sans asservir les hommes à une étouffante uniformité. Les libertés locales sont les seules que la plupart des hommes comprennent, et qu’ils peuvent exercer à tous les degrés de civilisation. Voyez les Russes et même les habitans de l’Inde et de Java ; ils administrent leurs intérêts communaux de temps immémorial. Les institutions locales, quand le pouvoir central ne les détruit pas de propos délibéré comme en France, résistent à tous les changemens politiques et aux convulsions sociales, parce qu’elles répondent à un besoin naturel. Sans les libertés provinciales, le régime parlementaire ne donne que l’apparence de la liberté : au fond, le despotisme subsiste, exercé tantôt par un monarque, tantôt par une assemblée. L’autonomie des provinces est la citadelle de la liberté. Autrefois le pouvoir du souverain était limité par la faiblesse de ses moyens d’action et par l’indépendance du clergé, de la magistrature, des villes et des provinces. Aujourd’hui examinez la société française ; vous ne trouverez nulle part une force indépendante capable de tenir tête au souverain. Ce régime, de quelque étiquette qu’on le décore, n’est que l’absolutisme tempéré par des révolutions périodiques. L’histoire d’un peuple sans autonomies locales ne sera jamais qu’une alternative de convulsions et de défaillances. Songez à la résistance énergique que la Bretagne, cette province si monarchique, a opposée à l’omnipotence royale. Maintenant on renverse le trône, mais la résistance légale, appuyée sur des droits et sur des traditions, est chose inconnue. Si la Hongrie a su toujours défendre ses libertés contre les usurpations de l’absolutisme, c’est parce que l’indépendance des comitats a été respectée. Fermant les yeux aux enseignemens les plus clairs de l’histoire, les républicains français ne veulent à aucun prix des autonomies provinciales, et pourtant sans elles la république n’est qu’un vain mot. Les seules républiques qui, sans être de simples cités comme Athènes ou Sparte, ou des villes gouvernant despotiquement des pays conquis, comme Rome et Venise, aient assuré à tous une liberté réelle ont été des fédérations. Pour fonder la liberté, il faut d’abord réduire les attributions du pouvoir souverain en constituant des autorités indépendantes qui puissent faire obstacle à ses entreprises ; il faut en second lieu soustraire au pouvoir central la direction suprême des intérêts locaux. On l’a dit avec raison, les institutions locales sont l’école primaire de la liberté ; c’est dans les assemblées provinciales que les citoyens apprendront à comprendre à quel point la bonne gestion des affaires publiques importe à leurs intérêts privés. L’assemblée nationale agit trop loin d’eux, et l’effet de ses résolutions est trop difficile à démêler. Le self-government local est pour un peuple la meilleure des éducations politiques. Avec l’unité absolue qui règne en France, la même agitation envahit le pays entier et met tout en danger. Tous ont la fièvre en même temps. Ni contre un despote, ni contre une révolution, il n’y a de refuge nulle part. Avec les autonomies locales, il n’en est pas de même. Chaque province a ses crises particulières qui ne se communiquent pas aux autres. C’est ainsi que la Suisse et les États-Unis résistent aux orages de la démocratie. Une république unitaire y succomberait bientôt.

Les autonomies locales sont l’accompagnement obligé du régime parlementaire. Sans elles, ce régime ne produit que d’assez médiocres résultats ; il donne même lieu à un mal politique spécial que les hommes d’état italiens ont étudié dans leur pays avec cette perspicacité qui les distingue. Le parlement, ayant trop d’affaires à régler, les règle mal ; l’enchevêtrement, l’opposition des intérêts amène des crises ministérielles incessantes qui réduisent le gouvernement à l’impuissance. Les travaux publics donnent naissance à une corruption politique d’une espèce nouvelle, d’où résulte un mauvais emploi des deniers de l’état. Pour s’assurer les suffrages de tel district ou de telle localité, on lui accorde un port, un chemin de fer, une église, un canal. Les autres districts réclament à leur tour ; ainsi des travaux très peu nécessaires absorbent des sommes énormes, et le budget est mis en coupe réglée. Le gouvernement se fait des travaux publics, distribués comme des faveurs, un moyen d’influence presque irrésistible dans les luttes électorales. Cela n’a pas eu lieu en France seulement, mais en Italie, en Belgique et dans tous les pays où le régime parlementaire s’est trouvé combiné avec la centralisation administrative. Sans doute il est certains travaux, embrassant le pays tout entier, qui ne peuvent être bien conduits que du centre ; mais ce devrait être l’exception, et tous les autres devraient être exécutés par les provinces ou les communes intéressées. Les assemblées régionales posséderaient toute aptitude à cet égard ; elles seraient plus économes et seraient plus de connaissance des besoins locaux. Tocqueville a montré de quelle admirable façon les états du Languedoc avaient administré les intérêts généraux de cette province. Ce serait l’assemblée régionale qui aurait à approuver toutes les décisions communales qui maintenant vont s’instruire au centre. Le contrôle serait ainsi plus rapide et plus sérieux. Il faut voir avec quelle inattention absolue l’assemblée nationale ratifie les emprunts votés par les villes pour comprendre combien cette formalité est illusoire. Les conseillers provinciaux sauraient au moins ce dont il s’agit. M. Jacini a publié pour l’Italie un projet de décentralisation régionale qui en grande partie pourrait s’appliquer aussi à la France. En ranimant les différens foyers de la vie politique en province, on ramènerait l’activité aux extrémités, qui sont froides, et on dégagerait la capitale, qui est sujette à des attaques d’apoplexie périodique.

On reprochera peut-être à ce système de porter atteinte à l’unité nationale dont la France s’est montrée toujours si jalouse ; mais ce danger n’existe pas, l’expérience l’a démontré. L’Espagne, la Hollande, la Belgique, ont respecté l’existence de leurs anciennes provinces, et l’unité de l’état n’en a nullement souffert. Les provinces prussiennes, avec leur administration et leur corps d’armée distincts, leurs institutions civiles souvent différentes, forment presque autant de cantons séparés, et pourtant dans aucun pays les forces de la nation ne sont plus entièrement à la disposition du pouvoir central. L’unité dans deux ou trois grands services publics, l’armée et l’enseignement surtout, suffit pour assurer l’unité de l’état, dont le sentiment patriotique forme l’indestructible ciment. Ç’a été une des erreurs de la révolution de croire qu’on fortifie le sentiment national en déracinant les coutumes locales et en proscrivant les traditions et les institutions provinciales[6]. Le citoyen aimera d’autant plus sa patrie qu’elle lui assurera plus complètement la jouissance de son autonomie locale. Le Suisse n’est si bon patriote que parce que la confédération respecte et garantit sa langue, ses droits, son caractère particulier. Qu’on essaie d’établir l’uniformité, et le faisceau des cantons unis se brisera sous l’effort des résistances locales. Necker proposait de généraliser et de régulariser les états provinciaux et de leur faire envoyer au centre des délégués qui auraient formé la haute chambre. L’idée était juste comme la plupart de celles qu’a émises cet homme d’un si éminent bon sens ; il faut la reprendre et établir des assemblées régionales.

Pour fonder des institutions républicaines, il ne suffit pas de restreindre considérablement les attributions du pouvoir central : il faut encore assurer aux citoyens la jouissance des « libertés nécessaires. » Chose étrange et triste, la France, qui a fait de si prodigieux efforts pour extirper de son sol tous les despotismes, n’a jamais joui pleinement d’aucune liberté, et les droits des citoyens ont toujours été à la merci de l’arbitraire des agens du pouvoir. La liberté de la parole et de la presse, la liberté de l’enseignement et de l’association, la liberté des cultes même, ont toujours été soumises à des entraves sans nombre, livrées au bon vouloir de l’administration. La liberté n’exclut pas l’action répressive de la justice, mais elle n’admet pas l’action préventive de la police. Or c’est celle-ci qui a toujours dominé en France. En Angleterre au contraire, les droits publics ont presque tous été établis par des décisions des cours de justice, et en Amérique c’est le pouvoir judiciaire qui établit l’accord entre les différentes autorités indépendantes les unes des autres. Depuis que la république est proclamée en France, le système des mesures arbitraires n’a pas été abandonné, il s’en faut. Faire arrêter est un vrai gallicisme[7] ; ç’a toujours été, depuis les lettres de cachet, le dernier mot de l’autorité. Les membres de la commune passaient leur temps à se faire arrêter les uns les autres ; c’était la parodie du système toujours suivi en France. Pour mettre un terme à ce régime, il faut faire comme les Anglais, déclarer les fonctionnaires responsables de toute mesure illégale, qu’ils aient ou non obéi à des ordres supérieurs. La résistance à l’arbitraire, même par la force, est considérée en Angleterre comme parfaitement légale, et, s’il en résulte mort d’homme, c’est un simple homicide excusable. Le fonctionnaire qui a agi illégalement est condamné, et il ne peut se justifier en s’abritant derrière les ordres de ses chefs. Cette législation peut avoir ses inconvéniens ; mais le pire de tous pour un pays qui veut être libre, c’est d’être à la merci des décisions arbitraires du pouvoir. Il faut d’abord proclamer les libertés nécessaires en quelques lignes claires et à l’abri de toute équivoque, en mettant à néant toutes les anciennes lois restrictives. Il faut ensuite que tout fonctionnaire qui ne respecte pas les lois soit responsable de ses actes et puisse être poursuivi devant la justice, sans autorisation préalable ; c’est ainsi seulement qu’on assurera la liberté et qu’on répandra le respect de la légalité, qui manque à tous les partis également.

C’est en vain qu’on garantira la liberté dans des chartes sonores : qui garantira ces garanties ? En fin de compte, il n’y a qu’un moyen, c’est d’établir la responsabilité complète et sans exception de tout fonctionnaire civil ou militaire. Alors les tribunaux deviendront la sauvegarde de tous les droits, et, comme cela doit être dans un pays libre, la justice imposera à tous les pouvoirs le respect des lois.

Le malheur de la France, c’est que, poursuivant la liberté avec passion, elle n’a jamais voulu prendre le chemin qui y conduit. Elle a détruit les corps indépendans, anéanti les autonomies locales, centralisé les fonctions, accordé tout pouvoir à des agens irresponsables, rendu impossible toute résistance légale, et ainsi élevé un colosse qui absorbe toute la vie nationale et mène le pays à sa perte. La France veut bien renverser des dynasties, elle n’ose se décider à restreindre les exorbitantes prérogatives du pouvoir qui provoque ces-révolutions incessantes ; au contraire, après chaque crise, elle les augmente, croyant mieux assurer l’a stabilité des institutions politiques. Il est temps de revenir de cette erreur. Il faut restreindre la sphère d’action du pouvoir souverain en fractionnant l’administration en services indépendans et non hiérarchiques, en rétablissant les institutions provinciales en armant puissamment les citoyens contre l’arbitraire des fonctionnaires. Alors seulement le mot de république pourra devenir synonyme de celui de liberté.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet et du 1er août 1871.
  2. Voyez notamment une étude sur cette question par M. Aubry-Vitet dans la Revue du 15 mai 1870.
  3. J’hésiterais à émettre cette appréciation, si je ne l’avais trouvée exprimée par des juges plus compétens que moi. Voici ce que disait excellemment à ce sujet M. Émile Beaussire : « Nous supportons mal la contradiction dans les choses qui nous tiennent à cœur. L’opinion la plus téméraire, la plus inepte, est pour nous un dogme hors duquel il n’y a point de salut. Chaque parti veut être une église et n’admet pas le doute sur son infaillibilité. Les plus libéraux cherchent des faux-fuyans pour ne pas donner aux dissidens la liberté qu’ils réclament pour eux-mêmes. De là cette facilité avec laquelle s’établissent les dictatures, et se perpétuent, entre les mains de tous les partis, dans leurs alternatives de victoire et de défaite, les mêmes moyens de compression. » Voyez la Revue du 1er mai 1871.
  4. Je reproduis ici les paroles prononcées par M. Gladstone à Aberdeen le 26 septembre dernier, parce qu’elles nous donnent l’opinion de l’un des esprits les plus clairvoyans de notre temps, qui n’en compte plus guère. « Si quelques idées violentes se manifestent dans le pays, soyez sûrs que l’endroit où elles peuvent se produire avec le moins de danger est la chambre des communes. (Applaudissemens.) Je regrette qu’un grand collège semble momentanément sympathique à des idées qui sont inintelligibles pour moi ; mais, cette disposition étant donnée, je dis que c’est un grand bien pour le public quand les champions d’idées impraticables viennent les exposer devant les représentans du peuple. Ces idées sont soumises à la discussion, et, lorsque le savant gentleman qui vient d’être élu prendra sa place au parlement, nous ferons de notre mieux pour que toute cette question du home rule soit discutée à fond. (Rires et bravos.)
  5. Voici ce que dit à ce sujet M. Mill : « Je n’ai pas supposé le cas où un grand pouvoir centralisé entre les mains du premier magistrat et l’attachement insuffisant du peuple pour les institutions libres donneraient à ce magistrat la chance de réussir dans une tentative pour renverser la constitution et usurper le pouvoir. Où existe un tel danger, il ne doit pas y avoir de premier magistrat que le parlement ne puisse réduire d’un seul vote à la condition d’homme privé. Dans un état de choses où ce manque de foi n’est pas impassible, cette prérogative du parlement, si énorme qu’elle paraisse, n’est même qu’une faible sûreté.
  6. Il est bon de rappeler à ce sujet les fortes paroles de Benjamin Constant dans son livre sur l’Esprit de conquête. « L’attachement aux coutumes locales tient à tous les sentimens désintéressés, nobles et pieux. Quelle politique déplorable que celle qui en fait de la rébellion ! Qu’arrive-t-il ? Que, dans tous les états où l’on détruit ainsi toute vie partielle, un petit état se forme au centre ; dans la capitale s’agglomèrent tous les intérêts, là vont s’agiter toutes les ambitions : le reste est immobile. Les individus, perdus dans un isolement contre nature, étrangers au lieu de leur naissance, sans contact avec le passé, ne vivant que dans un présent rapide et jetés comme des atomes sur une plaine immense et nivelée, se détachent d’une patrie qu’ils n’aperçoivent nulle part et dont l’ensemble leur devient indifférent, parce que leur affection ne peut se reposer sur aucune de ses parties. »
  7. J’emprunte à un livre peu connu de M. Thiers, les Pyrénées ou le midi de la France, une anecdote qui peint admirablement cet esprit d’illégalité et d’arbitraire que le défaut de responsabilité a développé de tout temps chez les fonctionnaires français. M. Thiers visitait en 1822 le midi de la France. Arrivé dans une commune non loin des Pyrénées, il envoie, selon l’usage d’alors, le domestique de l’hôtel chez le maire pour faire viser son passeport. Le maire, indigné que le voyageur ne se soit pas présenté en personne, l’appelle devant lui, et le dialogue suivant s’engage. « Je sais, monsieur le maire, ce qui vous est dû, mais j’ai suivi l’usage. — L’usage ! savez-vous, monsieur, que pour la moindre chose je fais arrêter. Voyons ce passeport. Quoi ! il est pour Paris, et vous êtes dans les Pyrénées. — Vous savez, monsieur le maire… — Je sais que je connais mon métier. — Mais, pardon, d’après la loi… — La loi, vous n’avez pas à me l’apprendre, la loi, et je vous répète que pour la moindre chose je vous fais arrêter. » Cela fait penser aux réflexions si piquantes de Paul-Louis Courier à propos de la lettre d’un procureur du roi commençant par ces mots : « veuillez faire arrêter et conduire en prison… »