De la division du travail social/Livre I/Chapitre VI/I

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Félix Alcan (p. 189-197).
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Livre I, Chapitre VI


CHAPITRE VI

PRÉPONDÉRANCE PROGRESSIVE DE LA SOLIDARITÉ ORGANIQUE ET SES CONSÉQUENCES (Suite).


I

C’est donc une loi de l’histoire que la solidarité mécanique, qui d’abord est seule ou à peu près, perde progressivement du terrain, et que la solidarité organique devienne peu à peu prépondérante. Mais, quand la manière dont les hommes sont solidaires se modifie, la structure des sociétés ne peut pas ne pas changer. La forme d’un corps se transforme nécessairement quand les affinités moléculaires ne sont plus les mêmes. Par conséquent, si la proposition précédente est exacte, il doit y avoir deux types sociaux qui correspondent à ces deux sortes de solidarité.

Si l’on essaie de constituer par la pensée le type idéal d’une société dont la cohésion résulterait exclusivement des ressemblances, on devra la concevoir comme une masse absolument homogène dont les parties ne se distingueraient pas les unes des autres et, par conséquent, ne seraient pas arrangées entre elles, qui, en un mot, serait dépourvue et de toute forme définie et de toute organisation. Ce serait le vrai protoplasme social, le germe d’où seraient sortis tous les types sociaux. Nous proposons d’appeler Horde l’agrégat ainsi caractérisé.

Il est vrai que l’on n’a pas encore, d’une manière tout à fait authentique, observé de sociétés qui répondissent de tous points à ce signalement. Cependant, ce qui fait qu’on a le droit d’en postuler l’existence, c’est que les sociétés inférieures, celles par conséquent qui sont le plus rapprochées de ce stade primitif, sont formées par une simple répétition d’agrégats de ce genre. On trouve un modèle presque parfaitement pur de cette organisation sociale chez les Indiens de l’Amérique du Nord. Chaque tribu iroquoise, par exemple, est formée d’un certain nombre de sociétés partielles (la plus volumineuse en comprend huit) qui présentent tous les caractères que nous venons d’indiquer. Les adultes des deux sexes y sont les égaux les uns des autres. Les sachems et les chefs qui sont à la tête de chacun de ces groupes, et dont le conseil administre les affaires communes de la tribu, ne jouissent d’aucune supériorité. La parenté elle-même n’est pas organisée ; car on ne peut donner ce nom à la distribution de la masse par couches de génération. À l’époque tardive où l’on observa ces peuples, il y avait bien quelques obligations spéciales qui unissaient l’enfant à ses parents maternels ; mais ses relations se réduisaient encore à peu de chose et ne se distinguaient pas sensiblement de celles qu’il soutenait avec les autres membres de la société. En principe, tous les individus du même âge étaient parents les uns des autres au même degré[1]. Dans d’autres cas, nous nous rapprochons même davantage de la horde ; MM. Fison et Howit décrivent des tribus australiennes qui ne comprennent que deux de ces divisions[2].

Nous donnons le nom de Clan à la Horde qui a cessé d’être indépendante pour devenir l’élément d’un groupe plus étendu, et celui de sociétés segmentaires à base de clans aux peuples qui sont constitués par une association de clans. Nous disons de ces sociétés qu’elles sont segmentaires, pour indiquer qu’elles sont formées par la répétition d’agrégats semblables entre eux, analogues aux anneaux de l’annelé ; et de cet agrégat élémentaire qu’il est un clan, parce que ce mot en exprime bien la nature mixte, à la fois familiale et politique. C’est une famille, en ce sens que tous les membres qui le composent se considèrent comme parents les uns des autres, et qu’en fait ils sont pour la plupart consanguins. Les affinités qu’engendre la communauté du sang sont principalement celles qui les tiennent unis. De plus, ils soutiennent les uns avec les autres des relations que l’on peut qualifier de domestiques, puisqu’on les retrouve ailleurs dans des sociétés dont le caractère familial n’est pas contesté : je veux parler de la vindicte collective, de la responsabilité collective et, dès que la propriété individuelle commence à faire son apparition, de l’hérédité mutuelle. Mais, d’un autre côté, ce n’est pas une famille au sens propre du mot ; car, pour en faire partie, il n’est pas nécessaire d’avoir avec les autres membres du clan des rapports de consanguinité définis. Il suffit de présenter un critère externe qui consiste généralement dans le fait de porter un même nom. Quoique ce signe soit censé dénoter une commune origine, un pareil état civil constitue en réalité une preuve très peu démonstrative et très facile à imiter. Aussi le clan compte-t-il beaucoup d’étrangers, et c’est ce qui lui permet d’atteindre des dimensions que n’a jamais une famille proprement dite : il comprend très souvent plusieurs milliers de personnes. D’ailleurs, c’est l’unité politique fondamentale ; les chefs de clans sont les seules autorités sociales[3].

On pourrait donc aussi qualifier cette organisation de politico-familiale. Non seulement le clan a pour base la consanguinité, mais les différents clans d’un même peuple se considèrent très souvent comme parents les uns des autres. Chez les Iroquois, ils se traitent, suivant les cas, de frères ou de cousins[4]. Chez les Juifs, qui appartiennent, nous le verrons, au même type social, l’ancêtre de chacun des clans qui composent la tribu est censé descendre du fondateur de cette dernière, qui est lui-même regardé comme un des fils du père de la race. Mais cette dénomination a sur la précédente l’inconvénient de ne pas mettre en relief ce qui fait la structure propre de ces sociétés.

Mais, de quelque manière qu’on la dénomme, cette organisation, tout comme celle de la horde, dont elle n’est qu’un prolongement, ne comporte évidemment pas d’autre solidarité que celle qui dérive des similitudes, puisque la société est formée de segments similaires et que ceux-ci, à leur tour, ne renferment que des éléments homogènes. Sans doute, chaque clan a une physionomie propre, et par conséquent se distingue des autres ; mais aussi la solidarité est d’autant plus faible qu’ils sont plus hétérogènes, et inversement. Pour que l’organisation segmentaire soit possible, il faut à la fois que les segments se ressemblent, sans quoi ils ne seraient pas unis, et qu’ils diffèrent, sans quoi ils se perdraient les uns dans les autres et s’effaceraient. Suivant les sociétés, ces deux nécessités contraires sont satisfaites dans des proportions différentes ; mais le type social reste le même.

Cette fois, nous sommes sortis du domaine de la préhistoire et des conjectures. Non seulement ce type social n’a rien d’hypothétique, mais il est presque le plus répandu parmi les sociétés inférieures ; et on sait qu’elles sont les plus nombreuses. Nous avons déjà vu qu’il était général en Amérique et en Australie. Post le signale comme très fréquent chez les nègres de l’Afrique[5] ; les juifs s’y sont attardés, et les Kabyles ne l’ont pas dépassé[6]. Aussi Waitz, voulant caractériser d’une manière générale la structure de ces peuples, qu’il appelle des Naturvoelker, en donne-t-il la peinture suivante où l’on retrouvera les lignes générales de l’organisation que nous venons de décrire : « En règle générale, les familles vivent les unes à côté des autres dans une grande indépendance et se développent peu à peu de manière à former de petites sociétés (lisez des clans)[7] qui n’ont pas de constitution définie tant que des luttes intérieures ou un danger extérieur, à savoir la guerre, n’amène pas un ou plusieurs hommes à se dégager de la masse de la société et à se mettre à sa tête. Leur influence, qui repose uniquement sur des titres personnels, ne s’étend et ne dure que dans les limites marquées par la confiance ou la patience des autres. Tout adulte reste en face d’un tel chef dans un état de parfaite indépendance… C’est pourquoi nous voyons de tels peuples, sans autre organisation interne, ne tenir ensemble que par l’effet des circonstances extérieures et par suite de l’habitude de la vie commune[8]. »

La disposition des clans à l’intérieur de la société et par suite la configuration de celle-ci peuvent, il est vrai, varier. Tantôt ils sont simplement juxtaposés de manière à former comme une série linéaire : c’est le cas dans beaucoup de tribus indiennes de l’Amérique du Nord[9]. Tantôt — et c’est la marque d’une organisation plus élevée — chacun d’eux est emboîté dans un groupe plus vaste qui, formé par la réunion de plusieurs clans, a une vie propre et un nom spécial ; chacun de ces groupes, à son tour, peut être emboîté avec plusieurs autres dans un autre agrégat encore plus étendu, et c’est de cette série d’emboîtements successifs que résulte l’unité de la société totale. Ainsi, chez les Kabyles, l’unité politique est le clan, fixé sous forme de village (djemmaa ou thaddart) ; plusieurs djemmaa forment une tribu (arch), et plusieurs tribus forment la confédération (thak’ebilt), la plus haute société politique que connaissent les Kabyles. De même chez les Juifs, le clan, c’est ce que les traducteurs appellent assez improprement la famille, vaste société qui renfermait des milliers de personnes, descendues, d’après la tradition, d’un même ancêtre[10]. Un certain nombre de familles composait la tribu, et la réunion des douze tribus formait l’ensemble de la société juive. D’autre part, l’emboîtement de ces segments les uns dans les autres est plus ou moins hermétique, ce qui fait que la cohésion de ces sociétés varie depuis un état presque absolument chaotique jusqu’à la parfaite unité morale que présente le peuple juif. Mais ces différences laissent intacts les traits constitutifs que nous avons indiqués.

Ces sociétés sont si bien le lieu d’élection de la solidarité mécanique que c’est d’elle que dérivent leurs principaux caractères physiologiques.

Nous savons que la religion y pénètre toute la vie sociale, mais c’est parce que la vie sociale y est faite presque exclusivement de croyances et de pratiques communes qui tirent d’une adhésion unanime une intensité toute particulière. Remontant par la seule analyse des textes classiques jusqu’à une époque tout à fait analogue à celle dont nous parlons, M. Fustel de Coulanges a découvert que l’organisation primitive des sociétés était de nature familiale, et que, d’autre part, la constitution de la famille primitive avait la religion pour base. Seulement, il a pris la cause pour l’effet. Après avoir posé l’idée religieuse, sans la faire dériver de rien, il en a déduit les arrangements sociaux qu’il observait[11], alors qu’au contraire ce sont ces derniers qui expliquent la puissance et la nature de l’idée religieuse. Parce que toutes ces masses sociales étaient formées d’éléments homogènes, c’est-à-dire parce que le type collectif y était très développé et les types individuels rudimentaires, il était inévitable que toute la vie psychique de la société prit un caractère religieux.

C’est aussi de là que vient le communisme, que l’on a si souvent signalé chez ces peuples. Le communisme, en effet, est le produit nécessaire de cette cohésion spéciale qui absorbe l’individu dans le groupe, la partie dans le tout. La propriété n’est en définitive que l’extension de la personne sur les choses. Là donc où la personnalité collective est la seule qui existe, la propriété elle-même ne peut manquer d’être collective. Elle ne pourra devenir individuelle que quand l’individu, se dégageant de la masse, sera devenu lui aussi un être personnel et distinct, non pas seulement en tant qu’organisme, mais en tant que facteur de la vie sociale[12].

Ce type peut même se modifier sans que la nature de la solidarité sociale change pour cela. En effet, les peuples primitifs ne présentent pas tous cette absence de centralisation que nous venons d’observer ; il en est au contraire qui sont soumis à un pouvoir absolu. La division du travail y a donc fait son apparition. Cependant, le lien qui dans ce cas unit l’individu au chef est identique à celui qui de nos jours rattache la chose à la personne. Les relations du despote barbare avec ses sujets, comme celles du maître avec ses esclaves, du père de famille romain avec ses descendants, ne se distinguent pas de celles du propriétaire avec l’objet qu’il possède. Elles n’ont rien de cette réciprocité que produit la division du travail. On a dit avec raison qu’elles sont unilatérales[13]. La solidarité qu’elles expriment reste donc mécanique ; toute la différence, c’est qu’elle relie l’individu, non plus directement au groupe, mais à celui qui en est l’image. Mais l’unité du tout est, comme auparavant, exclusive de l’individualité des parties.

Si cette première division du travail, quelque importante qu’elle soit par ailleurs, n’a pas pour effet d’assouplir la solidarité sociale, comme on pourrait s’y attendre, c’est à cause des conditions particulières dans lesquelles elle s’effectue. C’est en effet une loi générale que l’organe éminent de toute société participe à la nature de l’être collectif qu’il représente. Là donc où la société a ce caractère religieux, et pour ainsi dire surhumain, dont nous avons montré la source dans la constitution de la conscience commune, il se transmet nécessairement au chef qui la dirige et qui se trouve ainsi élevé bien au-dessus du reste des hommes. Là où les individus sont de simples dépendances du type collectif, ils deviennent tout naturellement des dépendances de l’autorité centrale qui l’incarne. De même encore, le droit de propriété que la communauté exerçait sur les choses d’une manière indivise, passe intégralement à la personnalité supérieure qui se trouve ainsi constituée. Les services proprement professionnels que rend cette dernière sont donc pour peu de chose dans la puissance extraordinaire dont elle est investie. Ce n’est pas, comme on l’a dit, parce que ces sortes de sociétés ont plus besoin de direction que les autres que le pouvoir directeur y a tant d’autorité ; mais cette force est tout entière une émanation de la conscience commune, et, si elle est grande, c’est parce que la conscience commune elle-même est très développée. Supposez qu’elle soit plus faible ou seulement qu’elle embrasse une moindre partie de la vie sociale, la nécessité d’une fonction régulatrice suprême ne sera pas moindre ; cependant, le reste de la société ne sera plus vis-à-vis de celui qui en sera chargé dans le même état d’infériorité. Voilà pourquoi la solidarité est encore mécanique tant que la division du travail n’est pas plus développée. C’est même dans ces conditions qu’elle atteint son maximum d’énergie : car l’action de la conscience commune est plus forte quand elle s’exerce, non plus d’une manière diffuse, mais par l’intermédiaire d’un organe défini.

Il y a donc une structure sociale de nature déterminée, à laquelle correspond la solidarité mécanique. Ce qui la caractérise, c’est qu’elle est un système de segments homogènes et semblables entre eux.

  1. Morgan, Ancient Society, p. 62-122.
  2. Kamilaroi and Kurnai. — Cet état a d’ailleurs été celui par lequel ont passé à l’origine les sociétés d’Indiens d’Amérique. (V. Morgan, op. cit.)
  3. Si, à l’état de pureté, nous le croyons du moins, le clan forme une famille indivise, confuse, plus tard des familles particulières, distinctes les unes des autres, apparaissent sur le fond primitivement homogène. Mais cette apparition n’altère pas les traits essentiels de l’organisation sociale que nous décrivons ; c’est pourquoi il n’y a pas lieu de s’y arrêter. Le clan reste l’unité politique, et, comme ces familles sont semblables et égales entre elles, la société reste formée de segments similaires et homogènes, quoique au sein des segments primitifs commencent à se dessiner des segmentations nouvelles, mais du même genre.
  4. Morgan, op. cit., p. 90.
  5. Afrikanische Jurisprudenz, I.
  6. V. Hanoteau et Letourneux, La Kabylie et les coutumes Kabyles, II, et Masqueray, Formation des cités chez les populations sédentaires de l’Algérie. Paris, 1886, ch. V.
  7. C’est par erreur que Waitz présente le clan comme dérivé de la famille. C’est le contraire qui est la vérité. D’ailleurs, si cette description est importante à cause de la compétence de l’auteur, elle manque un peu de précision.
  8. Anthropologie, I, p. 359.
  9. V. Morgan, op. cit., p. 153 et suiv.
  10. Ainsi la tribu de Ruben, qui comprenait en tout quatre familles, comptait, d’après les Nombres (XXVI, 7), plus de quarante-trois mille adultes au-dessus de vingt ans. (Cf. Nombres, ch. III, 15 et suiv. ; Josué, VII, 14. — V. Munck, Palestine, p. 116, 123, 191.)
  11. « Nous avons fait l’histoire d’une croyance. Elle s’établit : la société humaine se constitue. Elle se modifie : la société traverse une série de révolutions. Elle disparaît : la société change de face. » (Cité antique, fin.)
  12. M. Spencer a déjà dit que l’évolution sociale, comme d’ailleurs l’évolution universelle, débutait par un stade de plus ou moins parfaite homogénéité. Mais cette proposition, telle qu’il l’entend, ne ressemble en rien à celle que nous venons de développer. Pour M. Spencer, en effet, une société qui serait parfaitement homogène ne serait pas vraiment une société ; car l’homogène est instable par nature et la société est essentiellement un tout cohérent. Le rôle social de l’homogénéité est tout secondaire ; elle peut frayer la voie à une coopération ultérieure (Soc., III, p. 368), mais elle n’est pas une source spécifique de vie sociale. À certains moments, M. Spencer semble ne voir dans les sociétés que nous venons de décrire qu’une juxtaposition éphémère d’individus indépendants, le zéro de la vie sociale (Ibid., p. 390). Nous venons de voir, au contraire, qu’elles ont une vie collective très forte, quoique sui generis, qui se manifeste non par des échanges et des contrats, mais par une grande abondance de croyances et de pratiques communes. Ces agrégats sont cohérents, non seulement quoique homogènes, mais dans la mesure où ils sont homogènes. Non seulement la communauté n’y est pas trop faible, mais on peut dire qu’elle existe seule. De plus, elles ont un type défini qui dérive de leur homogénéité. On ne peut donc les traiter comme des quantités négligeables.
  13. V. Tarde, Lois de l’imitation, p. 402-412.