De la Génération et de la Corruption/Dissertation sur le traité intitulé : « De Mélissus, de Xénophane, et de Gorgias. »

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DISSERTATION SUR LE TRAITÉ INTITULÉ :

« DE MÉLISSUS, DE XÉNOPHANE, ET DE GORGIAS. »



Pour traduire le petit traité qu’on va lire, je me suis servi de l’édition de M. F.-G.-A. MüIlach, publiée en 1866 et reproduite dans la Bibliothèque grecque de Firmin Didot [1]. Cette édition est fort bonne ; et elle a restauré d’une manière à peu près définitive un ouvrage qui est très intéressant, tout incomplet qu’il est. M. Müllach s’est surtout aidé pour restituer le texte, outre les travaux antérieurs aux siens, d’un manuscrit de la bibliothèque publique de Leipsick, qui paraît le plus correct parmi ceux qui nous ont été conservés. Ce manuscrit avait été déjà consulté, mais insuffisamment, par Oléarius, pour la Bibliothèque grecque de Fabricius. (Édition de Harles, tome III, page 248) Des recherches plus sérieuses et plus utiles ne commencèrent qu’avec celles du regrettable Fülleborn, qui, en 1789, publia son Commentaire : « Liber de Xenophane, Zenone et Gorgia, Aristoteli vulgo tributus, passim illustratus. »

L’exemple de Fülleborn fut bientôt suivi ; quatre ans après lui, M. G.-L. Spalding, dans une étude sur l’École de Mégare, donnait la première partie du traité de Xénophane, Zénon et Gorgias [2]. Spalding avait eu en main le manuscrit de Leipsick, et en avait tiré d’excellentes leçons. Grâce à ce secours, il publiait un texte très amélioré, qu’il accompagnait d’explications développées sur les passages les plus obscurs ; mais il n’y joignait pas de traduction. Ce qu’il y avait de plus neuf dans cette dissertation, c’est que Spalding rapportait aux doctrines de Mélissus la première partie du traité ; et il démontrait par des preuves péremptoires que le nom de Mélissus devait être substitué à celui de Zénon. Cette opinion de Spalding est désormais reçue, et je dirai tout à l’heure pourquoi elle doit être admise.

Tout en examinant le manuscrit de Leipsick, Spalding n’avait pas pu le collationner d’une manière très exacte ; et il s’en était fié surtout à cette révision trop légère qu’en avait faite Oléarius. Le célèbre bibliothécaire de l’Université de Leipsick, Chr. Dan. Beck, qui avait facilité les études de Spalding, se chargea de les compléter ; et dans la même année, il publia toutes les variantes du précieux manuscrit, tant sur ce traité que sur quelques autres ouvrages Aristotéliques [3]. Cette publication, dont M. Mallach fait le plus grand cas, ne paraît pas avoir été assez appréciée, ni même connue, par les philologues qui se sont occupés plus tard soit de l’École d’Élée, en général, soit particulièrement du traité spécial où les systèmes de Xénophane et de Mélissus sont discutés. Par exemple, l’édition de l’Académie de Berlin n’en a pas assez profité ; et M. Müllach n’hésite pas à regretter une négligence, qui pouvait être si facilement évitée [4].

Une douzaine d’années plus tard, en 1843, M. Théodore Bergk répara en partie cette lacune ; et en s’appuyant sur les variantes de Beck, il donna un commentaire plus satisfaisant qu’aucun de ceux qui avaient précédé [5]. Ce travail, tout louable qu’il était, n’a pas détourné M. Müllach d’une nouvelle révision ; et trois ans après M. Bergk, il a publié l’édition et le Commentaire dont j’ai parlé plus haut. Mais M. Müllach, pas plus que Spalding, n’a donné une traduction, nécessaire pour un ouvrage mutilé plus que pour tout autre ; et aujourd’hui, la meilleure traduction latine est toujours celle de Jean Bernardin Feliciano, professeur de Venise, en 1552. Mais quoiqu’elle eût été faite sans doute d’après quelque manuscrit moins incorrect, elle pouvait être encore très utilement corrigée, ou même suppléée. Elle a été reproduite dans l’édition de l’Académie de Berlin.

Tels sont les travaux dont le Traité sur Mélissus, Xénophane et Gorgias a été jusqu’à présent l’objet. Il faut y joindre la dissertation de M, Henri Edouard Foss sur Gorgias de Léontium [6], où il a édité sans traduction, et éclairci, par un commentaire, la partie du texte qui regarde spécialement Gorgias, c’est-à-dire les chapitres V et VI de la présente traduction.

Après ces détails philologiques, il faut en venir à l’ouvrage lui-même. Quel est-il dans l’état où il nous est arrivé ? Quel en est l’auteur présumable ? Quelle en est la valeur intrinsèque ?

D’abord, quel est le titre exact que ce petit traité doit porter ? Pour l’antiquité presque tout entière, et pour les modernes jusqu’au travail de Spalding, le titre généralement accepté était : « De Xénophane, de Zénon et de Gorgias ; » ou bien, comme le veut le manuscrit de Leipsick : « De Zénon, de Xénophane et de Gorgias. » Spalding, en rapprochant les citations assez nombreuses de Simplicius, des analyses de notre traité, a démontré d’une manière irréfutable que, dans la première partie, il s’agissait non pas de Xénophane, mais de Mélissus. Simplicius, dans son excellent commentaire sur la Physique d’Aristote, nous a conservé des passages entiers de l’ouvrage de Mélissus sur l’Être ou la Nature ; et il se trouve que ces passages sont semblables, parfois mot pour mot, aux détails mêmes de notre traité. Il a suffi à Spalding de mettre ces concordances les unes en regard des autres ; et en face d’une telle démonstration, il n’est pas possible de nier que Mélissus ne soit le philosophe dont il est question dans les deux premiers chapitres.

A cette raison, qui suffirait déjà à elle seule, s’en joint une autre : c’est que, dans le catalogue de Diogène de Laërte (livre V, 1, S 25, édition de Firmin Didot, p. 118), on trouve la mention expresse d’un traité d’Aristote sur les doctrines de Mélissus. Cette mention n’est pas isolée ; et Diogène atteste que le philosophe avait critiqué aussi les idées de Zénon, de même qu’il avait fait un examen spécial des systèmes des Pythagoriciens, d’Archytas, de Speusippe, de Xénocrate, etc. L’Anonyme de Ménage confirme ce témoignage de Diogène de Laërte, et il parle également de traités d’Aristote sur Mélissus et sur Gorgias. Qu’Aristote se soit occupé des doctrines de Mélissus, il n’y a rien là que de très probable quand on voit, par ses différents ouvrages que nous possédons, combien il était au courant de toutes les philosophies antérieures à la sienne. Il cite Mélissus très fréquemment ; et nous aurons à rappeler plus d’une fois ce qu’il a dit de lui et de Xénophane, soit dans la Physique, soit dans la Métaphysique, soit même ailleurs.

Ainsi Spalding a raison, et la première partie de notre traité regarde bien Mélissus.

Mais on peut se demander comment ce doute même a été possible. Si Aristote critique Mélissus ou tel autre philosophe, il a dû, ce semble, le nommer personnellement, et l’équivoque parait dès lors inexplicable. Mais, par malheur, il n’en est rien. Notre traité dit toujours simplement : Il, sans désigner nominativement qui que ce soit ; et c’est uniquement par l’examen même des doctrines qu’on peut reconnaître à qui elles appartiennent légitimement. Ce traité a donc été rédigé avec assez peu de soin, dans sa forme extérieure tout au moins ; et l’auteur, quel qu’il soit d’ailleurs, a le tort de n’avoir pas été assez précis. Il a fallu la sagacité des philologues modernes pour réparer cette lacune, qui n’est peut-être que la faute d’un copiste.

Ce que je dis ici de Mélissus s’applique presque aussi bien à Xénophane. Il n’est pas nommé non plus dans la seconde partie du traité ; mais pour lui, il n’y a pas de doute, parce que ses doctrines sont mieux connues que celles de Mélissus ; en lui attribuant celles qu’on trouve ici, on ne peut pas se tromper.

Cette certitude peut s’étendre, à plus forte raison, à Gorgias, qui n’est pas nommé davantage, au début de la troisième partie (chapitres V et VI), qui le regarde, mais dont les arguments nous ont été conservés, absolument identiques à ceux que nous voyons dans notre traité, par Sextus Empiricus. (Adversùs mathematicos, logicos, livre VII, tome Il, page 285, édition de 1842, et tome I, page 134).

De tout ceci, je conclus que le titre définitif de notre traité doit être : « De Mélissus, de Xénophane et de Gorgias. » Ce titre répond parfaitement au contenu ; et M. Müllach a bien fait de l’adopter. Désormais, on ne peut que l’adopter comme lui ; et, pour ma part, je n’ai pas hésité. Reste, il est vrai, dans les titres ordinairement donnés par les manuscrits, l’indication de Zénon, qui ne se trouve pas justifiée. Un peu plus bas, j’essaierai de découvrir, avec M. Müllach, d’où peut venir cette indication ; pour le moment, je poursuis et j’achève ce que j’avais à dire du titre.

Deux manuscrits, consultés par Bekker, donnent un titre tout à fait différent de la suscription ordinaire ; et laissant de côté tous les noms propres, ils disent plus simplement et plus généralement : « Traité d’Aristote sur les doctrines ; » ou encore : « Traité d’Aristote sur les doctrines des philosophes. » La première de ces suscriptions est due à un manuscrit de la bibliothèque Saint-Marc à Venise, Q ; la seconde est due au manuscrit du Vatican, Ba, d’après la notation de Bekker. Ces deux variantes du titre sont très importantes, en ce qu’elles peuvent faire supposer que, dans l’antiquité aussi, on avait quelques doutes sur l’authenticité du titre vulgairement reçu ; probablement, on ne reconnaissait pas non plus Xénophane et Zénon dans la première et la seconde parties (chapitres 1 et 2, chapitres 3 et 4) ; et devant cette obscurité, on aimait mieux ne pas prendre parti. « Sur les doctrines philosophiques, » était un titre peu compromettant ; et dans sa largeur, il était exact, s’il n’était pas précis. Je ne propose pas de l’adopter exclusivement aux autres ; mais il faut en tenir quelque compte ; et voilà pourquoi je l’ai rappelé.

Le titre étant ainsi fixé et démontré, quel est l’auteur ? Est-ce Aristote ? Est-ce un autre ?

Un manuscrit du Vatican, coté Ra, dans l’édition de Berlin, attribue ce traité à Théophraste, ou du moins il le comprend au milieu d’autres traités qui sont tous du grand disciple et successeur d’Aristote. Ce qui peut donner quelque vraisemblance et quelque autorité à cette supposition, c’est que Simplicius, dans son commentaire sur la Physique, folio 6, A, cite un passage de Théophraste où cet auteur rapporte de Xénophane des opinions tout à fait d’accord avec celles que nous lisons dans notre traité. C’est sans doute par ces deux motifs, et aussi en considérant l’ouvrage en lui-même, que M. Brandis, dans son « Histoire de la philosophie grecque et latine.  » ( tome I, page 358), l’a retiré à Aristote pour le rendre à Théophraste. Ce changement n’a pas été goûté parmi les philologues, bien que venant d’un juge aussi savant et aussi habile ; et M. Théodore Bergk a déclaré qu’à son sens, ce traité n’était pas plus digne de Théophraste que de son maître.

Ici, je suis de l’avis de M. Müllach, et je trouve comme lui que c’est aller beaucoup trop loin. J’ai remarqué tout à l’heure que ce traité n’avait pas été rédigé avec tout le soin désirable, puisque les philosophes dont il critique les doctrines n’y sont pas même désignés nominativement. Mais dans l’œuvre totale d’Aristote, telle que les siècles me l’ont transmise, que de défauts de ce genre ! que de négligences de rédaction ! que de morceaux inachevés ! que de pages en désordre, même parmi les plus belles, comme pour la Métaphysique, par exemple ! On sait, de reste, par quelles causes Aristote a laissé tous ses manuscrits dans cet état d’insuffisance. Il n’avait presque rien publié de son vivant ; et ce n’était que vers cinquante ans qu’il s’était décidé à faire parâtre quelque chose de son enseignement. Surpris par la réaction antimacédonienne, après la mort d’Alexandre, forcé de quitter précipitamment Athènes, fugitif, exilé à Chalcis, il était à peine arrivé en lieu de sûreté qu’il y mourut, on ne sait trop comment, mais certainement d’une mort violente, à l’âge de soixante-deux ans. Tout ce qu’il laissait de travaux et de papiers fut recueilli par Théophraste, qui ne paraît pas en avoir rien publié lui-même. On se rappelle la suite ; le monde occidental ne connut guère les ouvrages d’Aristote que quand ils furent apportés d’Athènes à Rome par les soins de Sylla, et coordonnés tant bien que mal par Andronicus de Rhodes.

Ce qu’il y aurait d’étonnant, c’est que des manuscrits négligés forcément par l’auteur, négligés par son héritier immédiat, nous présentassent plus de régularité. Le désordre ou plutôt l’insuffisance de notre petit livre ne dit rien contre lui, et tel que nous l’avons, je le trouve moins profondément dérangé que ne le sont plusieurs autres ouvrages aristotéliques, dont la parfaite authenticité n’est pas contestable. On peut trouver même que cet opuscule n’est pas mal composé. Les trois parties qui le forment sont clairement distinguées les unes des autres, et se succèdent sans confusion. L’exposition des doctrines critiquées y est assez nette et assez bien suivie ; et si, en général, on l’a jugé défavorablement, c’est que les premiers éditeurs l’avaient défiguré par une foule de fautes, que des soins postérieurs et plus intelligents ont fait presqu’entièrement disparaître. J’en appelle au lecteur attentif, qui voudra bien examiner cet opuscule, tel que l’a restitué l’édition de M. Müllach, et tel que le donne ma traduction.

Si donc le traité « de Mélissus, de Xénophane et de Gorgias  » n’est pas purement aristotélique, il n’offre rien non plus qui doive le faire exclure de l’école péripatéticienne la plus voisine du maître, et j’incline à l’opinion de M. Müllach, qui veut que ce soit un extrait des ouvrages d’Aristote mentionnés par Diogène de Laërte, ainsi que je l’ai rappelé un peu plus haut. Cet extrait aurait été fait par quelque péripatéticien, de même que Théophraste avait fait probablement aussi des emprunts analogues aux mêmes ouvrages pour ses citations de Xénophane, telles que nous les donne Simplicius. Il y a dans les œuvres d’Aristote des extraits de ce genre, et l’on peut indiquer les deux rédactions de la Grande Morale et de la Morale à Eudème, qui ne sont que des analyses plus ou moins bien faites de la Morale à Nicomaque. Je crois pouvoir conclure que, si notre traité n’est ni d’Aristote ni de Théophraste, il est tout au moins d’un temps qui ne s’écarte pas beaucoup du leur ; et par cela seul, il acquiert une importance qu’il est impossible de nier.

En regardant à la rédaction même de cet opuscule, je suis frappé de la haute valeur de ce qu’il contient. Mélissus, Xénophane et Gorgias sont trois personnages dont l’histoire de la philosophie ne peut négliger le souvenir. Quoi qu’ici ils ne soient pas rangés selon les exigences de la chronologie, ce qui en est dit n’en a pas moins de prix. Nulle part on ne trouve rien d’aussi étendu sur les trois philosophes qui y sont mentionnés. Sans doute on peut désirer davantage encore ; mais ces fragments sont tout ce que nous avons sur l’ensemble de leurs doctrines, et notre reconnaissance est due à qui nous les a conservés sous cette forme. L’école d’Élée, malgré ses erreurs, est une très glorieuse école ; et à côté de ses subtilités sur l’unité et l’immobilité de l’être, il est bien curieux d’entendre ses nobles et profondes théories sur Dieu et sa toute-puissance. Sous ce rapport, Xénophane, qui passe pour le fondateur de l’école d’Élée, est un fort grand homme ; et longtemps avant Socrate et Platon, il a eu des pressentiments dignes d’eux. Mélissus, sans être au niveau de Xénophane, mérite néanmoins qu’on ne l’oublie pas ; et Gorgias, tout sophiste qu’il est, ne dépare pas absolument la compagnie où on le place. En effet, il suffit de se se souvenir que Platon a mis sous ce nom célèbre un de ses plus beaux dialogues.

Mais comment, dans cette critique de l’école d’Élée et des systèmes analogues aux siens, Zénon a-t-il été omis par l’auteur de notre opuscule ? Zénon figure sur le titre dans la plupart des manuscrits. Pourquoi ne reparaît-il plus dans le corps de l’ouvrage ? D’où vient ce silence et cette lacune ? M. Müllach conjecture avec raison que notre traité, qui n’a maintenant que trois parties, en devait avoir quatre jadis, et que la critique de Zénon devait venir après celle de Xénophane. Cette hypothèse est admissible ; et elle ressort très naturellement de cette circonstance, qu’Aristote avait examiné les doctrines de Zénon tout aussi bien que celles des trois autres philosophes. M. Müllach appuie cette présomption sur un passage de notre traité (chapitre V, § 3), où le nom de Zénon est mentionné après celui de Mélissus expressément. A ce passage, on peut en joindre deux autres qui sont presque tout à fait dans le même sens (chapitre VI, §§ 8 et 9). Il se trouve ainsi que, sans sortir de notre opuscule, nous pouvons avoir de suffisants motifs de croire qu’en effet il y avait une autre partie, aujourd’hui perdue, où il était question de Zénon. Cette partie devait venir en ordre après celle qui concerne Xénophane.

J’ajoute qu’au chapitre IV, § 1, Mélissus est nommé et rapproché de Xénophane, dont l’analyse ne vient qu’après celle dont Mélissus a été le sujet. Il semble donc bien certain que, dans l’intention de l’auteur de l’opuscule, il devait traiter de Mélisses avant de traiter de Xénophane. On peut remarquer aussi que, dans le catalogue de Diogène de Laërte (loc. cit.), l’ouvrage d’Aristote sur Mélissus figure avant ses ouvrages sur Gorgias, Xénophane et Zénon. Si l’on suit, comme on doit le faire, l’ordre des temps, c’est Xénophane qui devrait venir le premier, Zénon le second, Mélissus le troisième, et Gorgias le dernier. Il ne faut pas sans doute attacher une importance trop minutieuse à ces questions de chronologie ; mais la succession des doctrines ne se comprend plus aussi bien si l’on confond les époques, et c’est dans l’intérêt même de la philosophie qu’il faut être d’une scrupuleuse exactitude, autant du moins qu’on le peut.

Mais que cette classification fautive vienne d’Aristote, s’il est l’auteur de l’opuscule, ou de son abréviateur peu soigneux, il n’importe guère ; et, négligeant cette question d’ordre purement matériel, je veux dire quelques mots sur les trois philosophes qui figurent dans notre traité. Xénophane est célèbre pour avoir été le chef de l’école Éléatique. C’est la gloire qu’on lui attribue ordinairement, quoique Platon, dans le seul passage où il cite Xénophane, semble faire remonter l’école d’Élée plus haut que lui (Le Sophiste, page 241 de la traduction de M. V. Cousin ; page 119, ch. 44, de l’édition grecque de Turin, 1839 ). Exilé de Colophon, sa patrie, dans l’Ionie d’Asie mineure, il paraît avoir émigré en Sicile et s’être refugié d’abord à Zancle et à Catane. Plus tard il se rendit à Élée, qui venait d’être fondée par les Phocéens en 536 avant J.-C., sur les côtes de la grande Grèce et de la mer Tyrrhénienne, et il y créa lui-même cette école qui devait illustrer la ville nouvelle. On ne sait pas s’il y mourut, ou s’il retourna à Colophon. Il parait avoir vécu fort vieux, si l’on en croit quelques vers qui sont restés de lui [7], et où il semble se donner, quand il les compose, l’âge de 92 ans. Il est vrai que ces vers pourraient être interprétés aussi en un autre sens ; et ils signifieraient que Xénophane avait alors 67 ans, et que les événements dont il est question étaient arrivés quand il n’en avait encore que 25 : « Si toutefois » dit-il, je puis parler de ces choses avec quelqu’exactitude. » Diogène de Laërte le fait fleurir vers la 80. Olympiade, c’est-à-dire vers l’an 540. En supposant qu’il eût à cette époque 45 ou 50 ans, il serait né un peu plus tard qu’on ne le suppose, quand on le fait naître l’an 617 avant notre ère.

Ce qui peut donner à penser qu’en effet la date de sa naissance doit être un peu plus rapprochée, c’est que Xénophane cite Pythagore [8] dont il a peut-être admis les idées sur la métempsychose. Or nous savons par un témoignage formel de Cicéron, (De Republica, liv. II, ch. 15) que Pythagore ne vint à Sybaris et à Crotone que dans la 82e Olympiade, la quatrième année du règne de Tarquin le Superbe, c’est-à-dire l’an 530. Est-il probable que Xénophane ait parlé, comme il le fait, de Pythagore vivant ? Et alors ne faut-il pas reporter un peu plus bas l’époque où il vivait, et aussi sa naissance ? Voici ces vers :

« Un jour voyant un chien fustigé par son maître,

Il se prit de pitié pour ce malheureux être :

« Ne frappez pas, dit-Il ; c’est l’âme d’un ami,

Qu’en l’entendant crier, je reconnais en lui !  »

Diogène de Laërte, qui cite ces vers dans la vie de Pythagore, ajoute ailleurs [9] que Xénophane combattait le le système du sage de Samos, ainsi que les systèmes de Thalès et d’Epiménide, de même qu’il critiquait avec vivacité les peintures qu’Hésiode et Homère faisaient des Dieux, de leurs passions et de leurs vices. C’était dans des poèmes, dans des élégies et dans des Iambes que Xénophane exprimait ses pensées. On peut même supposer qu’il vivait du métier de Rhapsode, récitant ses poésies pour intéresser les auditeurs et provoquer leur générosité.

Si Xénophane a combattu les opinions de Thalès, de Pythagore et d’Epiménide, il doit leur être assez postérieur ; et il n’est pas impossible qu’il ait vécu jusqu’au temps de la première guerre médique. (490 avant J.-C.)

Un fait dont on ne peut guère douter, puisqu’il a pour lui le témoignage d’Aristote (Métaphysique, liv. I, page 166, trad. de M. Cousin ), c’est que Parménide était le disciple de Xénophane ; sur ce point l’antiquité toute entière est d’accord. Mais nous savons positivement par Platon, (Théétète, page 154, et Sophiste, page 164, de la trad. de M. V. Cousin) que, lorsque Parménide vint à Athènes avec Zénon, il avait 65 ans (Le Parménide, page 6 de la traduction de M. V. Cousin, page 751, lig.14, édition de Turin, 1839). En supposant que Socrate, fort jeune quand il eut avec Parménide l’entretien rapporté dans le dialogue de ce nom, avait alors vingt ans, ceci nous reporte à 450 avant J.-C. Parménide serait né, dans cette hypothèse, en l’an 515, et pour qu’il eût reçu les leçons de Xénophane, il faudrait que celui-ci fût mort vers l’époque que nous avons indiquée tout à l’heure.

Mais je laisse encore une fois ces discussions de chronologie [10], et je m’arrête quelques instants aux opinions philosophiques de Xénophane, qui ont à mes yeux une bien autre importance. S’il est en ce qui le regarde un point sur lequel on soit unanime, c’est que ses idées sur les dieux, et l’on pourrait dire sur Dieu, ont été beaucoup plus saines et beaucoup plus avancées que celles de ses contemporains ; notre traité le prouverait à lui seul. Mais les témoignages abondent, tous plus précis les uns que les autre. Le plus essentiel est celui de Xénophane lui-même, et le Christianisme ne s’ y est pas trompé. Clément d’ Alexandrie (Stromates, liv. V, page 601) loue le philosophe de Colophon d’avoir fait Dieu incorporel et d’avoir dit :

« Unique et tout puissant, souverain des plus forts,

Dieu ne ressemble à nous ni d’esprit ni de corps. Les humains, en faisant les Dieux à leur image, Leur prêtent leurs pensers, leur voix et leur visage.  »

Clément d’Alexandrie cite en outre d’autres vers qui répètent la même pensée soue une autre forme, et où Xénophane dit que, « si les bœufs et les lions avaient des mains et pouvaient peindre comme le font les hommes, ils donneraient aux Dieux qu’ils dessineraient des corps tout pareils aux leurs, les chevaux les mettant sous la figure de chevaux, les bœufs sous la figure de bœufs.  »

Depuis Xénophane, on a mille fois imité ces vers, qui sont parfaitement vrais ; et pour que les hommes ne donnent pas leur visage à Dieu, quand ils essaient de le représenter, il faudrait qu’ils s’abstinssent absolument d’en faire aucune représentation, comme le veulent quelques religions par trop rigides.

Après les vers de Xénophane, on peut invoquer le témoignage d’Aristote dans des ouvrages autres que notre petit traité. Ainsi dans la Rhétorique, (liv. II chapitre 23) il rapporte que, selon Xénophane, c’est « une égale impiété de croire à la naissance des Dieux et à leur mort ; car de l’une et l’autre manière, il y a un moment où les Dieux ne sont plus. » Aristote cite un peu plus bas une réponse de Xénophane aux Eléates, qui lui demandaient s’ils devaient faire un sacrifice et des lamentations solennelles en l’honneur de Leucothoè : « Si à vos yeux, leur dit-il c’est une déesse, il ne faut pas la pleurer ; si ce n’est qu’une mortelle, il ne faut pas de sacrifices pour elle.  » Plutarque prête aussi à Xénophane une pensée identique ; seulement au lieu des Eléates, c’est aux Égyptiens que le conseil s’adresse ; au lieu de la nymphe Leucothoê, c’est Osiris (De Iside et Osiride, page 463, ligne 27, et Amatorius, page 933, ligne 16, édition de Firmin Didot.)

D’après des idées si hautes et si justes sur Dieu, on conçoit mieux l’irritation de Xénophane contre les poètes qui abaissaient la majesté divine, et qui « comme Homère et Hésiode n’hésitaient pas à attribuer aux Dieux tout ce qui est déshonorant parmi les hommes : le vol, l’adultère, le mensonge, la trahison. » (Sextus Empiricus, Pyrrhon. Hypotyp. liv. I, ch. 33, page 99, édit. de 1842 ; Adversus Mathem. Physicos, liv. IX, page 612, et Grammaticos, liv. I, page 112. )

Ailleurs Aristote parle encore de ces opinions de Xénophane ; et dans sa Poétique, il rappelle que le philosophe blâmait les idées que le vulgaire se fait des Dieux. (Poétique, ch. 25, § 11, page 142 de ma traduction.)

Enfin Aristote cite Xénophane, dans la Métaphysique. ( livre 1, chap. 4, page 148, traduction de M. Cousin, 1838. )

Dans ce dernier passage, Aristote semble ne pas faire un très grand cas des théories de Xénophane sur l’unité confondue avec Dieu ; il ne trouve pas ces théories assez précises, en ce que cette unité n’est ni rationnelle, comme celle de Parménide, ni matérielle comme celle de Mélissus. Il ajoute même que les idées de Xénophane sont sur ce point assez grossières, comme celles de Mélissus, de qui il ne le sépare point. Voilà à peu près tout ce que l’on trouve dans Aristote sur Xénophane. Mais ce dernier passage de la Métaphysique est fort important, en ce qu’il nous montre que, dans la pensée du philosophe, les doctrines de Mélissus ne sont pas éloignées de celles de Xénophane. Ceci nous explique très bien comment il a pu les joindre dans un même traité, si toutefois il est l’auteur de notre opuscule, ou comment un autre que lui a pu les réunir sans faire en ceci un rapprochement forcé. Seulement il fallait, selon l’ordre des temps, parler de Mélissus après Xénophane. Mais ce peut être là un simple déplacement matériel causé par l’inadvertance d’un copiste ; et les deux parties qui se rapportent à Xénophane et à Mélissus n’étant pas liées nécessairement l’une à l’autre, l’interversion n’a rien de choquant ni d’inexplicable.

Mélissus, que nous plaçons en seconde ligne à la fois sous le rapport de l’importance et de la chronologie, est un personnage fort intéressant, quoique inférieur. Né à Samos, comme Pythagore, il y joua un rôle considérable et défendit sa patrie avec autant d’habileté que de courage, dans le siège acharné qu’elle soutint contre Athènes, quinze ans environ avant la guerre du Péloponnèse. Pendant une absence qu’avait dû faire Périclès, pour s’opposer à des vaisseaux Phéniciens arrivant au secours de la ville, Mélissus avait tenté une sortie heureuse, avait détruit les ouvrages des Athéniens et était arrivé jusqu’à leur flotte, qu’il avait presque entièrement détruite. Samos avait pu se ravitailler, grâce à cette victoire ; mais, au retour de Périclès, la fortune avait changé. Mélissus fut vaincu dans un combat de terre, et la ville avait dû se rendre à discrétion et subir les conditions les plus dures. Thucydide, qui rapporte ces événements, (liv. 1, ch. 116) ne nomme pas Mélissus ; mais Plutarque le nomme dans la vie de Périclès (ch. XXVI, § 3, page 199, éd. Firmin Didot), et il ne peut y avoir de doute, puisqu’il dit expressément que Mélissus, fils d’Ithagène, était philosophe. Plutarque ajoute, d’après Aristote, qu’il allègue sans indication plus précise, que Périclès lui-même avait été vaincu antérieurement par Mélissus, dans une autre bataille navale. Ceci donnerait encore une plus haute idée du talent militaire de Mélissus.

Quoiqu’il en suit, un point certain c’est que, sous le philosophe, il y a dans Mélissus un patriote, un politique, un amiral, un homme de guerre. C’est assez rare dans l’histoire de la philosophie pour que nous devions le remarquer avec Plutarque (Adversus Coloten, ch.. 32, page 1377, édit. Firmin Didot). Samos étant traitée si sévèrement par Périclès, il est à croire que Mélissus, patriote énergique comme il l’était, et ayant pris une si grande part à la résistance, ne voulut pas rester sous la domination Athénienne, et qu’il émigra dans cette circonstance fatale. On était alors à la 84e Olympiade, l’an 441 avant J.-C. Ceci nous donne une date exacte ; elle s’accorde parfaitement avec le témoignage d’Apollodore, que nous a transmis Diogène de Laërte ( liv. IX, ch. 4, page 233, édit. Firmin Didot).

On ne voit point non plus pourquoi Mélissus n’aurait pas pu être disciple de Parménide, comme le dit aussi Diogène de Laërte. Les dates ne s’y opposent pas ; et comme Mélissus appartient à l’École d’Élée, il se peut bien qu’il ait reçu ses doctrines du successeur de Xénophane. Dans la Physique ( liv. I, ch. 2, § 1 et 5, pages 433 et 436 de ma traduction ), Aristote associe plusieurs fois Parménide et Mélissus, pour les réfuter en même temps sur l’unité et l’immobilité de l’être. Platon le fait également dans le Théétète (trad. de M. Cousin, page 144 ). Ceci ne suffit pas assurément pour prouver que les deux philosophes ont eu le rapport de maître à élève ; mais ces rapprochements n’infirment non plus en rien cette conjecture assez vraisemblable (Voir encore la Physique, liv. I, ch. 3, § 9, et ch. 4, § 1). Dans la Métaphysique, au passage cité un peu plus haut, Mélissus est de même réuni à Parménide, comme il le lui est aussi dans le Traité du Ciel (liv. III, ch. 1, § 2, page 223 de ma traduction ). J’en conclus que l’assertion de Diogène de Laërte, toute isolée qu’elle est, n’est pas à rejeter aussi dédaigneusement que l’ont cru quelques historiens de la philosophie. Emigré à Élée dans la grande Grèce, Mélissus peut très bien y avoir entendu les leçons de Parménide, continuant lui-même celles de Xénophane.

On ne sait rien du reste de sa vie ; mais il est équitable de supposer que la fin aura répondu au commencement.

L’ouvrage de Mélissus était intitulé de l’Être, ou peut-être même De la Nature, titre très commun parmi les philosophes de ces temps reculés, où en effet c’était la nature dans son ensemble qu’on étudiait, en attendant une analyse plus détaillée qui ne pouvait se fonder que sur des observations plus nombreuses. Nous connaissons cet ouvrage de Mélissus par l’abrégé qui se trouve dans notre opuscule, et parles citations qu’en a faites Simplicius dans son Commentaire sur la Physique d’Aristote, soit qu’il eût sous les yeux l’original, soit, ce qui est plus probable, qu’il n’eût que les extraits de Théophraste, qu’il cite. Je ne veux pas abréger moi-même ici ces abrégés divers, et je me contente de renvoyer aux Fragments de Mélissus, que je donne plus loin d’après Spalding et M. Müllach. On y verra d’abord la doctrine du philosophe Samien, du moins dans la mesure où elle nous a été conservée et de plus, on y verra combien notre opuscule est fidèle à l’auteur qu’il veut faire connaître, tout en le réfutant.

Après Xénophane et Mélissus, je ne dis rien de Zénon, puisque notre traité ne parle pas non plus de lui ; et que la mention qui est faite dans les titres de quelques manuscrits doit être considérée comme une méprise. Reste Gorgias, sur lequel on peut être très-bref à la fois par ce qu’il est plus connu, et qu’il n’est guère qu’un sophiste [11].

Gorgias, né à Léontium en Sicile, vers la 71e Olympiade, a vécu extrêmement vieux, et il a atteint, selon toute apparence, la 98e Olympiade ; c’est-à-dire qu’il n’est mort qu’à 108 ou 109 ans, comme le disent unanimement tous les écrivains de l’antiquité. On ne sait pas de longs détails sur sa carrière. Sa famille devait être assez distinguée ; son frère Hérodicus, qu’il ne faut pas confondre avec Hérodicus de Sélymbrie, était un médecin habile (Voir le Gorgias de Platon, p. 185 et 209, trad. de M. V. Cousin). Ceci semble indiquer une certaine aisance de fortune, et une assez grande culture d’esprit. Pour Gorgias, il s’appliqua plus spécialement à la rhétorique, art récemment inventé, par lequel il se fit un grand nom en Sicile, et dont l’enseignement lui procura des profits plus grands encore. C’est sans doute ce talent oratoire qui le recommanda à la confiance de ses concitoyens, lorsqu’ils recoururent à la protection d’Athènes contre Syracuse et les autres villes Doriennes. Gorgias fut chargé d’aller demander du secours à la république, et il paraît bien que la date exacte de son ambassade est la 2e année de la 88e Olympiade, l’an 427 avant J. -C. Socrate, qui l’a vu certainement, paraît ne pas dédaigner son éloquence, qui fit beaucoup de bruit à Athènes et qui devint fort lucrative pour le professeur de beau langage. (Voir l’Hippias de Platon, p. 100, trad. de M. V. Cousin). On a cru qu’Aristophane, dans sa comédie des Oiseaux, avait voulu plus d’une fois se moquer de Gorgias, dont le style lui paraissait trop pompeux et pas assez naturel.

A partir de cette ambassade fameuse, qui fut peut-être suivie d’un retour et même d’un séjour à Athènes, on perd la trace de la carrière de Gorgias. Tout ce que l’on sait, c’est que, sur la fin de sa vie, il demeura en Thessalie, où Isocrate dut aller l’entendre, et qu’il vécut assez longtemps à Larisse, la ville la plus opulente de la contrée, à cause de la puissante famille des Aleuades. Si l’on se rapporte à un bon mot cité par Aristote (Politique, III, ch. 9, page 127 de ma traduction, 2° édition), Gorgias n’aurait pas eu beaucoup d’estime pour le civisme des Larissiens. On ignore si c’est parmi eux que mourut l’illustre sophiste. Quoique devenu fort riche, et assez vaniteux pour déposer sa statue en or dans le temple de Delphes, le professeur de rhétorique paraît avoir été sur le reste d’une tempérance exemplaire ; c’est, dit-on, à sa sobriété extrême qu’il dut sa longévité. C’est sans doute par malice que Lucien prétend que Gorgias, fatigué de vivre, se laissa mourir de faim (Macrobioi, ch. 23, page 643, édition Firmin Didot. )

Gorgias, dans le dialogue de Platon qui porte son nom, ne joue pas un rôle très flatteur. Socrate lui démontre que son art prétendu de la rhétorique n’en est pas un, tel qu’il le suppose, et il le couvre de confusion en le faisant tomber dans des contradictions manifestes, et en le forçant de prendre parti pour l’iniquité et la violence. Gorgias, dont la cause n’est pas bonne, la défend mal. Seulement il y met beaucoup plus de mesure et de bon goût que Polos, et surtout que Calliclès, qui poussent à bout des idées qu’ils ne comprennent pas bien, et qui se font les partisans aveugles et éhontés de la force contre la justice, du mal contre le bien, de l’erreur contre la vérité. On reconnaît dans la circonspection de Gorgias le caractère général qu’on lui prête, et peut-être aussi l’influence de sa position diplomatique. Il n’est pas dans son pays ; et même pour des discussions de pure théorie, il doit ménager tous les Athéniens, dont il attend le salut de sa patrie. L’ouvrage de Gorgias était intitulé : « Du Non-Être, ou De la Nature ». On ne sait pas quelle en était la composition générale ; mais on voit assez par notre opuscule quelle en était la pensée. Au fond, c’est un scepticisme absolu. Sur ce point, il n’y a pas d’hésitation possible. Sextus Empiricus, qui semble avoir sous les yeux l’ouvrage même de Gorgias, nous en a conservé, comme je l’ai déjà dit, une analyse tout à fait conforme à celle que nous trouvons ici (Adversus Mathematicos, Logicos, liv. VII, pages 285 à 290, éd. de 1862 ). Il range Gorgias parmi les philosophes qui refusent à l’homme toute faculté de juger de la vérité des choses, et qui nient la possibilité d’un critérium. C’est là une pauvre doctrine, qui contient en elle-même, comme tout scepticisme absolu, une contradiction inévitable. La certitude ébranlée en logique l’était également en morale, et l’on ne saurait s’étonner de la guerre ardente de Socrate contre les sophistes, corrupteurs des esprits et des mœurs.

Il paraît que l’ouvrage de Gorgias, dont le titre seul est une bravade contre le sens commun, a été composé ou a paru dans la 94e Olympiade, c’est-à-dire en l’an 403 avant J.-C. On était à la fin de la guerre du Péloponnèse ; et le moment était assez mal choisi pour contester la réalité des choses, quand la Grèce entière souffrait de tant de maux incontestables. Mais à quel moment le scepticisme peut-il être opportun ? C’était quatre ans avant la condamnation de Socrate, autre illusion sans doute, dont le sceptique pouvait aussi se railler, comme de la défaite d’Athènes, en représailles des sarcasmes dont le sage l’avait accablé. D’ailleurs, Gorgias devait, dans sa longue vieillesse, survivre à Socrate, fuyant lui-même Athènes pour des contrées moins hospitalières, où le scepticisme devait le consoler assez peu de l’exil.

Afin qu’on apprécie plus complètement la pensée de Gorgias, j’ai donné le morceau de Sextus Empiricus. Il sera facile de le comparer à notre opuscule, avec lequel il a les rapports les plus évidents.

On doit voir, d’après tout ce qui précède, que notre petit traité, quelles qu’en soient les lacunes, les défauts et les obscurités, même après les travaux dont il a été l’objet, ne laisse pas d’être intéressant. Quand le texte était rempli de fautes, on pouvait le négliger et le considérer comme à peu près inintelligible. Depuis M. Müllach, ce dédain n’est plus permis ; et pour ma part, sans être entièrement satisfait, je ne trouve pas ce traité plus obscur que tant d’autres, dans l’ouvre Aristotélique. Avec les restitutions proposées, qui sont très acceptables, puisque la plupart sont justifiées par des manuscrits mieux étudiés, on se rend très bien compte de ce que l’auteur a voulu faire ; et son style est à peu près aussi clair qu’on puisse le désirer. Si donc cet opuscule, qui n’est après tout qu’une réunion de notes, n’est pas d’Aristote, il n’est pas indigne de lui, comme on l’a cru trop longtemps ; et surtout il ne l’est pas des regards de l’histoire de la philosophie. C’est à ce titre qu’il se recommande à tous les amis de la philosophie ancienne.

Quant au fond des doctrines, et au rôle de l’École d’Élée, j’en ai dit quelques mots dans la Préface qui ouvre ce volume. J’ai essayé de démontrer dans ce travail que la philosophie grecque, notre vénérable aïeule, était née, par un concours heureux de circonstances, six siècles avant notre ère, dans les colonies fondées sur les côtes de l’Asie mineure. J’ai signalé ce fait comme un des plus considérables des annales de l’esprit humain. J’ai indiqué les principaux événements politiques au milieu desquels ce grand résultat s’est accompli ; et j’ai tiré de ce tableau, tout incomplet qu’il devait être, des conclusions qui en dépassent un peu le cadre. C’est dans ce milieu qu’il faut replacer nos philosophes, pour les bien comprendre, et pour apprécier la haute valeur de tous ces maîtres de la sagesse antique, qui ont préparé la nôtre, et qui nous encouragent encore même de si loin.

  1. Aristotelis de Melisso ; Xenophane et Gorgia disputationes, cum Eleaticorum philosophorum Fragmentis et Ocelli Lucani qui fertur de universi natura libello, conjunctim edidit, recensuit, interpretatus est Frid. Guil. Aug. Müllach, Berolini, 1846, XXX-210. Bibliothèque grecque de Firmin Didot, Fragmenta philosophorum Graecorum, pages 270 et suiv.
  2. « Commentarius in primam partem libelli de Xenophane, Zenone et Gorgia, praemissis vindiciis philosophorum Megaricorum,  » Berolini, 1793, 8°, XIV-83. Spalding suivait en grande partie l’édition de Sylburge.
  3. Solemnia Doctorum philosophiae et magistrorum artium a. d. XIV febr. MDCCXCIII antiquo ritu creandorum indicit Chr. Dan. Beckius. Praemissa est varietas lectionis libellorum Aristotelicorum e codice Lipsiensi diligenter enotata. Daniel Bock est un des hommes qui, dans le premier tiers de ce siècle ont donné la plus puissante impulsion aux études philologiques en Allemagne.
  4. L’édition générale d’Aristote, publiée par MM. Bekker et Brandis sous les auspices de l’Académie de Berlin, a paru en 1831.
  5. Regiae universitati litterarum Friderico-Alexandrinae D. XXIII mensis augusti MDCCCXLIII sacra saecularia prima agenti gratulatur Academia Marburgensis. Praemissa est Theodori Bergkii commentatio de Aristotelis libello de Xenophane, Zenone, et Gorgia, Marburgi, 1843.
  6. De Gorgia leontino Commentatio, interpositus est Aristotelis de Gorgia liber emendatus editus ab H. Ed. Foss, Halis Saxonuum, 1828, 8°, IV-186. Le traité sur Gorgias et le commentaire sont pages 110 et suivantes.
  7. Diogène de Laërte, Livre IX, ch. 2, page 234, éd. de Didot.
  8. Diogène de Laërte Livre VIII, ch. 8, page 213, éd. de Didot.
  9. Diogène de Laërte, livre XI, ch. 2, page 231, éd. de Didot.
  10. Voir la Dissertation spéciale de M. V. Cousin, dans le le volume de ses Fragments philosophiques.
  11. Voir la Dissertation spéciale de H. E. Fois, Halls Saxonum, in-8°, 1828.