De la Réforme et du Protestantisme

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DE LA REFORME


ET


DU PROTESTANTISME





Histoire de la Réformation du seizième siècle, par J.-H. Merle d’Aubigné ; Paris, quatrième édition, 1853.





I

Parmi les choses qu’on a voulu mettre à la mode dans ces dernières années, il faut compter le dédain du protestantisme. On a dit et répété avec la plus grande assurance que ce n’était pas une religion. Si, dans leur ferveur, des catholiques orthodoxes avaient seuls tenu ce langage, il n’en serait pas plus juste, mais il serait excusable : une foi ardente se fait pardonner l’intolérance spéculative ; seule, elle peut, sans trop de contradiction, se permettre les condamnations absolues. Mais des politiques épris du principe d’autorité, des conservateurs indifférens, des sceptiques que la discussion lasse, et qui aiment que la force les décide, ne sachant pas se décider par la raison, ont imaginé un jour qu’une croyance fortifiée dans les épreuves de la guerre et de la persécution, et qui, propagée et soutenue par tant de sages et fermes esprits, échauffe et maîtrise de grandes nations, était, comme on dit, une simple critique, une controverse sans terme, une pure négation. Il serait étrange cependant qu’une vide combinaison d’analyse et de polémique eût suffi si longtemps au gouvernement moral des sociétés où le frein religieux demeure le plus puissant, et que trouble le moins l’esprit destructeur de l’incrédulité moderne. Malheureusement il y a des gens qui ne voient plus que désordre là où règne une certaine liberté ; l’unité obtenue à tout prix, l’unité silencieuse, peut seule rassurer l’égoïsme pusillanime et la frivolité sceptique, faiblesses dominantes de nuire époque. Ceux qui ne voudraient en ce monde que dormir leur sommeil ont depuis un temps conçu une aversion générale pour les choses qui agitent la conscience humaine. La réformation a partagé le sort de tout ce qui, dans le passé, a troublé la quiétude sociale, et la rancune d’une réaction irréfléchie a remonté jusqu’au XVIe siècle.

Comme ce rigorisme futile est ordinairement accompagné d’une grande paresse d’esprit et fait profession d’être sans curiosité, on a généralement négligé et même ignoré, en dehors des communions protestantes, les travaux intellectuels qui s’opéraient dans leur sein. On ne connaît guère toute une littérature réformée qui se publie à côté de nous. Sermons, apologies, controverses, romans religieux, monographies, biographies, livres d’histoire enfin, il s’est composé entre Genève et Paris, depuis quinze ou vingt ans, bon nombre d’ouvrages de toutes sortes, nullement indignes de l’attention publique. Dans ces écrits, le bon et surtout l’excellent est rare comme partout, mais il y a très peu de mauvais. On y peut critiquer une certaine monotonie d’idées et de manières, de la raideur, de la froideur, moins d’imagination que de sens, enfin, pour le fond, plus d’élévation que d’étendue dans la pensée ; mais le ton de la sincérité et de la conviction, la gravité, un profond sentiment moral, une instruction solide, une constance intellectuelle qui se défend des engouemens et des dérèglemens de la fantaisie contemporaine, une honorable fidélité aux vrais intérêts de l’humanité, à ces intérêts dont le premier est la dignité de l’homme, voilà ce qui recommande ces productions, et même les plus médiocres. Quelques-unes doivent être particulièrement distinguées. Par exemple, l’Histoire des Protestans de France, par M. de Felice, est un ouvrage bien pensé, bien écrit, dont le seul défaut est le manque de nouveauté d’une grande partie du sujet. Nous ne louerons pas après M. Villemain la remarquable Histoire de la Littérature française à l’étranger, par M. Sayous. Sur un sujet analogue, M. Weiss vient de publier deux volumes très intéressans[1]. Avec des talens divers, un esprit de véritable sagesse brille dans tous ces ouvrages. On trouvera plus de défauts peut-être, mais bien plus d’originalité et d’éclat, dans l’Histoire de la Réformation, par M. Merle d’Aubigné. Cette histoire, un des livres distingués de notre temps, a obtenu un grand succès en Angleterre et en Amérique. Souvent réimprimée et traduite, elle pourrait bien être plus connue dans le reste du monde que dans le pays où se parle la langue de l’auteur. La sympathie religieuse a sans doute contribué à faire rechercher une histoire qui manquait sous cette forme à ceux qu’elle intéresse le plus. Tous les protestans ont loué un ouvrage qui les instruit et les édifie. Il a pu avoir un succès de secte, mais il en mérite un plus étendu. D’ailleurs, quand les sectes sont des nations entières, des nations éclairées et sages, leur suffrage est une recommandation puissante à laquelle nul lecteur apparemment ne se repentira d’avoir déféré.

M. Merle d’Aubigné, pasteur, je crois, aux Eaux-Vives, près Genève, n’est pas un écrivain ordinaire. Il réunit, avec les connaissances nécessaires pour l’œuvre qu’il a entreprise, quelques-unes des meilleures qualités de l’historien, l’ordre, la clarté d’esprit, le talent de raconter, une imagination forte qui se représente vivement les choses, une sévérité éclairée qui juge, une résolution d’esprit qui conclut. Son style est coloré, animé, parfois éloquent ; il sait peindre. La couleur peut paraître forcée par places, les tours sont quelquefois plus oratoires qu’on ne voudrait, les traits ne sont pas constamment heureux, et l’auteur ne se préserve pas assez de la déclamation. La diction, en général grave et correcte, manque de souplesse et de facile élégance. Elle ne descend pas toujours avec grâce à la familiarité. On peut critiquer du néologisme, des locutions qui sentent le terroir, des traits enfin d’un goût hasardé. Les réflexions, nécessaires chez un véritable historien, surtout chez un historien religieux, sont trop prodiguées, ou laissent désirer plus de brièveté. À part ces taches légères, qui même pourraient disparaître, il reste un beau livre, écrit avec talent et avec passion.

La passion est un mérite littéraire, souvent même une condition du talent. Elle ne manque point au nouvel historien de la réformation, parce qu’elle anime l’homme lui-même. En retraçant les scènes du XVIe siècle, il s’émeut, il s’indigne, il s’attendrit comme ses héros. Avec leur foi, il partage leurs affections, leurs espérances, leurs douleurs et souvent leurs colères. Ce serait le méconnaître pourtant que de lui refuser toute impartialité. S’il n’a pas celle de l’indifférence, s’il manque de cette flexibilité d’esprit qui s’intéresse à toutes les causes et s’identifie avec tous les caractères pour rendre ses tableaux plus vivans, il a les sentimens d’un honnête homme, le ferme propos de ne pas calomnier ses adversaires, de ne pas flatter son parti. Plus d’une fois il juge les siens avec une sévérité consciencieuse ; mais cette impartialité péniblement cherchée ne réussit point à inspirer une équité parfaitement intelligente pour des croyances que l’on combat par devoir. Elle est un fruit de la volonté, et M. Merle d’Aubigné sait mieux que personne combien la volonté humaine est impuissante. Elle ne peut se donner celle justice qui ne va pas sans la bienveillance, — grâce de cette sorte de justice. Il raconte une guerre dans laquelle il eût voulu combattre, que dis-je ? dans laquelle il combat encore. C’est le bon combat, croit-il ; Dieu est avec lui ; les ennemis de sa foi sont donc les ennemis de Dieu. C’est beaucoup que de ne les pas outrager, mais comment ne pas les méconnaître ? Comment rendre pleine justice à leurs doctrines, à leurs motifs, à leurs sentimens ? On ne peut lire M. Merle d’Aubigné sans un vif intérêt, sans une sérieuse estime, ni pourtant avec une aveugle confiance. Il faut mettre à l’épreuve ce noble esprit avant de l’en croire. Probate spiritus.

La réformation du XVIe siècle est un événement européen ; elle a éclaté presque au même instant dans les principaux pays de l’Europe. En moins de dix ans, elle avait envahi l’Allemagne, la Suisse, la France et l’Angleterre. Son apparition presque simultanée et son prompt développement sur des points divers prouvent qu’elle venait d’une cause générale, et partout elle s’est montrée avec des caractères communs qui attestent une certaine unité. C’est donc à quelques égards une seule et même révolution qu’on peut embrasser dans son ensemble, et qui comportait une histoire générale ; mais, née en même temps sur des terres diverses, elle n’est pas née d’un germe unique. Ce n’est pas un mouvement qui, partant d’une seule origine, se soit propagé de proche en proche. À une certaine époque de l’esprit humain, à un certain âge de la société moderne, tout était mûr en plusieurs contrées pour qu’elle vînt au monde, et de là, à proprement parler, plusieurs reformations, qui par leurs ressemblances ont constitué la réformation générale. Cependant la diversité des circonstances, des symboles, des institutions, des individus, des conduites, a suivi la différence des nationalités. L’esprit de système pourrait seul ramener les événemens, considérés soit en eux-mêmes, soit dans leurs principes, soit dans leurs résultats, à une parfaite identité. Dans une histoire, il faut nécessairement comprendre autant de récits qu’il y a eu de nations réformées : c’est la difficulté comme le défaut inévitable d’un tel ouvrage, quoique ce fût une idée juste que de rassembler tous ces sujets dans un seul cadre, de les unir par leurs rapports évidens et par leurs liens naturels ; mais c’était en même temps une grande idée, et la tâche était vaste. Aussi l’ouvrage de M. Merle d’Aubigné, commencé en 1835 et parvenu à son cinquième volume, ne contient-il encore que la série des événemens de 1517 à 1531 ; l’histoire en est divisée en vingt livres, dont, après un livre d’introduction, onze sont consacrés à l’Allemagne, trois à la Suisse, un à la France et quatre à l’Angleterre. Autant de pays, autant de reformations différentes, ayant chacune leur drame et leurs personnages particuliers. L’indépendance de ces événemens les uns à l’égard des autres est telle que si, par des causes accidentelles, l’un eût manque de se produire, les autres n’en auraient pas moins éclaté. Aucune des quatre réformations n’est entièrement l’effet d’une autre, quoique toutes se soient mutuellement secondées. Si cependant il en est une qui n’ait rien emprunté et qui doive tout à elle-même, c’est celle de l’Allemagne. C’est ce mouvement commencé par un pauvre moine saxon, aboutissant à la conquête d’un vaste empire spirituel qui s’étend du nord de la Suède aux frontières de la Bohême, et des bouches de l’Escaut aux bords du Niémen. Sur ce théâtre s’est accomplie la plus grande révolution du christianisme, et Luther est l’homme le plus important de son siècle.


II

Les mots de révolution religieuse sont prisa la lettre par XL Merle d’Aubigné. Que la réformation ait été autre chose encore, il ne le nie pas. Elle a été une révolution politique, puisqu’elle a rompu l’uniformité de l’Europe, créé des états nouveaux ou restauré d’anciens états sur de nouveaux principes, enfin divisé les gouvernemens et les peuples par de nouveaux intérêts. Elle a été une révolution philosophique, puisqu’elle a inauguré, bien qu’en le limitant, le droit d’examen individuel, affranchi la pensée de toute autorité extérieure, et déterminé ou favorisé le plus grand mouvement connu de l’esprit humain. M. Merle d’Aubigné ne ferma pas les yeux à ce double point de vue, mais au fond ce n’est pas là son affaire. Les caractères et les effets temporels de la réformation lui laissent même quelque regret. Il ne les accepte qu’avec réserve, il n’y applaudit qu’avec restriction. Ami des principes libéraux de gouvernement, admirateur plus que froid des anciennes formes sociales, il avoue sa répugnance et ses scrupules, toutes les fois que pour abolir une oppression le bras de chair se montre et que la sagesse humaine intervient dans les affaires. Il voudrait que tout fut spirituel dans l’établissement du règne de l’esprit. Il semble persuadé que si les hommes, jusque dans les révolutions, laissaient faire leur divin Sauveur sans y joindre leurs propres œuvres, tout leur serait donné par surcroît, et le monde n’en irait que mieux. Ne cherchez donc pas dans son ouvrage un tableau de la réforme sous tous ses aspects. En tant qu’elle touche la constitution européenne et la marche de l’esprit humain, vous serez encore oblige de recourir à l’ouvrage distingué, mais superficiel, de Charles Villers. Il faudra vous contenter de cette esquisse tant, que notre habile et savant ami M. Mignet le voudra bien. En attendant, le côté religieux aura été observé et décrit à la lumière d’une foi raisonnée et fervente, et sous ce rapport nous croyons qu’il reste peu de chose à dire après le nouvel historien.

À ce point de vue également, la révolution luthérienne domine encore toutes les autres. Zwingle donna à sa réforme un caractère républicain et guerrier comme lui. En France, l’aristocratie s’empara presque aussitôt de la cause évangélique pour en faire non pas un prétexte, mais un motif et une absolution de la guerre civile. Dans la pratique Angleterre, une révolution ne saurait se borner à l’ordre spirituel, et la politique y joue bientôt le grand rôle ; mais Luther, malgré la sagacité qu’il portait dans les affaires humaines et l’appui qu’il sut se ménager parmi les puissans du monde, tint toujours l’esprit et la parole pour ses premières armes, brisa les autres autant qu’il le put, n’en souffrit qu’à regret l’emploi, et, véritable enfant de la méditative Allemagne, ambitionna constamment de rester, dans toute la rigueur du terme, un réformateur religieux. Quoique zélé calviniste, M. Merle d’Aubigné, qui du reste n’est pas encore arrivé à l’époque du législateur de Genève, se complaît dans la peinture du grand moine de Wittemberg, et, sans dissimuler quelques-unes de ses fautes, il ne cache pas pour lui une prédilection pleine d’admiration et d’enthousiasme.

On commence ordinairement la réformation à la querelle des indulgences ; on oublie qu’à l’époque où cette querelle prit naissance (1517), Luther et même Zwingle avaient déjà conçu, chacun de son côté, mais Luther avec une plus claire conscience de son œuvre, la pensée fondamentale de la doctrine évangélique.

Cette pensée, ou le principe de la réformation, ce n’est pas une certaine théorie de la constitution de l’église, ce n’est pas telle ou telle doctrine touchant l’eucharistie et les autres sacremens, ce n’est pas davantage la haine des excès de la puissance pontificale, encore moins un esprit général d’innovation et de résistance à l’oppression, encore moins, s’il est possible, l’idée d’opposer la raison à la foi, ou même l’examen à l’autorité. Le principe de cette révolution religieuse est religieux et non révolutionnaire. C’est le principe de la justification par la foi, et seulement par la foi. Sans faire de théologie, nous sommes forcé de rappeler brièvement ce que signifient ces mots, car on parle aujourd’hui de la religion plus qu’on ne la connaît.

Tout le monde a entendu dire : « Il n’y a que la foi qui sauve. L’Évangile nous prescrit de nous haïr nous-mêmes, de nous humilier dans notre néant. Il nous enseigne que nous ne sommes que corruption et péché, que nous ne pouvons rien par nos propres forces, que tout nous est donné par le Sauveur. » Ces expressions et d’autres semblables sont, je crois, chrétiennes. Cependant, si on les prenait au pied de la lettre, si on les entendait dans un sens absolu, il paraîtrait en résulter que l’homme ne contribue en rien à son propre salut. Dès que tout ce qui vient de lui est péché, le salut vient tout entier de Jésus-Christ ; nos actes propres ne peuvent à aucun degré contribuera nous en rendre dignes. Rien n’est mérite dans le salut, tout est grâce. Il n’y a de mérite, il n’y a de justice que dans le Rédempteur, et c’est par grâce que sa justice et ses mérites nous sont imputés ; c’est par la foi seule que l’homme se les approprie, et cette foi même est une grâce encore.

Cette interprétation littérale et absolue de certains principes communs à tous les chrétiens constitue la doctrine de la justification selon les protestans, ou du moins celle dont se rapprochent toutes les confessions de foi protestantes. Je ne prétends pas l’exprimer ici avec une exactitude rigoureuse, mais en donner seulement une idée. J’avouerai qu’elle ne paraît pas absolument contraire à l’esprit du christianisme, et qu’elle semble ressortir des termes des épîtres de saint Paul. S’il n’y avait certains versets de l’épître de saint Jacques, j’oserais ajouter qu’aucun texte de l’Écriture ne la contredit formellement.

Cependant tous nos catéchismes nous apprennent que la foi sans les œuvres est une foi morte, qu’après la foi et avec la foi les œuvres servent au salut. L’Évangile, dans son divin récit, ne tend nullement à rabaisser le prix des bonnes actions et des bons sentimens. Aussi l’église catholique se garde-t-elle d’une interprétation ultra-littérale qui fait une sorte de violence à la conscience humaine. Elle ne refuse pas toute valeur à la vertu, bien entendu dans les conditions de la foi. L’interprétation protestante, celle du moins de Luther et de Calvin, peut avoir des textes pour elle. Elle s’appuie de quelques passages de saint Augustin ; elle est, ou peu s’en faut, augustinienne, du moins est-elle bien voisine des idées du jansénisme, qui lui aussi invoque saint Augustin, et le jansénisme jouit d’une grande autorité dans les lettres françaises. Cependant la doctrine de la justification gratuite, portée à cette extrémité, demeure incompatible avec trois idées fondamentales de notre raison, qu’il est difficile d’appeler des illusions : d’abord notre idée du mérite et du démérite, puis notre idée de la justice de Dieu, enfin notre idée du libre arbitre. C’est déjà, dans l’ordre de la nature, une certaine difficulté que d’accorder la prescience divine avec le libre arbitre. Cette difficulté, je trouve qu’on l’exagère, mais je ne saurais contester qu’elle existe. Dans l’ordre de la foi, la doctrine de la grâce reproduit cette difficulté, et assurément ne l’atténue pas ; les plus grands théologiens s’y sont trouvés embarrassés. Seulement la doctrine protestante aggrave la difficulté au point de la rendre accablante. Il se peut qu’elle soit la conséquence extrême du dogme de la chute de l’homme et de celui de la rédemption ; mais toute conséquence extrême nous est suspecte et tourne contre son principe. C’est une faiblesse de l’esprit humain que de s’y laisser emporter. Quel profit et quelle apparence y a-t-il il prétendre que les bonnes actions sont encore des péchés ? Que sert de pousser à ses dernières limites le dogme de la prédestination, et d’en faire un choix gratuit et par conséquent arbitraire des élus ? C’est par ces deux points que le calvinisme et même le jansénisme ont des analogies avec le fatalisme des stoïciens, et avec leur principe si connu et si outré de l’égalité de toutes les fautes.

Notre intention n’est point de provoquer de controverse ; nous parlons d’analogie et non d’identité. La doctrine que nous attribuons aux réformateurs du XVIe siècle, nous savons comment on la disculpe dans l’application, comment même on la rend si favorable à la piété, qu’elle cesse d’être inquiétante pour la morale. Nous n’ignorons pas que, dans le sein même du protestantisme, elle a été modifiée en sens divers, et surtout que la critique moderne, la délivrant de certaines formules augustiniennes et d’un reste de théologie scolastique, prétend à une interprétation plus pure, plus exacte, plus historique de la sainte Écriture. Il nous suffit ici de caractériser d’une manière générale l’esprit du luthéranisme, d’en dégager le principe, tel que Luther ne fut pas seul à l’établir, quoique nul ne l’ait établi avec plus de force et de succès. Et maintenant, ce principe étant connu, nous demanderons s’il est vrai qu’il se réduise à une simple négation ? Est-ce là une vue critique et polémique qui ne fonde rien ? Est-ce une conception rationnelle substituée à un dogme révélé ? Tout au contraire, c’est plutôt un retour à certains termes de l’Écriture ; c’est un démenti donné aux suggestions de la morale naturelle et de la philosophie dite du sens commun ; c’est l’affirmation et l’extension de deux dogmes fondamentaux : le péché originel et la rédemption par le divin médiateur. Bien loin de nier ces vérités capitales du christianisme, il semble que les protestans les exagèrent. Avec eux, il y a pour ainsi dire un accroissement de dogme, et certainement un accroissement de foi ; car, chez eux, la foi hérite de tout ce qui est enlevé aux œuvres, et contracte en quelque sorte une vertu miraculeuse de plus.

Cette réforme doctrinale n’a donc nulle ressemblance avec les systèmes de naturalisme et de rationalisme dont on veut que le protestantisme soit l’équivalent. Comme réformateurs, les protestans sont plus absolus que les catholiques, et demandent au moi humain, dans son orgueil ou dans sa raison, un plus grand sacrifice ; mais ce qu’ils sont comme réformateurs, ils ne le sont pas comme novateurs. Autre est leur doctrine par son essence, autre elle est par ses effets.

Elle était contraire à celle de l’église établie ; elle en combattait avec des textes l’enseignement et les traditions : elle supposait donc, et elle fut bientôt obligée de soutenir, que l’Écriture sainte, lue avec foi, interprétée avec sincérité, était une règle supérieure à toute autre. L’autorité de l’Écriture devenait ainsi plus grande que celle de l’église. En cas de conflit, la première devait être préférée. C’était détruire ou tout au moins limiter la seconde, c’était ébranler, c’était nier la doctrine érigée en dogme, qui place la religion sous la garde d’une autorité visible, divinement inspirée ; c’était surtout rompre avec une opinion extrême, soutenue alors comme aujourd’hui, et d’après laquelle la religion ne serait vraie qu’en vertu de cette autorité ; il n’y aurait, hors de l’église, aucune raison de croire. L’infaillibilité cessait d’être constituée quelque part, dans les supérieurs ecclésiastiques, dans le saint-siège, dans l’église romaine. L’Esprit saint, exprimé par l’Écriture, se donnait à la prière. Pour posséder la vérité, il suffisait de lire et de comprendre, pourvu qu’on le fît sincèrement et pieusement. Ce n’était pas en principe et dans l’intention des novateurs le pur examen, puisqu’il fallait en outre de certaines dispositions intérieures ; mais ce pouvait être, en dernière analyse, un examen du texte, opéré librement par la raison individuelle. Ainsi la foi pouvait tomber en fait dans la dépendance de la raison.

Ce point admis, on devait être conduit à mettre d’autres traditions catholiques en question, celles du moins qui se fondaient principalement sur les décisions de l’autorité, celles surtout qui pouvaient être regardées comme des conséquences de la doctrine de la justification par les œuvres. En effet, si les œuvres servent au salut, elles ne sauraient être trop multipliées. Tout sacrifice, toute observance, toute privation acceptée en vue de Dieu acquiert une valeur propre, et devient un acte satisfactoire. De là le grand prix attaché aux pénitences, aux aumônes, aux pratiques, aux formalités enfin que prescrit l’église. Ce n’est plus la foi seule qui en fait le mérite, puisqu’elles ajoutent au mérite de la foi. Autrement de quoi serviraient-elles ? On conçoit que l’examen, en s’avançant sur ce terrain, s’ouvrait un champ très vaste. L’église, en qualité de pouvoir extérieur et visible, ne peut se défendre d’attacher une excessive importance à tout ce qui est extérieur et visible. La spiritualité ne peut dominer toute pure chez tous ses ministres, non plus que chez tous les fidèles. Il est plus facile de prescrire et d’accomplir certaines pratiques que de changer le cœur et l’esprit. De là un penchant inévitable à outrer la vertu des actes matériels de dévotion. Le moyen âge avait fini par mettre la forme au-dessus du fond, le procédé au-dessus du but, et certains pays de l’Europe en sont encore au moyen âge ; la fantaisie de quelques beaux-esprits est même aujourd’hui de nous y ramener. Le XVIe siècle avait, sans grande opposition de la part de l’église, réduit souvent toute la piété à un vain formalisme, et la doctrine catholique ainsi défigurée ne prêtait que trop à la critique des réformateurs. Malheureusement cette critique une fois lancée ne pouvait s’arrêter à quelques pratiques, à quelques coutumes insignifiantes ; les œuvres de la pénitence en général n’y devaient pas échapper, et par suite l’attaque devait porter jusqu’au sacrement de la pénitence. Ce sacrement n’est pas en effet sans rapports avec la doctrine de la justification par les œuvres. La confession, telle qu’elle est pratiquée, la rémission des péchés par le prêtre sont dans le même cas. Le tout se lie à l’idée du purgatoire, qui elle-même ne résulte pas avec une pleine évidence de la lettre de l’Écriture. Le tout ne pouvait manquer d’être traité de doctrines purement sacerdotales, de traditions établies ou conservées dans l’intérêt du clergé. Quand on en est là, comment s’arrêter devant un sacrement plus auguste ? La messe était, à quelques égards, considérée comme une œuvre satisfactoire. La dire, l’entendre, la demander, la fonder à prix d’argent, était un acte de piété qui pouvait servir à délivrer un fidèle des peines du péché en ce monde ou dans l’autre. Or la célébration de la messe est assurément la première des fonctions du saint ministère, et le pouvoir de consécration, que le droit de la dire suppose dans le prêtre, est ce qu’il y a de plus grand dans ses prérogatives. C’en était assez pour que le protestantisme retrouvât dans la messe les principaux caractères qui excitaient ses doutes et sa sévérité ; il y voyait une institution de l’église et non de l’Évangile.

Enfin la communion elle-même pouvait avoir été souvent comprise par le vulgaire comme ayant pour la sanctification une vertu indépendante de la foi de celui qui la donne ou qui la reçoit. C’était d’ailleurs l’église qui, sans se fonder sur aucun texte, avait supprimé la communion sous les deux espèces. Et, chose plus grave, c’était l’église, on le prétendait du moins, qui avait dans le sacrement de l’autel augmenté la part du miracle extérieur aux dépens du miracle intérieur de la foi. Ainsi amenée, une interprétation plus ou moins spécieuse de l’Écriture conduisit les réformés à concevoir dans la consécration du pain et du vin — soit la présence réelle du Sauveur sous les espèces visibles sans transsubstantiation, — soit un signe extérieur institué en souvenir de la pâque évangélique, pour exciter et pour accroître la foi du chrétien dans le divin sacrifice de la croix. En effet, ces deux interprétations ont eu cours dans le protestantisme, et il est évident qu’elles sont nées encore du dogme de la justification par la foi. Elles viennent d’un besoin de spiritualité peut-être excessif ; elles témoignent d’une aversion consciencieuse et passionnée pour toute forme extérieure du culte, dès que l’imagination peut, en la divinisant, retourner en apparence à l’idolâtrie.

C’est ainsi que la doctrine nouvelle, attaquant tantôt l’autorité de l’église à cause de son enseignement, tantôt son enseignement à cause de son autorité, renfermait, dans le principe de la soumission la plus étroite à la parole de Dieu, le principe des droits de la loi individuelle, et même de la délivrance générale de l’esprit humain ; car elle se produisait en présence d’un clergé qui, souvent plus amoureux de la puissance que de la vérité, avait fini dans certaines contrées par sacrifier l’esprit au corps, la réalité à l’apparence, et qui, par routine ou irréflexion, cessait de s’inquiéter de l’état des âmes, pourvu que les pratiques fussent observées, et son empire reconnu. Il lui était arrivé, comme à tous les pouvoirs qui durent longtemps, de négliger ses devoirs pour ses droits. Dans son sein, la règle s’était affaiblie, la discipline s’était énervée ; tout avait baissé, excepté la passion du commandement. Les études bibliques, que la tradition rendait superflues, étaient négligées. L’Écriture tombait en oubli. La connaissance des langues, la critique, l’histoire, tout ce qui est nécessaire à la théologie formée sur la parole sainte avait peu à peu disparu devant la seule science qui dominât dans les écoles. La théologie scolastique, façonnant à la fois l’aristotélisme pour le christianisme, ou le christianisme pour l’aristotélisme, transformait la religion en une science de formule qui exerçait encore l’esprit, mais touchait à peine le cœur. Les scolastiques, et surtout celui que l’église regardait comme le plus grand, saint Thomas d’Aquin, ayant encadré toutes les traditions orthodoxes dans les formes de l’argumentation syllogistique, la nouvelle foi se posait en ennemie du syllogisme, de la scolastique, de saint Thomas et d’Aristote. Ramenée à l’interprétation libre et spontanée du texte sacré, elle l’était à l’étude des langues, surtout du grec et de l’hébreu, à l’étude de l’histoire et de la critique, sans lesquelles eût été impossible son travail de contrôle sur la tradition. Elle en venait ainsi peu à peu à faire alliance avec l’esprit nouveau que signalait la renaissance des lettres. Comme les écrivains du siècle.avaient fait la guerre aux moines, comme les doctes interprètes de l’antiquité retrouvée une seconde fois commençaient à prendre en mépris la science des écoles, il devait advenir que le protestantisme, si peu rationaliste dans ses principes, s’appuierait sur la littérature et sur la philosophie profanes pour saper l’édifice de l’église romaine, et favoriserait ainsi dans une certaine mesure la liberté illimitée de penser.

En même temps, dans sa lutte contre le pouvoir ecclésiastique, le protestantisme combattait à côté du pouvoir temporel. Les gouvernemens et les réformateurs avaient le même adversaire. Les prétentions de la cour de Rome excitaient chez les premiers des ressentimens et des défiances dont s’aidaient les seconds. Malgré l’indépendance de leurs sentimens religieux, ceux-ci étaient disposés à prendre le prince pour arbitre entre eux et leurs contradicteurs. Ils espéraient de sa neutralité plus de justice ou plus de modération, et tendaient à soumettre à la loi civile les questions organiques de l’église. Ils favorisaient donc la marche de la société vers la sécularisation universelle. Demander la tolérance, c’était au fond reconnaître au gouvernement une attribution de plus et le placer au-dessus des cultes ; c’était lui accorder tout ce que lui contestait l’église. Leurs idées sur la pénitence réduisaient à peu de chose ce pouvoir des clés, ce pouvoir de lier et de délier, sur lequel la papauté avait jadis fondé le rêve de sa monarchie universelle. En même temps, la rupture de leurs liens avec Rome, leur mépris des traditions, leur disposition à concevoir le magistrat comme chargé de la police entre toutes les sectes, le besoin de s’entendre, de se concerter, de se réunir, l’inquisition portée sur les titres d’une autorité dès longtemps établie, la guerre allumée entre la conscience et la force, tout devait faire des réformateurs religieux les précurseurs des réformateurs politiques. Quiconque réclame un droit est libéral en cela.

On voit donc comment, par une conséquence imprévue, mais naturelle, du dogme de la justification par la foi, les protestans ont pu être amenés à transformer dans l’ordre religieux presque tous les dogmes sur lesquels sont fondés les sacremens, -à détruire dans l’ordre ecclésiastique toute autorité traditionnelle en changeant la constitution de l’église visible, — à encourager dans l’ordre philosophique l’esprit de la littérature moderne et l’émancipation des sciences et des opinions, — enfin, dans l’ordre politique, à favoriser l’indépendance des gouvernans, la nationalité des institutions religieuses, le développement du droit commun, l’avènement futur de la liberté civile. Toutes ces conséquences pouvaient résulter de l’adoption du principe dogmatique de la réformation, et elles ont été effectivement manifestées par les événemens. Le raisonnement les indique et l’histoire les confirme.


III

Ulrich de Hütten, ce guerrier spirituel qui devança la réforme par ses philippiques licencieuses contre la papauté, avait raison de s’écrier à l’aspect du mouvement universel : « O siècle ! les études fleurissent, les esprits se réveillent : c’est une joie que de vivre. » Le commencement du XVIe siècle dut être pour les esprits de cette trempe une de ces époques privilégiées où la pensée, sentant sa force, voit devant elle le trône du monde et se promet d’y monter ; mais ce n’est pas ainsi que leur temps et leur œuvre apparaissaient à ces esprits humbles et fiers, pleins de mélancolie et d’espérance, qui devaient tant faire pour ce monde en pensant à l’autre, et changer le royaume de la terre en cherchant le royaume des cieux. La place manquerait ici pour esquisser la vie de ces premiers réformateurs. Quelques années de celle de Luther, résumées en quelques pages d’après la partie publiée de l’ouvrage de M. Merle d’Aubigné, suffiront pour justifier cette vue générale de la réformation du XVIe siècle.

La vie de Luther est avant tout une vie spirituelle et religieuse. C’est dans l’intérieur de son âme que s’accomplissent peu à peu des révolutions qui provoquent ensuite dans la société des révolutions correspondantes. Ce n’est nullement l’observation raisonnée des circonstances contemporaines, ce n’est point la connaissance des dispositions des gouvernemens et des peuples, ni le dessein prémédité de changer la face du monde qui ont fait de lui le grand agitateur que l’esprit se représente dès que son nom est prononcé. S’il eut l’audace, l’orgueil, l’ambition du révolutionnaire, ce fut bien à son insu. Il crut et voulut être toute sa vie un docteur, un prédicateur, un chrétien ; mais sa foi entraîna ses œuvres après elle, et elle suffit pour lui donner la puissance de tout ébranler autour de lui.

« Il est vrai, dit Bossuet, qu’il eut de la force dans le génie, de la véhémence dans ses discours, une éloquence vive et impétueuse qui entraînait les peuples et les ravissait, une hardiesse extraordinaire quand il se vit soutenu et applaudi, avec une autorité qui faisait trembler devant lui ses disciples, de sorte qu’ils n’osaient le contredire ni dans les grandes choses ni dans les petites. » - Ce portrait est beau ; il est digne de Bossuet. Il est digne de cette élévation d’esprit qui lui tenait lieu d’impartialité. Sensible à la grandeur partout où il l’aperçoit, il se serait, à la vue de Luther, reproché la bienveillance, il se refusait peut-être à la justice ; il ne savait pas se défendre de l’admiration.

Mais ce portrait n’est pas complet. Luther est un véritable Allemand. Ce qui domine dans son esprit, c’est la méditation et l’imagination. Ses idées s’élèvent jusqu’à la sublimité, son langage descend souvent de la bonhomie à la grossièreté, de la verve à la violence. Il est rêveur et même un peu mystique, capable de réaliser sous forme d’apparition les fantômes de son esprit. En même temps il prend avec vivacité aux choses réelles de la vie. Ses sensations sont franches et fortes, et comme son goût n’est pas délicat, il ne choisit pas mieux ses plaisirs que ses expressions. C’est une nature puissante qui respecte en général les devoirs, rarement les convenances, et sa conduite a plus de dignité que ses propos ; sa condition et son tempérament luttent avec son génie. Longtemps agité et combattu, il ne parvint que par la force de la réflexion à se mettre en paix avec lui-même, et lorsqu’il se sentit l’âme en repos, sa sécurité dans sa foi le rendit indifférent aux ménagemens et aux réserves par lesquels de moins forts veillent à la décence de leur attitude et à la majesté de leur pensée. Animé et dominé par un enthousiasme intime, qui sanctifiait jusqu’à ses colères, il brava tout, dédaigna tout, maîtrisa tout ; son impétuosité eut de la persévérance, sa passion vit clair dans les choses, sa confiance absolue dans la vérité s’unit avec l’habileté et la prudence. Il fut même un grand politique en détestant la politique, et se conduisit, comme un homme d’état en croyant laisser faire le Saint-Esprit.

On sait qu’il était d’une pauvre famille. Son père était un bûcheron d’Eisleben en Saxe, et qui devint mineur dans les forges de Mansfeld. Élevé religieusement et durement, Luther passa par diverses écoles, où il étudiait en mendiant son pain. Enfin à dix-huit ans il entra à l’université d’Erfurt. Ni les sciences scolastiques ne satisfaisaient son esprit, ni la dévotion du temps ne contentait son cœur. On le destinait à la jurisprudence, mais il trouva une Bible qui l’émut profondément. Une maladie grave et la mort d’un jeune ami le tournèrent vers la vie monastique. Par là seulement il espéra calmer l’inquiétude de son âme ; il entra au couvent des ermites de Saint-Augustin d’Erfurt, et connut tous les tourmens, toutes les austérités du cloître. Mécontent de lui-même, troublé, repentant, il éprouvait cette anxiété que doit avoir traversée tout chrétien avant de trouver la paix, et il cherchait vainement sa régénération dans les rigueurs ascétiques destinées à éteindre le feu des passions. Il se croyait perdu devant Dieu et ne savait où reposer sa tête. C’est le vicaire-général des Augustins, Jean Staupitz, qui le premier lui dit de renoncer à d’impuissantes macérations et de se jeter dans les bras de Jésus-Christ. Jusque-là il ne connaissait Dieu que par la crainte. Il apprit à l’aimer en méditant le bienfait de la rédemption. Dans une maladie dangereuse, cette simple parole du Credo : Je crois la rémission des péchés, lui parut d’une telle douceur, qu’il connut par expérience cette puissance rassurante de la foi dont il a fait un dogme spécial. C’est pour l’avoir ainsi éprouvée qu’il devait un jour aller jusqu’à prétendre que pour être délivré, il suffisait au chrétien de croire que le péché lui était remis en Jésus-Christ.

C’est dans ces dispositions d’esprit qu’il fut nommé professeur à l’université de Wittemberg. Il y commença ses leçons de théologie par l’explication de l’épître aux Romains, c’est-à-dire de l’ouvrage où saint Paul expose de la manière la plus forte la doctrine de la foi justifiante. Appelé ensuite à la prédication, il fit de cette doctrine l’objet de ses sermons, et son éloquence obtint un succès populaire.

C’est à cette époque (1510 ou 1512) qu’il fut envoyé à Rome pour les affaires de sa communauté. Sa dévotion fut un peu surprise de la liberté de propos des Italiens. Leurs mœurs élégantes et faciles étonnèrent la simplicité d’un moine élevé dans l’austérité d’une humble pauvreté. Il revint peu édifié, mais gardant sa fidélité générale au saint-siège, quoiqu’il Rome même le dogme de la justification en Jésus-Christ eût pris encore dans son esprit plus de clarté et de puissance et fût devenue la pensée dominante de sa vie. À son retour à Wittemberg, il fut reçu docteur. Enhardi par ce titre, il commença véritablement la prédication des idées réformatrices. Ses sermons sur les dix commandemens ont été publiés sous le titre de Déclamations populaires. Ils sont encore catholiques, en ce sens qu’ils ne contiennent aucune agression contre l’église et ses croyances ; mais l’esprit théologique du protestantisme y respire. L’autorité de L’Écriture et le salut par la foi s’y retrouvent à chaque page. « Je préfère aux scolastiques les mystiques et la Bible, » écrivait Luther, et il publiait un écrit anonyme d’un mystique allemand. Son talent et sa doctrine commençaient à faire du bruit. Ses correspondances s’étendaient. Il s’efforçait de convertir pleinement à ses idées le célèbre Erasme, qui les avait effleurées en attaquant les préjugés et l’ignorance des moines, et dont avec toute l’Europe il admirait la science et le génie. Erasme était le Voltaire de son siècle, mais un Voltaire discret et prudent, qui cherchait la louange, évitait les contradictions et désirait la renommée en craignant le bruit. Bientôt Luther devait le dépasser et l’offenser. Dès ce moment, il autorisa un de ses disciples, Bernard de Feldkirchen, le premier des ministres de l’Évangile qui se soit marié, à soutenir des thèses où les nouveaux principes sont explicitement professés. Enfin il publia lui-même quatre-vingt-dix-neuf propositions qu’on peut appeler le premier manifeste de la réforme. On n’en saurait douter en lisant des propositions telles que les suivantes : — L’homme ne peut que vouloir et faire ce qui est mal. — La volonté laissée à elle-même n’est pas libre, mais captive. — L’unique préparation à la grâce est l’élection et la prédestination éternelle de Dieu. — Il n’y a point de vertu morale sans orgueil et sans tristesse, c’est-à-dire sans péché. — Nous ne devenons pas justes en faisant ce qui est juste ; mais étant devenus justes, nous faisons ce qui est juste. -Celui qui dit qu’un théologien qui n’est pas logicien est un hérétique et un aventurier tient un propos aventurier et hérétique. — Aristote est à la théologie ; comme les ténèbres à la lumière.

Ces thèses dirigées contre ce que les protestans appellent le pélagianisme et le rationalisme scolastiques, Luther s’apprêtait à les soutenir ou faire soutenir à Wittemberg, à Erfurt et dans les diverses universités d’Allemagne, lorsqu’on vertu d’une bulle du pape Léon X, contre-signée par le docte et facile Sadolet, le dominicain Jean Tezel, inquisiteur de la foi, vint prêcher en Saxe une indulgence plénière aux fidèles qui contribueraient de leurs aumônes à l’achèvement de la basilique de Saint-Pierre. Cela se passait au mois d’octobre 1517, et la veille de la Toussaint, Luther affichait à la porte d’une église de Wittemberg, où une grande affluence de pèlerins venait adorer des reliques, quatre-vingt-quinze thèses ou propositions contre la doctrine des indulgences.

C’est de ce moment qu’on date le commencement de la réformation, et l’on a raison de dire que la question des indulgences fut l’occasion des premières hostilités ; mais on va plus loin, et l’on conclut que cette querelle fut la cause de la réforme. Ainsi le voyageur qui s’arrête avec tous les transports d’une admiration classique devant Saint-Pierre de Rome pourrait se dire que ce magnifique monument coûte à la papauté plus d’un tiers de son empire, et que si un Médicis n’avait aimé le luxe des arts au point de se ruiner pour couronner l’œuvre de Bramante et de Michel-Ange, l’hérésie n’eût point morcelé le royaume du prince des apôtres. Ces rapprochemens peuvent être piquans, et ils ne sont pas absolument sans vérité ; on ne saurait cependant tout ramener à cette unique explication, pas plus qu’on ne doit attribuer la levée de boucliers de Luther au mécontentement de son couvent, privé de l’honneur de prêcher les indulgences. Voltaire n’a pas manqué de dire : « Quand on eut donné aux dominicains cette ferme en Allemagne, les augustins, qui en avaient été longtemps en possession, furent jaloux, et ce petit intérêt de moines dans un coin de la Saxe produisit plus de cent ans de discordes, de fureurs et d’infortunes chez trente nations. Vous n’ignorez pas que cette grande révolution dans l’esprit humain et dans le système politique de l’Europe commença par Martin Luther, que ses supérieurs chargèrent de prêcher contre la marchandise qu’ils n’avaient pu vendre. » Permis à Voltaire de parler ainsi ; mais dans un autre langage Bossuet ne dit-il pas un peu la même chose ? « Qui ne sait, lisons-nous dans l’Histoire des Variations, la publication des indulgences de Léon X et la jalousie des augustins contre les jacobins qu’on leur avait préférés en cette occasion ? Qui ne sait que Luther, choisi pour maintenir l’honneur de son ordre, attaqua premièrement les abus que plusieurs faisaient des indulgences et les excès qu’on en prêchait ? »

Ces expressions d’ailleurs sont remarquables, — des abus, des excès ! La probité de Bossuet ne lui permet pas de méconnaître qu’il y eût lieu à réforme, et tel est en effet le point de vue de l’éloquent historien, suivi en cela par l’abbé Fleury ou plutôt par son continuateur. L’Histoire des Variations débute par cette remarquable phrase : « Il y avait plusieurs siècles qu’on désirait la réformation de la discipline ecclésiastique. » C’est d’un seul mot donner raison, non assurément au luthéranisme, mais au principe d’une certaine réforme.

Les Bossuet de notre temps ne font plus de ces aveux. Ouvrez l’histoire de l’église que l’on recommande aujourd’hui ; le même récit commence par ces mois dans M. l’abbé Rohrbacher : « En 1517, l’église de Dieu se voyait dans une position bien mémorable ;… » et ces mots sont suivis du tableau le plus brillant de l’état de l’église à cette époque, en sorte qu’elle aurait chancelé au moment même de sa perfection. Aussi le même écrivain, qu’une grande partie du clergé préfère maintenant à Fleury, et, j’en ai peur, à Bossuet, n’explique-t-il pas comme ce dernier la naissance de la réforme : « Sous ce rapport, dit-il, l’Histoire des Variations est à rectifier. » On sait que M. Rohrbacher est l’auteur d’une Histoire universelle de l’Église, consacrée à la glorification de l’infaillibilité pontificale. Il ne concède rien sur ce point, excepté quand il voit le pape Adrien VI avouer à la diète de Nuremberg la corruption de la cour de Rome ; il ne lui reconnaît d’autre tort que de confesser des torts. D’ailleurs point d’excès, point d’abus, point de réforme. Il soutient intrépidement ces doctrines absolues d’autorité si bien venues aujourd’hui et toujours d’un si funeste présage pour les causes spirituelles qu’elles défendent. Son immense ouvrage, composé avec une célérité qui ressemble à l’improvisation, est important, comme profession de foi d’une école qu’on dit près d’être dominante ; mais le système de cet historien ne permet de rapporter la réformation qu’à l’inspiration directe du démon, et, suivant M. Rohrbacher, Luther n’a cru, dans son imagination germanique, voir si souvent Satan auprès de lui que parce que Satan l’obsédait en effet, et le dominait dans les momens mêmes où il ne se laissait plus apercevoir. Dans ce système, le protestantisme serait l’œuvre gratuite et spontanée de l’esprit du mal. Il faut des explications pour les intelligences de toutes les tailles[2].

Les jugemens divers que nous avons rapportés sur l’origine de la réformation nous donnent deux points de vue principaux, dont aucun ne doit être écarté. Si l’on remonte, en suivant M. Merle d’Aubigné, aux premiers enseignemens de Luther et de Mélanchton en Saxe, de Zwingle et d’Ecolampade en Suisse, de Lefèvre et de Farel en France, même de Bilney et de Latimer en Angleterre, on trouve une conception dogmatique passée à l’état de croyance religieuse : c’est la doctrine absolue du salut gratuit conduisant à une certaine interprétation de l’Écriture, doctrine qui ne pouvait s’accréditer sans modifier la religion même et l’église, en ébranlant la tradition et la constitution catholique. Supposé que la réformation n’eût été que cela, ou fût venue dans un temps où elle n’aurait pu être autre chose, l’événement purement religieux n’eût pas laissé de bien grands résultats ; il y aurait eu parmi les hommes une doctrine, une secte de plus, peut-être étouffée par la force et usée par le temps, ou subsistant obscurément sur quelques points de la terre, comme jadis les Vaudois ou les Lollards, comme les églises jansénistes qu’on voit encore en Hollande. Si au contraire le mouvement du XVIe siècle s’était réduit à une agression contre le régime ecclésiastique motivée par des abus, provoquée par de justes ressentimens, secondée par la renaissance des sciences et des lettres, une partie des conséquences sociales et politiques de la réforme se serait encore réalisée ; l’église romaine aurait même perdu quelque chose de sa puissance et retouché quelques-unes de ses institutions, mais il n’y aurait pas d’églises réformées, et le protestantisme ne serait pas aujourd’hui une religion.


IV

C’est du moment où Luther s’éleva contre les indulgences que la réforme, cessant d’être une affaire de pure spiritualité, devint ce qu’on peut appeler une chose du siècle. La doctrine se fit événement. Le feu prit de proche en proche à toutes ces mines que forment les mécontentemens accumulés sous la pression des pouvoirs excessifs. Les idées et les ressentimens, les lumières et les liassions, la foi et la moquerie, l’esprit et la colère, tout ce qui avait été blessé, indigné, étouffé pour le bien comme pour le mal, éclata presque en même temps, et l’explosion fut irrésistible. Le monde prit l’aspect révolutionnaire.

Ce dernier mol était inconnu de Bossuet ; mais il comprenait parfaitement la chose, et il la peint de main de maître. Seulement il ne faut pas lui demander de faire aux révolutions leur part légitime. En toutes choses, Bossuet est un pur conservateur. Il est de ceux qui aiment et défendent admirablement l’ordre établi quand il est bon, et qui, lorsqu’il ne l’est pas, le défendent encore parce qu’il est l’ordre et qu’il est établi. Telle fut sa constante politique, et il l’applique avec d’autant plus d’empressement à l’église, que l’église est pour lui l’ordre suprême. N’espérons donc pas désormais qu’il ménage beaucoup Luther, ni même qu’il s’abaisse à le pleinement comprendre. Le peu de mots que nous avons cités de son Histoire des Variations épuisent à peu près la mesure des concessions que sa sagesse arrache à son zèle. Luther et la plupart des chefs de la réforme ne sont par la suite que des hérésiarques à qui il n’arrive plus d’avoir raison. Bossuet donne bien quelques regrets à la réforme modérée, vœu des saint Bernard, des d’Ailly, des Gerson. « Il y avait, dit-il, deux sortes d’esprits qui demandaient la réformation : » les uns, vraiment pacifiques, qui la proposaient avec respect ; au milieu des abus, ils admiraient la Providence qui savait, selon ses promesses, conserver la foi de l’église ; mais il y avait des esprits superbes qui, « frappés des désordres qu’ils voyaient régner dans l’église,… ne croyaient pas que les promesses de son éternelle durée pussent subsister parmi ces abus. » Rien ne pouvait arracher les uns de l’unité, les autres ne respiraient que la rupture. Bossuet se trouve ici dans un milieu qui nous est connu. Ce qu’il vient de dire se peut répéter de toute révolution. Il n’en est guère qu’on ne pût prévenir ou retarder par une réforme partielle et modérée. Les esprits pacifiques la souhaitent, cette réforme, ils la conseillent, mais ils ne la font pas. Ils en tolèrent, comme il dit, humblement le délai ; puis, le délai passé, arrivent les esprits superbes, et la réforme devient révolution. C’est un malheur et souvent pis qu’un malheur ; mais les choses humaines marchent aussi par cette voie. Sans ces esprits superbes qui ne craignent pas les ruptures, où en serait le monde ? Entre autres choses, comment, après que son divin fondateur eut disparu de la terre, comment se serait établi le christianisme ? Sans doute bienheureux les pacifiques, mais aussi le royaume des deux est ravi par les violens. Seulement il y a superbes et superbes, violens et violens. Ces distinctions sont faciles en politique, quoique souvent méconnues. Il y a des constituans de 89, mais il y a des conventionnels de 93. De même il y a des protestans et des anabaptistes ; il y a Luther et Muncer, Mélanchton et Jean de Leyde. C’eût été trop prétendre que d’exiger que Bossuet tînt grand compte de ces nuances. L’évêque juge la réforme comme le politique jugeait la révolution d’Angleterre.

Dirons-nous quelque chose de cette opinion sans nuance qui met tout le mal d’un côté et tout le bien de l’autre ? Dans son sens, M. Merle d’Aubigné s’en rapproche quelquefois, malgré de louables efforts pour y échapper ; dans un autre sens, M. Rohrbacber s’y jette et s’y complaît. Si l’un ou l’autre avait raison, il est plus que douteux que le catholicisme se fût maintenu, ou que le protestantisme se fût jamais établi.

Cet établissement si rapide et si durable suppose au moins l’existence de grands abus dans l’église du XVIe siècle. Pour les nier, on recourt à un artifice, ou plutôt on commet une méprise qu’il faut signaler. On expose sur les points attaqués la doctrine de l’église telle qu’elle a été établie dans les meilleurs conciles, telle que le concile de Trente lui-même, éclairé par le danger, l’a rédigée et quelquefois rectifiée, telle enfin que d’éminens docteurs ont su la concevoir et l’écrire. Puis on suppose qu’elle était ainsi comprise et précitée dans toutes les églises et tous les couvens du XVIe siècle, et l’on triomphe aisément de l’exagération et de l’injustice des attaques. Bossuet lui-même n’est pas exempt de cette méprise. Il présente et discute les doctrines dans ce langage mesuré et sensé qu’il employait avec Leibnitz pour lui montrer qu’on pouvait s’entendre, qu’il adressait à Turenne pour lui rendre sa conversion facile, et le lecteur est alors confondu que des choses si simples, au moins si plausibles, aient pu susciter une si injurieuse agression. Mais, encore une fois, tous les interprètes de la religion ne sont pas des Bossuet, et l’église du commencement du XVIe siècle n’était pas l’église de France de la fin du XVIIe. On sait combien la réforme a moralement amélioré le clergé catholique. Pour nous borner à la question des indulgences, origine de la querelle, on peut concevoir que, puisque dans la confession, l’église, pour remettre les péchés, exige, outre le repentir et la contrition, l’accomplissement de quelques peines qui en sont les signes extérieurs, le saint-siège, dans certains cas, substitue d’autres pratiques aux pénitences ordinaires, et décrète que le pécheur sincèrement repentant qui s’imposera les unes sera exempté des autres. Or c’est là proprement l’indulgence, et dans ces limites, où serait le scandale ? Outre qu’il est singulier, peut-être dangereux pour la discipline morale de faire pénitence pour des péchés à venir, un inconvénient est fort à redouter : c’est que les masses crédules et passionnées à qui l’on remet par avance la peine temporelle du péché entendent qu’on leur remette le péché lui-même. Si cette peine est une aumône recueillie par les soins du prédicateur d’indulgences, celui-ci semble vendre et le pécheur acheter l’absolution. Si le produit de ces dons doit être rendu au saint-siège pour une œuvre un peu mondaine, mais qui lui tienne autant à cœur que la construction de Saint-Pierre de Rome, comment empêcher que des émissaires zélés qui désirent faire preuve de dévouement et de succès ne tolèrent ou même n’encouragent les illusions superstitieuses qui réduiraient la pénitence à un trafic ? Enfin, comme les peines du purgatoire sont temporaires, on peut finir par les assimiler aux peines temporelles, c’est-à-dire extérieures et disciplinaires, et moyennant quelques pratiques matérielles, quelques redevances pécuniaires, le pape semblera revêtu envers les fidèles ou leurs parens, car tout est réversible, d’un droit de grâce au-delà de ce monde, et passera pour leur remettre avec autorité, avant même le péché commis, une portion déterminée du temps d’épreuve réservé au pécheur que la mort traduit devant Dieu. Et cette doctrine dangereuse, rarement avouée par le clergé de France, mais admise ailleurs, engendrera des erreurs, des illusions funestes à toute vraie morale, et que n’ont pas moins souffertes ou professées les prédicateurs d’indulgences de la fin du moyen âge. De là les abus que Rome n’a pu ignorer ; mais elle n’a rien fait pour y mettre un terme ;

Ces excès, il faut en convenir, étaient bien propres à servir la doctrine de la justification par la foi. Avec quelle ardeur Luther, témoin de ces applications exorbitantes du principe des œuvres satisfactoires, dut tomber de nouveau sur ce principe et demander que l’on jugeât l’arbre à ses fruits ! Ce n’est pas une manière bien sévère ni toujours bien légitime de raisonner ; mais c’est une des plus spécieuses, des plus persuasives, des plus entraînantes pour celui qui s’en sert et pour ceux avec qui l’on s’en sert. Luther, armé de cette argumentation, dut sentir se doubler sa conviction et son influence. Pour allumer l’incendie, ses adversaires eux-mêmes lui avaient mis la torche à la main.

Dans cette guerre aux abus de la cour de Rome, et bientôt à la cour de Rome elle-même, il avait pour le soutenir au dedans l’Écriture et sa loi. Pour l’appuyer au dehors, il avait des savans, dont le premier fut Mélanchton, qui n’était pas prêtre, et qui vint par les lettres au nouvel évangile. Il avait des princes, dont, le premier fut l’électeur de Saxe, Frédéric le Sage, le prince le plus considérable de l’empire et le chef de cette maison qui a donné des héros à la réforme. Il eut bientôt un peuple, et c’était le peuple saxon, qui unissait un certain mouvement intellectuel à la simplicité des mœurs et la faculté de raisonner au besoin de croire. Le premier combat de Luther fut contre Tezel. Il le dénonça en chaire et institua contre les indulgences une controverse réglée. Tezel répondit en faisant brûler les thèses de Luther, qui brûla les siennes et le força à se replier sous la protection de l’autorité romaine. C’est alors qu’un maître du sacré palais publia une première réfutation dédiée à Léon X. Le débat fut porté de la question des indulgences sur celle de l’autorité infaillible ; mais la prudence de Rome imposa silence à son défenseur.

En Allemagne, la guerre ne cessait pas. Les adversaires se succédaient et ne faisaient qu’animer l’ardeur du réformateur. Il avait ce don nécessaire aux hommes qui doivent changer le monde, le don d’être excité par la contradiction et enhardi par l’obstacle. Il rebondissait pour ainsi dire au moindre choc. Ainsi, après une dispute publique à Heidelberg, il fit un résumé de ses doctrines qu’il adressa à son supérieur, l’évêque de Brandebourg, et au pape lui-même. Il cherchait un débat solennel ou même un jugement dont il pût appeler. Le pape le déféra à une cour ecclésiastique qui le somma de comparaître à Rome dans soixante jours. Si l’on eût persisté dans cette manière de procéder, on le mettait dans un mortel embarras. Faire défaut eût été une faiblesse, comparaître une témérité que l’exemple de Jean Huss rendait insensée ; mais le légat du pape à la diète germanique obtint le renvoi de l’affaire en Allemagne, avec pouvoir de requérir l’assistance de l’empereur Maximilien et des autres princes de l’empire. Luther fut cité à l’assemblée d’Augsbourg. Cette fois encore le souvenir du concile de Constance, où le sauf-conduit impérial n’avait préservé personne ni des fers ni de la mort, aurait effrayé un moins intrépide. Luther n’hésita pas, il partit. On attendait de lui une rétractation, au moins un acte de soumission. Il demanda de quoi il était accusé, et ne promit de se soumettre que s’il était convaincu d’erreur. Le convaincre, c’était discuter, et discuter, c’était abaisser l’autorité apostolique. Le légat Cajetan, homme savant et modéré, ne put s’empêcher de discuter un peu, tout en protestant contre le débat. Luther répondit. Cette lutte était déjà un immense événement, et l’impression qu’elle produisit fut profonde. Luther avait la supériorité de la science et du talent. Il montra de l’assurance et de la mesure, ce qui ne lui manquait guère dans les circonstances solennelles. Le légat termina la quatrième conférence par ces mots : « Rétracte-toi, ou ne reviens pas. » Luther sortit, et ne revint pas.

Ainsi ce grand procès n’avait rien produit. C’était une réelle victoire pour un simple moine - mis en présence de la papauté et de l’empire. Dans l’état des esprits, toute controverse servait les réformateurs. La nouveauté était pour eux. Pour eux, ils avaient l’originalité de leurs études et de leurs pensées, et cet enthousiasme communicatif qu’inspire la découverte récente de ce qu’on croit la vérité. Il est remarquable que dans toute cette querelle la liberté de citer et de discuter l’Écriture en public fut habituellement regardée comme un avantage pour la réforme et un échec pour l’église. Il régnait d’ailleurs en Allemagne une répugnance assez générale pour l’emploi des moyens violens, et le caractère du légat ne le portait pas à la persécution. Il était modéré, et parut indécis. Luther triomphait. « Ma plume est prête, disait-il, à enfanter de plus grandes choses. Je ne sais moi-même d’où me viennent ces pensées. À mon avis, l’affaire n’est pas même commencée. » La cour de Rome, mal satisfaite de son légat, publia du moins une bulle où la doctrine des indulgences était maintenue dans tous les points attaqués, tandis que Luther, dans la chapelle du Corps-du-Christ à Wittemberg, en appelait du pape au concile général.

Cependant il protestait encore contre toute idée de séparation, il consentait même à laisser tomber la dispute, pourvu qu’oïl ne la relevât pas ; mais l’empire de ses idées s’était déjà trop étendu pour que son silence rétablît la paix. De toutes parts, on s’élevait pour ou contre lui. Une dispute publique, provoquée par ses adversaires, eut lieu à Leipzig, et là, entre docteurs et la dialectique aidant, les opinions se déployèrent avec plus de liberté. Comme il arrive souvent, le débat amena chaque parti à se prononcer avec plus de netteté et de hardiesse, et donna au réformateur lui-même une conscience plus distincte de la portée de ses principes et de la grandeur de son entreprise. On dit que de ce jour il se sentit dans son cœur affranchi de l’obédience romaine.

Les conséquences de la réforme se développent rapidement. Des points de discipline, comme le célibat des prêtres, sont débattus, et ces sortes d’innovations touchent plus la foule que les plus grandes témérités dogmatiques. Le saint-siège sent qu’il ne peut se taire plus longtemps, et le 15 juin 1520 une bulle célèbre ordonne de brûler les écrits de Luther ; s’il ne les brûle lui-même, elle le condamne comme hérétique, ainsi que ses adhérens, avec ordre de saisir leurs personnes et de les conduire à Rome. Ce coup d’autorité agite toute l’Allemagne. Le bûcher s’élève dans plusieurs villes pour consumer les œuvres de l’hérésie, et semble menacer les hérétiques. Quelques mesures de police et de répression annoncent que le pouvoir se réveille, et le nouvel empereur Charles-Quint se montre disposé à soutenir l’église orthodoxe. Néanmoins le 10 décembre on dresse près d’une porte de Wittemberg, en présence de l’université de cette ville, un échafaud chargé d’écrits publiés en faveur de Rome ; un maître ès-arts y met le feu, et Luther jette de sa main la bulle du pape dans les flammes. Il soutient cet acte d’audace par des écrits audacieux. Désormais la révolte contre Rome est ouvertement prêchée. Elle se propage dans tous les rangs, et quand le 28 janvier 1521 Charles-Quint réunit à Worms la première diète de l’empire qu’il ait présidée, il peut voir qu’il n’est plus dans le royaume de Ferdinand le Catholique, et que la politique doit compter avec ce qui est tout autre chose qu’une rébellion.

Le tableau de la diète de Worms, dans l’ouvrage de M. Merle d’Aubigné, forme, je crois, avec le récit de celle d’Augsbourg, les deux plus beaux morceaux de son histoire. Tout y est peint vivement et clairement expliqué. Le récit est dramatique, et cependant l’auteur, en racontant, garde une mesure et une justesse d’appréciation auxquelles on voudrait qu’il ne manquât jamais. Nous renonçons à donner même une courte analyse des débats de ces congrès d’une nouvelle sorte, où s’agitaient les destinées de l’Europe chrétienne. Une seule chose nous frappe, c’est la lenteur systématique avec laquelle tous les partis conduisirent cette grande contestation. La crainte d’une rupture, et après la rupture, d’une guerre de religion, semblait peser sur toutes les âmes. Je trouve que cette obstination patiente à maintenir autant que possible la querelle dans la sphère spirituelle fait grand honneur à la consciencieuse Allemagne. À Worms, devant une assemblée de rois, Luther se fit écouter. Tantôt ménagé, tantôt menacé, il partit sans qu’on essayât rien contre sa personne ; il était en sûreté, quand l’empereur rendit un édit contre lui, sans se montrer d’ailleurs fort empressé de le faire exécuter. Luther avait été mystérieusement enlevé en traversant les forêts de la Thuringe et transporté dans le château de Wartbourg, où il resta neuf mois retenu, ou plutôt caché sous le nom du chevalier George. Dans cette prison, que la protection de l’électeur de Saxe lui ouvrait comme un asile, il conserva la liberté d’écrire, et ne cessa pas de diriger le mouvement du dehors par ses lettres et ses livres, ses exhortations et ses commandemens.

Quand il reparut, quand, malgré les supplications de l’électeur et quoique mis au ban de l’empire, il quitta sa retraite, appelé par le désordre qui éclatait de toutes parts, il n’éleva la voix que pour rétablir la paix, car il n’aurait voulu qu’une agitation spirituelle. Ses ennemis n’osèrent rien de sérieux contre lui, et il s’opposa longtemps à tout emploi de la force dans l’intérêt de sa cause. Ennemi de la sédition et de la violence, il osa se retourner contre l’extrême gauche de son parti ; il condamna les excès des anabaptistes avec sa vigueur ordinaire. Intolérant même pour les doctrines des sacramentaires, qui réduisaient les paroles de la Cène au sens figuré, tant il était loin de pousser au rationalisme philosophique, il refusa de s’associer aux efforts des réformateurs helvétiques, recommandables tout au moins par leur sincérité et leur courage. Il montra cette force rare de savoir s’arrêter dans une révolution sans reculer d’un pas. Charles-Quint, absent d’Allemagne, commençait à s’indigner que l’édit de Worms ne fût pas exécuté. Il envoya aux deux diètes qui se réunirent à Spire l’ordre de le mettre en vigueur. La première temporisa, la seconde obéit ; mais cinq princes et quatorze villes protestèrent contre la décision de la majorité. Le protestantisme fut déclaré, l’Allemagne divisée en deux camps. De là les deux Allemagnes que nous voyons encore. Cette division ne fut pas d’abord la guerre, mais un antagonisme d’où résulta pour un temps une certaine liberté religieuse. Une lutte de négociations remplaça le conflit des doctrines. La diète d’Augsbourg fut un congrès de pacification. La fameuse confession écrite par Mélanchton n’était qu’une tentative d’accommodement. Peu s’en fallut qu’on ne la vit acceptée par les représentans du catholicisme. Il fallut que la cour de Rome intervint pour y mettre ordre, et cette fois encore on se sépara sans rien terminer, mais sans courir aux armes.

Plus de quinze années s’écoulèrent, pendant lesquelles les royaumes de Suède et de Danemark devinrent luthériens, avant que les princes protestans missent leurs troupes en campagne. À cette époque, Luther était mort (1546) ; il ne vit point la guerre religieuse en Allemagne. Jamais il ne l’avait désirée, et quand il avait approuvé la ligue définitive formée à Smalkalde par les princes protestans, son hésitation et sa répugnance montrèrent assez que sa vraie pensée était dans ces paroles d’un de ses sermons : « Je veux prêcher, je veux parler, je veux écrire ; mais je ne veux contraindre personne, car la foi est une chose volontaire. Voyez ce que j’ai fait : je me suis élevé contre le pape, les indulgences et les papistes, mais sans tumulte et sans violence. J’ai mis en avant la parole de Dieu, j’ai prêchée, j’ai écrit ; je n’ai pas fait autre chose. Et tandis que je dormais, ou qu’assis familièrement à table avec Amsdorff et Mélanchton, nous buvions en causant de la bière de Wittemberg, cette parole que j’avais prêchée a renversé le papisme, tellement que jamais ni prince ni empereur ne lui ont causé tant de mal. Je n’ai rien fait ; la parole seule a tout fait. Si j’avais voulu en appeler à la force, l’Allemagne eût été peut-être baignée dans le sang ; mais qu’en fut-il résulté ? Ruine et désolation pour l’âme et pour le corps. Je suis donc resté tranquille, et j’ai laissé la parole elle-même courir le monde. » Bossuet, à propos de ce passage, ne remarque que l’extravagance de Luther à vanter son pouvoir. Ainsi le génie ne sait pas toujours être clairvoyant contre sa propre cause, et cette fois le grand écrivain méconnaît le grand homme.

Arrêtons-nous ici. La partie publiée de l’histoire de M. Merle d’Aubigné ne dépasse point l’année 1531. En Suisse, en France, en Angleterre, le mouvement qu’il décrit suivit une progression analogue, mais en général plus rapide et plus troublée ; la persécution et l’insurrection vinrent plus vite ; les supplices suivirent de plus près les argumens, et provoquèrent plus tôt les représailles ; la guerre civile ne tarda pas. Cependant en tout lieu le mouvement commença par un enseignement dogmatique, qui, de la discussion sur la valeur dos œuvres recommandées par Rome, conduisit à l’agression contre l’autorité, la tradition et la discipline romaine. Partout il y eut un développement méthodique de doctrine et une marche correspondante vers une complète indépendance. Ce mouvement était naturel, nécessaire, et il a produit en partie ces variations successives qui étaient dans la nature des choses et comme la condition de toute réforme qui ne se fait pas d’un seul coup.

V

Quelque admiration littéraire crue mérite en effet l’Histoire des Variations, on se prend à douter que le sublime écrivain se fût pleinement rendu raison du génie du protestantisme. Bossuet pense réduire la réforme au silence en lui prouvant qu’elle a varié. L’argument peut avoir sa force contre les prétentions de certains théologiens ou contre de certaines confessions de foi présentées comme l’expression complète et parfaite de la vérité, non comme l’acte d’adhésion commune d’une société de fidèles aux principes de leur croyance ; mais que prouve-t-on contre une hérésie quand on lui dit qu’elle a varié, comparée à l’église de Rome ? Si celle-ci se trompe, comme le veulent les hérétiques, que leur importe son inflexibilité ? Autant qu’on n’a pas démontré l’infaillibilité de l’église, la divinité de son institution actuelle, la présence non interrompue de l’esprit de Dieu dans son sein, sa perpétuité, contestable ou non, n’est qu’un fait historique, et les protestans, qui la contestent, pourraient l’admettre impunément. Voici pourquoi.

On dit, et avec raison : La vérité est perpétuelle, universelle, invariable, et l’on en conclut que tout ce qui n’est pas tel n’est pus la vérité. Soit, mais la vérité n’est qu’en Dieu, elle est Dieu même. C’est pour cela qu’on dit encore : La vérité est éternelle. — Sur la terre, parmi les hommes, ce qu’on appelle la vérité, c’est la connaissance de la vérité. Or peut-on dire que la connaissance de la vérité soit perpétuelle, universelle, invariable ? Non, assurément. On pourra le dire quand l’homme sera devenu infaillible. La connaissance de la vérité est, suivant les temps, les lieux et même les individus, plus ou moins parfaite, plus ou moins conforme à la vérité elle-même. La variation n’est donc pas le signe certain de l’erreur, elle n’est que le signe de l’imperfection de la nature humaine. Voilà ce dont tout le monde convient, au moins quand il ne s’agit pas de religion.

Cependant la religion elle-même est comme la vérité : elle est en soi, dans son objet, la vérité religieuse ou Dieu même ; elle est dans l’homme la connaissance religieuse, la connaissance de la vérité divine, une certaine connaissance de Dieu. Or dire que cette connaissance dans l’homme est parfaite, qu’elle est égale à son objet, qui l’oserait ? Comme connaissance humaine et imparfaite, la religion n’est donc pas rigoureusement invariable. Elle participe à la nature de l’être qui la conçoit dans son intelligence et qui la porte dans son cœur. Rien d’étrange alors qu’elle soit atteinte par les révolutions de l’esprit humain, qu’elle ait ses lumières et ses ombres, ses vicissitudes et ses progrès.

Tout ceci, je le sais, n’est entièrement vrai que de la religion philosophiquement comprise. La foi chrétienne nous en dit davantage, elle nous enseigne une révélation, c’est-à-dire que la vérité elle-même s’est montrée à la connaissance. Tous les chrétiens sont d’accord sur ce point : Dieu s’est révélé à l’homme. La vérité religieuse, en descendant sur la terre, a donc laissé après elle une vraie connaissance religieuse, et c’est la religion chrétienne ; mais elle aussi, parfaite dans son objet, elle ne le saurait être dans l’esprit de l’homme. Manifestée à travers la chair, exprimée en langage humain, encadrée dans les formes de notre intelligence relative et limitée, elle ne peut être en nous ce qu’elle est dans sa source divine. Elle se diminue, si j’ose ainsi parler, à notre mesure. Tout l’espoir, tout l’orgueil de notre foi ne peut que nous persuader, non pas que notre croyance est toute la vérité, mais qu’il y a vérité dans notre croyance. La grâce même ne transforme pas le fidèle d’une manière absolue. Jusque dans le saint l’homme reste, c’est-à-dire un esprit faible et un cœur fragile. Ce qu’on dit des saints se doit dire à plus forte raison de tous les hommes. Les chrétiens, même en possession de la vérité, ne sont pas infaillibles. Il suit que le christianisme peut être vrai sans que les chrétiens soient exempts d’erreur. C’est déjà une précieuse grâce que d’avoir reçu une croyance dans laquelle on est sûr que réside la vérité. Cette certitude, cette foi tout ensemble générale et limitée, est celle de plus d’un protestant. Elle serait celle de tout le monde, si, à côté des dogmes fondamentaux du péché, de l’incarnation, de la rédemption, ne se plaçait une foi particulière dans un témoignage toujours subsistant de la révélation chrétienne. La religion que le Christ a enseignée n’a pas été, comme d’autres connaissances de la vérité, confiée uniquement à la tradition plus ou moins fidèle de l’humanité. Le dépôt en a été divinement placé, — suivant les protestans, dans le texte des Écritures, — suivant les catholiques, dans une hiérarchie interprète inspirée des Écritures. Là est le point de dissidence profonde, et la cause de l’impuissance commune des catholiques et des protestans à se convaincre réciproquement.

Cependant l’autorité de l’Écriture pour les uns, l’autorité de l’église pour les autres, réduit sensiblement, mais ne supprime pas les sources d’erreur ni le principe des variations. Seulement ces variations, attachées à la nature de l’esprit humain, doivent être plus rares dans la constitution catholique, quoiqu’on ne puisse réussir à prouver qu’il n’y en ait jamais eu. Elles sont naturelles, elles sont inévitables dans le protestantisme. Là, le fidèle n’est mis pour ainsi dire en contact avec la vérité que par l’intermédiaire des Écritures. Ces Écritures inspirées sont conçues dans le langage de l’homme, lues par des yeux d’homme, comprises par une intelligence humaine, et la parole tombe dans une âme dont la religion ne nous dissimule pas les infirmités. La foi en Jésus-Christ, suivant les protestans, donne le salut, elle ne donne pas l’infaillibilité. C’en est assez pour les pénétrer d’amour envers la suprême bonté et pour calmer les tourmens de leur esprit, mais pas assez pour les élever à une conception totale et à une expression définitive de la vérité chrétienne. La parole de Dieu nous a été donnée pour nous justifier, non pour nous illuminer de la vision céleste. Il s’agit de salut et non pas de science, d’effacer le péché et non de transformer l’intelligence, et par conséquent les variations de doctrines qui se produisent nécessairement, les différences d’organisation, de langage et même de dogmes, qui ne portent point atteinte à ce dont il est dit : Unum est necessarium, peuvent être des preuves de la politesse ou de la mobilité de l’esprit des chrétiens, mais nullement de la fausseté du christianisme.

Voilà la défense qui peut être opposée du côté des protestans au plus commun reproche de leurs adversaires. Et ce qui prouve que ce reproche est loin d’avoir tant de gravité, c’est que le protestantisme est resté une religion. À entendre nos apologistes, cette instabilité perpétuelle devrait affaiblir la foi, lui interdire la durée avec l’uniformité, la briser, la broyer en quelque sorte en fragmens impalpables, et pulvériser le ciment et la pierre de l’église du Christ. Cela devrait être, mais cela n’est pas. On reconnaît dans son action sur le monde une religion à de certains caractères. Il faut d’abord qu’elle produise pleinement sur l’âme humaine le double effet de satisfaire la raison et d’exciter l’imagination, de réaliser ce mélange de sécurité et d’exaltation qui ne paraît résulter d’aucune science et d’aucune croyance humaine. Il faut encore et surtout qu’elle soit pour la conscience la règle et la sanction sacrée des devoirs, et qu’opposant une armure merveilleuse aux traits des passions, elle divinise en quelque sorte la morale. Il faut enfin qu’elle s’empare assez puissamment de l’esprit de la société pour lui commander un respect général et durable, et pour la dominer comme une loi invisible qui confirme et protège toutes les autres lois. C’est par ces caractères spirituels, moraux et politiques qu’une religion diffère d’une science, d’une philosophie, d’une institution, choses avec lesquelles cependant elle a quelques analogies. Eh bien ! à tous ces titres, par tous ces caractères, le protestantisme est une religion, et j’ajouterai que du consentement universel il est un christianisme.

Chercher sincèrement et selon ses lumières sa foi dans l’Écriture, c’est, j’en conviens, un libre examen, et le libre examen peut entraîner à tout, j’en conviens encore. Il est possible qu’en le pratiquant dans de certaines dispositions, avec de certaines facultés, quelques esprits soient conduits à trouver dans l’Écriture des raisons de ne pas croire à la divinité de la religion qu’elle enseigne. Le libre examen peut produire des libres penseurs ; j’avoue qu’il en a produit parmi les protestans, mais certes pas en plus grand nombre qu’il ne s’en est montré parmi les catholiques, et c’est notre église qui a nourri dans son sein les plus célèbres ennemis de la foi. En second lieu, des conséquences possibles ne sont pas des conséquences nécessaires. De ce que la lecture des livres sacrés peut engendrer des incrédules, il ne s’ensuit pas qu’elle soit une école d’incrédulité. D’abord ce n’est pas à cette fin que les réformés prescrivent cette sainte lecture. C’est en général au nom de la foi, c’est en vertu d’une foi antérieure qu’ils recommandent l’étude des deux Testamens. Ils pensent que la foi par là se développe et se fortifie, et que c’est dans ce commerce avec l’esprit révélateur que s’accomplit éminemment cette inspiration surnaturelle qui rend l’homme croyant et justifié, en un mot le miracle de la grâce, le seul miracle à vrai dire qu’ils admettent depuis les temps apostoliques. Maintenant, que l’esprit humain, flexible et changeant, puisse être affecté diversement par les mêmes pensées et les mêmes recherches, qu’il puisse dériver l’incrédulité de la source où il devrait puiser la foi, on sait que le vent de la grâce souffle où il lui plait. Eriger les résultats éventuels en résultats inévitables, ou, comme je l’ai dit, des conséquences possibles en conséquences nécessaires, est une des exagérations, tranchons le mot, un des sophismes les plus usités en théologie comme en politique. Par opposition à cette logique étroite qui falsifie les faits et réduit la religion à une science abstraite où il ne s’agirait que de principes et de conséquences, considérons plutôt les croyances dans l’âme humaine, et voyons dans la religion un état intérieur de l’humanité. Il n’y a point dans cette vie de religion en dehors de l’homme religieux. Avant tout, la conscience et le salut des individus, voilà ce qui importe ; le reste n’est que de la dialectique sur le papier. Or la nature humaine est telle qu’une certaine diversité dans la foi est loin d’en affaiblir l’empire. Lorsque toutes les sortes d’esprits et de caractères peuvent rencontrer dans le même ensemble de textes, de faits et d’idées, des motifs différens, mais appropriés à leurs besoins, de se donner une règle religieuse et morale, lorsque sans contrainte et sans formulaire on peut à son gré se soumettre par déférence pour la tradition ou par respect pour l’église établie, par l’étude rationnelle d’un texte ou par cette action intérieure et mystique qui est plus proprement l’inspiration, la foi en est souvent plus sincère, plus intime, plus fervente, plus générale. Ces variations tant accusées sont peut-être des liens qui rattachent un plus grand nombre d’appelés au centre de l’Evangile. L’uniformité rigoureuse des symboles en est peut-être altérée, mais la somme de piété en est accrue. Divine dans son origine, la religion est humaine dans l’homme, c’est-à-dire comme croyance et comme sentiment. À ce titre, elle comporte toutes les diversités de notre nature. Celles-ci sont tellement puissantes, tellement indestructibles, que l’inflexibilité même, ou réelle ou prétendue, du catholicisme les admet en une certaine mesure.

Dans les jours heureux de l’église, aux siècles qui ont précédé le nôtre, la variété des églises nationales ouvrait un large champ à l’inquiétude de la pensée religieuse. Le temps n’est pas loin où l’on eût assurément noté plus de différence entre un catholique français et un catholique espagnol qu’entre quelques-unes des sectes qui divisent l’Angleterre. Dans le même pays, on pouvait d’un diocèse à l’autre changer d’enseignement, et, sous quelques rapports, de liturgie et de discipline morale. Des ordres nombreux, mais tous respectés, étaient animés d’esprits différens. L’élève de l’Oratoire entendait d’autres leçons que l’élève des jésuites. Le janséniste, le gallican, le sulpicien, le moliniste, représentaient des nuances assez marquées pour ressembler à des sectes diverses. Quand Pascal dit que l’inquisition et la société de Jésus sont les deux plus grands ennemis de la vérité, lorsqu’il tient pour condamné dans le ciel ce que condamne son livre condamné à Rome, quand M. de Maistre déclare Bossuet protestant, s’il n’a pas abjuré la doctrine exposée dans sa défense du clergé français, on ne peut prétendre qu’il y eût dans l’ancienne France une rigoureuse unité en matière spirituelle. Cette diversité, selon moi, c’était richesse et non pauvreté de sainte croyance et de sainte passion ; et si la puissance publique n’avait jamais pris parti dans la controverse, on peut croire que cette liberté de fait eût tourné au profit de la religion. On l’entend autrement aujourd’hui ; on fait la guerre à toute diversité. La nationalité des églises est honnie. La moindre dissidence même dans le rituel est proscrite. Sous les auspices de Rome, partout s’étale un retour au moins extérieur vers l’unité absolue. C’est l’effort ou, si l’on veut, l’affectation de tous. On croit ainsi faire preuve de force. Ce pourrait bien être tout le contraire, et l’avenir nous en apprendra davantage. On ne saurait se tenir assez en garde contre une argumentation par dilemme, bonne dans l’ordre scientifique, mais souvent trompeuse quand il s’agit de l’ordre moral, c’est-à-dire des hommes. La prétention de cette logique est que tout soit, comme on dit, tout un ou tout autre ; or rien n’est ainsi dans le monde, rien sur la terre n’est absolu. De même que les partisans outrés de l’unité ne parvinrent pas à la réaliser, puisqu’au moyen âge même la catholicité était l’empire de la discorde, la liberté n’a pas non plus engendré la division sans terme, et l’examen, pour avoir osé choisir, n’a point abouti à la négation. On nous dit que le principe protestant doit conduire à l’individualisme dans la religion, et par suite à la destruction de toute religion. Il y doit conduire, dit-on ; qu’importe s’il n’y conduit pas ? L’homme n’est point un système qui se dévide comme un fil jusqu’à son dernier bout. Il n’est point une force mécanique qui se prolonge en ligne droite à l’infini. C’est une créature composée de besoins et de facultés multiples, sollicitée à la fois et diversement par sa raison, sa conscience, sa sensibilité, son imagination, ses passions. Quelque penchant qui l’entraîne par momens à se jeter dans un excès, il s’arrête souvent, il se contient, il ne s’asservit pas longtemps à un principe exclusif, et cette raison moyenne qu’on appelle le sens commun le gouverne plus constamment que la logique abstraite. C’est ce que l’esprit de parti, amoureux comme on sait de la logique abstraite, s’obstine à ignorer. Le fanatisme en toutes choses est la réduction de l’intelligence par la passion sous le joug d’une idée exclusive ; mais le fanatisme est une exception, et quand malheureusement il devient un peu commun, au moins est-il passager. Ce n’est point à sa balance qu’il faut peser l’humanité. En politique, n’a-t-on pas dit souvent qu’on ne pouvait s’écarter de l’autorité sans tomber dans l’anarchie ? Et les nations qui respectent le plus les lois, celles qui se sont élevées à la plus grande puissance, au milieu d’un calme profond, ont vingt fois foulé aux pieds ce qu’on appelait ailleurs le principe de l’autorité. L’opposition démocratique se récrie, dès qu’on lui parle des conditions d’un gouvernement régulier ; en dehors de la démocratie illimitée, elle ne voit et ne présage que l’absolutisme, et pourtant la liberté ne s’est jamais réalisée que dans les limites posées par la modération politique. La philosophie, qui a donné au monde des Platon, a enfanté des Epicure. La méditation, qui a dicté à Fénelon le Traité de l’Existence de Dieu, a pu conduire Spinoza à l’Ethique ou au Traité théologico-politique. C’est par l’emploi des mêmes facultés que les uns s’élèvent aux pures croyances de toute religion, et que les autres s’égarent jusque dans l’athéisme. Les uns ont raison et les autres ont tort ; mais de ce que les uns comme les autres réfléchissent et raisonnent, les controversistes modernes infèrent que les philosophes religieux ne valent pas mieux que les philosophes athées, et l’argumentation appelée sorite se déduit comme il suit : le gallicanisme, c’est le jansénisme ; le jansénisme, c’est le protestantisme ; le protestantisme, c’est le libre examen ; le libre examen, c’est la philosophie ; la philosophie, c’est l’athéisme. — Avec cette manière de raisonner, comme pour faire un gallican il faut d’abord prendre un catholique, on prouverait aussi bien, ou plutôt aussi mal, que le catholicisme est l’athéisme. En coûterait-il donc tant de dire tout simplement, avec le sens commun : Fénelon est un catholique ultramontain, Bossuet un catholique gallican, Arnauld un catholique janséniste, Mélanchton un protestant (et tous les quatre sont chrétiens) ; Leibnitz est un philosophe religieux, Spinoza un panthéiste, Vanini un athée, mais aucun d’eux n’est ce qu’est l’autre. Cette manière de classer les hommes et de juger les croyances est un peu vulgaire ; mais pour être plus conforme à la charité, elle ne l’est pas moins à la vérité et à la justice.

Je connais la grande objection des systèmes exclusifs. « Il n’y a point de halte dans la voie des concessions ; un premier pas en amène d’autres ; quand on cède sur un point, on ne sait plus où s’arrêter. La logique est une fatalité irrésistible. » C’est le lieu commun qu’on oppose à toutes les réformes, je l’ai entendu réciter sur d’autres théâtres ; mais à ce lieu commun on peut répondre par un autre qui le vaut pour le moins : « La réaction est égale à l’action ; un extrême en amène un contraire. Par la compression absolue des consciences, on arrive à la licence illimitée, et ne rien concéder est le moyen de tout perdre. » - L’histoire et la raison montrent en effet que les principes trop absolus ne peuvent régner longtemps, et que des institutions irréformables seraient les plus menacées de révolutions. Considérez les faits. On ne saurait prétendre que le protestantisme ait fermé la porte à la liberté de penser. Sans aucun doute, chez les nations réformées, il s’est élevé des philosophies que le christianisme est en droit de trouver téméraires. Qui peut nier pourtant que dans la plupart des sociétés protestantes l’incrédulité ne soit moins passionnée, moins hardie, moins répandue ? Qui peut nier que le rationalisme ne s’y soit préservé davantage de tout ce qui ressemble à l’impiété ? Qui peut nier que les excès de la pensée irréligieuse n’y aient été moins encouragés, moins tolérés par l’opinion publique ? Toute réforme ou, si l’on veut, toute réformation est modérée au moins par ses principes. L’examen qui choisit et se limite est un acte qui suppose sagesse et réflexion, et tôt ou tard, malgré les écarts des passions humaines, l’esprit de liberté répand autour de lui l’esprit de modération. Aujourd’hui que les besoins d’indépendance et de nouveauté ont pris une autre forme et se manifestent dans une sphère plus étendue, il suffit d’un regard jeté sur le monde pour voir où, devant les dangers du vieil ordre social, se montre la sécurité et se trahit l’inquiétude. Le socialisme, puisqu’il faut l’appeler par son nom, le jacobinisme, pour mieux dire, n’est pas né en terre protestante, et il est triste de penser que, s’il fallait nommer le pays du monde où le danger est peut-être le plus imminent, on citerait plutôt les États Romains que la Hollande ou l’Ecosse.


CHARLES DE RÉMUSAT.

  1. Histoire des Réfugiés protestans de France. 2 vol. in-12.
  2. Histoire universelle de l’Église catholique, t. XXIII, 1. LXXXIV. p. 3 et 7.