De la Guerre sociale dans ses rapports avec la philosophie panthéiste et le mouvement révolutionnaire de l’Europe

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De la Guerre sociale dans ses rapports avec la philosophie panthéiste et le mouvement révolutionnaire de l’Europe
Revue des Deux Mondes, période initialetome 23 (p. 348-366).

DE


LA GUERRE SOCIALE


DANS SES RAPPORTS AVEC LA PHILOSOPHIE PANTHÉISTE ET LE MOUVEMENT


RÉVOLUTIONNAIRE DE l’EUROPE.




Je rencontrai, près du chemin de fer du Nord, à Paris, le 28 juin au matin, l’un de mes plus estimables amis et l’un des plus étranges ; du moins il aurait passé pour tel dans un autre temps. Sa barbe est singulière, taillée dans des proportions bizarres et peignée avec une recherche que les fats du XVIe siècle auraient approuvée ou enviée ; son costume est peu d’accord, par la coquetterie habituelle de l’ajustement, avec la profusion presque farouche de cette barbe ondoyante et nuancée ; son discours facile, plein de grâce et d’onction, éclairé de souvenirs historiques, atteste une nature poétique et un esprit orné. On ne peut imaginer d’ame plus délicate ni de penchans plus généreux. Mille traits de sa vie me l’ont fait aimer, et quand je l’écoute développant, avec cette faconde qui semble convaincue, ses théories mystiques et législatives, il me semble que Philon ou Jamblique, les vieux rêveurs alexandrins, m’apparaissent vivans. Enfin, c’est une intelligence à étudier et un très honnête homme. Son malheur est d’être dieu.

Je l’ai dit, ce n’est pas un sot, un fou encore moins ; il est de son temps. C’est par sincère amour pour notre espèce, sans arrière-pensée intéressée ou vaniteuse, qu’il analyse sa propre divinité et s’adore paisiblement en se communiquant à ses amis. En général, je me défie beaucoup des dieux, et je les fuis ; mais lui, si bon, si vrai vis-à-vis de lui et des autres, je le respecte, l’aime et le plains.

Souvent nous avions discuté ensemble son principe fondamental, la grande source anti-chrétienne des erreurs de ce siècle, la bonté essentielle et ineffaçable de l’homme. Souvent je lui avais dit que de tous les fanatismes, le plus terrible était celui qui, prenant cette «  immaculée conception de l’humanité » pour point de départ, la faisait sainte à priori, justifiait ses folies, sanctifiait ses misères et la déifiait dans ses crimes. Il m’avait répondu que l’humanité était pour moi lettre close, que j’avais tort de l’étudier dans l’énervement des classes opulentes ou dans la corruption des classes moyennes ; que la lumière de l’intelligence, descendue enfin dans les masses, les avait rendues à la grandeur originelle et imprescriptible ou plutôt à la souveraine divinité de notre nature ; enfin, que le nouveau baptême du genre humain serait bientôt dû aux ouvriers, baptême de lumière et de feu, de charité immense et d’équité pacifique, admirable spectacle annoncé par mille évidens symptômes. Quand je rencontrai, au milieu du lugubre silence de Paris consterné, cet homme excellent, qui n’a pas un vice et qui n’a pas une idée juste, il était triste, et nous eûmes ensemble une de ces conversations qui ne s’oublient pas. Je la répéterai dans sa simplicité ; que l’on ne prenne pas cette simplicité pour un artifice de composition, cette forme naïve et flottante pour une séduction de rhéteur dont la puérilité me semblerait digne de dégoût. À Dieu ne plaise que je fasse des phrases et cherche des effets en face d’une telle tragédie !

On sait ce qu’était Paris dans les matinées qui suivirent les tristes batailles de la guerre sociale. Il y avait dans l’air, sous le soleil ardent, comme une vapeur de haine secrète et comme une nuit morale imprégnée d’une profonde terreur. La circulation était rare ; on lisait la stupeur ou la rancœur sur les visages ; la vie normale était suspendue. Là où les baïonnettes ne brillaient pas, un ou deux passans se disaient quelques mots brefs et rapides, bien différens de la loquacité stérile dont nos rues avaient été le théâtre pendant les mois précédens. Nous devions, le philosophe et moi, nous rendre à l’extrémité du faubourg Saint-Germain, où il demeure. Nous prîmes le plus long chemin, non que la curiosité nous guidât ; mais, dans ces terribles momens de la vie des peuples, un intérêt austère pousse les amis de la vérité à pénétrer jusqu’au fond même des faits, à percer renveloppe vaine des apparences et à comprendre le sens des réalités. Le long du canal Saint—Martin, autour duquel toutes les rues étaient désertes et dont les quais étaient percés de meurtrières innombrables, l’industrie, ordinairement si bruyante, était paralysée. — Les bateaux ne marchaient point, les ponts des écluses n’étaient point soulevés ; à peine un vieillard ou un enfant se présentaient-ils de temps à autre, comme des êtres oubliés par la mort dans une ville pestiférée. Le grand silence, signe certain des extrêmes passions chez les peuples comme chez les individus, ne s’animait d’aucun bruit, même aux approches du faubourg, et, quand nous demandions notre route à quelque marchand debout près de la porte de sa boutique à demi fermée et aux volets fracassés, nous recevions une réponse accentuée durement par ce sentiment intense, très rare chez les peuples du centre de l’Europe, et qui étouffait la politesse nationale. Je ne parle pas des sinistres matériels, des maisons renversées, des poutres brûlées ou fumantes, des traces de projectiles sur lea murailles, des rues entières dépavées, ni même, souvenir plus affreux ! des mourans ou des blessés emportés sur des civières couvertes. À voir toutes les fenêtres closes et la morne altération des visages, à entendre quelques paroles à peine échangées dans ces quartiers voués aux mille bruits du labeur, on jugeait aisément que les désastres matériels n’étaient rien auprès des désastres moraux, et que les âmes comptaient plus de ruines que les maisons. Nous traversâmes ainsi, en passant par la rue Saint-Jacques et la place du Panthéon, toute cette ; moitié de Paris que la lutte avait ensanglantée, et nous aboutîmes à la Seine, dont les ponts étaient silencieux ; on y passait à peine, et personne ne s’arrêtait. Plus de clubs en plein air sur ce pont des Arts, d’où l’on découvrait avec effroi toute la ville à l’est et à l’ouest, maisons fermées, rues abandonnées, les pierres debout et la vie absente. Nous avions fait cette longue et lugubre promenade presque en silence. Quand notre vue put embrasser à la fois, à droite et à gauche, le double Paris, le Paris fabricant et ouvrier de l’est, et le Paris de l’ouest, celui des hôtels, des palais et des ministères, tout ce que nous avions à nous dire l’un et l’autre nous revint en mémoire et se pressa sur nos lèvres. Entre les deux camps, au milieu de la ville, un mot, fraternité, était inscrit en gros caractères noirs sur une tablette de bois gris qui surmontait l’une des portes de l’Institut. Fraternité !

— Quelle étiquette ! dis-je au philosophe ; la fraternité ! et l’on s’égorge !

Il ne répondit rien et baissa la tête. Après un moment de silence :

— Voilà donc, me dit-il tristement, le pauvre armé contre le riche, la faim contre l’assouvissement, le désespoir contre l’optimisme ! Quels sont les moyens d’apaiser cette guerre ? Ces moyens existent-ils ? Seront-ils efficaces et durables ? Qu’en pensez-vous ?

— Certes, lui dis-je, les moyens matériels et économiques ne manquent pas. Cette moitié de Paris que nous venons de parcourir ensemble est semée de cabanes infectes, de hangars misérables, de marécages fétides, de taudis haillonneux, d’ateliers insalubres, entrecoupés de grands espaces incultes et délaissés. Nous avons vu des maisons de sept étages dans lesquelles ou pénètre par des ruelles de deux pieds et demi de large et par des escaliers tournans et obscurs, sans jour et sans air. Les travaux de l’édilité parisienne ne se sont point également portés sur les quartiers de l’est et sur ceux de l’ouest. Le quartier Saint-Jacques, le quartier Saint-Marceau, le quartier Popincourt, sont encore des étables d’Augias. Balayez-les. Entre les moyens matériels pour améliorer le sort des hommes de labeur, j’indiquerai la mise à bas successive et progressive de tous ces tristes quartiers, l’assainissement de toutes ces affreuses ruelles, et la construction de belles et vastes maisons pour les familles laborieuses ; l’exemple de ce que l’on a fait récemment à Glascow et de ce que déjà l’on pratique à Londres est devant vous. Élevez des édifices qui renferment toutes les espèces de logemens dont a besoin une famille de deux, de trois, de six, de dix, de quinze personnes ; que l’architecture en soit belle et noble ; que les escaliers soient vastes et les issues faciles ; placez au centre un marché destiné exclusivement aux locataires de la maison, et faites en sorte que les denrées de tout genre y arrivent en masse, ce qui donnera une réduction de prix considérable sur chaque article. Que l’homme de labeur trouve, sur son loyer payé d’avance, un bénéfice assuré de vingt-cinq pour cent, et dans l’achat des provisions un bénéfice égal ; que l’état ne se réserve pas, dans cette gestion, un seul denier de bénéfice personnel, qu’il se contente de n’y rien perdre, une fois les administrateurs, les employés et les premières avances soldés. Le revenu de l’homme de labeur sera doublé, l’ordre de sa vie morale fixé, le respect qu’il se doit assuré, sa liberté d’action complète et ennoblie ; il ne recevra point d’aumône, et, voyant son travail honoré, il n’échappera point à l’abjection par l’ingratitude, à l’abaissement par l’envie, au mépris par le massacre. Il ne quittera point le rôle d’Abel pour celui de Caïn. Il ne sera ni Caïn ni Abel, mais quelque chose de mieux, un homme religieux et libre. Il n’essaiera pas de renier une situation excellente, à moins toutefois que l’éclair du génie ne l’illumine et qu’il ne se sente emporté naturellement par une passion réelle. Aujourd’hui ce sont les vanités et les jalousies qui nous entraînent, non les penchans. J’ajouterai à ces idées fort simples, et dont la mise en œuvre a déjà produit de si bons résultats en Danemark et en Écosse, d’autres moyens subsidiaires, qui relèveront encore dans le sens moral et sous le point de vue physique la condition de l’homme de labeur ; que des bains à très bon marché soient placés dans la maison même, et que l’obligation de rentrer avant minuit et d’éviter toute espèce de scandale soit rigoureuse. Je ne voudrais pas que l’on allât plus loin, ni que l’on ouvrît pour les habitans des bibliothèques populaires des dispensaires et des hôpitaux particuliers. Il ne faut point trop protéger l’homme. C’est l’abaisser que le traiter en mineur, qu’il se sente libre et aimé, il sera énergique et bienveillant. Si vous en faites un roi manqué, il aura les vices des méchans despotes ; il sera capricieux, féroce et stupide ; si vous le transformez en esclave du Paraguay, son infériorité lui pèsera tôt ou tard, et il se vengera. Tout ce qui se passe aujourd’hui en Europe, surtout en France, n’est qu’une vengeance accumulée.

— Dites plutôt, reprit Arnaud, que c’est un élargissement naturel et nécessaire du grand cadre des destinées de l’humanité. Je vous ai écouté avec beaucoup d’intérêt, mon ami, et certes, dans les remèdes que vous venez de proposer, il y a des choses praticables et utiles ; mais tout cela est superficiel. Quand vous aurez assaini les rues, aéré les maisons, créé des bains, remédié à la mauvaise alimentation, au mauvais logement, à la grande misère ; quand, par des expériences déjà commencées et que je crois très faisables, vous aurez rendu possibles les associations de capital et de travail dont on parle tant et trop aujourd’hui, votre inutile médication n’aura pas pénétré le fond des âmes ; le besoin de l’égalité, l’ardeur des jouissances ne s’en fera pas moins sentir ; non, l’ouvrier ne se contentera plus du bien-être matériel dont je suppose que vous l’aurez fait jouir. N’est-il pas votre frère ? Où est écrit votre droit d’aînesse ? Pourquoi conduiriez-vous la machine de l’état, tandis que lui mène la charrue ou pousse la varlope ? Les harmonies de Beethoven ne sont-elles pas faites pour lui comme pour vous ? Doué des mêmes sens que vous, pourquoi n’aurait-il pas les mêmes désirs ? De quel droit faites-vous de lui un vicaire de Wakefield, honnêtement, paisiblement, médiocrement heureux au coin de son foyer, vous réservant à vous-même l’épicurisme de l’esprit et du corps ? Voilà un contraste et une juxtaposition qui ne peuvent d’aucune manière subsister ; c’est à les détruire radicalement que tendent les mouvemens actuels ; ils sont sanglans en raison de l’intensité et de la profondeur des causes.

— À la bonne heure ; j’aime à vous voir, contrairement à l’habitude des matérialistes, vous attaquer aux profondeurs. Vous avez raison de dire que des lois fiscales, des arrangemens économiques, des remèdes matériels, des réparations positives, ne suffiront pas. Il faut changer les idées et transformer les doctrines. C’est un terrible problème. Aujourd’hui les faits, dans leur brutalité invincible, se déroulent comme des flots qui tombent d’une source lointaine et empoisonnée ; laissons les flots se succéder et s’épuiser ; pendant ce temps-là, nous, penseurs, renouvelons la source des idées, pour amener des faits nouveaux. Il faut bien le redire, la source est profondément empoisonnée, et depuis soixante ans nous sommes illogiques jusqu’au suicide. Au milieu de ces taudis et de ces misères, que nous avons aperçus tout à l’heure et que je voudrais voir détruits, nos philosophes et nos rhéteurs ont prêché au peuple l’épicurisme le plus dissolu. Théâtres, romans et journaux ont entretenu incessamment l’homme pauvre des ineffables beautés que la richesse contient, des jouissances qu’elle donne à ses dieux, et des voluptés comme de la souveraineté humaines. C’était crier à des affamés : « Vive la joie ! » Aussi, quelle éruption d’épicurismes effrénés, de haines ardentes et de vanités sauvages, réclamant l’égalité des orgies, la souveraineté et la volupté ! Ce ne sont point les destinations de l’homme ; il trouve ailleurs sa noblesse. Il est né pour la lutte, mère de la force, et pour la sainte et noble résignation. Il ne peut que réparer et combattre. C’est son honneur.

— Vous prêchez l’abaissement.

— Je prêche l’ennoblissement par l’humilité ; vous nécessitez l’avilissement par l’orgueil.

— Votre doctrine fait des esclaves.

— Elle fait des hommes qui reconnaissent leurs limites et leurs droits. À quoi la souveraineté de tous, interprétée dans le sens de la toute puissance de chacun, peut-elle aboutir ? Au carnage. Comment la religion de chacun envers lui-même, la foi de chaque esprit de travers en son bon sens et de chaque homme médiocre en sa grandeur n’entraînerait-elle pas l’universelle nullité et l’universelle misère ? Ce que nous venons de voir vous désabusera-t-il enfin ? Quand la crédulité s’est brisée contre le possible et le réel, toute sanglante et mutilée, vous voulez qu’elle ne vous tue pas ? mais c’est trop lui demander ! De même qu’au temps de saint Jérôme et de saint Augustin, la folie de la croix, l’ardeur de l’abnégation et de l’anéantissement humains, couvraient de bizarres essais l’Europe civilisée, quand Origène se mutilait, quand Salvien se mariait sous la condition de la chasteté absolue, quand l’ascétisme poussé jusqu’au délire renouvelait les destinées de l’Europe, — de même aujourd’hui, dans l’immense révulsion qui s’accomplit, devenus dieux, tous tant que nous sommes, nous subissons le suicide de notre orgueil titanique et de notre fausse omnipotence. Notez-le bien, ce n’est point au peuple que j’impute cette folie, c’est à vous, hommes de plume et de parole. Le peuple n’est que la victime des rhéteurs.

— Je vous passe toutes ces déclamations, reprit Arnaud avec une parfaite placidité ; je sais que vous êtes sincère et que votre rigidité. quant aux doctrines ne vous empêche pas d’être indulgent et bienveillant pour les hommes. Selon vous, et c’est la théorie chrétienne, l’homme est mauvais. Dieu l’a créé pour cela. Ainsi Dieu est le bourreau de l’humanité : c’est commode, toutes les oppressions sont justifiées.

— Je n’ai pas dit un mot de cela, et je n’en pense pas un mot.

— Quoi qu’il en soit (et nous reviendrons sur ces points fondamentaux), à côté des remèdes matériels dont vous avez signalé quelques-uns bons pour Paris seulement, quels seraient vos remèdes moraux et intellectuels ? Comment changeriez-vous ce que vous appelez le flot des idées ? et, si ce flot est empoisonné, comment s’y prendre pour l’épurer et l’assainir ? Prétendez-vous agir en dehors des idées démocratiques ? Je vous en préviens, vous ne feriez rien aujourd’hui sans elles. La démocratie est seule possible et seule sacrée.

— Ce n’est pas la démocratie qui empoisonne les idées, ce sont 1es faux principes qui empoisonnent la démocratie. L’admission de tous, à titre égal, dans la civilisation agrandie, n’est-ce pas la démocratie même ? Acceptée comme progrès, non comme décadence, elle doit élever et non abaisser. Ce qui ne rend pas le pays plus fort, l’individu plus heureux, la richesse plus abondante, n’est pas démocratique. À quoi bon la souveraineté d’un peuple qui serait ignoble et lâche ? il ne se commanderait à lui-même que des actions lâches et ignobles ; ce serait acheter trop cher une immense perte. Vous qui m’accusez d’être sévère, ne voyez-vous pas que vous calomniez la démocratie en l’associant à l’envie, à l’abjection et à l’instabilité ? Ne donnez pas les vices de l’espèce humaine pour la nécessité inhérente aux institutions. Envieux, jaloux, puéril, capricieux, ennemi des supériorités et des forces, si vous êtes tout cela, ne dites pas que vous êtes démocrate, dites que vous êtes nuisible. Quant aux remèdes, il y en a de matériels, d’intellectuels, de moraux ; tous démocratiques dans le vrai sens du mot, ils doivent élever, épurer et améliorer l’espèce ; les premiers, les remèdes matériels, passagers et à fleur de peau, ne peuvent être regardés que comme des préparations, mais ils sont d’urgence, ou plutôt le moment de l’urgence est passé. C’est le lendemain de la révolution de février qu’il fallait appeler tous les chefs d’industrie de France pour leur ouvrir un fonds de secours, une caisse de prêt et leur commander de vastes travaux : défrichement, canalisation, constructions, chemins de fer, certes les objets ne manquaient pas. On aurait, à ce prix, rattaché à la patrie cette foule d’hommes qui l’exècrent comme une marâtre, car la patrie ce n’est pas le sol, la terre et le ciel ; c’est l’amour, c’est le lien social, la commune sympathie ; quiconque maudit la société maudit sa patrie, maudit sa mère. La démocratie véritable est une science si profondément inconnue de nos gens d’état, qu’au lieu d’employer ce moyen si simple et si naturel, on a mis en œuvre les ressorts les plus violemment despotiques, les plus absurdement arbitraires et les plus avilissans. On a parqué les hommes comme des porcs à l’engrais, et on leur a donné la prime de l’indolence et de la haine. C’était la prime du labeur, de l’honnêteté et de la capacité qu’il fallait leur offrir. La réinstitution du livret pour l’ouvrier aurait suffi. Tout bon ouvrier qui aurait travaillé tant d’heures de plus ou achevé de plus considérables tâches que ses confrères aurait reçu du patron une prime proportionnelle que l’on aurait imputée sur l’intérêt des sommes prêtées, intérêt que l’état aurait consenti à perdre. Cet intérêt, très faible, deux ou trois pour cent, payable par les patrons et les chefs d’industrie à des époques fixes, n’aurait été à charge à personne, et des relations de mutuelle charité, de mutuelle bienveillance, de mutuel service, d’universelle activité, se seraient établies et enracinées. Qui oserait dire qu’un milliard ainsi dépensé fût perdu, même en supposant que la rentrée de ce milliard dans les caisses de l’état pût être difficile ? et qui ne reconnaîtrait l’utilité de ces dépenses reproductives ? N’était-il pas facile de saisir cette occasion pour combattre quelques-uns des vices les plus graves de la situation économique : — la centralisation exagérée, — l’agglomération des ouvriers sur les mêmes points, — et la séparation dangereuse des travaux agricoles et des travaux de fabrique ? L’état dispose de tant de forces, qu’il lui eût suffi d’un signe pour guérir ou tempérer mille douleurs. Encore aujourd’hui, n’y a-t-il pas moyen de rendre à la culture de la terre les honneurs nécessaires, d’enter l’industrie sur l’agriculture, de placer dans les chaumières les instrumens de la fabrique, comme cela se fait si heureusement à Neuchâtel et dans une partie de la Silésie, — de corriger les tristes misères de la fabrication industrielle, malsaine pour le corps et l’ame, par les vigoureuses et salubres influences de la terre et de la nature, — enfin de répandre sur les campagnes d’Alsace et du Lyonnais ces populations ouvrières, cruellement entassées dans les ateliers ? Vous voulez des manufactures à l’anglaise, oubliant que la France n’est pas essentiellement industrielle ; elle est naturellement agricole, guerrière et maritime. Satisfaites-la sous ces trois aspects et n’imitez plus, s’il est possible, les étrangers, placés dans d’autres conditions que vous.

— Vous raisonnez bien dans votre hypothèse, et je crois ces idées et ces remèdes applicables à l’ancien monde. Pour nous, apôtres, nous avons à reconstituer un monde nouveau. Humilité, résignation, labeur, hiérarchie, douleur, ce sont des mots passés de mode, des vertus d’esclaves. Nous les abjurons. Voire philosophie de bel-esprit, vos observations pratiques, vos procédés d’industriel de l’ancien régime, n’ont plus aucune valeur. Nous reformons l’homme. Le nouvel évangile rend tous les mortels égaux en capacité, en fortune, en beauté, en esprit comme en bien-être. Ce nouvel évangile, je l’apporte ; nous le réaliserons, soyez-en sûr. Il faut traverser, je le sais, des phases sanglantes et douloureuses ; c’est ce qui arrive toujours quand la civilisation monte d’un degré. Est-ce que le passage du paganisme au monde moderne s’est opéré sans angoisses ? L’établissement de Rome civilisatrice n’a-t-il pas été baigné du sang des nations ? De l’Inde théocratique à l’Égypte, et de l’ère égyptienne à l’ère grecque, que d’horribles catastrophes, toutes signalées par les pleurs amers de l’espèce humaine ! Ces misères font notre éducation, mais elles n’appartiennent pas à notre essence. Nous nous débarrassons progressivement de ces scories pour reconquérir peu à peu notre primitive et sainte pureté, notre nature même ; l’homme, essentiellement bon, égal à l’homme, égal à la nature, égal à Dieu, faisant partie de la substance unique et universelle qui est divine, ne peut manquer de travailler sur lui-même comme un dieu sur un dieu. Le retour à la perfection absolue, centre et berceau de l’humanité, est inévitable ; et dans cette hypothèse, qui pour moi est une conviction et une foi, tous vos remèdes et vos palliatifs sont inutiles. L’humanité marchera seule.

— Religionnaires de l’humanité divinisée, vous êtes dieux, parfaits, complets, fractions intégrantes de l’absolu, dont la nature divine se perfectionne éternellement dans ses métamorphoses, je le sais. J’aime à vous voir vous rendre justice et surtout aller résolument au fond de votre doctrine. Hélas ! mon ami, par elle s’expliquent toutes les folies et toutes les fureurs du temps présent. Il y a bien moins de mal dans les faits et bien plus dans les idées qu’on ne l’imagine. Les faits se guériraient tout seuls, si l’on guérissait les esprits. Tout à l’heure, cher philosophe, vous étiez en plein fanatisme ; on faisait, il y a deux cents ans, brûler les hommes avec un mot : sorcier ; et vous qui êtes le plus doux des mortels, vous voyez d’un œil sec les sociétés qui se dissolvent, la fortune publique qui s’anéantit, et les cadavres des citoyens qui s’entr’égorgeât, parce que, dites-vous, la chose est nécessaire. Il faut que le dieu-homme-nature retrouve sa totalité à travers les épreuves ! Mais si par hasard cela n’était pas nécessaire, si cela était inutile ; si l’homme n’était pas dieu, s’il n’était pas essentiellement angélique, parfait et absolu ; si j’avais raison, si vous aviez tort ; s’il était condamné à la lutte, à la douleur, à la résignation ; si c’était la vraie, l’unique condition humaine ; s’il ne pouvait triompher de la terre qu’en l’arrosant de sa sueur, et du mal qu’en l’arrosant de ses larmes, combien vous seriez criminel à votre insu ! Non, je ne puis adopter votre hypothèse, qui ne s’annonce que par des promesses et ne s’appuie que sur des illusions. Je ne vois pas votre transsubstantiation s’opérer ; l’apothéose de l’humanité n’est pas même commencée ; l’homme est toujours l’homme, et le démon n’a pas quitté l’auge, comme le prouve trop cette malheureuse ville que nous traversons, cette ville du plaisir et de la lumière, sillonnée hier par les boulets et les balles des citoyens ennemis. Je suis donc forcé de m’en tenir à la simple réalité, aux faits tels qu’ils se montrent. Je vous ai indiqué en passant quelques-uns des procédés matériels au moyen desquels le sort des hommes de labeur peut s’améliorer en France, et je continue dans la même voie. Continuez, vous, à croire à la glorification de l’espèce humaine ; nous autres, les pessimistes, servons modestement l’humanité en étudiant ses besoins. Pendant que vous êtes occupés au grand œuvre et que vous cherchez la quintessence de Saturne, nous faisons des bouillons pour les malades et de la charpie pour les blessures. Soyez alchimistes tant que vous voudrez.

— Votre chaleur me fait sourire, reprit Arnaud, qui ne sourcillait et ne se troublait pas, tant il était sûr de lui-même. Vous négligez toutefois de m’apprendre, grand orateur, comment vous vous y prendriez pour renouveler le cours des idées et guérir les esprits malades, si, au lieu d’être un contemplateur et un méditatif, vous teniez les affaires publiques entre vos mains ?

— Mon cher Arnaud, je ne possède point les panacées sociales, cette pharmacie est de votre ressort ; mais enfin, si j’avais à faire quelque chose, si j’y étais forcé, ce qu’à Dieu ne plaise, voici à peu près ce que je tâcherais d’effectuer. J’observerais de mon mieux quelles sont les grandes sources des douleurs publiques, et je m’appliquerais résolument à les tarir. Après avoir combattu la misère des hommes de labeur par des moyens analogues à ceux que j’ai indiqués, après avoir assaini leurs maisons et assuré leur bien-être en encourageant leur moralité, je voudrais replacer l’agriculture dans son lustre, et ranimer la sainte humanité dans les cœurs, non pas l’humanité qui s’adore elle-même, mais l’humanité charitable envers le prochain. Je tâcherais surtout de combattre et de détruire certains préjugés absurdes en faveur des professions dites libérales. Non-seulement ces professions, qui nous donnent plus de médecins que de malades, plus d’avocats que de procès, plus de commis que de places, plus de feuilletonistes que de lecteurs, plus de peintres que de portraits, plus de musiciens que d’instrument, absorbent une trop grande proportion des forces nationales, mais elles accroissent la centralisation parisienne, déjà excessive ; elles enfièvrent les âmes, elles aigrissent les esprits, elles créent des populations de mécontens et dépravent les intelligences. Les vanités sont plus féroces que les appétits.

— Tout cela me semble vrai ; c’est précisément pour détruire ces vices que je prêche ; un jour, nous n’aurons plus ni amour-propre ni personnalité. Vous qui les admettez, comment vous y prendrez-vous ? Vous ne le savez guère. Quand on vous demande des remèdes, vous offrez des sermons, et en cela vous ressemblez à tous les contemplatifs.

— De grâce, ne riez pas des contemplatifs ; ce sont gens utiles au milieu d’un monde qui s’enivre d’actions précipitées et de mouvemens irréfléchis. Il est honorable d’abjurer l’ambition personnelle dans cet immense chaos de vanités frénétiques, dans ce mouvement rénovateur qui allume tous les prurits de popularité et crée autant de maîtres imaginaires et de dominateurs chimériques qu’il y a d’individus dans l’état. Jamais les nations fortes ne se sont insurgées contre les leçons de l’expérience. Les Anglais ont eu Burke, Elliott, Paley, Milton et Bentham ; les Américains du Nord ont écouté religieusement Franklin, Jefferson, Washington, — dans ces derniers temps Emerson et Channing. — Comment renouveler les idées ? me demandez-vous. Hélas ! rien de plus ardu au monde, rien de plus difficile. Il y a cependant une route, et une route unique : c’est l’éducation. Elle est détestable, quoique les plus grands esprits aient passé par le ministère de l’instruction publique. Que pouvaient-ils accomplir ? Leur citadelle ministérielle à défendre, leurs discours à prononcer, leur parti à diriger, leur cour à faire au roi, leur cour à faire aux députés et au peuple, ne leur permettaient pas de mettre efficacement la main à l’œuvre. Institués pour peu de temps, entre le prédécesseur et le successeur, forcés de respecter les traditions universitaires, les doctrines philosophiques et les dogmes du clergé, à quoi de profond et de complet, surtout de fécond, pouvaient-ils s’arrêter ? Aussi morcellement, division, amas de connaissances encyclopédiquement incomplètes, éparpillement, néant, voilà le résultat de ces études appelées classiques, et il est certain que la génération qui suit immédiatement celle des hommes aujourd’hui illustres n’a point donné encore de garanties, pas même de promesses. C’est que l’abus effroyable de l’analyse, qui tue l’administration, la littérature et la politique, tue aussi l’éducation. Il ne faudrait rien détruire, il faudrait concentrer les élémens épars. L’analyse est de l’homme, la synthèse est de Dieu. Je voudrais trois universités parallèles au lieu d’une : la vieille université classique, reconstituée sur ses bases les plus sévères et destinée aux professions dites libérales, conduirait aux facultés de la Sorbonne, restreintes ; celle des sciences, ou positive, qui préparerait la jeunesse aux professions de l’ordre positif, aboutirait à l’École polytechnique, et celle des langues et des études modernes, qui formerait des commerçans, des voyageurs, des diplomates, des banquiers, aurait pour couronnement l’école administrative que l’on vient de créer, et qui serait une très bonne institution, si elle avait une base. L’ensemble de ces trois universités composerait la grande université proprement dite, et il serait loisible aux familles de les faire traverser toutes trois par leurs enfans, ou d’en choisir une seule. Est-ce que tous les citoyens sont des Longin, des Cicéron, des Quintilien futurs ? Quel est le banquier ou le diplomate moderne qui a grand besoin de comprendre Lycophron en grec ? Mais nul aujourd’hui ne peut se passer de l’anglais, de l’allemand, même des idiomes Scandinaves. Sur deux mille citoyens, à peine un seul comprend-il une de ces langues ! Quant à la situation respective des nations, quant à la géographie politique, à l’histoire du commerce, de l’agriculture et de l’industrie, nul ne s’en informe. Faites donc des hommes d’état avec cela ! il est vrai que l’on a espéré récemment greffer les connaissances modernes sur l’arbre classique ; on a compté sur la souveraineté de l’analyse, et l’on a promis de tout apprendre à la malheureuse enfance. Arlequin, qui remue dans sa poche cent petits fragmens mens de pierres comme échantillons des palais dont il se croit propriétaire, ne représente pas mal les savans fractionnaires, encyclopédiques et universels, dont on fabrique aujourd’hui la splendide et universelle ignorance. On ne voit pas que c’est pétrir de ses mains le mécontentement et l’émeute. Comme vous préparez tous les enfans à être des gens de lettres, il semble qu’il n’y ait rien de beau que de tenir une plume, un pinceau ou une lyre, et de calquer des amplifications ou des tableaux ; mais essayez donc de faire refluer vers les autres professions ces flots de demi-avocats et de quarts de rhéteurs qui nous encombrent et qui détruisent la société, faute d’y trouver place. Rendez leur juste considération à l’agriculture, au commerce, même à la politique et à la diplomatie, qui ne se présentent que comme des arènes d’ignorance et d’intrigue. La force de la belle École polytechnique est née de sa spécialité et de sa difficulté : maintenez-la ; copiez-la. L’université purement classique, une fois libre et dégagée de ses accessoires hétéroclites, deviendra plus solide et plus maîtresse d’elle-même. On saura beaucoup mieux le latin, en ne faisant plus semblant de savoir l’anglais et l’algèbre. Ici de grands humanistes, là de grands géomètres, plus loin de savans philologues ; certes, cela vaudra mieux que le néant et la prétention partout. Ne me dites pas que la démocratie est nécessairement superficielle et qu’elle commande, qu’elle exige la puérilité et la bassesse de l’esprit ; ce serait faux et injurieux. Ne dites pas non plus que l’œuvre est trop difficile ; il ne s’agit ni de réformer ni de détruire, mais d’organiser en classant, d’après l’harmonie de leur unité, de leur diversité et de leurs rapports, les élémens qui existent. N’avez-vous pas Alfort, l’École des eaux et forêts et l’École polytechnique, si magnifique dans son unité ? L’université proprement dite n’est-elle pas vivante et desservie par une foule de talens ardens et jeunes, trop obscurément sacrifiés ? Ne va-t-on pas créer une école d’agriculture ? Certes, voilà des élémens. Divisez le travail, et reliez les divisions par l’unité de l’idée.

— Je remarque, me dit Arnaud, que vous parlez toujours de synthèse et que vous établissez sans cesse des divisions.

— Dites que j’établis l’harmonie entre les diversités. Trois grandes sphères dont chacune attirerait dans son orbite les sphères secondaires qui lui sont affiliées et relatives, voilà ce plan si simple, si conforme à nos intérêts, si conforme aux lois divines : attraction, gravitation, équilibre.

— Et votre triple université serait gratuite ?

— Penser à la gratuité totale des écoles est absurde ; quelle pauvre démocratie que celle qui ne ferait que des mendians !

— L’état doit l’éducation à ses enfans.

~ L’état ne doit rien à personne. Au lieu de prendre l’état pour le débiteur universel, vieille et ridicule manie des esclaves ; — au lieu de s’habituer à traire cette éternelle vache à lait que l’on tue sans devenir plus gras, — il faut que chaque citoyen se considère comme ayant envers l’état des devoirs. L’un de ces devoirs est d’élever son fils. Néanmoins l’éducation primaire doit être à la fois gratuite et obligatoire. Que tout Français sache bien écrire, bien lire, bien compter ; que la grande et haute science, — ou classique et philologique, — ou positive et physique, — ou moderne et européenne, soit de difficile abord et qu’elle soit très bien récompensée. Que ce soit un honneur, un titre et une garantie pour l’avenir d’un enfant, de sortir le dixième ou même le vingtième, de l’une des trois universités, comme on sort de l’École polytechnique, vrai modèle d’école supérieure. N’abaissez rien, élevez tout. Si dans les rangs les plus pauvres un Newton ou un Dante se présentent, croyez-moi, ils feront aisément leur route dans une société ainsi préparée. Abattez votre pépinière de prétentieuses incapacités. Découragez la vanité, encouragez le talent. Soyez sévère, la sévérité est seule féconde ; elle est seule humaine et seule démocratique ; elle fait les peuples sensés et force l’humanité à ne pas s’avilir. C’est de l’énervement et de la faiblesse que naît la férocité. Aux États-Unis, fondés sur la dureté calviniste et sur une réglementation draconienne, la vie est austère, sérieuse et aventureuse ; elle a pour but la conquête définitive de la nature, but magnifique et redoutable. L’éducation y est bornée, mais excellente, parce qu’elle est une et qu’elle s’accorde avec la destination de tous. Chez nous, l’enfant subit dix éducations contradictoires, celle du de Viris et du citoyen Scipion, qui combat celle du père en général mondain et voltairien, et celle de la mère, femme à la mode, sans compter celle du catéchisme et l’influence des jeunes amis. Je ne parle ici ni de l’éducation des feuilletons épicuriens, ni du théâtre, ni de la Sorbonne, ni du vaudeville, ni du roman, ni peut-être des prédications de quelque apôtre tel que vous, mon cher Arnaud. Imaginez quelle doit être la confusion de ces teintes ou de ces demi-teintes, entassées par couches transparentes dans la même intelligence, et de quelle misère, de quelle anarchie, de quel néant elle doit être frappée sous ces incohérentes notions panthéistes, mystiques, matérialistes, catholiques, protestantes, démocratiques, aristocratiques, chevaleresques, poétiques, positives, astrales, géométrales, machiavéliques, rhétoriques et romanesques ! Si les maisons de fous ne se peuplent pas démesurément, je tiens le fait pour honorable à la nation.

— Croyez-vous remédier à tout cela au moyen de votre triple université, une et triple, classique, moderne et scientifique ?

— Du moins arracherai-je quelques enfans à l’inutile culture de la catachrèse et de la métonymie. Pendant que le lieu-commun s’étend chaque jour sur des espaces incommensurables de papier imprimé, la fausse opinion de notre société trompe une multitude de braves gens ; et les hommes de la main-d’œuvre, du labeur manuel, même les agriculteurs et les ingénieurs, même les chimistes et les physiciens, tombent au-dessous de leur rang naturel. Dans une société de sophismes et de paroles, les ouvriers ne s’estiment pas assez. Est-ce que la vis ou le clou sortis de leurs mains habiles ne valent pas mieux que le vers médiocre fabriqué d’après Delille ou Jean-Baptiste Rousseau ? Je ressens un vif chagrin quand je vois de vieux hémistiches ou des articles rebattus sortir de la plume des ouvriers. Cette imitation est un mensonge ; le moindre produit de l’artisan est une vérité. Puisque l’opinion sociale les trompe, c’est cette opinion qu’il faut réformer.

— Vous vous mettez toujours en peine de corriger l’homme et de réformer ses mauvaises opinions, reprit Arnaud avec un suprême mépris, comme si le monde ne marchait pas tout seul, comme si, pauvres malades, nous n’allions que de guérisons en guérisons et de remèdes en remèdes. La guerre sociale vous semble une maladie locale à guérir, et vous appelez à votre aide contre elle toutes les ressources morales, matérielles, d’éducation et d’opinion. La guerre sociale est bien autre chose qu’un désastre et un délire ; c’est un symptôme de vie et de progrès, non pas un accident parisien ; c’est une marque significative de la crise européenne ; c’est l’amélioration qui s’opère violemment et confusément, d’une manière peu normale en apparence et terrible comme l’est toujours l’explosion des grandes forces comprimées. Les révolutions sociales ne font leur œuvre qu’après les réformes politiques, lorsque celles-ci ne suffisent plus aux questions remuées dans leurs derniers fondemens. La France, selon sa coutume, a donné le signal à l’Angleterre qui s’agite, à l’Allemagne qui viendra après, aux régions méridionales qui suivront l’impulsion commune. En vain les pessimistes ressuscitent les théories perdues de notre servitude devant Dieu et de la faiblesse de l’homme. Cette dépression de nos destinées, dont le calvinisme et le jansénisme furent les tristes et derniers organes, cette obscurité de l’ame qui nous montre le mal toujours présent sous forme de péché, ces sombres pensées qui ont assiégé Cromwell et Pascal sont à jamais détruites. Nous n’admettons plus cette divinité qui nous crée pour nous damner nécessairement, ni cette incorrigible méchanceté de notre race, calomnie envers Dieu et l’homme (qui ne font qu’un), excuse de Hobbes et justification de tous les despotismes. Pendant le XVIIIe siècle, une révulsion lente a soulevé ce voile de ténèbres injurieuses qui s’est déroulé et replié sous la main de Locke, de Toland, du second Shaftsbury, de Voltaire, de Rousseau, des encyclopédistes, tous d’accord quant à l’excellence native de l’humanité. C’est, à vrai dire, la religion commune du XIXe siècle, une sainte religion, pleine d’enthousiasme ; Chaumette, Anacharsis Clootz et les grands hommes de la révolution l’ont bien senti. Fourier, Saint-Simon, comme Helvétius, Godwin et moi-même, nous n’avons pas d’autre principe ; de là les droits de l’homme proclamés par les États-Unis et la glorification de la vie sauvage ; de là le grand dogme de la souveraineté de la raison ; de là les justes anathèmes contre les lois et les sociétés qui entravent l’homme et l’empêchent d’être parfait : de là le Contrat social et ses suites. Et remarquez que c’est du sein du calvinisme même, la plus ennuyeuse et la plus violente théorie misanthropique, que Rousseau et Franklin, Locke et Washington ont proclamé l’éternelle liberté et la naturelle grandeur de l’homme. Que feront vos essais de réformes contre un mouvement si grandiose et si vaste ? C’est comme appartenant à une immense série de faits matériels et moraux que la révolte récente est importante, c’est sous ce point de vue qu’elle est sublime. Comme il prononçait ces mots, nous arrivions en face du pont des Tuileries, d’où débouchait, pour se rendre dans un des forts de l’enceinte, une colonne de malheureux faits prisonniers pendant l’insurrection. Il y avait là des enfans de douze ans, le nez au vent, l’air mutin, les lèvres noires de poudre ; des ouvriers en blouse, jeunes et vieux, abattus ou fiers ; des étudians en casquette, un mélange triste et bizarre de toutes les professions, de toutes les physionomies et de tous les costumes. Le cœur se serrait à cet aspect, et le sentiment public, si juste et si délicat, ne se permettait pas un cri, un geste, une observation, en face de ce débris affreux de la guerre civile. Je les observai long-temps et douloureusement.

— Philosophe optimiste, dis-je à mon interlocuteur quand la triste colonne eut défilé, pendant que vous raisonnez avec une subtilité si sublime sur les perfections de l’humanité et sur ses destinées splendides, voilà des malheureux qui ne pensent guère à l’explication que vous donnez de leurs actes. C’est bien votre doctrine qui les pousse, mais à leur insu. Ils raisonnent ainsi : « Puisque je suis dieu, tout est à moi ; puisque je suis bon, tout ce que je fais est bien ; puisque je suis libre, tout m’est permis, » et ils agissent en conséquence. Rien de plus logique que l’humanité. Il est faux que les hommes des bagnes dominassent l’insurrection, il est faux que l’or de l’étranger les ait soldés ; vénalité ou brigandage n’y étaient pour rien. Votre doctrine superbe a chargé l’arme de la misère et soulevé les pavés. L’activité française et parisienne s’ennuyait. La facile révolution de février ne l’avait pas satisfaite ; la cessation de l’industrie et la paralysie du commerce l’irritaient ; les clameurs du club l’exaltaient ; tous les partis soufflaient sur elle. De là cette innombrable et terrible armée, que l’on essaierait en vain de réduire à la nuance d’une seule opinion : frivoles et sérieux, factices et sincères, dupes et coupables, le bouillonnement et l’écume, le fond et la surface de cette vaste civilisation sophistique, énervée et passionnée. Ici l’oisif, là l’enfant, plus loin l’adolescent élevé par le mélodrame, le feuilleton et la chimère ; l’homme blasé cherchant une émotion dans la balle qui siffle ; l’ouvrier utopiste voulant réaliser les rêves que vous développez avec tant de verve et de vraisemblance ; le sentimental et l’incompris qui tourne son envie en héroïsme et soulage violemment sa médiocrité aigrie ; le simple instrument d’émeutes prêt à s’enivrer de toute phrase et à marcher au feu sous toute bannière ; l’ami du trouble et du bruit, de la fumée et du danger, celui dont la guerre eût pu faire un héroïque serviteur de la patrie et qui trouverait volontiers la mort, pourvu qu’elle vînt dans le brouhaha. À côté de ces âmes frivoles et de ces comparses, les vrais insurgés, hélas ! enthousiastes et fanatiques, hommes de labeur, espérant la puissance et la richesse que vous leur promettez ; les sincères, les malheureux ; l’ouvrier ayant faim et qui vient de quitter ses enfans sans pain ; l’homme des ateliers nationaux, chômant et sans argent ; le sincère utopiste ulcéré des maux de ce monde et les attribuant non à l’humanité dans son essence, mais aux riches. Voilà les côtés superficiels et le fond intime de la guerre sociale. Vos philosophes n’ont-ils pas proclamé la légitimité du succès, c’est-à-dire la sainteté de la force ? Les insurgés se sont arrangés pour triompher. Ne leur avez-vous pas dit que l’humanité devait s’asseoir au même banquet ? Ils font de leur mieux pour dresser la nappe. Allez, ne répétez plus à l’homme qu’il est bon et divin, que perfection et bonheur sont à lui de plein droit, afin qu’il ne s’avise plus de vous démentir. Au lieu de radoter le pédantisme de vos théories, venez donc observer ce peuple qui vit, souffre et meurt autour de vous. La théorie trompe toujours ; la pratique ne peut tromper. Tout est incomplet dans ce monde, voilà ce que dit la pratique ; tout est divin dans la nature et l’homme, voilà ce que disent la théorie et Spinosa. Le diamètre même de la terre n’est pas exact, aucune mesure n’est juste, et cette imperfection de toutes choses constitue notre force, car elle nous oblige à lutter. En 1777, le célèbre Borda essaya de rectifier les erreurs des instrumens nautiques et celles des observations ; il se trouva en définitive que son invention aggravait les erreurs, le cercle n’étant point divisible en dix sections absolument égales.

— Et il suit de là que nous devons croupir dans l’ignorance, nous résigner lâchement, — accepter l’imparfait et l’incomplet, — plier enfin, comme des brutes, sous la misère de notre destinée ?

— Je conclus exactement le contraire. Ce qui nous manque en 1848, c’est l’idée de la perfection suprême et le sentiment de notre imperfection ; — l’idéal et le réel nous font défaut ; — nous ne sommes ni modestes ni actifs : aussi voyez ce que nous devenons. Si l’homme n’est pas dieu, et qu’il ait le désir de la perfection, c’est-à-dire de l’idéal, il ne peut trop s’efforcer de l’atteindre ; il doit donc sans relâche étudier, observer, travailler, réparer, s’enquérir. N’est-il pas extraordinaire que, depuis 1815, aucune enquête générale n’ait été instituée sur la situation de la France, sur les véritables effets des élections, sur l’état matériel des fortunes, sur les mouvemens du commerce, sur les procédés de l’agriculture, sur l’éducation, sur l’état des âmes et des esprits, que l’on oublie obstinément ? La guerre sociale des derniers jours n’eût pas éclaté, si des hommes sans ambition (y en a-t-il encore ?) avaient, de concert avec les municipalités, poussé cette recherche dans toutes les directions. Que pense l’ouvrier de Paris ? que veut-il ? Et celui de Lyon, et le berger des Landes, et l’instituteur primaire, et le matelot de Toulon, et l’agriculteur de la Beauce, et le fermier du Nivernais, que désirent-ils ? qu’espèrent-ils ? On se croit bien avancé avec des harangues, des drapeaux et des costumes ; hélas ! on n’obtient rien, pas même une notion positive sur les choses et les hommes. On ne sait ni ce que pense le pays, ni ce qu’il aime, ni ce qu’il craint, ni ce qu’il veut, ni ce qu’il repousse, ni ce qui lui manque. Quelle république le satisfera ? Celle des voluptés ? celle du commerce ? celle de la guerre ? de l’industrie ? de la théocratie ? des arts ? de la richesse ou de la pauvreté ? Sera-ce Venise ou Amsterdam ? Boston ou Sparte ? Athènes ou les États-Unis ? Jusqu’à la fixation de nos pensées et de nos désirs, nous ne serons que d’ingénieux sophistes, rêvant comme Héloïse au sein de leur impuissance. Mais, dites-vous, nous rédigeons une constitution précisément pour nous fixer. Quelle erreur ! Une constitution ne constitue pas les idées, elle les refait encore moins ; Mably et Condillac, Helvétius et Thomas Payne, se sont trompés comme des matérialistes ; ils ont cru que les faits influaient sur les idées, et les constitutions sur les hommes, tandis que les idées influent sur les faits, et les hommes sur les constitutions.

— Permettez-moi de vous interrompre, me dit Arnaud, en vous avouant que je trouve vos idées un peu confuses. Vous maudissiez tout à l’heure l’analyse comme destructrice. Maintenant vous réclamez l’enquête comme nécessaire. Qu’est-ce que l’enquête, si ce n’est l’emploi le plus strict de l’analyse détaillée ?

— Je vous demande seulement de mettre chaque chose à sa place. Le véritable emploi de l’analyse dans une démocratie bien faite, c’est précisément l’enquête, perpétuelle, complète, exécutée par des mains loyales et habiles. L’analyse représente la division ; rien de meilleur que la division du travail. La synthèse représente l’unité ; rien de plus nécessaire que l’unité du pouvoir. Rendez donc le pouvoir à l’unité, et le travail à la division. C’est le contraire que vous opérez. Vous transposez les termes ; vous ne concentrez que le travail, vous ne brisez que le pouvoir. Tout le monde veut mettre la main au même timon, chacun veut savoir tout et tout conduire, tandis que le pouvoir, divisé à l’infini, s’en va en lambeaux et en charpie, dont chacun s’arrache un misérable fragment. Ce pouvoir, n’ayant d’unité ni dans l’étendue ni dans la durée, privé pour ainsi dire de largeur et de longueur, tiré à quatre chevaux et écartelé dans tous les sens, à quoi peut-il aboutir ? A servir de curée aux ambitions et aux vanités. On multiplie les portefeuilles, et l’on veut en créer encore. Il n’y a cependant que trois ministères politiques réels, celui de l’intérieur, des affaires étrangères et de la guerre. Les autres ministères en sont les dépendances ; ce sont des directions qui, placées sous des mains sages et patientes, devraient être aussi peu exposées que possible à la mobilité des courans politiques. L’instruction publique, les cultes, l’agriculture, les finances, la marine, la justice, les beaux-arts, le commerce, les travaux publics, les ponts-et-chaussées, les mines, sont des départemens très difficiles à administrer, qui réclament toute la vie de grandes capacités spéciales. Vous en faites des pouvoirs, et ce sont des travaux. Comme travaux, vous les mettez dans les mains de gens qui ne peuvent pas s’en occuper. Comme pouvoirs, vous en brisez le ressort. Pour rendre plus insensé encore cet éparpillement de forces, vous l’associez à la concentration municipale la plus intense, de manière à rendre la situation illogique jusqu’au ridicule, et à multiplier les antagonismes inévitables d’une analyse exagérée.

— Vous tendez sans cesse à l’unité par la pondération, oubliant que l’unité est monarchique dans son essence.

— C’est comme si vous disiez que la lumière est monarchique, et que la loi de la gravitation est tout-à-fait despotique. N’abusez donc pas des mots, et ne dites point que parler d’unité, c’est rappeler la monarchie. L’unité, c’est simplement l’accord des parties avec un centre régulateur, la condition indispensable de l’organisme. Quelle malheureuse folie d’imputer à la démocratie toutes les sottises et tous les vices ! Pourquoi l’unité serait-elle donc la monarchie ? L’unité, c’est la vie. J’entends par unité l’harmonie, plus essentielle à la forme démocratique qu’à toute autre, car une démocratie ne peut être ni discordante, ni vicieuse, ni énervée ; si, dans un régime pareil, toutes les ambitions tirent à elles, la mort arrive ; si la centralisation est violente, et que les efforts de ces ambitions deviennent excessifs, la mort violente s’ensuit. En France, où la vivacité et la culture de l’esprit surabondent et où les fortunes sont rares, qui donc n’est pas bon à faire un chef de bureau, un préfet ou un sous-préfet ? Aussi tout le monde veut-il l’être ; on touche peu d’argent ; on donne peu de zèle ; on sait peu de chose ; l’état vous nourrit, et on ne le sert guère. Mon ami, si vous êtes démocrate, et que vous aimiez peu les fonctionnaires, ayez-en donc un très petit nombre ; rendez l’accès des emplois très difficile ; honorez-les singulièrement, et, à la mort des détenteurs, supprimez les trois quarts des places. Vous aurez moins de créatures, mais vous aurez aussi moins d’affamés et d’ennemis.

— Voilà des pensées très républicaines, très Spartiates et très édifiantes : seulement rien n’est plus inutile. Le flot de la guerre sociale en Europe ne montera pas moins jusqu’à vous. L’humanité sainte n’en suivra pas moins son cours ; pendant que vous cherchez vos remèdes pratiques, ô pessimiste ! elle rejette ses langes de malade et marche en dépit de vous, lumineuse et régénérée.

— Pessimiste ! appelez-moi tant que vous voudrez de ce nom, que les sophistes alexandrins jetaient à la tête du grand Jérôme et du grand Augustin. Ne pas voir le mal, c’est ignorer le monde. Tout progrès naît d’une guérison ; toute force nouvelle naît d’une faiblesse réparée. Quittez donc la folie du spinozisme politique, du panthéisme appliqué à la chose publique, la folie de l’espérance insensée, la manie de vous préférer à tout, de ne vous résigner à rien, d’effacer ce qui fait obstacle ; ne vous fiez pas à l’amour-propre, et souvenez-vous que l’Espagne est morte d’orgueil, l’Italie de volupté artistique, Rome de puissance excessive, parce que tout peuple meurt du germe même de sa grandeur. Puisse la France, si fière de son vieil et charmant honneur, ne pas mourir de vanité ! Tâchez donc d’être démocrate sévère, de tuer ou d’amortir ces vanités ardentes et réfractaires, et, quelle que soit la nature de la dixième ou douzième constitution que vous allez fabriquer, je le répète, corrigez vos doctrines d’abord, puis vos mœurs, enfin vos actes. Mettez l’unité dans les unes, l’énergie dans les secondes, et, s’il est possible, la vérité dans les troisièmes. Abandonnez les poses théâtrales, pensez aux réalisations pratiques ; soyez rigide dans les faits, sincère dans les doctrines ; renoncez à la divinité de l’homme, à l’adoration des phrases, au mépris des professions qui parlent peu et qui agissent, à l’amour des professions qui n’agissent pas et qui parlent beaucoup, à la folle division du pouvoir, à la méchante répartition du travail, surtout à l’idée que vous vous faites d’une démocratie que vous calomniez. Ne payez plus vos représentans comme des commis, et ne donnez plus à vos fonctionnaires, en les traitant comme des laquais, les qualités serviles. Sans tout cela, vous feriez le chef-d’œuvre des constitutions passées et présentes, qu’il importerait peu, et, malgré vous, la France trouverait des punitions plus cruelles encore que les sanglans châtimens que vous venez de subir. Celui qui vous parle ainsi n’a aucune prétention, aucune ambition, point de maître à flatter, aucune fraction de peuple à capter, vous le savez bien, et vous pouvez le croire.

Nous nous trouvions devant la chambre des représentans, que gardaient de nombreux piquets de cavalerie, des détachemens d’artillerie et des canons, protecteurs de sa liberté. Le philosophe, qui m’avait long-temps écouté avec quelque émotion, et comme s’il eût profondément déploré mes erreurs, me serra douloureusement la main en me quittant, et me dit :

— Adieu ! vous êtes un cœur honnête.

C’est comme s’il m’eût dit : « Le pauvre aveugle ! il est pourtant estimable ! » Cette pitié du philosophe me fit sourire. Argumens, idées, faits, réalités, terreurs, évidence, tout était venu se briser contre sa religion, contre l’imperturbable assurance de cette humanité déifiée.


PHILARETE CHASLES.