De la baguette divinatoire/Dernières réflexions

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DERNIÈRES RÉFLEXIONS.


328.J’ai dit dans l’Introduction (21) qu’il est difficile de concevoir que des faits capitaux réputés vrais durant des siècles, et qui le sont réellement, tombent dans un oubli prolongé ou que la mémoire n’en soit conservée que par un petit nombre de personnes. Cette proposition m’a servi d’argument contre l’opinion d’après laquelle on attribue à la baguette divinatoire une faculté surnaturelle, celle de découvrir des choses morales, et de faire remonter à la connaissance du passé et même de pénétrer dans celle de l’avenir.

329.Eu égard à la possession d’un moyen si puissant de connaître ce qu’on a intérêt à savoir, eu égard au grand nombre de personnes qui se servaient de la baguette, et enfin aux discussions dont l’usage qu’on en faisait fut l’objet de 1689 à 1702, ne serait-il pas inconcevable, s’il n’y avait pas eu d’illusion de la part de ceux qui croyaient à sa puissance, que les connaissances humaines ne lui dussent aucun de leurs progrès ? que pas une de ces questions qui partagent les philosophes n’eût été résolue ? que pas une de ces maladies qui affligent l’humanité n’eût été conjurée, neutralisée ou à jamais détruite ? Loin de là ; des personnes des plus recommandables, dans le xviiie siècle et le nôtre, comme Thouvenel et M. le comte de Tristan, tout en croyant à la baguette, ont dit et répété qu’il n’existe rien de surnaturel dans son mouvement, parce qu’elle agit en vertu d’un fluide identique ou analogue soit à l’électricité, soit au magnétisme. Les dernières tentatives de ses partisans ont donc été de la faire rentrer dans la catégorie des faits naturels, en la dépouillant de toute faculté qui semblerait participer de l’intelligence.

330.Si l’on veut bien se rappeler que plus d’un siècle et demi s’est écoulé depuis l’époque où l’on adressait à la baguette les mêmes questions que l’on adresse aujourd’hui aux tables frappantes (116, 245, 246, 247), les esprits sérieux verront que les sciences et la société ont peu à espérer de celles-ci.

331.Examinons maintenant la question de savoir s’il est utile que l’on entretienne dans la société la disposition à croire à la divination par la baguette, le pendule explorateur ou les tables, choses en dehors de toute tradition religieuse aussi bien que de la philosophie naturelle.

332.Nous avons vu des esprits graves et réfléchis, tels que les pères Lebrun, Malebranche, les abbés de Rancé et Pirot, le père Ménestrier, unanimes à blâmer l’usage de la baguette, le considérant comme illicite, parce que dans l’impossibilité de le rattacher à aucune tradition religieuse ils le jugeaient étranger à Dieu et aux anges, et, dès lors, ils étaient conduits à l’attribuer au démon. Si, avant de connaître les écrits où cette manière de voir est exposée, mes recherches expérimentales m’en ont fait adopter une autre, celle que j’ai développée dans cet ouvrage, je partage complètement l’opinion des autorités respectables que je rappelle sur l’usage de la baguette, du pendule et des tables employées comme moyen de divination ; on ne peut en retirer aucun avantage, et les conséquences peuvent en être plus ou moins fâcheuses pour les personnes qui s’y livrent de bonne foi et autrement que pour passer le temps.

333.Si la disposition à croire aux choses merveilleuses ou surnaturelles avait pour dernier terme de favoriser le retour des indifférents ou des incrédules à la religion de leurs pères, je concevrais de la part des esprits religieux la pensée de l’encourager. Mais je ne crois pas que la disposition dont je parle doive avoir ce résultat pour terme définitif, du moins à l’égard du plus grand nombre de ceux qui s’y laisseront aller, parce que la disposition à croire chez les jeunes gens dépourvus d’idées religieuses les porte actuellement beaucoup plus vers des idées qu’ils jugent nouvelles, qu’elle ne les dispose à revenir aux traditions religieuses du passé.

334.Or ce sont ces idées prétendues nouvelles, qu’aucune tradition ne recommande et qu’une foi aveugle adopte sans examen préalable, que je crois dangereuses, et c’est pour en combattre les conséquences que j’invoque la raison, cette faculté par laquelle l’homme ne peut être confondu avec la brute, puisque définitivement c’est en elle que réside la cause de la perfectibilité, caractère par lequel il se distingue de tout être vivant.

335.Je crois à la civilisation et conséquemment à une perfectibilité de l’humanité, non indéfinie, mais en rapport avec les facultés limitées de l’homme. Ma foi repose sur la conscience que j’ai de voir cette civilisation assurée par la raison. Car tout changement dans les rapports mutuels des individus d’une société, aussi bien que dans ceux des peuples déjà civilisés, ne répondra aux espérances généreuses des esprits éclairés qui l’ont voulu, qu’à la condition de n’être pas brusque, parce qu’il sera le résultat de convictions réfléchies et non passionnées. Si vous avez foi en la perfectibilité humaine, n’exposez donc jamais les hommes soumis à votre influence à agir de manière qu’après l’action ils reculent tôt ou tard en deçà du point d’où ils étaient partis pour se porter en avant.

Parce qu’en effet, tout ce qui tend à soustraire l’homme à l’empire de la raison ne dure pas ; la durée n’appartenant, quoi qu’on dise et qu’on fasse, qu’à ce qui est vrai, et conséquemment juste et dans l’intérêt prochain ou éloigné de la société. Évitez donc l’erreur, si vous voulez hâter la marche de la civilisation en en assurant le progrès. Or, si je dis croyez à ce qui est du domaine de la tradition religieuse, j’ajoute raisonnez avant d’admettre comme vrai ou même comme possible ce qui est en dehors de cette tradition.

336.De là, la nécessité de s’adresser toujours à la raison de ceux qui se livrent à des études quelconques, en habituant leur esprit aux raisonnements sévères que comporte la méthode expérimentale, telle que je l’ai définie. Que le maître s’abstienne donc d’entretenir l’imagination de l’élève d’hypothèses gratuites ; que les choses positives soient la base de son enseignement, et, après les avoir démontrées comme principes, qu’il en développe les conséquences principales, et alors mille occasions se présenteront d’exciter l’attention de l’élève en l’émouvant par le récit des nombreuses merveilles dont les sciences sont redevables à des travaux consciencieux, et en lui donnant des idées justes de ce que la mise en évidence de ces merveilles a coûté d’efforts successifs à des esprits supérieurs ; qu’il s’abstienne de toute distinction prise en dehors de la nature des choses : car si elle a dans sa bouche le mérite de la clarté, elle devient plus tard une cause de difficultés lorsqu’il s’agit de l’appliquer à des cas déterminés ; qu’il évite soigneusement de rompre la chaîne des idées dans leur développement ; qu’il n’oppose pas sans cesse une science, une école nouvelle, à une science, à une école ancienne ; qu’il montre, au contraire, l’intimité des relations du présent avec le passé, en développant la progression de l’esprit humain comme un fait dont l’origine est celle de la civilisation même. Un enseignement émané de cette source aura toujours la vérité pour but, et jamais un jeune auditoire ne sera exploité dans l’intérêt privé d’un ambitieux ou dans celui d’un parti. L’élève n’étant point préparé à mépriser le passé, ou du moins à le compter pour peu, appréciera ce qu’il lui doit, et, dès lors, il ne pourra être la dupe de toute chose qui lui arrivera comme nouvelle ; n’étant ingrat ni envers le présent, ni envers le passé, il ne se tiendra pas sans cesse en éveil devant l’avenir, n’attendant que de lui seulement ce qu’il croit vrai, beau et grand ; en un mot, il ne prendra jamais l’apparence pour la réalité, le faux pour le vrai, l’alliage pour l’or pur.


FIN.