De la justice dans la Révolution et dans l’Église/Douzième Étude

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DOUZIÈME ÉTUDE


DE LA SANCTION MORALE


FRAGMENTS


Monseigneur,


Me voici parvenu à la fin de ce long travail.

D’accusée qu’elle est depuis soixante et dix ans, la Révolution devient enfin, par ma bouche et dans ma personne, accusatrice : elle vous prouve aujourd’hui, à vous tous, prêtres, mystiques, fondateurs et réformateurs de cultes, catholiques et réformés, philosophes de l’absolu, adorateurs de l’idéal, apôtres de la religion naturelle, conservateurs et restaurateurs du principe d’autorité, privilégiés du capital et de l’industrie, partisans du droit divin dans la propriété et dans l’État, représentants de toutes les fictions de l’âge écoulé, que vous ne savez ce que c’est que la Justice et l’ordre ; que les principes de cette morale dont vous aimez tant à vous prévaloir ne sont point en vous, que vous ne vous connaissez pas vous-mêmes, et que cette certitude du bien et du mal, après laquelle le monde par vous démoralisé soupire, elle seule, la Révolution, peut la donner.

Une dernière question me reste à traiter, la plus grave de toutes et la plus sublime ; malheureusement, je ne puis lui donner qu’un petit nombre de pages : je veux parler de la sanction morale.

Mais j’ai besoin auparavant de vous dire un dernier mot de vous, Monseigneur, et de ma biographie : sans cela vous pourriez croire que je vous garde rancune. Les bons comptes, dit le proverbe, font les bons amis.

Qu’est-ce, en définitive, qui vous rend la Révolution si odieuse ? Ah ! je vous en accorde volontiers le témoignage, et c’est pourquoi, malgré l’abîme qui nous sépare, je me sens prêt à vous tendre les bras : ce qui vous anime contre nous est l’intérêt sacré de cette loi morale dont vous nous accusez de méconnaître les conditions et les principes, tandis que je vous reproche de mon côté de l’ignorer, depuis alpha jusqu’à oméga. Vous dites, et vous avez su le faire répéter aux philosophes aussi bien qu’aux enfants et aux femmes, que là où manque la foi religieuse la morale est sans garantie comme sans base, et que, si l’incrédule est logique, ce doit être fatalement un scélérat.

Telle était, j’en suis sûr, la pensée qui vous animait, lorsque vous écriviez à ce correspondant dont le nom, par respect pour le vôtre, ne tombera plus de ma plume :

« Le fond de son caractère est l’irritation et l’aigreur contre la société, de laquelle il s’est cru banni par la détresse de sa famille. Ayant pu, par la force de son esprit, faire des études tronquées d’un côté, profondes de l’autre, il s’est dressé à lui-même un piédestal, sur lequel il voudrait recevoir l’hommage de l’univers, au préjudice de Dieu, qui est pour lui un rival. Proudhon n’est pas un athée ; c’est un ennemi de Dieu. »

Ennemi de Dieu, ennemi de la société, ennemi de tout ordre, de toute loi, de toute morale, dans votre pensée c’est même chose. Et pourquoi ? Je viens de vous le dire : parce que, selon vous, dans le système de la Révolution, irréligieuse par essence, comme il n’existe et ne peut exister de sanction morale, il n’existe pas non plus, il ne peut pas exister de morale.

C’est ce qui faisait dire également, il y a six semaines, à l’honorable président du Corps législatif, M. de Morny, à propos de la loi contre les ex-condamnés politiques :

« Ceux que la loi a pour but d’intimider et de disperser, ce sont les ennemis implacables de la société, qui détestent tous les régimes, tout ce qui ressemble à une autorité quelconque. Car, même à l’époque où débordaient en France des torrents de liberté publique, où l’on créait l’égalité par l’abaissement de tout ce qui était élevé, où les intérêts populaires étaient, non pas le mieux défendus, mais le plus servilement flattés, qui se dressait encore contre cette société éplorée, contre ce semblant d’organisation ? Eux, toujours les mêmes, les socialistes.

« Je ne leur ferai point l’honneur de discuter leurs théories ; je dis seulement qu’aucun excès de liberté ne peut les satisfaire, qu’aucun pardon ne les apaise, qu’ils ont enlacé la France dans un réseau secret dont le but ne peut être que criminel, et que les laisser conspirer dans l’ombre serait une faiblesse pleine de périls. — Les ouvriers laborieux et honnêtes les exècrent plus que personne. Ils savent bien que les théories socialistes, en dehors du droit et de la morale, sont stupides et impraticables ; qu’en prenant aux uns le superflu, on n’arriverait jamais à fournir aux autres même le nécessaire ; que ce serait la perte du crédit, l’anéantissement du capital social, et en définitive l’abjection et la misère pour tous. Ils savent bien qu’il n’y a que le travail libre, protégé par un gouvernement fort et juste, qui puisse développer la propriété et répandre le bien-être sur une plus grande masse d’individus. — Le gouvernement doit mettre fin à ce travail de corruption ; il faut, quoi qu’il arrive, que le parti rouge sache bien qu’il nous trouvera sur son passage avant qu’il puisse frapper au cœur la société française. »


Hors du droit et de la morale, ce qui se définit théologiquement, selon Mgr Matthieu, secundùm Mathœum, ennemi de Dieu : tel est à notre égard le refrain des effrayés de la contre-révolution. Hors la loi, par conséquent : voilà, conclut le chef du troisième pouvoir de l’empire, et quoi qu’il arrive, c’est-à-dire quelle que soit la dynastie appelée à gouverner la France, voilà comme il faut en user avec le parti rouge, avec le socialisme.

Il existe dans notre langue révolutionnaire un nom qui résume toutes ces horreurs, et je m’étonne qu’il ne vous soit pas venu à l’esprit, c’est le nom de sans-culotte.

Le sans-culotte, cette création étrange de la Révolution, qu’on n’a pas revu depuis que Robespierre l’a guillottiné, était, comme votre serviteur, pauvre, mécontent de l’état social, jamais rassasié de liberté ; il adorait de tout son cœur et de toute son âme la Raison, affirmait la moralité propre de l’homme, l’immanence de la Justice, et, pour prouver son dire, se permettait, ainsi que vous avez bien voulu, Monseigneur, m’en donner le certificat, de rester probe.

Je suis donc sans-culotte : il y a longtemps que, cherchant ma tradition dans l’histoire, je m’en suis aperçu ; mais, devant notre démocratie jacobine, je n’osais pas m’en vanter. Pendant quelques semaines, en 1848, les circonstances firent de moi, héritier de Clootz, de Chaumette, de Marat, de Momoro (un bisontin, pour le dire en passant), de Jacques Roux, de Varlet, d’Hébert lui-même, car il faut les nommer tous, je n’ai pas le droit de trier mes aïeux, les circonstances, dis-je, firent de moi l’Épiménide du sans-culottisme ; peut-être, à une autre époque, en eussé-je été le Spartacus. Mais à chaque jour son œuvre, à chaque individu sa mission. La mienne, toute d’idée, n’est pas encore remplie ; et tant qu’elle ne le sera pas, je puis dire, à l’exemple de Napoléon III, que les complots, de quelque part qu’ils viennent, ne me peuvent rien. D’autres réaliseront ce que j’aurai défini : Exoriare aliquis !

Eh bien ! Monseigneur, si le sans-culotte était tel que dans vos terreurs insensées vous en tracez l’image ; si je n’avais moi-même, à cette heure de détresse politique et sociale, ni foi, ni loi, ni entrailles, savez-vous ce que me dicterait la vengeance et ce que je ferais ?

Je m’abstiendrais d’écrire ; je me garderais surtout de faire un livre de principes, parce que les principes portent en eux-mêmes le salut des sociétés et des gouvernements ; je laisserais l’empereur se réclamer, dans le silence universel, des principes abominés de 89, et je rirais, sans crainte des espions, dans ma barbe d’idéologue.

Ou bien, si je ne pouvais résister à la tentation de me faire coucher en lettre moulée, je renfermerais ma pensée dans la limite d’une opposition implacable ; au lieu d’une œuvre de philosophie, je ferais une œuvre de parti. Croyez-vous, Monseigneur, que même avec la loi qui régit la presse cela m’eût été impossible ? Non, non : il y a toujours moyen, pour une plume exercée, d’agiter la discorde ; toujours moyen, pour un génie sophistique et méchant, de désespérer les consciences, d’envenimer les haines, d’exciter le peuple contre le bourgeois, d’applaudir même au régicide et d’obtenir les sourires du parquet. Et tenez, sans sortir de ces Études, je n’avais besoin, pour satisfaire ma rage, que de suivre à peu près ce programme : Supprimer l’exposition des principes ; écarter surtout les considérations sanctionnelles dans lesquelles j’entrerai tout à l’heure ; me renfermer dans une froide et savante critique ; faire pour l’éthique en général ce que le docteur Strauss a fait pour la vie de Jésus ; montrer, ce qui n’était pas difficile, que, la Justice n’ayant de fondement ni dans la religion qui en place le sujet hors de l’humanité, ni dans la philosophie qui la réduit à une notion ; la conscience n’étant attestée par aucun organisme, le droit et le devoir se réduisent à une pure convention, le crime à un risque de guerre, l’ordre social à une prime d’assurance, comme dit M. de Girardin ; cela fait, terminer par une dédaigneuse ironie sur la liberté, l’égalité, l’autorité et la vertu. L’Église, avec elle toutes les sectes religieuses, depuis l’éclectisme jusqu’au positivisme, restaient écrasées, convaincues de contradiction et d’hypocrisie ; et ce qui eût mis le comble à ma joie de misanthrope, la Révolution, qui depuis 89, tout en se séparant définitivement de vous quant au temporel, vous a retenus pour l’assister au spirituel, la Révolution, frappée à la carotide, perdait son sang et râlait dans la mort.

Voilà, Monseigneur, et mes lecteurs diront si je me vante, ce que j’eusse pu faire et ce que je n’ai pas voulu. J’ai préféré, dans mon affreux sans-culottisme, parler au public comme il avait droit que je le fisse, selon l’indépendance de ma raison et l’énergie de mon sens moral ; je me suis dit que le moment était venu pour la Révolution ou de s’effacer à jamais, ou bien, en recréant la Justice, de tendre à une société défaillante cette branche de salut à laquelle il ne tient qu’à vous, clergé catholique, de vous raccrocher encore ; et certain de la doctrine que je défends, attendu que je ne la tiens pas de mon génie, j’ai obéi à mes convictions de philosophe et d’honnête homme, au risque de compromettre encore une fois ma liberté : car vous êtes capable, ou je vous connais peu, de me dénoncer, dans la naïveté de votre zèle, pour outrage à la morale.

Au reste, je suis prêt ; j’ai longuement médité ce qu’aujourd’hui j’exécute, et, à part les peccadilles inséparables de toute œuvre de discussion, j’ose dire, à la face du ciel et de la terre, que j’ai fait mon devoir.


1. Critique générale de l’idée de SANCTION : caractère que doit avoir une sanction de la Justice.

I

Commençons par nous entendre sur les mots, et si ce n’est pas le moyen de nous convertir l’un l’autre, — jamais philosophe a-t-il converti théologien ? et jamais théologien a-t-il eu raison d’un philosophe ? — à coup sûr nous ne nous en détesterons pas davantage.

Le mot sanction dérive du latin sancire, qui veut dire proprement sceller, mettre à l’abri de toute atteinte, et par extension consolider, confirmer, ratifier, cimenter : Sancire jura, sceller ou consacrer des droits ; sancire disciplinam, affermir la discipline ; Hœc mundo pacem victoria sancit (Claudien), cette victoire scelle la paix du monde. De là la définition de Marcien : Sanctum est quod ab injuria hominum defensum atque munitum est ; est saint, ou revêtu d’une sanction, ce qui est à l’abri de l’injure des hommes.

Ainsi l’expression sancire legem, synonyme de ferre legem, porter une loi, vient de ce que, chez tous les peuples et dans tous les temps, la loi, pour être exécutoire, a dû se constater par un acte solennel, être publiée à son de trompe, écrite, revêtue d’un signe ou sceau ; de même que l’obligation du citoyen, sa promesse, son testament, doit, à peine d’invalidité, être revêtue de sa signature. La sanction de la loi est donc littéralement le seing, le sceau ou la signature de la puissance législatrice : c’est d’après cette étymologie que nous disons encore le garde des sceaux, personnage chargé des signatures ou ratifications de l’autorité publique, ministre de la Justice.

Dans les commencements, alors que les deux pouvoirs, religieux et politique, ne faisaient qu’un, l’acte sanctionnel fut une cérémonie sacrée, par laquelle les membres de la cités s’engageaient unanimement à entourer certaines personnes et certaines choses d’un respect inviolable. Citons pour exemple le sacre des rois, d’où naquit le crime de lèse-majesté ; le secret des mystères, dont la divulgation était réputée sacrilége, et, comme le crime de lèse-majesté, punie de mort ; les terres consacrées aux dieux, qu’on s’abstenait pour ce motif d’ensemencer, etc. L’apposition de scellés, dont les formalités sont décrites au Code de procédure, est un reste de cet antique cérémonial.

Violer la loi, c’était donc passer outre à l’interdiction du législateur, forcer la barrière, briser la clôture qu’il avait élevée, rompre son scel. Encore aujourd’hui, le bris de clôture ou bris de scellés est considéré comme circonstance aggravante du crime ou délit. Ceci va nous conduire à une signification nouvelle du mot sanction.

Toute violation de la loi appelant sur elle la vindicte publique, on s’accoutuma à appeler sanction pénale, sancire pœnâ, sancire capite, ou simplement sanction, par synecdoque, la peine portée contre les infracteurs de la sanction, c’est-à-dire de la loi même, authentiquée par la sanction ou le sceau qui la couvrait. C’est en ce nouveau sens que le mot sanction sert à désigner une des grandes divisions du droit, le Droit sanctionnateur (Oudot). Les moralistes à leur tour s’en sont emparés pour désigner, non certes le sceau ou la signature de l’invisible auteur de la loi morale, mais les conséquences heureuses ou malheureuses qui, dans ce monde ou dans un autre, sont censées devoir récompenser l’observation de la loi ou en venger les outrages, et apparaissent ainsi comme sa sanction nécessaire. Point de sanction pénale à la Justice, point de Justice ; il en est de la morale considérée en elle-même comme des contrats que font entre eux les citoyens : point de pénalité attachée à l’obligation, point d’obligation (art. 1142 du Code civil). Philosophe, dit Jean-Jacques Rousseau, tes lois morales sont fort belles ; mais montre-m’en, de grâce, la sanction.

Tel est donc, d’après la double acception du mot, le problème que soulève l’idée d’une sanction morale :

Il est certain que la Justice ne serait pas pour l’homme une loi, si, d’un côté, ses préceptes n’étaient revêtus d’un signe qui en garantisse l’absolue authenticité, et si, d’autre part, la pratique pouvait en être regardée comme indifférente. Malheureusement, il est tout aussi certain que jusqu’à ce jour la loi morale a paru complétement dépourvue de sanction, soit que dans son énoncé elle n’offre pas ce caractère d’authenticité et de certitude que requiert la conscience, et qu’on ait pu pour ce motif l’attribuer à l’arbitraire des hommes ; soit que les peines et récompenses qui s’y attachent aient été trouvées insuffisantes ou douteuses. En deux mots, de même que le droit et le devoir ont manqué jusqu’ici de détermination, ils ont manqué de sanction : il n’y a pas, pour la société moderne, de plus grand sujet de tristesse.

J’ai essayé, dans le cours de ces Études, de déterminer les conditions et catégories de la Justice dans la personne, la famille, la cité, l’économie publique, l’État, etc. Il ne m’appartient pas de dire jusqu’à quel point j’ai réussi. Mais, admettant ces déterminations comme exactes, vous me diriez encore, avec le citoyen de Genève : Philosophe, tes lois morales sont fort belles ; mais montre-m’en la sanction ? Où trouves-tu, d’abord, la signature du souverain Législateur ? Où est ce sceau éternel, sacro-saint, qu’a dû y apposer la Sagesse souveraine, et que nous croyons posséder, nous autres chrétiens, dans nos Écritures et dans la perpétuité de notre institution ? Qu’est-ce qui nous garantit l’exactitude de ton interprétation révolutionnaire ? Et puis, où sont les récompenses ? où les peines ?…

Si je ne me trompe, c’est bien là, Monseigneur, votre dernier argument, argument qui doit vous paraître d’autant plus fort que je n’irai pas sans doute, après avoir rejeté votre révélation, me prévaloir de lettres patentes entérinées aux assises du Sanctionnateur suprême. C’est pourtant à cette difficulté, en apparence invincible, que je me propose de répondre, et cela à la satisfaction complète de mes lecteurs.

II

Dans le système de nos vieilles législations gouvernementales, fondées à la fois sur la raison d’Église et la raison d’État, procédant par décrets impériaux, sénatus-consultes, adoptions parlementaires, bulles, mandats, plébiscites, une chose à remarquer est la distinction qui a été faite des différentes facultés qui concourent à la formation de la Loi. L’autorité législatrice est A ; le texte de la loi, B ; la ratification ou le sceau, C ; la garantie ou, sanction pénale, D. Si, à côté de la sanction pénale, il y a une sanction rémunératoire, c’est encore autre chose, E. Là, tout est séparé, tout prend corps, figure, volonté ; tout se personnifie : de même que la loi est voulue par un personnage, qui est le souverain ou le prince, elle est rédigée par un autre, qui est le parlement ; signée et expédiée par un troisième, qui est le ministre ; vengée par un quatrième, qui est le juge ; enfin, s’il y a lieu, encouragée par un cinquième, qui sera le trésorier public. Ces fonctions de la loi se subdivisent encore : le prince a derrière lui la nation ; le parlement se partage en deux chambres ; le juge est accompagné du bourreau. Telle fut, dans l’ancien monde, la dramaturgie de la Loi, que l’Église reproduit à sa manière : Dieu, la Révélation, le Sacerdoce, l’Enfer et le Paradis.

Le principe de cette réalisation, ou, si mieux vous aimez, de cette poésie législative, est aisé à découvrir. Dans l’enfance des sociétés, la loi n’est autre chose que la volonté soit du père de famille, soit du prince ou du dieu protecteur de la cité ; un commandement subjectif, émané du pur arbitre, et qui n’a de valeur que celle que lui confère la puissance ou le respect de son auteur. Élevé jusqu’à l’idéalité théologique, cet empirisme légal est devenu le système entier de la religion : il suppose que la loi morale est antérieure et supérieure à l’humanité ; le sujet de la Justice hors du genre humain, à qui notification est faite de la loi par révélation expresse ; conséquemment que la sanction du droit n’est pas de ce monde, ou du moins qu’elle ne s’y manifeste qu’en partie, etc.

J’ai réfuté longuement ce système ; à cet égard, la discussion est épuisée. L’homme ne reconnaît en dernière analyse d’autre loi que celle avouée par sa raison et sa conscience ; toute obéissance, de sa part, fondée sur d’autres considérations, est un commencement d’immoralité. Il en résulte, à l’inverse de ce qu’a cru ou paru croire jusqu’ici la multitude humaine, que la religion, précisément parce qu’elle place le principe de la Justice hors de l’homme, n’a pas, ne peut pas avoir de morale, à plus forte raison pas de sanction morale.

La philosophie moderne nous fait concevoir la loi sous un tout autre point de vue. La loi est la raison ou le rapport des choses, aussi bien dans la société que dans la nature ; raison essentiellement objective, par conséquent impersonnelle, affranchie de tout arbitraire, et qui subsiste par elle-même, indépendamment du caprice et des aberrations des prétendus législateurs. Ici, la loi et son sujet apparaissent identiques ; bien plus, le sceau de la loi, ou le signe qui en garantit la vérité, est également identique à la loi ; la sanction pénale ou rémunératoire encore identique, et cette triple identité résulte de l’objectivité et de l’impersonnalité de la loi.

Je dis que la loi et le législateur sont un : cela signifie que la loi est considérée comme étant elle-même le sujet des choses, intelligent de sa propre raison, c’est-à-dire des rapports que la loi exprime. J’ajoute que la loi porte avec elle le sceau de sa certitude, c’est-à-dire qu’elle donne l’explication de tous les faits qui relèvent de sa catégorie, et que sans elle aucun ne s’explique. J’affirme enfin qu’elle possède en soi sa sanction pénale, ce qui veut dire encore que tout ce qui se fait sous son inspiration est bien, que rien de ce qui se fait contre elle ne peut durer, en sorte qu’elle est à elle-même, considérée comme sujet intelligent, sa joie ou son supplice.

Une comparaison me fera comprendre. En vertu de l’attraction, les corps s’attirent réciproquement en ligne droite. Pour qu’un édifice se tienne debout, il faut donc, conformément au principe sur lequel repose toute la statique, qu’il ait été élevé dans la perpendiculaire à son horizon ; pour peu qu’il dévie, il tombera. Sa chute sera la sanction de la loi. Ainsi en est-il de la Justice : elle porte sa sanction en elle-même ; ni l’homme ni la société ne subsisteront contrairement à ses règles. Le Psalmiste semble l’avoir compris lorsqu’il dit que les décrets de Jéhovah portent leur sanction en eux-mêmes, Judicia Domini recta, justificata in semetipsa. Mais tandis que l’attraction est une loi de fatalité dont le sujet, aveugle, muet, sourd, insensible, ne peut ni jouir ni souffrir des violations qu’elle éprouve, il en est autrement de la Justice, dont le sujet est vivant, intelligent et libre, capable d’attester sa dignité et de se dévouer pour la défendre.

D’après cette notion nouvelle, le législateur, la loi, la sanction légale, dans le double sens que nous avons reconnu au mot sanction, étant une seule et même chose considérée à divers points de vue, l’éthique, ou la science des mœurs dans l’humanité, peut se ramener à un petit nombre de chefs :

1. Quel est la sujet-objet de la loi morale, ou, pour parler comme les légistes, quel est le législateur ? — La conscience humaine, l’homme : nous l’avons démontré, en droit et en fait, d’abord par l’impossibilité de rapporter la Justice à un sujet extérieur, si saint et vénérable qu’il soit ; puis par les manifestations de la conscience attestant elle-même son autorité législative, manifestations dont la théologie n’est que l’allégorie et le culte une symbolique.

2. Que veut la loi ? — Nous l’avons expliqué encore : le respect de l’homme dans toutes ses facultés, l’équilibre des forces sociales, le développement de l’esprit libre, coefficient indispensable de l’harmonie de l’univers.

3. À quoi se reconnaît l’authenticité de la loi morale ? — À ce signe infaillible que tout, dans la conscience de l’homme et dans sa pensée, par suite dans l’ordre social, dans la marche des générations et jusque dans la nature, s’explique par la Justice, tandis que sans elle tout devient obscur et inintelligible. Le scepticisme moral a pour corollaire le scepticisme spéculatif ; la dépravation du cœur entraîne la dépravation de l’entendement.

4. Quelle est la sanction pénale attachée à la loi ? — Tout se réjouit dans l’homme, dans la société et dans la nature, quand la Justice est observée ; tout souffre et meurt, quand on la viole.

5. Cette sanction suffit-elle, dans tous les cas, à la récompense de la vertu, à l’expiation du crime et au redressement de l’erreur ? — Oui.

Ces trois dernières propositions, dont je ne ferai qu’une, ont reçu déjà en grande partie leur preuve, puisqu’il est impossible de raisonner sur l’objet d’une loi et sur ses applications sans en faire connaître en même temps les conséquences : je me bornerai donc à remettre en saillie, sous forme de conclusions générales, ce que la discussion antérieure n’a fait qu’indiquer en passant.

La sanction morale, dans toutes les sphères où s’étend l’action de la Justice, se pose donc, en général, sous la forme d’un dilemme : certitude ou doute, savoir ou ignorance, liberté ou servitude, civilisation ou barbarie, richesse ou misère, ordre ou anarchie, vertu ou crime, progrès ou décadence, vie ou mort ; la rémunération et le châtiment toujours adéquats à l’œuvre produite, en sorte que, la sanction de la loi étant elle-même la loi, il implique contradiction qu’elle puisse être jugée insuffisante.


2. Que la sanction de la Justice a son foyer dans la conscience.


D’après la notion que nous venons de nous faire, la loi et le législateur sont un ; or, cette loi et ce législateur ne sont autres que l’homme : donc l’homme est la loi vivante, consciente, personnifiée. La Justice, en deux mots, est l’humanité : voilà un premier point. Mais la sanction pénale inhérente à la loi ne fait également qu’un avec la loi. Si donc la loi est violée, qui souffrira de la violation ? qui élèvera la voix ? qui portera plainte ? La loi elle-même, c’est-à-dire encore, l’homme.

Ceci va nous expliquer un phénomène d’un merveilleux intérêt, sur lequel la philosophie a discouru jusqu’à présent sans rien dire, je veux parler de la délectation qui accompagne dans le cœur de l’homme l’accomplissement de la Justice, et du remords qui en suit la violation.

Tous les peuples ont cru, d’un sentiment spontané, qu’en ce qui concerne particulièrement la loi morale, lorsqu’elle est fidèlement observée, il y a quelqu’un qui s’en réjouit ; lorsqu’elle est foulée aux pieds, quelqu’un qui s’en offense. Et ce quelqu’un, conformément à leurs habitudes mentales ils l’ont placé dans le ciel. Là-haut, dit Job, est celui qui me regarde et qui note ce que je fais : Ecce enim in cœlo testis meus, et conscius meus in excelsis. Pensée sublime, devant laquelle l’opinion des déistes, qui font Dieu indifférent aux affaires humaines, paraît du dernier absurde. Certes, s’il est un esprit infini, une âme universelle, qui personnifie en soi la loi des mondes, cet esprit s’affecte de tout ce qui arrive dans la création ; Dieu, le bienheureux des bienheureux, est en même temps le plus malheureux des êtres.

Mais que signifie, pour nous qui considérons surtout en Dieu la conscience de l’humanité, ce magnifique symbole ? C’est que l’homme, quand la vertu le délecte ou que le péché le tourmente, se réjouit, pâtit, non pas en qualité de serf de la loi, attendant punition ou récompense de son souverain, comme le donnent à entendre les moralistes ; il souffre, il pâtit en qualité de législateur. C’est parce que l’homme est le sujet de la loi, l’être en qui elle existe, comme l’attraction dans la matière, que le crime commis par autrui et au préjudice d’autrui ne le trouve jamais indifférent : cette loi violée, c’est lui-même ; c’est sa dignité législative qui est atteinte, c’est sa personne. Aux explications que nous avons données (Études II et VIII) de la nature du sens moral vient se joindre maintenant celle qui se déduit de la notion philosophique de la loi : de toute manière la théorie de l’immanence a gain de cause.

Joie de la vertu, remords du péché, c’est si peu de chose dans les livres de morale, si peu de chose dans notre misérable vie, que les enfants eux-mêmes n’y voient que des fables, et que les philosophes n’en parlent plus que pour l’acquit de leur conscience. Je me suis demandé si ce tressaillement plus ou moins sensible de l’âme qui suit la perpétration du bien et du mal n’avait pas eu quelque grande manifestation dans l’histoire des sociétés : le résultat de mes recherches sur cet intéressant sujet se trouve résumé dans le fragment ci-joint d’un commentaire que j’ai commencé sur les Psaumes.

commentaire sur le psaume xviii.

D’après les anciennes traditions, les premiers qui, à la voix d’initiateurs venus de plus loin ou que l’enthousiasme de la Justice avait saisis spontanément, passèrent de la vie sauvage à l’existence civilisée, éprouvèrent de leur conversion une allégresse extraordinaire, et leur admiration de la loi morale se traduisit par des chants, des légendes, des monuments, que nous avons peine à comprendre aujourd’hui. Non que ces âmes, dans leur barbarie naïve, manquassent de sentiments moraux : elles n’en avaient pas conscience ; elles n’avaient pas appris à les exprimer par des maximes ; elles ne s’en étaient pas fait une loi, un honneur, une religion.

Ce moment de la psychologie des nations, analogue à celui de la formation des langues, de l’invention de l’écriture et des premiers arts, est une des grandes époques de l’humanité. Plus tard le phénomène se reproduit, mais à de longs intervalles et avec une intensité décroissante : aussi est-ce par là que l’histoire des mœurs doit commencer, ce qui en forme le point de départ et en montre de loin, comme un phare élevé dans la nuit des consciences, la sanction. Des poésies, des hymnes, des mythes, jaillirent, en même temps que les premières cités, de cette commotion puissante, dont les chantres devinrent avec le temps si vénérables et si célèbres. Nous n’avons rien de Linus, de Musée, d’Amphion, des deux Orphée ; Homère, le premier après eux, semble profane auprès de ce que durent être ces vieux interprètes de la conscience des peuples. La Bible, en revanche, monument d’une initiation plus récente, nous offre une ample compensation.

Quel qu’ait été l’état moral de la race d’Abraham depuis l’émigration de ce cheik jusqu’à l’entrée des douze patriarches dans la terre de Gessen, sous les Hycsos, il est certain au moins qu’au temps où parut Moïse les Israélites étaient tombés dans un état voisin de la sauvagerie, par suite du séjour qu’ils avaient fait en Égypte, soit en qualité de pâtres, soit comme esclaves. La fable de Polyphème montre ce qu’était la vie pastorale à cette époque reculée ; Abraham, malgré son illustre naissance et la dignité de son caractère, ne fut après tout qu’un chef de horde.

Rentrés dans le Canaan, après une suite de campements et de combats dont le Pentateuque a supprimé les dix-neuf vingtièmes, les Hébreux finirent par s’établir dans la partie montagneuse de la Palestine, pêle-mêle avec les restes de peuplades encore sauvages.

En passant de la vie sans loi de bergers nomades à celle plus régulière d’agriculteurs sédentaires ; en se groupant par villes et bourgades, les Israélites durent naturellement inaugurer parmi eux quelques principes de morale publique et domestique, se donner des institutions, des rites, en un mot, une loi. Ce fut l’œuvre de Moïse, de Josué et de leurs successeurs.

Ainsi, à l’instar des Égyptiens leurs anciens maîtres, on les voit adopter pour symbole de leur élévation à la vie légale la circoncision, signe parlant, dont le sens est que l’homme se sépare de sa condition de brute pour entrer dans celle d’homme civilisé. L’amputation du prépuce est le symbole physique de l’abjuration des mœurs sauvages ; de là l’expression biblique qu’il ne suffit pas de circoncire le prépuce, qu’il faut circoncire aussi le cœur : langage incompris, malgré l’exactitude littérale de la traduction.

Cependant, chez des âmes aussi grossières, si l’adhésion de la conscience à la loi morale était vive, l’intelligence était faible : dans la condition psychologique du premier âge l’idée de loi impliquait celle de Législateur, la Justice par conséquent conduisait à Dieu. Et ce Dieu, l’Israélite n’y croyait pas sur la foi de raisonnements philosophiques, inaccessibles à son entendement ; il demandait à voir : jusqu’à la naissance du christianisme les classes inférieures parmi les païens pensèrent de même, n’admettant pas que les dieux fussent invisibles. Cet état des esprits chez les Hébreux est attesté, entre autres, par le psaume xviii, dont je reporte la date avant l’entrée des Hébreux dans la terre promise, à la formation de leur nationalité, au moment où, d’après la Bible elle-même (II Rois, xxi et ailleurs), le Soleil, ou, si l’on aime mieux, le génie du soleil, est le même que Jéhovah.

Ainsi l’exigeait donc la raison concrète du premier âge : dès lors que la Justice prenait dans sa bouche une forme légale, impérative, l’instituteur devait la rapporter à une autorité ; en même temps qu’il exprimait le commandement, il était tenu de nommer le commandant. Qu’y a-t-il là dont la transcendance puisse aujourd’hui se prévaloir ? Que nous importe à nous, hommes du 19e siècle, que des intelligences d’enfants, incapables de concevoir par voie d’abstraction le rapport des choses, et trompées par le matérialisme de leur langue, confondissent l’idée avec le mot, et, quand on leur présentait une vérité ou un précepte, demandassent aussitôt, non pas, Qu’est-ce qui le prouve ? mais Qui a parlé ? L’essentiel, ici, n’est pas de savoir comment la notion de la loi est entrée dans la tête de l’Hébreu, mais comment sa conscience en a été affectée : le reste est poésie pure et ne sert que pour la montre.

Suivons maintenant la pensée du psalmiste : La loi réclame un auteur ; cet auteur est dieu. Quel est ce dieu ? Le Soleil, dont le génie s’appelle Jéhovah : tel est le législateur des Hébreux. Et n’allez pas encore une fois vous méprendre sur la pensée du prophète : quand il atteste le Soleil ou Jéhovah, c’est qu’il entend parler d’un dieu visible, vivant et agissant, non d’un dieu caché derrière le rideau, parlant par une lucarne et impalpable. L’Israélite, à la tête dure, au cœur incirconcis, n’aurait rien compris à ce dieu-là ; il aurait cru qu’on se moquait de lui, et il se serait bientôt moqué lui-même de la loi.

C’est donc d’une exhibition positive, réelle, matérielle, de la divinité qu’il s’agit, nullement d’une démonstration dialectique. Vous parlez de Dieu au Juif ; il demande à le voir. Telle est la pensée qui remplit la première partie du psaume xviii, si étrangement défigurée par les interprètes.

Je traduis mot à mot, sur l’original :

1. Les cieux déroulent la gloire du dieu.
__Et le firmament étale l’œuvre de ses mains.

2. Le jour bouillonne au jour son verbe ;
__La nuit souffle à la nuit son idée.

3. Ce ne sont phrases ni paroles :
__Leur voix ne s’entend pas (par les oreilles) ;

4. C’est une corde qui résonne par toute la terre.
__Un chant qui atteint aux bornes du monde.

5. Au fond du ciel est dressée la tente du soleil ;
__Le voilà, comme l’époux qui se lève de sa couche.
__Comme le héraut d’armes qui part pour un message.

6. D’une extrémité du ciel il s’élance,
__Et il court à l’autre extrémité,
__Et nul ne peut se dérober à sa flamme.

On a vu dans ces six distiques une sorte d’argument de l’existence de Dieu d’après le principe de causalité, comme si le psalmiste avait dit : Tout ordre suppose un architecte ; or, il y a de l’ordre dans l’univers ; donc… Quelle pitié ! Il s’agit bien de raisonner avec le Juif, qui veut voir ! Et la belle raison à lui donner de l’invisibilité de Dieu, que son immatérialité !

Ici, le poëte procède juste à rebours de ce que lui font dire les commentateurs :

Vous demandez à voir Jéhovah : je m’en vais vous le montrer.

Regardez le ciel : voilà sa gloire. — La gloire, c’est-à-dire l’amplitude, d’où l’épithète amplissimus, synonyme de gloriosissimus, donnée aux grands personnages. Dans la signification orientale et primitive, la gloire est le manteau broché d’or et semé de pierreries, insigne opulent de toute majesté, divine et humaine. Ce mot est devenu pour nous vide de sens. Qu’entendait Napoléon lorsque, parlant du bruit de ses batailles, il disait : De la gloire, j’en ai fait litière ? Il ne l’eût su dire. Saint Jérôme ne se comprend pas mieux lui-même, lorsqu’il traduit les deux premiers mots de ce psaume par Cœli enarrant, les cieux racontent. La gloire, en hébreu, ne se raconte pas ; elle se déploie comme un manteau ; elle se déroule comme un parchemin (un livre), ainsi que l’a parfaitement compris l’auteur de l’Apocalypse, lorsque, pour peindre la disparition du ciel, il dit qu’il fut roulé comme un livre. C’est le mot même du psalmiste, me-saphrim, dont le radical est sepher, volume, (sphère ?) qui a fourni à l’écrivain chrétien cette comparaison.

Le ciel bleu, donc, voilà le manteau impérial de Jéhovah, voilà sa gloire ; ces astres, ces étoiles, voilà ses trophées. Vous demandez s’il pense, s’il parle : certes il a aussi une voix, voix qui se répète du jour au jour, de la nuit à la nuit, et qui remplit le monde. Où est sa tente ? dites-vous. Là-bas, à l’orient, au-dessous de l’horizon. — La Vulgate porte : In sole posuit tabernaculum suum, il a dressé sa tente dans le soleil ; c’est-à-dire que pour masquer ce fétichisme splendide, qui eût scandalisé la spiritualité chrétienne, le traducteur a commis de propos délibéré un non-sens. La tente de Jéhovah dans le soleil ! absurde.

Enfin, le dieu paraît, le voici en personne ; il sort de sa tente comme un époux au matin de ses noces. — Dans un épithalame attribué à Sapho, l’époux est comparé au dieu Mars, au soleil : c’est la même pensée retournée. — Sans doute, il est loin de vous, ce Soleil ; mais ses flèches vous atteignent, elles vous brûlent, et vous ne pouvez y échapper. Voilà votre législateur, enfants d’Israël ; cela vous suffit-il ? Et qui donc, si ce n’est lui, pourrait vous dire de pareilles choses, des choses si douces, si belles ? Qui saurait, comme lui, briller à vos yeux et parler à vos cœurs ? — J’en ai regret pour nos biblistes : le dieu des anciens Hébreux n’est pas un rêve, une abstraction, un pur esprit qui n’a point de corps, comme dit le catéchisme. Faites donc de semblables définitions dans une langue où le même mot qui signifie âme, vie, veut dire aussi animal et cadavre. Nous sommes en plein fétichisme, à ce moment où l’esprit humain, précisément parce qu’il ne sait pas abstraire, donne à tout ce qui l’entoure vie, intelligence et volonté.

Après l’ostension du dieu, arrive naturellement l’éloge de la loi : l’hymne n’est à autre fin. La glorification du Législateur en est le prologue.

7. La loi de Jéhovah parfaite :
__Rafraîchissement à l’esprit.

8. Le pacte de Jéhovah sûr :
__Sagesse pour l’ignorance.

9. Les dispositions de Jéhovah droites :
__Joie du cœur.

10. Les décrets de Jéhovah clairs :
___Lumière des yeux.

11. La religion de Jéhovah pure :
___Établie pour l’éternité.

12. Les assises de Jéhovah Vérité, Justice, Concorde :
___Plus désirables que l’or massif,
___Plus douces que le miel, le miel coulant.

Se peut-il rien de plus naïf, de mieux approprié à des intelligences à moitié sauvages, que cette poésie ? Que de précautions pour les attirer ! Quel soin de leur montrer la loi par ce qu’elle a de beau, de pur, de limpide, d’égalitaire, de sociable, de moral ! N’est-ce pas là le chant de la conscience à son premier réveil ? Et combien nous sommes loin aujourd’hui de ces sentiments ! Jamais viendra-t-il à la pensée d’un poëte moderne de faire l’éloge des préceptes de la morale, d’en comparer la beauté à l’or et aux pierres précieuses, la clarté au soleil, la douceur au sucre et au miel ? À force de prosaïser en nous la Justice, nous sommes devenus pour elle comme le sacristain pour les vases sacrés :nous en avons perdu la religion.

13. Certes ton serviteur est à bonne école :
___Il y a profit à garder tes lois.

 
14. Mais qui peut se garantir de l’erreur ?
___Purge-moi de mes fautes secrètes ;

15. Et sauve ton serviteur des impies :
___Qu’ils ne dominent pas sur moi ;
___Qu’ils me laissent, et je serai sans tache.

16. Puisse la parole de ma bouche l’être agréable,
___Et la pensée de mon cœur s’élever, devant ta face,
___Jéhovah, mon soutien, mon vengeur !

Comparez cette manière d’apprivoiser des barbares avec celle de nos missionnaires, qui, au lieu d’entrer dans leurs idées et de se mettre à l’unisson de leur âme, leur racontent la passion de Jésus-Christ et leur disent la messe… On nous parle de révélation : la vraie révélation, la voilà, facile à dégager de la mythologie qui l’enchâsse, comme la monture d’or enchâsse la pierre précieuse sans s’y mêler et sans la ternir : c’est l’exaltation qui saisit la conscience lorsque pour la première fois elle se trouve en contact avec la notion de Justice, rendue plus attrayante par la forme poétique du précepte.

L’illumination mentale que produisit aux premiers jours de la civilisation l’enseignement de la Justice est indiquée par Horace dans ces vers :

Sylvestres homines sacer interpresque Deorum
Cædibus et victu fœdo deterruit Orpheus.
Dictus ob hoc lenire tigres rabidosque leones ;
Dictus et Amphion, Thebanae conditor arcis,
Saxa movere sono testudinis et prece blandâ
Ducere quo vellet…

Ce n’était pas sans doute le charme de la musique qui attirait les Pélasges farouches auprès d’Orphée et d’Amphion : ils fussent restés sauvages toute leur vie ; c’était le charme des préceptes, qui, tombant dans des âmes vierges mais prêtes à recevoir la semence, devait opérer un entraînement général.

Cicéron est inspiré du même sentiment, quand il dit que la Loi des douze tables, qu’on faisait apprendre par cœur aux enfants, lui paraît plus belle que tous les poëtes et les philosophes.

La moitié des psaumes a été composée dans cet esprit. C’est toujours, comme dans le xviiie, d’abord l’affirmation de Jehovah par l’ostension matérielle de son être (Ps. xxviii, xlix, lxvii, lxxxi, cxlvi, cxlvii). Vient ensuite l’admiration de la loi (cxviii et autres) ; puis, de l’admiration de cette loi le psalmiste passe à son amour, amour qu’il exprime en traits brûlants, comme s’il s’agissait d’une personne : J’aime ta loi, Jéhovah ; J’ai pour elle une violente amour (expression d’Henri IV) ; Elle m’est plus douce que le miel, plus précieuse que tous les trésors ; Je la cherche de tout cœur ; Rien ne réjouit tant mon âme, et je ne cesse d’y appliquer ma pensée. (Ps. cxviii, v. 10, 14, 15, 20, 24, 40, 72, 97, 163, 165, 166, 167.) Se figure-t-on Lamartine ou Victor Hugo, saisi d’enthousiasme à la lecture du Bulletin des lois, chantant les beautés du Code et les douceurs de la Constitution, disant qu’il aime d’amour l’organisation communale, la loi sur la presse, celle sur les condamnés politiques ; qu’il y trouve un sujet perpétuel de méditation pieuse et d’exercice de vertu ? Telle est pourtant cette poésie primitive, aux sources de laquelle nous aurions tant besoin de retremper la nôtre.

De l’amour de la loi à l’amour du dieu la transition est d’autant plus facile qu’au fond le dieu et la loi ne font qu’un : Je t’aime, Jéhovah (Ps. xvii). Cet amour embrasse jusqu’au temple : J’aime ton sanctuaire magnifique ; J’aime le lieu de ton séjour y et ce m’est une volupté d’y aller. (Ps. xxv, cxxi, etc.) Heureux donc, heureux ceux qui connaissent cette loi, qui la goûtent, et qui aiment Jéhovah ! Ils seront riches, honorés et aimés ; ils mourront comblés de jours, au milieu d’innombrables héritiers. (Ps. I, xxxi, cxi, cxxvii, etc.) Au contraire, honte, malédiction et ruine à l’impie qui ne connaît pas la loi, qui la méprise, et qui foule aux pieds la majesté du Dieu qui l’a donnée ! C’est une brute, un être corrompu et abominable, la rouille de l’humanité (Ps. xiii, lii, cxviii, 119). Par la même raison, le psalmiste se fait horreur quand il manque à la loi ; il accuse sa nature dépravée, appelle à grands cris le sacrifice d’expiation qui calmera son remords et le purgera de cette lèpre du péché (Ps. l). Et ce ne sont pas seulement les souillures de l’âme que cette loi bienfaisante a la vertu d’effacer, elle est un baume pour les blessures du cœur, un bandage qui guérit de toute affliction (Ps. cxlvi).

Aussi quel orgueil chez l’Israélite quand il se compare aux nations voisines, vivant sans loi, destituées de sens moral, dans une superstition obscène ! C’est alors qu’il se dit le privilégié de Jéhovah, qui l’a nommé son héritier et n’a communiqué qu’à lui ses commandements (Ps. cxlvii).

On a remarqué, non sans étonnement, les imprécations peu charitables que le psalmiste se permet contre les pécheurs, hommes de sang et de péché. On n’a pas fait attention qu’il entend par là les races demeurées dans la barbarie originelle, vivant en dehors de la Justice et de ses lois. C’est de cette espèce qu’il parle lorsqu’il dit : Du ciel Jéhovah a baissé ses regards sur les fils des hommes (anthrôpoï, faces humaines, c’est-à-dire les incivilisés), voir s’il en était un parmi eux qui fît le bien et qui cherchât Dieu. Et ailleurs, quand il s’écrie : Ne les tueras-tu pas, Ô Dieu, ces impies ; ne les tueras-tu pas ces anthropophages (viri sanguinum), qui osent prétendre que tu as en vain fondé nos villes ? Je les hais d’une haine cordiale (Ps. cxxxviii et cviii, cxxxvi).

L’horreur de la sauvagerie est commune à toute l’antiquité. On en retrouve les vestiges sur les peintures murales de l’antique Égypte ; c’est elle qui amena l’extermination des indigènes du Canaan, d’abord par les Philistins, puis par les Israélites. L’épithète de barbare, qui chez les Grecs et les Romains exprimait la même pensée, était plus qu’une insulte, c’était un arrêt de servitude, et bien souvent de mort.

Je trouve dans le recueil d’Anacréon une prière, litaneïa, adressée à Diane par les habitants d’une ville qu’assiégeaient des barbares ; je ne sais si on l’a bien comprise :

Je m’agenouille devant toi, chasseresse,
Blonde fille de Jupiter, souveraine
Des bêtes fauves, ô Artémise !
Viens aujourd’hui sur cet abime de mort ;
Regarde d’un œil favorable une ville aux guerriers généreux
Tu ne protèges pas une horde de sauvages.

Le dernier vers est une ironie à l’adresse de l’ennemi. Des civilisés succomber devant des sauvages, c’est impossible, cela accuserait les dieux : telle est la pensée du poëte grec, qu’on retrouve partout dans les psaumes. On connaît le vœu de Tacite, quand, après avoir raconté une bataille entre barbares où périrent 60,000 Bructères, il prie les dieux d’entretenir cette discorde entre les ennemis de l’empire, puisque, dans le déclin de la nation, il ne lui reste d’autre chance de salut : Maneat, quœso, duretque gentibus, si non amor nostri, at certè odium sui ; quandò urgentibus imperii fatis, nihil jàm prœstare fortuna majus potest quàm hostium discordiam. L’horreur des anciens pour les races sauvages a passé dans le christianisme : c’est elle qui a inspiré les massacres d’indigènes commis par les Espagnols lors de la conquête de l’Amérique, et qui entretient de nos jours la traite des nègres.

Le phénomène que je viens de rapporter ne pouvait, par sa nature même, se produire en chaque nation qu’une fois, du moins avec un tel élan d’enthousiasme : à partir de ce moment le progrès, transformant la pratique de la loi en habitude, faisant de la Justice une seconde nature, devait s’accomplir avec plus de calme. Cependant les causes de dissolution se multipliant en raison même du progrès, la société dut maintes fois rétrograder et le scepticisme s’emparer peu à peu des consciences : alors chefs d’États et pontifes songèrent, en rappelant l’enthousiasme des anciens jours, à réveiller dans les âmes le sens moral affaibli. C’est dans ce but que furent instituées partout des solennités commémoratives, fêtes, mystères, expiations, cérémonies de toute sorte, sacrifices, prières publiques, assemblées de l’agora, exécutions judiciaires, noces, funérailles, spectacles et triomphes.

Quand l’excitation officielle fut devenue impuissante, la conscience des nations se satisfit elle-même, tantôt, chose prodigieuse, par des changements de dieux et des rénovations de cultes, tels que furent le christianisme et l’islamisme ; tantôt par des associations mystiques, comme celles des Telchines, des initiés d’Éleusis, des compagnons du tour de France, des charbonniers, bons-cousins, francs-maçons, etc. ; ou bien par des épurations religieuses, comme en essayèrent les Gnostiques, les Albigeois, les Hussites, la Réforme ; tantôt enfin par des révolutions ou restaurations politiques, comme celles de Lycurgue, de Zorobabel, de Solon, de Brutus, et, en dernier lieu, comme la Révolution française. Chacun de ces grands mouvements est une réaction de la conscience universelle contre la corruption qui la gagne, une véritable manifestation de la sanction morale : c’est ainsi que se produit dans l’âme des peuples le remords.

Or, si nous dégageons l’idée du fait extérieur et de la poésie qui la couvrent, que trouvons-nous ?

Que la sanction de la Justice, identique à la Justice même, est, comme celle-ci, immanente à la conscience ; que c’est dans la conscience, et nulle part ailleurs, que s’exerce cette sanction ; conséquemment, qu’il est contre toute philosophie, après avoir reconnu la sanction intérieure, de parler encore d’une sanction extérieure, dont le ministre serait Dieu, l’Église ou la société ; que ce n’est pas ainsi que l’on doit entendre l’intervention de l’autorité publique dans le règlement de la Justice et la réparation du crime ; mais que, comme la juridiction familiale est le déploiement de la justice individuelle, et la juridiction civique le développement de la juridiction domestique, de même les actes de l’autorité publique, en ce qui touche la répression des crimes et délits, doivent être regardés aussi comme le développement de la sanction interne et la manifestation à sa plus haute puissance de la vindicte que la conscience coupable exerce contre elle-même ; que ce contre-coup de la conscience individuelle dans la conscience collective, et jusque dans l’économie de la nature, vient de la solidarité qui existe, d’une part, entre tous les membres du corps social, de l’autre entre la société et le système des choses ; qu’ainsi se constitue l’harmonie universelle, dont le dernier mot est que le juste n’a rien à redouter ni de ses semblables ni des forces de la nature, tandis que le coupable a tout à en craindre ; que telle est la loi du progrès, l’infaillibilité de la Justice et la destinée finale de l’univers.

Je reviendrai tout à l’heure sur ces idées ; commençons par assurer notre premier jalon.

Les célébrations de la conscience universelle, voilà donc le seing et le sceau auquel se reconnaît l’authenticité de la loi morale ; la joie de l’âme et ses remords, voilà sa sanction pénale. Tout ici se passe au dedans. Cela suffira-t-il pour assurer l’ordre au dehors ? Le christianisme ne l’a pas cru ; quant à nous, génération de 89 et de 93, disons-le bien haut, c’est toute notre garantie, toute notre espérance, et nous n’en voulons pas davantage. Félicité de la Justice, malheur du crime, tel est, en dernière analyse, le plus clair et le plus net des biens que la République sociale promet à ses élus, l’unique prix qu’elle propose à l’homme de bien, la seule barrière qu’elle oppose au coupable : c’est toute la substance de la Révolution. Oui, il faut, quand même, être honnête homme pour devenir citoyen de la République : y a-t-il là, Monseigneur, de quoi tant crier au matérialisme, au sensualisme, et pensez-vous que les respectables intérêts que notre propagande effraie, et que votre religion protége, se contentassent pour si peu ?…


3. Développement de la sanction morale dans la famille et la cité : Théorie du droit pénal.


Vous qui, chaque jour de votre vie, donnez une heure à la lecture de la Bible, avouez, Monseigneur, que vous n’eussiez su y découvrir ces merveilles. Dans votre système, la sanction morale part, comme la foudre, du trône de Dieu ; c’est lui qui, selon son bon plaisir, nous éprouve, nous afflige ou nous récompense, en attendant le redressement définitif ; et c’est par le retrait de sa grâce que, si quelquefois nous sommes épargnés dans le matériel de notre existence, nous manquons rarement d’être atteints dans notre conscience, où le remords nous torture comme des damnés. Voilà ce que vous enseigne à vous l’Écriture, dont vous prenez chaque mot et chaque phrase au pied de la lettre. Pour moi, au contraire, qui, écartant cette poétique de la Justice, considère celle-ci tout à la fois comme une notion et une faculté, la sanction morale n’est rien de plus que le mouvement de la conscience, joyeuse quand nous faisons le bien, triste et malade quand nous nous rendons coupables. C’est tout ce que me révèle votre Bible ; et s’il arrive qu’à la suite du remords une sorte de contre-coup, venant de la société, nous frappe encore, je dis que ce contre-coup, résulte de la solidarité qui unit tous les hommes dans une conscience commune.

I

Ainsi, les mêmes textes dont vous pensez vous servir pour établir votre divine sanction, je les retourne contre vous, comme un général retourne contre l’ennemi l’artillerie qu’il lui a prise : tel est encore ce verset du psaume cx, que vous chantez à vêpres tous les dimanches :

Confitebor tibi, Domine, in toto corde meo,
In concilio justorum et congregatione ;
Je te louerai, Seigneur, de tout mon cœur,
Dans la réunion des Justes, et dans l’assemblée.

Il faut, direz-vous, être possédé du démon de la dispute pour chercher chicane à l’Église sur cet inoffensif verset. Que peut-il y avoir là d’inquiétant pour la théologie, soit dogmatique, soit morale ?

Et voilà, répondrai-je, ce que c’est que de voir toujours les choses par les lunettes de la foi, quand il serait si utile de les considérer à l’œil du sens commun.

Remarquez, Monseigneur, que le mot de l’original, que la Vulgate traduit par concilio, signifie proprement secret : il s’agit d’une confrérie de puritains ; le mot rendu par congregatione indique la multitude, l’assemblée du peuple.

Encore une idée dont les psaumes sont pleins. Ôtez les réunions particulières, ôtez l’assemblée générale, et la Loi, comme une statue dont le piédestal se dérobe, tombe en morceaux ; la société jéhovique s’évanouit. Abolissez ces confessions solennelles et périodiques ; ces chants à l’unisson, ces synagogues, tous ces moyens d’excitation puissante, et le prépuce repousse aux circoncis ; cette loi si douce, si pure, si attrayante, disparaît comme un rêve : on ne la sent plus, on ne la reconnaît pas ; elle a perdu sa sanction. En deux mots, point de conscience sociale, point de conscience individuelle : telle est la pensée du psalmiste.

Chez nous, la discipline est autre : les réunions de plus de vingt personnes sont interdites ; les sociétés secrètes punies de la transportation ; au temple, à l’église, le prêtre parle seul devant un public silencieux, citant une Bible qu’il ne comprend pas, ou récitant, soit en latin, soit en langue vulgaire, des prières qu’il comprend encore moins. D’ailleurs, la séparation du temporel et du spirituel ôtant aux choses du culte la réalité et la vie, le peuple ne trouve à l’église que le sommeil et l’ennui. Nous avons bien encore des séances académiques, des comices agricoles, des assemblées d’actionnaires, des soirées musicales, des spectacles ; mais on a soin d’en retrancher tout ce qui en ferait la moralité et le charme, savoir, le rapport qui existe entre la littérature, les intérêts, les sciences, les arts, et la chose publique, réservée tout entière au gouvernement. Aussi la tristesse règne partout : dans un pays qui compte 1,000 à 1,200 habitants par lieue carrée, et dans une capitale de 1,300,000 âmes, nous vivons comme des moines qui assistent à l’office chacun dans sa stalle ; Paris cette fourmilière humaine, est une prison cellulaire.

Qui sert le mieux la morale, de ce vieux jéhovisme incompris, ou du régime policier qu’y a substitué le christianisme ?

Mais la poésie des psaumes ne nous a livré qu’un fait brut : à nous d’en dégager la raison ; nous en tirerons ensuite les conséquences.

La Justice est plus grande que le moi ; elle ne vit pas solitaire ; elle suppose une réciprocité, conséquemment elle appelle dans son organisme une dualité, qui bientôt se multipliant à l’infini engendre la famille, la tribu, la cité, finalement enveloppe tout le genre humain.

Le mariage, la famille, la cité, l’humanité ont donc pour effet de créer entre les individus qui en font partie une conscience commune : d’où il résulte que la vertu et le vice dont souffre : chaque sujet humain ayant en même temps des racines dans la collectivité, les membres de cette collectivité sont tous, du plus au moins, solidaires. Là est, comme on verra tout à l’heure, le principe de la juridiction paternelle, et postérieurement de toute institution pénale.

Arrêtons-nous d’abord à la famille.

Tout acte de vertu accompli par un des nôtres nous enorgueillit comme si nous avions eu part à l’accomplissement ; tout crime ou délit commis par celui qui nous est proche, nous pénètre de honte et de chagrin. En vain l’on essaierait de nier cette solidarité : elle subsiste, et le fait est plus puissant que tous les sophismes. C’est d’après ce principe que s’était établie jadis la confiscation, qui enveloppait dans le châtiment toute la famille du coupable, et que s’exerçaient ces proscriptions affreuses qui s’étendaient à toute une parenté, ascendante, descendante et collatérale. Certes, je loue la Révolution d’avoir fait de la personnalité de la peine un axiome de droit : il y a bien assez pour un fils, un père, un frère, de la désolation de son cœur et du déshonneur de son nom, sans qu’il doive répondre encore, par corps et par biens, d’un crime dont sa main est innocente. Mais n’est-ce pas désorganiser la Justice et tuer la morale, que de nier cette solidarité de famille, sans laquelle la Justice se dessécherait bientôt dans l’individualisme, et qui en dernière analyse fait toute la légitimité de la répression ?

Ce que nous venons d’observer dans la famille existe, quoique à un moindre degré, dans la tribu, dans la cité, dans la corporation, dans le parti, dans la nation : je n’en citerai pour le moment d’autre preuve que la solidarité d’intérêts qui constitue toutes ces collectivités, et les passions, préjugés, entraînements, qu’elle engendre. Qui dit solidarité d’intérêts dit nécessairement conscience commune, et dans une mesure variable solidarité de bien et de mal. Il n’y a pas, aujourd’hui, de vérité psychologique plus méconnue, je le reconnais ; il n’y en a pas de plus certaine.

Or, le péché, provoqué par la nature concupiscible et idéaliste de l’homme, assiége l’âme ; une fois commis, il tend à s’établir en habitude ; par l’habitude, il envahit l’une après l’autre toutes les puissances de l’être, de telle sorte qu’un premier vice, s’il n’est vigoureusement combattu et expurgé, devient infailliblement le père de plusieurs autres ; enfin l’âme pervertie, si elle est abandonnée à elle-même, devient à son tour un foyer d’infection pour celles qui l’approchent.

Pour conjurer ce péril, la société possède deux moyens : 1o développer le sens moral dans chacun de ses membres par les excitations puissantes de la conscience collective : je n’insisterai pas davantage sur ce sujet ; 2o exiger la réparation des crimes et délits. En quoi consiste cette réparation, à quelle condition et à quel titre la société peut-elle la demander : c’est ce que nous avons à voir.

II

La société a-t-elle le droit de punir ?

Les philosophes bataillent, et le problème est encore à résoudre.

Tandis que l’Église invoque le droit divin, c’est-à-dire le mandat reçu par elle de guérir les âmes, et, s’il y a lieu, d’exécuter les corps des contempteurs de la loi, les soi-disant rationalistes allèguent, les uns la légitime défense, les autres le talion ou la vengeance, ceux-ci la nécessité de l’exemple, ceux-là, qu’on pourrait appeler semi-théologiens, la salubrité mentale et le bien des coupables. M. Oudot, le dernier venu de ces semi-théologiens, adoptant les idées de Platon, Grotius, Leibnitz, Bossuet, auxquels se joignent MM. Cousin, Jules Simon et Jean Reynaud, s’exprime en ces termes :

« Toute créature qui dévie se blesse elle-même. L’auteur d’une infraction à l’ordre a reculé dans la voie de son perfectionnement ; il a diminué en lui la possibilité de collaborer au bien commun. Il faut qu’il regagne le temps perdu. Il faut un contrepoids aux premières influences de l’habitude fâcheuse qu’il tend à contracter. Ce contrepoids, c’est la punition… »

Voilà ce que l’auteur de Conscience et Science a trouvé de plus probable sur le Droit de punir ; cela dit, il passe à l’application, comme s’il ne s’agissait que de dresser la potence.

N’oublions pas que pour M. Oudot et ses auteurs la Justice est une simple notion, la notion d’une loi sans faculté et dont le sujet est Dieu ; qu’ainsi le système d’obligations qui nous enveloppe commence pour chacun de nous par le Devoir, et que ce devoir ne devient droit à l’égard de nos semblables qu’en ce sens qu’ils sont soumis de leur côté au même devoir envers la Divinité.

D’où il suit : 1o que le droit de punir que s’arroge la société, droit qui se convertit pour le coupable en un devoir et même en un droit actif, selon l’expression du savant professeur, ne peut s’exercer légitimement qu’autant que le délinquant est en communauté de foi religieuse avec la société qui punit, ce qui revient à dire, autant qu’il adhère à la théorie de M. Oudot ; 2o qu’avant d’infliger la punition, on a établi démonstrativement, et en s’appuyant sur une révélation positive, qu’elle fait partie du droit divin, et conséquemment du devoir humain : ce que n’a pas fait M. Oudot, ce que même, malgré sa bonne volonté, il n’oserait entreprendre.

Dans l’état où se trouve aujourd’hui la question, il n’y a pas un assassin qui ne puisse dire à ses juges : « Je ne crois ni à votre Dieu ni à votre société, dans laquelle je n’ai pas reçu ma part. Je rejette votre code, et je vous récuse, vous, votre police et vos bourreaux. Il n’y a rien de commun entre vous et moi ; et quand même j’admettrais avec vous l’existence d’un lien juridique entre les hommes, vous n’auriez pas de quoi établir l’autorité que vous vous attribuez sur ma personne. Vous n’avez pas le droit de me frapper, pas le droit de me blâmer, pas le droit de m’accuser, pas même le droit de m’interroger ; et ma conscience, puisque vous parlez de conscience, se dérobe à toutes vos atteintes. J’ai tué un homme, c’est possible ; j’étais en guerre avec lui, comme je le suis à cette heure avec vous, comme vous l’êtes tous les uns avec les autres. Vous voilà réunis contre moi, et vous avez la force : usez-en, si cela vous plaît, comme j’en ai usé moi-même. Mais pas d’hypocrisie, surtout pas d’outrage : je méprise, autant que vos châtiments, votre Justice et votre blâme. »

N’est-il pas triste de voir des professeurs de droit et de morale, des philosophes qui parlent au nom de la Liberté et de la Révolution, en revenir, sur cette question du droit pénal, à quoi, grand Dieu ! à la théorie du purgatoire et des indulgences ? et cela, parce qu’ils ne veulent pas admettre l’immanence de la Justice, parce que cette Justice est toujours pour eux un commandement du dehors, l’ordre d’un Souverain invisible, qui nous récompense, nous expie, nous damne, selon son plaisir, et au nom duquel l’Église ou la société, comme le fameux M. Purgon, prétend nous expier à son tour, pour son bien et pour le nôtre. Clysterium donare, ensuita purgare, postea seignare, et repurgare, reseignare, reclysterizare ! voilà la théorie de nos moralistes. Il faut que la conscience du genre humain soit robuste pour résister à tant d’ineptie. Et comme les malheureux que nous faisons expurger, pour leur bien, par des geôliers et gardes-chiourme, doivent nous siffler !

III

Les théories proposées pour l’explication des lois pénales contiennent toutes cependant un peu de vrai : partout on a admis la légitimité de la défense, même contre le malfaiteur enchaîné ; partout on a voulu que la peine fût proportionnée au crime, ce qui a fait imaginer le talion ; partout, enfui, on a désiré que le châtiment servît comme de remède à l’âme du coupable, et l’on en a attendu de salutaires effets pour ceux que le mauvais exemple aurait pu écarter du droit chemin. La défense de la société menacée, la proportionnalité de la réparation, le retour du coupable à la vertu, la préservation des consciences faibles, tout cela est raisonnable, tout cela est légitime ; il n’y a que le châtiment, la punition, la peine, précisément ce que le criminaliste caresse avec le plus d’amour, qu’il faille écarter comme injurieux à la personne, et par cela même destructif de la Justice.

Est-il donc si difficile de comprendre que le droit de punir, emprunté à la symbolique du monde primitif, est une contradiction dans les termes, et n’a pas plus de réalité que le droit de mal faire ? La sanction morale, qu’on a désignée abusivement par le mot peine, est un fait de conscience, rien de plus, rien de moins ; fait dont la production est toute spontanée, et qui consiste notamment, chez le coupable repentant, en une douleur réelle, résultat du remords ; mais fait que la société est impuissante à faire naître dans la conscience qui s’y refuse, et qu’elle serait coupable de suppléer par des injures et des coups. Tout sévice exercé sur la personne du criminel ne peut produire en lui que de l’indignation et par contre-coup de l’endurcissement : ce n’est pas en rendant le mal pour le mal qu’on se réconcilie avec un ennemi, à plus forte raison qu’on ramène un scélérat à la vertu.

Toute réparation d’un crime ou délit, pour être rationnelle, juste, efficace, doit avoir en soi une valeur morale positive ; il faut qu’elle profite à la conscience sociale autant et plus que le crime ou délit lui a causé de scandale ; que de plus le pénitent obtienne lui-même, par ses œuvres satisfactoires, autant de considération que sa faute lui en a fait perdre, en autres termes, que sa réparation soit en même temps pour lui une réhabilitation. Hors de là, la réparation est illusoire ; elle ne fera qu’aggraver le mal, achever la démoralisation d’une conscience malsaine, et ce qui est pis, inoculer la maladie au corps social.

Or, est-ce là ce qu’on a entendu jusqu’ici par réparation ? S’est-on occupé de faire rendre au criminel, en actes de justice et de dévouement, la somme de mérites dont il a privé la communauté par son forfait ? Non : on a procédé à son égard par la confiscation, la prison, les coups, la torture, la mort, l’infamie ; on l’a fustigé, mis au secret, gêné, affamé, mutilé, fleurdelisé, brûlé, roué, pendu, guillotiné. On s’est vengé, enfin ; on a massacré le prisonnier, et l’on a pris cette vendetta, un fait de guerre, pour une satisfaction. C’est ce qu’on a appelé payement et recouvrement du crime, exsolvere, repetere pœnas, payement qui laisse naturellement subsister la coulpe, et, au lieu de réhabiliter le patient, ajoute à son indignité. Dans notre système pénal, admirez ceci, on ne réhabilite que les innocents ! Ou bien, la superstition prenant la place de la vengeance, on a employé les lustrations ; on a confessé le pécheur, on l’a baptisé, purifié, absous, comme Hercule demandant aux purificateurs d’Éleusis l’acquittement de ses brigandages ; on lui a fait réciter des prières, porter des reliques, gagner des indulgences : la moitié des offrandes et des sacrifices qui se faisaient dans le temple de Jérusalem n’avaient pas d’autre but que de racheter du péché, pro peccato ; et chez les anciens Romains le mois de février, februarius, de februare, expier, était consacré tout entier à ces expiations. C’est de là que nous est venue la Chandeleur. Bref, on a sévi, au physique et au moral, contre la personne du coupable ; on a châtié l’homme comme un animal vicieux et indocile ; on l’a humilié et honni : c’est ce que l’on appelle aujourd’hui Droit sanctionnateur, et à quoi de graves professeurs, les plus gens de bien des mortels, suent sang et eau à trouver des raisons philosophiques.

Autre méprise, encore plus grave. La satisfaction, quelle qu’elle soit, à exiger de l’auteur d’un crime ou délit, ne satisfera pas, et ce sera toujours une injustice, si la société qui se plaint et accuse n’y joint aussi la sienne : condition indispensable, entrevue autrefois par la mythologie pénale, mais entièrement méconnue par les modernes criminalistes.

En vertu de la solidarité morale qui unit les hommes, il est rare qu’un acte de prévarication soit tout à fait isolé, et que le prévaricateur n’ait pas pour complice, direct ou indirect, la société et ses institutions. Nous sommes tous, du plus au moins, fautifs les uns envers les autres, et ce que dit Job n’est pas vrai : Pécheur devant Dieu, je suis innocent devant les hommes. Dans cette communauté de conscience, la Justice étant réciproque, la sanction l’est aussi ; la réparation doit aller de même. Quelles sont les causes, les prétextes, si l’on veut, qui ont entraîné l’accusé ? Quelle injustice, quel passe-droit, quelle faveur, l’a provoqué ? Quel mauvais exemple lui a été donné ? Quelle omission, quelle contradiction du législateur a troublé son âme ? De quel grief, soit de la part de la société, soit de la part des particuliers, a-t-il à se plaindre ? De quel avantage, dépendant de la volonté publique, jouissent-ils dont il ne jouit pas lui-même ?… Voilà ce que le juge d’instruction doit rechercher avec autant de soin que les circonstances mêmes du crime ou délit ; car il faut que l’inculpé se l’entende dire : Si la société lui demande satisfaction, elle est prête à lui faire droit à lui-même, dans la mesure qui sera trouvée juste par le tribunal des arbitres, par le jury. Toute poursuite criminelle peut donner lieu à une action récriminatoire, et, si la Société ne va d’elle-même au-devant, l’accusé peut dire à ses accusateurs : « Vous tous qui êtes ici assemblés pour me juger, vous n’êtes pas meilleurs que moi. Confessez-vous les premiers, et je me confesserai à mon tour ; amendez-vous, et je suis prêt à satisfaire. »

La théorie du droit, sanctionnel peut donc se ramener aux propositions suivantes :

1. La Justice est immanente à l’humanité, c’est-à-dire une faculté de l’âme humaine ;

2. Elle est réciproque ;

3. Par la pluralité des personnes qui en forment l’organisme, la conscience, commune entre les époux, le devient dans la famille, dans la tribu, la corporation, la cité ;

4. En vertu de cette communauté de conscience, les communiers ou participants deviennent, quant à la délectation que procure la Justice et à la peine qui résulte du mal commis, solidaires.

5. De même donc que le préjudice matériel causé par un délinquant doit être réparé, l’objet enlevé restitué, de même réparation et restitution doit être faite par lui, non en sévices, mais en actes de vertu et de dévouement, du mal qu’il a fait à la conscience commune. Rien en cela de mystique, d’irrationnel, d’arbitraire, et que puisse récuser le plus effronté malfaiteur : abolition complète du prétendu droit de punir, qui n’est autre que la violation solennelle de la dignité d’un individu, en représailles d’une violation de la dignité sociale.

6. Mais, comme le crime ou délit n’est jamais isolé, comme il a été plus ou moins causé, provoqué, encouragé, toléré, permis, par le système des rapports, plus ou moins exacts et équitables, qui forment la société, il y a lieu pour celle-ci de rechercher en quoi elle a pu être elle-même coupable envers le délinquant, la sanction, de même que la Justice, n’étant complète qu’autant qu’elle est réciproque.

Ces principes posés, venons à l’application.

IV

Un enfant a commis une faute. Le père, aussi soigneux de la dignité de son enfant que de la sienne propre, s’apprête à le relever. Que va-t-il lui dire ? Que nos savants criminalistes consultent leur propre cœur, voici ce qu’ils y trouveront :

« Mon fils, nous t’avons mis au monde, ta mère et moi, dans la sainteté de notre amour ; tu n’étais pas conçu que déjà nous pensions à toi comme au tiers associé de notre commune conscience, au continuateur et à l’héritier de notre justice. Pour te faire un lit de vertu, un héritage d’honneur, j’ai travaillé, j’ai peiné sans mesure ; je me suis sevré de plaisir, abstenu de volupté ; j’ai supporté, sans nuire aux autres, bien des injustices ; j’ai gardé mon âme sauve à travers les plus effroyables scandales ; je me suis appliqué, enfin, à paraître toujours devant toi tel que je voulais que tu fusses. Que t’ai-je fait, qui ait pu t’autoriser à commettre cette vilaine action, qui me blesse au cœur et me couvre de honte ? Quel mauvais exemple t’ai-je donné ? Parle, afin que je reconnaisse mon tort, et qu’avant de te demander satisfaction, j’humilie devant ta jeunesse mes cheveux blancs. Sais-tu que, dans la voie où tu entres, il n’y a d’issue que le parricide ? Celui qui désole la conscience de son père sera conduit tôt ou tard à lui ôter la vie, afin de se délivrer de ses reproches. Je n’entends pas humilier ta fierté, je ne veux ni t’injurier ni te flétrir ; mais, coupable envers notre conscience domestique, tu ne peux te réconcilier avec elle que par une réparation : c’est cette réparation que je te demande, comme je suis prêt à réparer mes torts, si j’ai mérité de ta part quelque blâme. J’ai voulu, en te donnant l’existence, produire un homme : ce que tu as fait est un acte bestial. À toi de voir à quel prix tu penses reconquérir ma tendresse, ou si, dès à présent, je dois procéder à ton égard comme avec un étranger, un ennemi. »

De deux choses l’une : ou le fils, saisi de remords, reconnaîtra cette communauté de conscience invoquée par son père, il avouera sa faute et se mettra à la discrétion de son juge ; ou bien il niera le droit paternel, déclarera la communauté rompue, auquel cas le père n’a plus qu’à prononcer la formule d’exhérédation, au besoin et selon la gravité du délit, à frapper le monstre.

Le droit de justice, comme on disait avant la Révolution, c’est-à-dire, non pas le droit de punir ou châtier, puisque, à quelque degré que ce soit, un pareil droit implique contradiction, n’existe pas ; mais le droit d’instruire contre l’individu qui s’est écarté de la Justice, d’en exiger réparation, sauf à lui donner à lui-même satisfaction, s’il y a lieu, ce droit-là, dis-je, est inhérent à la dignité du père de famille ; c’est de lui que la société le tient : il est étrange que dans un siècle aussi raisonneur, aussi positif que le nôtre, cela ait besoin d’être démontré. Et ce droit n’a rien de mystérieux, d’exorbitant, ni d’arbitraire : ce n’est plus cette prétention aussi impertinente que ridicule que s’arroge une soi-disant autorité divine ou humaine d’amender un coupable en le soumettant à une discipline injurieuse ; c’est le droit que possède incontestablement tout être moral de se préserver de la contagion du crime, en exigeant du criminel, avec la juste réparation du dommage matériel qu’il a causé, des œuvres satisfactoires qui effacent sa coulpe. Ici, encore une fois, plus rien qui offense la personne : le législateur, hypocritement charitable, ne prétend point exercer sur la volonté du pécheur une action ; c’est à sa liberté qu’il fait appel. La mort même, j’admets, par hypothèse, qu’il s’agisse d’un scélérat endurci et désespéré ; la mort n’a plus le caractère ni d’une peine, ni d’une vengeance, ni d’une expiation ; il est vrai qu’elle n’est pas davantage une réparation : c’est un fait de guerre, devenu inévitable par la révolte du condamné. Être homme ou mourir, rentrer dans la communion du genre humain par un surcroît de justice ou en sortir par le supplice : voilà, sans plus de discours, ce qu’est la sanction pénale, ce que signifie l’exécution à mort, acte suprême de la juridiction domestique, de laquelle dérive toute autre juridiction.

On voit par là ce que peut être le pardon ou droit de grâce, ainsi que l’amnistie, le plus bel apanage de la souveraineté.

Le pardon, si doux au cœur des pères, n’est autre que l’oubli de la faute commise, en considération du repentir qui a suivi ; oubli qui, à cette condition, est de toute justice, puisque ne pas pardonner au repentir serait exiger plus que la dette et se faire pire que le débiteur ; mais oubli qui ne peut pas aller jusqu’à la dispense du repentir même, puisque ce serait un permis d’immoralité. Grâce des coups et sévices, toujours ; grâce de l’amende et des dommages-intérêts tant que vous voudrez ; grâce de la satisfaction morale, jamais.

Quant à l’amnistie, comme elle n’est relative qu’aux dissensions de la politique, elle est essentiellement réciproque. Le vainqueur, dépositaire actuel du pouvoir, en offrant à ses adversaires prisonniers ou bannis l’amnistie, la demande pour lui-même : hors de là, elle est injurieuse et inacceptable.

Le Droit de la guerre est une Justice négative, consistant en une sorte de convention tacite de s’en rapporter à la force…

V

Tous les peuples ont eu leur symbolique expiatoire. Les actes en sont connus : se baigner dans l’onde lustrale, passer par les flammes, se flageller, se couvrir de cendre, porter le cilice, aller nu-pieds, jeûner, veiller, garder la retraite, réciter des psaumes, etc. N’en rions pas : ce fut la première manifestation de la Justice au point de vue de la réparation du péché ; et c’est encore aujourd’hui tout ce qu’en savent nos moralistes théologiens et nos législateurs. Dans cette pénitencerie, dont le principe est que l’homme n’a de pardon à demander qu’à Dieu, de satisfaction à donner qu’à Dieu, il y a sans doute une haute idée de la dignité humaine ; mais il y a en même temps une grande cause de démoralisation. En fait, c’est bien envers la famille et la société que le pécheur est coupable ; c’est à elles qu’il fait tort : l’envoyer satisfaire aux dieux, c’est prêcher le mépris de toutes deux.

Actuellement la symbolique est usée ; toutes ces macérations, dont les frères déchaussés et mendiants nous offrent en plein Paris le spectacle, est superstition et indignité. Le vrai pénitent, comme dit Jésus-Christ, se lave le visage, s’habille avec décence, cache aux regards la peau et le poil de ses jambes, se discipline par le travail, l’étude, la modestie, le renoncement temporaire à son sens privé, l’empressement à servir, l’accomplissement des labeurs répugnants et pénibles, la pratique assidue du dévouement. Le vrai pénitent est un héros ; chaque instant de sa pénitence fait dire de lui : Heureuse faute ! Il irait jusqu’à préférer, sa réparation finie, de rester toute sa vie pénitent, si le grand combat de la société n’exigeait qu’il reprenne son rang parmi ses frères. C’est pourquoi, dit encore Jésus-Christ, il y a plus de joie dans le ciel pour un pécheur pénitent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de pénitence.

Que si, par supposition, le coupable se montre obstiné dans le crime, contempteur des hommes et décidément méchant, il ne reste avec cette âme féroce, placée par elle-même hors la loi, qu’un moyen, l’excommunication solennelle, la mort. Une sentence de mort est une déclaration portant que chez tel individu la conscience est morte, qu’il est tombé à l’état de bête féroce à visage d’homme, qu’il n’y a plus par conséquent qu’à le tuer, comme un objet d’horreur et un péril permanent pour tous. Reste à savoir si une semblable dégradation de la dignité humaine est possible, ou, pour mieux dire, dans quels cas et à quelles conditions elle est censée exister. Reste à savoir aussi jusqu’à quel point la réclusion et le bagne peuvent, par un reste de pitié, être maintenus pour les natures dégradées et incurables, comme un équivalent de la guillotine.

Ce serait le lieu de faire la critique de notre Code pénal, de ses catégories de délits et de crimes, de sa division des peines en afflictives et infamantes, division qui fait aller le législateur et le juge de pair avec les scélérats qu’ils poursuivent ; enfin de l’épouvantable arbitraire avec lequel on distribue ces peines et on les applique. Tel que la loi frappe d’une peine correctionnelle légère devrait être excommunié du genre humain ; tel condamné à mort a fait preuve, dans la perpétration de son crime, de plus de sens moral que ses juges n’en ont montré dans la condamnation. Nous retrouvons ici à chaque pas la trace de l’esprit théologique et matérialiste qui présida à la rédaction de ce code : théorie de la transcendance de la loi morale et de la divinité de sa sanction ; théorie de l’indignité originelle de l’homme et de la nécessité de l’expurger, par des sévices exercés sur son corps, sur son âme et toute sa personne. Nulle idée de la communauté juridique, de la réciprocité de la satisfaction, de la nature du payement qu’appelle la dette du crime…. Qu’il me suffise d’avoir posé les principes, et montré, par la philosophie de la Révolution, ce qu’il faut entendre par ce mot, si longtemps inexpliqué, de sanction pénale.

Qui ne voit à présent que le principe des institutions pénitentiaires est le même que celui des réunions et assemblées de toute sorte, les premières créées pour l’acquittement des dettes envers la Justice, debita nostra ; les secondes établies pour l’exaltation de la conscience publique ? Depuis 89, l’instinct populaire n’a cessé de réclamer, pour ce double objet, organisation et réforme ; ç’a été, sous le nom de suffrage universel, le but constant de la démocratie. Mais les choses ont été si bien menées depuis soixante ans que, sur les deux lignes, la rétrogradation a été égale : en même temps que les philanthropes des prisons inventaient le régime cellulaire, les réunions et assemblées libres étaient interdites comme menaçantes pour l’ordre, et le suffrage universel transformé en mortier monstre pour le service du gouvernement.

À qui la faute ? dites-vous. — Oh ! je sais de quoi vous voulez parler. Mais, dites-moi, Monseigneur, pendant combien d’années, sur soixante, les défenseurs de l’ordre ont-ils possédé le pouvoir ? À part les trois journées de juillet 1830 et les trois de février 1848, ils l’ont possédé soixante ans. Qu’ont-ils fait, pendant tout ce temps-là, pour dégager la pensée de la Révolution, formuler sa doctrine, organiser ses justices, c’est-à-dire ses forces de collectivité et ses assemblées, rendre la réparation des crimes et délits utile et honorable ? Rien : ils ont entretenu l’état de guerre ; ils ont inoculé aux masses le scepticisme moral, dont ils étaient infectés ; ils ont fait du droit une hypocrisie et de la satisfaction une honte. Et vous vous étonnez que, sous ce régime de guerre, les réunions publiques deviennent des foyers de sédition, et que votre pénitencerie, au lieu de guérir les coupables, ne produise chez eux qu’endurcissement !…

Je m’aperçois que je récrimine ; j’ai tort. Parvenu au terme de ma course, j’ai résolu de m’abstenir de toute polémique : le mot sanction signifie aussi pour moi réconciliation. Conservateurs, vous n’avez pas su la loi ; et nous, démocrates, ne la savions pas non plus. Nous avons tous cru les mêmes choses et commis les mêmes fautes ; si le parti de l’ordre est solidaire de la sédition, la sédition à son tour est solidaire de la répression. Nous avons usé tour à tour de la Révolution et de la contre-révolution comme d’un moyen qui nous était offert de nous venger de nos ennemis : aux massacres de prisonniers ont répondu les fusillades d’insurgés ; aux tribunaux révolutionnaires, les conseils de guerre et les cours prévôtales. Marat demande cent mille têtes ; M. de Labourdonnaye propose ses catégories. En mon âme et conscience, devant Dieu et devant les hommes, je jure que nous n’avons rien à nous reprocher : amnistions-nous les uns les autres.


4. Sanction dans l’économie.

I

On me dit :

« Votre théorie de la commune justice, de la solidarité qu’elle engendre, et de la réparation mutuelle qui en est la conséquence, tout cela est on ne peut plus édifiant. Vous n’affligez plus, c’est à merveille ; vous n’infamez pas, c’est encore mieux. Exiger d’un accusé qu’il répare son méfait par une somme d’actes méritoires, la seule manière possible d’effacer le péché, aller jusqu’à réparer les torts que peut avoir eus la société envers lui, c’est d’une charité tout à fait exemplaire. La sanctification respective et réciproque, ou l’excommunication : rien de plus logique assurément. Mais ce communisme juridique, cette solidarité de conscience, cette mutualité satisfactoire, tout cela est-il bien sérieux, et n’y a-t-il pas plus d’éloquence que de réalité ? Comment pouvez-vous vous dire affecté dans votre for intérieur par l’inconduite d’un mauvais sujet ? Que vous fait à vous, honnête homme, sa dépravation ? Et de quoi vous avisez-vous de le vouloir convertir ? Laissez à elle-même cette nature perverse ; vous avez bien assez de garder votre propre vertu. Des coquins se mettent en guerre avec la société : acceptez la guerre, et faites-la bonne. Au demeurant, c’est tout ce qu’a prétendu la sagesse des nations et que prescrit le Code pénal. Nous aurions fort à faire si, après avoir subi les incursions des malfaiteurs, il nous fallait, quand nous les tenons, compter avec eux, les mettre à même de devenir des saints et des héros !… »

Cette objection séduit au premier abord par une apparence de justice expéditive ; et s’il est vrai que la manie de mettre les gens en pénitence tient une grande place dans l’éthique des modernes, il faut avouer que, dans la pratique pénale, la maxime du Chacun chez soi chacun pour soi règne sans conteste. Le christianisme le premier, tout en organisant sa pénitencerie sur les plus larges bases, nous a enseigné à nous occuper spécialement de notre salut personnel, et, ce faisant, à nous laver les mains de la damnation des autres. Puis est venue la discipline des couvents, qui a fait de ce précepte d’égoïsme spirituel une règle de conduite pour le temporel, en recommandant à l’âme retirée en Dieu de laisser aller le monde ; tel bourgeois qui se croit sage parce que, sur la recommandation de son commissaire de police, il ne se mêle pas de politique, ne se doute pas qu’il a tout juste autant d’esprit qu’un moine moinant de moinerie, comme dit Panurge. Qui se soucie véritablement, dans notre monde conservateur, de la chose publique ? À plus forte raison, qui s’embarrasse du perfectionnement du prochain ? Le maître dit à son valet qui le vole : Va te faire pendre ailleurs ; puis il le chasse, croyant avoir fait preuve d’une grande dignité. Et telles sont les conséquences d’une condamnation judiciaire, qu’au total il faut encore louer ce maître. Bref, tout le monde à l’envi se déclare insolidaire ; et le malheureux que menace la vindicte de la loi agit en conséquence. La condamnation, au point de vue de la dignité, étant toujours capitale, le coupable se débat, comme de raison, contre la peine ; la guerre qu’il a commencée contre la société par le vol et la débauche, il la continue devant la cour d’assises par le mensonge et l’hypocrisie, pour la reprendre ensuite par le brigandage et l’assassinat.

Je ne reviendrai pas sur ce que j’ai dit de la solidarité morale : elle se fait sentir, au moins dans la famille, par le respect que nous inspirent naturellement ceux qui nous touchent, par l’orgueil que nous ressentons de leurs belles actions et le chagrin que leurs fautes nous causent. Quant à la contagion qu’entraîne cette solidarité, elle devient manifeste par la dissolution des mœurs publiques, consistant en une sorte de congé tacite que nous nous donnons mutuellement de faire mal.

Le point sur lequel on hésite, moins par l’effet d’une conviction établie que par paresse de raison et de cœur, est la complicité morale de la société. On trouve excessif de rendre la conscience publique responsable, pour si peu que ce soit, d’un acte auquel chacun se rend le témoignage d’être étranger ; et c’est en vertu de cette présomption d’innocence de la collectivité qu’on trouve commode de réduire la pénitencerie à une chasse vigoureuse envers les individus que les définitions légales réputent seuls délinquants et malfaiteurs.

Tout cela, je le répète, est plutôt de l’habitude que de la doctrine, mais n’en est que plus difficile à déraciner. Je dis donc et j’affirme que la société a sa part dans tous les crimes, délits et contraventions que la loi réprime ; qu’en conséquence la réparation, pour être efficace, doit être réciproque, c’est-à-dire que, si le coupable doit satisfaire à la Justice par une somme de mérites, la société à son tour doit travailler à son propre amendement par une révision incessante de ses institutions. Je dis que le système de représailles auquel le législateur se laisse entraîner n’a d’autre effet que d’aggraver le mal, d’abord chez le coupable par l’indignation et l’endurcissement, puis dans la multitude par l’impunité du vice collectif et la contagion ; et j’ajoute, appuyé sur l’expérience, que, si la réparation n’est pas faite, pleine et entière, par toutes parties, elle sera prise par la nécessité des choses ; qu’alors elle deviendra pour tous, aussi bien pour la masse restée indemne que pour les condamnés, un supplice véritable. Car la nécessité est aveugle et sourde, elle frappe l’homme comme la brute ; et ce mal, purement moral en apparence, qu’il a laissé passer, elle le convertit en désastre. Alors, on accuse l’iniquité du sort, on se demande comment la Providence peut ainsi confondre les innocents et les coupables ; on fait appel au jugement de Dieu ; on se repose dans la foi à une Justice ultérieure, ou bien l’on tombe dans le scepticisme, avec lequel la démoralisation devient sans remède. Conduite doublement absurde, attendu, d’un côté, qu’il n’y a pas d’innocents, de l’autre, que les meilleurs, n’eussent-ils d’autre tort que celui de leur incurie, mériteraient leur part de la vengeance céleste.

J’ai montré, par des monuments authentiques, comment la sanction morale s’exerce dans les masses au for intérieur ; je vais faire voir, par des faits d’un autre ordre, comment s’exerce la solidarité.

II

La vertu peut se définir l’équilibre des affections ; la raison, l’équilibre des facultés. Quant aux affections et aux facultés considérées en elles-mêmes, ce sont des puissances fatales, tendant constamment à se développer chacune au préjudice du reste, indifférentes par conséquent à l’ordre et à la vérité. Tels sont, par exemple, l’amour parmi les affections, et parmi les facultés intellectuelles, la mémoire.

Dans l’être collectif, où les choses se passent sur une plus grande échelle et avec les modifications qu’y apporte la collectivité, l’ordre peut aussi se définir l’équilibre des forces. Et de même que les facultés et affections de l’individu, les forces sociales sont aveugles, à tendance égoïste et absorbante, capables par conséquent, selon la manière dont elles sont dirigées, de procurer le malheur ou la félicité des hommes. Telle est, entre autres, la propriété.

Entre toutes ces affections, facultés, forces, l’autorité qui maintient l’équilibre est la Justice.

Or, entre les facultés et affections de l’individu, d’une part, et les forces de la collectivité de l’autre, il existe connexité intime, correspondance, influence mutuelle, solidarité plus ou moins étroite par conséquent, pour ne pas dire identité. Il en résulte que tout mouvement, soit en bien, soit en mal, qui s’accomplit dans l’ordre moral, entraîne, à moins d’une réaction énergique, un mouvement analogue dans l’ordre économique, et vice versâ ; qu’ainsi l’on peut prendre chacun de ces mouvements comme énonciation et mesure de l’autre, observer, par exemple, dans une statistique de la population et de la richesse, comme en un miroir, l’état de la conscience publique et les effets de la solidarité morale.

Ainsi, que par l’effet de cet entraînement à la volupté dont nous avons, dans nos dernières Études, expliqué la marche, la population commence à se détourner du mariage et de la famille ; que la fièvre du luxe et des jouissances, compagne ordinaire de la volupté, s’empare des hautes classes, et descende ensuite jusqu’aux derniers rangs ; que les moyens ordinaires de la production ne répondent plus aux besoins ; que la Justice, sans appui dans la religion, faussée par le scepticisme et les perturbations de la politique, ne suffise plus à contenir l’égoïsme, l’équilibre détruit dans l’ordre moral ne tardera pas à l’être dans l’économie, et l’on peut prévoir ce qui arrivera :

Dans les personnes,

Désir effréné de s’enrichir, en dépit de la loi de proportionnalité, qui règle la production sur le travail, la terre, les capitaux, les besoins, et n’accorde en moyenne à chaque famille qu’un bien-être modeste ;

Dégoût du travail, qui par lui-même ne peut pas conduire à l’opulence ;

Recherche de moyens factices, violateurs de la Justice et de la proportionnalité économique, de faire fortune ;

Déclassement de la population : la multitude rustique désertant la culture pour l’industrie et s’engouffrant dans les villes ; l’ouvrier quittant sa profession pour les emplois ; le propriétaire et l’industriel se faisant spéculateurs, agioteurs, usuriers, solliciteurs de subventions et de priviléges ; les fonctions publiques se multipliant outre mesure, les traitements s’augmentant, la concussion s’exerçant sans scrupule, et le pot-de-vin, du haut en bas de la hiérarchie, devenant comme un supplément de solde pour les gens du pouvoir ;

Dans les choses,

Les forces économiques, que ne contient plus la Justice, agissant partout en mode subversif et se livrant aux plus effroyables écarts ;

Le travail converti en servage ;

La propriété de plus en plus abusive ;

La concurrence changée en une guerre déloyale ;

La division du travail sévissant de plus en plus par la parcellarité ;

Les machines se transformant en une artillerie dirigée contre les masses ouvrières ;

Le change se faisant agiotage ;

Le crédit, usure ;

Le talent, charlatanisme ;

Les lettres et les arts servant d’excitation à la débauche ;

La science menteuse et cafarde ;

La rente et l’impôt pressurant le travail au delà de toute borne ;

La circulation devenue le grand moyen de mystification et d’escroquerie, en donnant à l’appauvrissement général les apparences de la prospérité ;

En résultat, surproduction d’un côté, disette de l’autre ; les produits avilis et invendus, à côté de consommateurs affamés qui ne peuvent les payer ; suspension de payements et affluence de numéraire, manque de bras et chômage ; partout l’équilibre rompu, la contradiction, et, pour finir, la misère et le dépeuplement.

Les publications officielles constatent, par leurs chiffres, la fidélité de ce tableau : donnons-en un extrait.

III

D’après les documents recueillis par le bureau de statistique, la production agricole, pour 1846, évaluée en argent, a été de sept milliards.

Le nombre des travailleurs ruraux, d’après M. Achille Guillard, étant en nombre rond de 14 millions, la valeur moyenne produite par chacun d’eux, en 1846, aurait été ainsi de 500 fr.

Admettons pour la production industrielle une moyenne analogue : le nombre des producteurs de cette catégorie étant de 6 millions, leur produit total doit être porté à trois milliards.

Soit, pour la totalité du revenu national, dix milliards.

C’est avec ces dix milliards que trente millions de Français ont subsisté : ce qui veut dire que la moyenne de revenu, par tête et pour l’année, a été de 277 fr. 77 c, et par jour de 0 fr. 76 c. 1. Il est vrai que la récolte de 1846 fut médiocre ; admettons donc, pour expression du produit moyen annuel de la population française, au lieu du chiffre de 10 milliards, celui de 11 milliards : la différence d’une année d’abondance à une année de disette, sur une étendue de 27,000 lieues carrées, ne dépasse certainement pas 10 p. 0/0. Il suit de là que, dans une année normale, le revenu moyen par tête et par jour est de 83 c. 71 ; environ 7 cent.  1/2 de plus qu’en 1846. On s’étonne qu’une nation comme la nôtre subsiste de si peu de chose. J’avoue que ce peu me paraîtrait déjà considérable s’il était équitablement réparti : ce qui n’a pas lieu, comme on verra tout à l’heure.

Quoi qu’il en soit, la production telle quelle du pays ne suffisant pas aux besoins, on demande comment il serait possible de l’augmenter.

Deux moyens se présentent, indiqués tout à la fois par la raison économique et par l’expérience : Augmentation du travail ; Distribution de plus en plus égale des produits.

Quant au travail, on vient de voir que sur 36 millions d’âmes, 20 millions sont occupés par l’agriculture et l’industrie, 16 millions restent à peu près improductifs. De ces 16 millions, il faut déduire 12 millions d’enfants, de femmes, de vieillards, etc., à la charge des familles, et qui dans aucun cas ne peuvent travailler. Ce sont donc 4 millions d’individus environ à rallier au travail, et dont le produit moyen pourrait être évalué à 2 milliards 200 millions.

Quant à la meilleure distribution des produits, résultant de l’éducation intégrale des ouvriers, de leur admission à la propriété, de leur participation aux bénéfices, de la balance des produits et services, outre l’avantage qu’elle offre de faire jouir chaque producteur d’un revenu égal à son produit effectif, et d’entretenir ainsi une circulation parfaite, je porte à 25 p. 0/0 le surcroît de production qui en résulterait pour l’ensemble du pays : en sorte que le revenu national, aujourd’hui à peine de 11 milliards, pourrait s’élever à 16 milliards 600 millions, et la moyenne de revenu, par tête et par jour, à 1 fr. 26 cent. C’est peu, sans doute, si l’on songe que dans la situation actuelle le célibataire qui vit à Paris avec trois francs, le ménage qui subsiste avec six, sont dans la gêne ; mais, dans les conditions d’équilibre qu’une semblable augmentation de revenu suppose, la population et le sol exploité restant les mêmes, la moyenne de 1 fr. 26 c. par tête et par jour représenterait un bien-être inouï, auquel nous n’arriverons de sitôt.

Qui donc nous empêche de réaliser ce bien-être, puisque d’un côté nous avons les bras, et que la terre, la mer, les capitaux, ne manquent pas ; puisque, de l’autre, il n’y a qu’à rétablir des proportions et à maintenir entre les forces, les services, les besoins, les produits, les salaires, la balance égale ?

Ce qui nous empêche est l’esprit d’iniquité qui trouble les consciences et les rend elles-mêmes inégales ; esprit qui fait que les uns ne veulent pas travailler ou ne travaillent qu’à ce qui leur plaît et à des conditions exorbitantes ; que le très-grand nombre ne sait pas même travailler, et pour cela est traité en esclave ; et que les plus hardis cherchent la fortune dans le désordre même.

Je ne veux pas trop approfondir, et pour bonnes raisons : contentons-nous de regarder à la superficie des choses.

On compte, d’après la statistique de M. Ach. Guillard, 1,170,000 rentiers et pensionnés, complétement affranchis de travail. Or, s’il est juste, ainsi que je l’ai établi moi-même, que la rente du sol et des capitaux ne soit pas laissée tout entière au travailleur, attendu qu’elle ne dépend pas exclusivement du travail ; s’il paraît même convenable que cette rente, au lieu de tomber dans la caisse de l’État, se répartisse entre un certain nombre de titulaires, elle ne doit dans aucun cas devenir, pour le rentier, une raison de repousser le travail : tous les économistes sont d’accord sur ce point. La rente a pour destination normale de niveler entre les diverses exploitations, tant agricoles qu’industrielles, les inégalités de rendement et les risques de toute nature qui pèsent sur le travail : dans ces conditions, elle peut et elle doit devenir un moyen d’équilibre. Consommée en entier par une classe d’oisifs purs, elle constitue un déficit réel, et, ce qui devient odieux, une prélibation sur le nécessaire du travailleur. Or, à quelle cause rapporter originairement ce déficit ? À la paresse, à l’orgueil, à la sensualité, à tous ces vices qui nous rongent et que la rente semble avoir pour objet de satisfaire.

À côté de ces 1,170,000 rentiers, figurent 607,000 fonctionnaires, gens d’Église, de lettres, d’art, d’affaires, que M. Guillard réunit tous dans la même catégorie, sous le titre de Professions libérales. Bon nombre de ces libéraux participent à la rente, mais la rachètent dans une certaine mesure par une prestation de travail, lequel est rémunéré, bien entendu. De quelle nature est ce travail ? De même nature que ce que tout industriel, commerçant ou exploitant, appelle ses frais généraux. Ce sont les frais généraux de la société.

En effet, que ces dépenses aient pour objet de récréer l’esprit, comme les spectacles ; d’embellir l’habitation, comme les arts ; de raffermir la conscience, comme la religion ; de faciliter les transactions ou de maintenir l’ordre et la sécurité, c’est toujours la même chose. Ce n’est point là une production réelle qui, en s’accroissant selon les lois de la proportionnalité, augmente la richesse ; c’est un accessoire, indispensable sans doute, mais que sa nature commande de réduire toujours, en le faisant rentrer autant que possible dans la production effective, attendu que, dès lors qu’il se spécialise, il y en a toujours trop. Par exemple, le livret de l’Exposition des beaux-arts contient 1,000 noms d’artistes, qui tous restent étrangers à la production réelle : c’est 950 que je voudrais voir y revenir. Cinquante artistes, en mille ans, suffisent à l’illustration d’un peuple ; accordons-les comme moyenne permanente, le reste doit retourner à l’établi ou à la charrue. J’en dis autant des gens de lettres, des gens d’Église et des gens d’affaires, dont le personnel doit se réduire progressivement et se rallier au service actif de l’instruction publique et de l’industrie. Or, d’où nous vient encore cette exorbitance de 607,000 individus travaillant ad libitum, faisant un service privilégié, honorifique, chèrement payé, et de moins en moins productif ? De la même cause toujours, de l’orgueil, de la répugnance au travail et de la prédominance de l’idéal.

Suivent dans la statistique 102,000 sujets consacrés au service du luxe : comme si, pour faire du luxe, il était besoin d’autre chose que de produire de la richesse ! Mais non : dès lors que l’idéalisme prend le pas sur la Justice, et que la volupté devient la véritable religion d’un pays, il faut, pour le service de ses jouissances, une spécialité d’agents, agents de corruption par conséquent, et de misère.

D’où vient que le travail sérieux offre généralement si peu d’attrait ? De ce que, par les combinaisons du capitalisme entrepreneur, il est de plus en plus particularisé, mécanisé, abrutissant, de ce que toute philosophie, tout art, en sont soigneusement ôtés, toute liberté écartée, toute garantie retranchée. En un mot, le travail est autant que jamais servile : d’où la distinction quelque peu insolente des professions libérales. Production, aujourd’hui, c’est servitude ; non-production, liberté. Étonnez-vous après cela que la production et la consommation ne soient pas en équilibre.

Encore un ou deux faits, et je conclus.

En 1838 a commencé pour la France ce qu’on peut appeler l’ère des chemins de fer, ère de déception et de servitude, s’il en fut jamais, ère de perturbation économique, de dissolution politique et sociale. En vingt ans il a été dépensé pour l’établissement de ces lignes quelque chose comme trois milliards : or, que représente cette dépense ? une suite de déplacements brusques, tous plus désastreux les uns que les autres. Déplacement de main-d’œuvre, d’abord : c’est depuis l’établissement des chemins de fer que le travail agricole a commencé à souffrir ; déplacement de capitaux, de matières premières et ouvrées, de substances alimentaires, qui n’a pas tardé à se faire sentir par un enchérissement progressif de tous les autres services et produits ; déplacement en outre de toute une classe d’industrieux, d’où est résultée la ruine de villes entières. Les derniers troubles de Châlon-sur-Saône se rattachent par plus d’un fil à cette cause.

Passons sur l’épidémie de spéculation qui s’est également développée à la suite des constructions de voies ferrées : on m’accordera que cette accumulation d’entreprises, qui, pour enrichir quelques élus, a fait tant de dupes, produit tant de souffrances et de crimes, n’est pas de l’invention des émeutiers de Buzançais, des insurgés de Juin ou des affiliés de la Marianne. De si petites gens n’ont pas ce qu’il faut pour faire danser la balance économique. Tout cela est l’œuvre de la caste où naissent et s’agitent les Carpentier, les Cusin-Legendre, les Thurneyssen et tant d’autres, que le parquet ne sait comment saisir, sans doute faute de preuves.

Aux déplacements anormaux causés dans le travail et la consommation par le débordement subit de la haute industrie et des travaux publics, il faut joindre le déplacement de circulation qui en devait être la conséquence. Il y a trois mois, nous étions en pleine crise financière, et chacun d’en donner des explications : jamais on ne débita tant de sottises. La masse du numéraire avait-elle sérieusement diminué cependant ? A-t-elle augmenté dans une proportion équivalente, aujourd’hui que la crise, assure-t-on, est passée ?… La vérité n’est dans aucune de ces hypothèses. Mais qu’on réfléchisse que, depuis 1838, au service ordinaire de circulation qu’avait fait jusqu’alors l’argent s’est ajoutée une suite de services extraordinaires auxquels il a dû subvenir : souscriptions d’actions et obligations de chemins de fer, budget croissant, dépassant à cette heure 1,700 millions ; travaux immenses de bâtisse, redressements de rues, palais, boulevards, ponts, églises, alignements, etc. ; emprunts de l’État, s’élevant en deux années seulement à 1,500 millions ; spéculations de Bourse et reports ; que l’on considère que cette circulation, hors de proportion avec un revenu moyen de 11 milliards, doit être servie la première, et l’on reconnaîtra, je crois, que telle est la véritable cause de la crise. On comprendra qu’il ait pu suffire, à un instant donné, d’une sortie de 200 millions sur trois milliards formant l’encaisse national, pour produire la cherté de l’argent, comme il suffit, après une série de récoltes médiocres, d’un déficit subit de 5 millions d’hectolitres, sur les 100 millions que la consommation exige, pour amener la disette ; on s’expliquera enfin cette apparence de prospérité dont le pouvoir est la dupe, et qui n’a de réalité que dans un va-et-vient accéléré du numéraire.

IV

Voici donc qui est démontré autant que chose peut l’être : le défaut d’équilibre dans l’économie générale, et sa corrélation avec le défaut d’équilibre dans la raison publique et dans les mœurs. Tirons la conséquence, et nous allons voir la solidarité de l’injustice se révéler par la solidarité du châtiment.

Au lieu de 1 fr. 26 cent, par tête et par jour que pourrait rendre le travail national, s’il était organisé, distribué et rémunéré selon les règles de l’économie, qui sont celles de la Justice, nous n’avons et nous ne pouvons avoir, par suite du renoncement au travail de tant de millions de bras, et de la subversion des rapports, dans laquelle seulement les habiles trouvent l’occasion de s’enrichir, que 0 fr. 83 c. 7, soit, pour la totalité du pays et pour l’année, onze milliards.

Le mal serait médiocre si ces onze milliards étaient répartis approximativement d’après la moyenne de 83 c. 7 par tête et par jour, ce qui pour une famille de paysans composée de quatre personnes ferait 3 fr. 35 c. Mais il n’en est rien, et si la vérité théorique, si la Justice, si le bien-être général et particulier sont dans l’observation des moyennes, nous allons voir le mal-être se produire avec d’autant plus d’intensité qu’on s’en écarte.

Ainsi, pour entretenir les 1,170,000 rentiers et pensionnés, avec leurs femmes, enfants et domestiques, ce n’est plus 83 c. 7 par tête et par jour qui suffisent, c’est 2 fr. 60 au moins qu’il faut ; ce qui veut dire que dans la classe où l’on produit comme 0 on consomme comme 3.

Même observation pour les gens de profession libérale : le revenu de 0 fr. 83 c. 7 ne suffit pas non plus ; toutefois, comme ils rendent un léger service, il est naturel de penser qu’ils consomment proportionnellement moins que les purs improductifs : accordons-leur par tête et par jour, au lieu de 2 fr. 50 de revenu, 2 fr.

Sommes-nous au bout ? La statistique de M. Guillard compte :

Infirmes ès hospices (qui devraient être chez eux)   71,000
Vagabonds, mendiants, sans moyens d’existence 557,000
Soldats (pour le maintien de l’ordre) 360,000
Filles soumises   16,000
Détenus   40,000
————
Ensemble      1,044,000

Encore un million et plus d’hommes, presque autant que de rentiers et de pensionnés, qui naturellement ne vivent pas de rien, et auxquels le travail doit fournir une subvention alimentaire : portons-la à 50 cent.

En résumé, les six millions d’improductifs, rentiers, pensionnés, gens exerçant les professions libérales, avec leurs femmes, enfants, domestiques, plus les soldats, infirmes, mendiants, prostituées et détenus, prélèvent sur le revenu du pays une somme d’environ quatre milliards cinq cents millions. Admettons qu’ils rendent pour un demi-milliard de service, ce qui est fort exagéré : la production totale s’élevant à 11 milliards 500 millions, le bien-être général s’en améliore d’autant, le revenu moyen par tête et par jour s’élève à 0 fr. 87.5, — celui de l’oisif à 2 fr. 62 c. 5, — celui du fonctionnaire, de l’artiste, de l’homme de lettres, etc., à 2 fr. 09 c.,— celui du soldat, du détenu, etc., à 52 c. 04.

Mais le revenu du producteur n’en vaut pas mieux, au contraire : le producteur, qui sur un produit total de 11 milliards 500 millions fournit pour sa part 11 milliards, soit en moyenne 1 fr. par tête et par jour, ne reçoit pas 1 fr., il ne reçoit pas même la moyenne de 0 fr. 87 c. 5 ; il reçoit 0 fr. 58 c. 43.

En sorte que, par la manière dont les forces sont équilibrées, les services distribués, les produits balancés, la rente consommée, les frais généraux rémunérés, le vice et le crime réprimés et punis, le travailleur se trouve en déficit, sur sa consommation, de 41 c. 57 ; en autres termes, il perd près de moitié de son produit.

Qu’on refasse ce compte comme l’on voudra, qu’on ajoute à la production ou qu’on en retranche, qu’on augmente ou qu’on diminue de quelque peu les femmes et enfants appartenant à la catégorie des improductifs, fonctionnaires, gens voués aux professions libérales, etc., les deux seuls éléments qui offrent quelque incertitude ; on arrivera toujours à ce résultat significatif, que, dans l’état actuel des choses, le défaut d’équilibre, c’est-à-dire, en dernière analyse, l’iniquité sociale, coûte au travailleur une fraction de son produit qui varie de 40 à 45 p. 0/0. Or, c’est cet écart énorme entre le doit et l’avoir des producteurs, bien plus que l’insuffisance de la production, qui fait le mal-être général et engendre la misère.

La misère ! tel est donc le châtiment, appliqué en masse, des iniquités du peuple.

Une dernière observation : sur ce budget effrayant de la désharmonie collective, pour combien pensez-vous que figurent les auteurs de crimes et délits que la loi réprime et que la vindicte publique parvient à atteindre ? À peine pour 10 millions. En sorte que, l’immoralité punie étant à l’immoralité conventionnelle ou tolérée comme 10 millions à quatre milliards, on peut dire que les individus, au nombre de 40,000 environ, que les cours d’assises et les tribunaux correctionnels envoient en pénitence, ne sont que des échantillons plus ou moins heureusement choisis de l’iniquité générale. À Dieu ne plaise que je compare tant d’honnêtes gens qui mangent de bonne foi leurs rentes et pensions, et n’ont jamais appris à distinguer, comme dit le prophète Jonas, leur droite de leur gauche, à des scélérats profès dans le crime et qui ne peuvent prétexter d’ignorance. Devant la conscience publique, les gens dont je parle sont irréprochables, aussi irréprochables que les plus spoliés des producteurs, qui ne demanderaient pas mieux que de vivre, sans rien faire, aux dépens de la communauté. Mais convenons aussi que la Justice, manifestée ici par la nécessité des choses, ne saurait distinguer entre délit et délit : elle nous traite tous selon nos mérites ; et quand sur le dos de 40,000 détenus nous faisons amende honorable de dix millions, elle nous châtie les uns par les autres pour quatre milliards.

Voilà, Monseigneur, de ces vérités qu’il serait digne de vous et de messeigneurs vos collègues de faire annoncer par mandement dans toutes les églises ; vérités qui ne pouvaient descendre des sommets du Sinaï ni des rochers du Golgotha, attendu qu’aux siècles de Moïse et de Jésus-Christ la statistique n’existait pas ; mais vérités qui n’en sont pas moins le commentaire le plus éloquent que vous puissiez faire de l’Évangile, et qui, publiées par vous, devenant articles de foi en même temps que théorèmes d’économie, assureraient le triomphe pacifique de la Révolution, en faisant de vous ses chefs naturels.

En même temps que vous adresseriez aux classes riches et aisées des représentations amicales, nous, les tribuns du socialisme, nous dirions au peuple : Que la cause de ses souffrances est le défaut d’équilibre qui existe partout entre les forces, services et produits ; que ce défaut d’équilibre provient à son tour de l’immoralité universelle, et que la première chose à faire pour détruire le paupérisme et assurer le travail est de revenir à la sagesse. Nous démontrerions à ce peuple, par A plus B, que dans les conditions les plus favorables, en supposant réunies toutes les influences heureuses du ciel, de la terre, de l’ordre public et de la liberté, il ne peut pas espérer de réaliser une somme de richesse matérielle égale à la moyenne de 1 fr. 50 c. par tête et par jour, pour une population de 36 millions d’âmes, répandue sur une superficie de 27,000 lieues carrées ; qu’ainsi la plus grande partie de sa félicité doit être cherchée au for intérieur, dans les joies de la conscience et de l’esprit. Et après l’avoir ainsi disposé à la modération, nous lui ferions comprendre qu’aucun homme, aucune classe de la société, ne pouvant être accusée du mal collectif, toute pensée de représailles doit être abandonnée, et qu’après nous être si longtemps écartés de la Justice, notre devoir est de revenir à l’équilibre par une marche graduelle, qui ne soulève pas de colères et ne fasse ni coupables ni victimes.

Vous chargez-vous, Monseigneur, tandis que nous prêcherons le prolétaire, de prêcher de votre côté le bourgeois ? Ce serait d’une grande édification pour le monde, et la paix serait bientôt faite. J’ai dit en 1849, devant la Cour d’assises de la Seine, que le socialisme était la réconciliation de tous les antagonismes. Cette réconciliation, je vous en donne aujourd’hui la formule ; elle n’a rien qui puisse justifier l’opposition d’âme qui vive : c’est le retour à la Justice, à l’équilibre.


5. Sanction dans la politique et dans l’histoire : Physiologie du régicide.


De tous les effets de la sanction morale, le plus effrayant, celui qui témoigne avec le plus de force du désarroi des âmes, est le régicide. Avant d’entamer cette discussion périlleuse, j’ai besoin de me recueillir un instant.

Quand, il y a huit mois, je me posais cette question qui termine mon premier volume : Quid du tyrannicide ? et que je me faisais, cette réponse : Question insoluble par la logique, et sur laquelle toute philosophie doit déclarer son incompétence, je ne pensais pas que j’aurais bientôt à me défendre contre une accusation de complicité morale dans un attentat à la vie de l’empereur.

Car à quoi bon ici faire la sourde oreille ? C’est à mes pareils, et par conséquent à moi, que s’adresse l’honorable rapporteur du Corps législatif, lorsqu’il signale ces hommes hors du droit et de la morale ; qui détestent tous les régimes, tout ce qui ressemble à une autorité quelconque ; ennemis implacables de la société ; qui, même en 1848, se dressaient contre cette société éplorée ; qui ne connaissent pas le pardon, etc. Ne suis-je pas le théoricien de l’anarchie, l’ennemi de tous les gouvernements, le Satan de tout ce qui ressemble à une autorité ? N’ai-je pas eu le malheur d’écrire, je ne sais où, en apostrophant la réaction : Fussiez-vous trente-six millions, nous ne vous pardonnerions pas ? Paroles accablantes, qu’avait citées déjà M. de Montalembert dans une de ses catilinaires. D’autres n’ont contre eux que leurs colères d’exilés ; j’ai, pour me faire accuser de régicide, des théories, tout un système.

Ceux qui dénoncent avec tant de fureur des adversaires abattus savent-ils cependant ce que c’est que le régicide ? Se douteraient-ils, par hasard, que plus que nous ils en caressent la pensée dans leur cœur ?…

Pour comble de malheur, à côté des tartufes qui déclament contre le parti des assassins, il y a les révoltés qui semblent applaudir, et ne se doutent pas davantage qu’en admirant le régicide, ils se rendent eux-mêmes complices de la tyrannie. De sorte que la défense, dans l’état actuel des esprits, en présence des révélations de la police et des manifestations du dehors, semble devenue impossible, toute protestation d’innocence odieuse. Comment échapper, si j’essaye une apologie de l’attentat, à l’animadversion du pouvoir ; si je prends parti contre les condamnés, à la réprobation de l’opinion ? La mort si courageuse, si dramatique, d’Orsini et de Piéri, a presque fait de ces deux régicides des martyrs. Que je touche à leur mémoire, et sans égard pour les milliers d’innocents qu’il s’agit de sauvegarder, la démocratie me met à l’index, m’appelle traître et lâche. C’est aux cris, mille fois répétés dans la foule, de Chapeaux bas ! que sont tombées les deux têtes ; des sergents de ville, des gardes municipaux, se sont évanouis ; l’un d’eux est mort de saisissement ; le soldat stupéfié laissait le peuple grimper sur ses épaules ; pas une goutte du sang versé n’a été perdue, des centaines de mouchoirs l’ont recueilli pieusement. On se disait que de grandes dames, de très-grandes dames, s’étaient intéressées au salut des condamnés, avaient sollicité leur grâce ; que cette grâce, appuyée dans le conseil privé de l’empereur, n’avait été écartée que par l’inflexible raison d’état. Essayez de faire descendre de leur piédestal ces deux assassins !…

Peuple tragédien que nous sommes ! Nous pleurons sur Orsini et Piéri : quant à ceux qui partent pour l’Algérie, personne n’y songe. On hésite, aux Tuileries, devant l’exécution de deux hommes justement condamnés après tout ; on vote d’entrain au Palais législatif une loi qui peut amener la transportation de cent mille suspects. S’il y a quelque pitié pour les innocents que la police enlève, c’est qu’on les associe aux coupables qu’a reçus l’échafaud. Devant la gloire d’Orsini, Alibaud, Darmès, Pianori, plus courageux cent fois dans l’accomplissement de leur entreprise, non moins héroïques dans leur mort, mais moins beaux, moins artistes, moins romantiques, sont oubliés. Il y a régicide et régicide.

Que faire à présent ? Garder le silence ? Parti commode, qui ne compromet pas, demande peu de courage, et encore moins de philosophie. Que de gens j’ai entendus disant, à propos de la Lettre au Parlement de Félix Pyat : « Cela pouvait se penser ; se publier, jamais ! » Honte à moi, si mon cœur pouvait concevoir une pensée que ma bouche n’osât produire ! L’ignorance, la passion, peuvent toujours s’excuser ; la mauvaise foi, jamais. Je loue Félix Pyat d’avoir osé publier ce que d’autres, avec bien moins d’honnêteté, pensaient ; je regrette seulement, pour lui, pour la démocratie, pour la Révolution, qu’il n’ait pu écrire sa brochure à Paris, et m’honorer auparavant de sa confidence. Son libraire ne serait pas à cette heure devant le tribunal correctionnel de Londres.

Cependant nous ne pouvons rester sous le coup de cette loi de sûreté générale qui nous décime, laisser sans solution cette question du régicide, dont Pyat dit si drôlement :

« Question énorme, nous savons, ridicule même, question grosse d’oui et de non suivant les lieux et les temps, vieille question qui a toute sa barbe et ses dents comme celle de l’Être suprême, question oiseuse surtout, qu’on a posée avec le premier tyran et qu’on ne résoudra qu’avec le dernier. »

Nous ne pouvons pas surtout, coûte que coûte, laisser pénétrer dans l’éthique de la Révolution des maximes renouvelées du livre du Prince. Il faut parler, relever les consciences, sortir de l’hypocrisie des lieux communs, dire enfin, sur cette question terrible, la pensée, la vraie pensée de la Révolution.

Conseillez-moi, Monseigneur, vous à qui l’Évangile a enseigné, pour toutes les circonstances, des paroles de persuasion… Mais à qui parlé-je ? Je crois entendre, du fond de ma pensée, votre réponse : « Sortez, malheureux, de votre aveuglement ; et puisque, devant tant de témoignages, vous ne pouvez nier, ni pour votre parti ni pour vous, la complicité morale, renoncez à ce parti, à ces doctrines, dont le dernier mot est l’assassinat !… »

Et quand je ferais cette édifiante conversion, la raison publique en serait-elle plus éclairée, l’ordre social plus affermi, l’empereur plus à l’abri des bombes et des balles ? Il y aurait en France un apostat, pour ne pas dire un imbécile de plus, et les choses iraient leur train comme devant. Or, il faut que cette situation tragique, cent fois pire que l’état de siége, ait un terme : le Pays et la Révolution, plus que l’empereur, y ont intérêt.

Eh bien ! je préfère à tout mon devoir et la vérité. Je n’ai coopéré ni directement ni indirectement à l’attentat du 14 janvier ; mais, non moins sincère que Félix Pyat, j’avoue la complicité morale. Vous pouvez vous emparer de ma confession, pour en faire ce que de droit.

Maintenant, daignez m’entendre : ce que j’ai à dire servira plus que toutes les lois de répression. On n’en finit pas avec les maladies sociales par des protestations et des exécutions ; il faut avoir le secret des choses : c’est toujours l’histoire du sphinx qui dévore les gens jusqu’à ce qu’on le devine.

I

Depuis plus de dix-neuf siècles, le meurtre des chefs d’État est à l’ordre du jour dans le monde civilisé. Presque tous les empereurs, en Occident et en Orient, périssent de mort violente ; le moyen âge est un long carnage de rois et de princes. L’Église elle-même, l’Église, oracle du droit divin, ne peut se défendre de cette grippe régicide. Plus qu’aucune autre puissance, elle a fourni son contingent de victimes ; et comme elle était frappée, elle frappait aussi. C’est elle qui donne le signal des attentats en déposant les princes et déliant les sujets du serment de fidélité ; c’est chez elle et dans la compagnie de Jésus que naît cette prétendue théorie de l’assassinat politique, à laquelle l’Italie a dû la perte de sa liberté, et qui finirait, si nous nous laissions séduire, par emporter la nôtre.

Ceux dont la philosophie attribue tout au hasard, ou, ce qui revient au même, à la perversité innée de l’homme, ne trouvent ici rien qui les embarrasse : ils y voient une preuve de plus du gâchis qui règne dans les affaires humaines, dès que la force, la superstition et la ruse, systématiquement unies, ont cessé de dominer les masses. Ceux-là sont les vrais assassins des sociétés et des rois : en niant la raison des premières, ils détruisent le respect des autres. Athées politiques, ils définiront le régicide un risque de gouvernement, comme ils définissent le vol un risque de propriété : il est vrai que contre ce double risque ils ne sauraient trouver d’assurance. Pour moi, qui me suis fait une habitude de tout rapporter à des lois et à des causes, je ne puis, je l’avoue, m’empêcher de voir dans le régicide un phénomène de pathologie sociale, que ni les passions mauvaises et les fausses doctrines, dénoncées de tout temps par les pouvoirs établis, ni les abus du despotisme et les colères de la liberté, allégués de tout temps aussi par les conspirateurs, ne suffisent à expliquer ; un mal invétéré, dont on n’aura pas plus raison en guillotinant des fanatiques qu’en sévissant contre des suspects ou en fulminant contre des idéologues. Le respect du magistrat, de même que le respect du père de famille, est, selon moi, un sentiment trop naturel à l’homme civilisé, trop intime à sa conscience, pour qu’il cède si aisément à la fougue de la passion et du libre arbitre. Il faut qu’une cause plus profonde oblitère ou du moins neutralise ce respect inné : sans quoi la faculté juridique, dont nous avons reconnu la réalité, les règles et jusqu’à l’organisme, se réduirait toujours à rien, puisqu’il n’y a pas de circonstance dans laquelle le simple citoyen ne pût dire au magistrat, à celui qui, revêtu des insignes de la Justice publique, en accomplit les actes au nom de tous : « Je respecte la Justice ; mais vous, je ne vous connais pas. » Niez le fonctionnaire, en effet, vous niez la fonction ; niez l’organe public du droit, vous niez le droit : c’est à cela, ne vous y trompez pas, que se ramène l’attentat à la personne du souverain.

Comment donc, en une société, se perd le respect du prince : là est toute la question, là est le secret du régicide.

De tout temps on a distingué dans la société deux grandes catégories d’intérêts, donnant lieu à deux natures de pouvoirs : ce sont, je me sers du langage reçu, les intérêts temporels, et les intérêts spirituels.

Il n’est pas possible de donner des uns ni des autres une définition exacte : il en est du temporel et du spirituel des nations comme de tout ce qui tient à la vie : ces choses-là s’exposent, elles ne se définissent pas. Tout ce que peut la logique est de classer les faits d’après les cas réputés non douteux : ainsi, tandis que le travail, le commerce, le commandement des armées, l’administration du domaine public, sont du temporel, le culte, la direction des consciences, les choses de la foi, sont du spirituel. Mais à quelle catégorie rapporter la philosophie et le droit, l’instruction publique, les institutions pénitentiaires ? Ici l’on hésite : les uns les attribuent au temporel, avec part de surveillance pour l’Église ; les autres au spirituel, sous réserve d’intervention de l’État. Une analyse supérieure montrerait que toute distinction est impossible ; elle expliquerait ce que la pratique a partout révélé, l’impuissance d’arriver à une délimitation exacte : j’écarte cette discussion, pour le moment inutile.

Quel est maintenant, ramené à son expression la plus authentique, ce spirituel mystérieux, qui fait le fond de notre existence, qui en pénètre la matérialité, et, quand il est ruiné sous une forme, renaît aussitôt sous une autre ? Qu’est-ce que la religion ?

La religion, interprétée philosophiquement, est la symbolique de la conscience, de ses manifestations et de ses lois. C’est la poésie de la Justice, que nous avons définie la vénération de l’homme par l’homme.

Toute pensée de mysticisme écartée, on peut dire que le spirituel, dans une société, est le régime de la conscience, le système des droits et des devoirs.

Or, ainsi que nous l’avons démontré, la Justice est inerte dans une existence solitaire ; elle a besoin, pour agir, de se développer en une conscience commune, duelle ou plurielle ; c’est cette communauté de conscience qui, en dernière analyse, fait toute la force de la Justice. Supposez la communauté rompue, il n’y a plus de foi réciproque, plus de charité, plus de solidarité morale, plus d’institutions. Le mariage redevient partie de plaisir, la famille une charge de nature, un risque d’amour ; la cité, une agglomération, une rencontre. La théologie exprime tout cela à sa manière quand elle dit que la société a perdu sa religion, qu’elle n’a plus de vie spirituelle. Je dirai simplement, et ceux de mes lecteurs qui auront lu les deux précédentes études et le commencement de celle-ci comprendront ce langage, qu’une société ainsi faite a perdu son esprit de famille, elle a cessé d’être juste.

À priori nous savons donc une chose : de quelque manière qu’on entende le spirituel, qu’on le prenne pour le système d’idées religieuses qui, selon l’Église, sert de base à la Justice, ou bien pour l’organisme juridique dont nous avons fait la physiologie ; quelle que soit en outre la démarcation qu’il plaise de mettre entre ces deux grandes catégories d’intérêts, le spirituel et le temporel ne peuvent subsister l’un sans l’autre ; ils doivent marcher à l’unisson ; ils sont connexes, solidaires, pour ne pas dire identiques, et se déroulent, chacun de leur côté, en deux séries homologues. D’où il suit que, si le soin du temporel et du spirituel peut donner lieu à deux sortes de devoirs, par suite à deux espèces de fonctions, ceux qui exercent ces fonctions doivent être animés toujours du même esprit, obéir à la même foi, relever de la même conscience et de la même autorité. C’est ainsi que dans la constitution de l’État le pouvoir judiciaire a été séparé du pouvoir législatif, ce qui ne l’empêche pas de faire corps avec lui ; entre ces deux pouvoirs il y a différence, et pourtant unité. La même chose doit exister entre le temporel et le spirituel.

Dans les sociétés primitives, qui ne furent que le développement spontané de la juridiction familiale, la communauté de conscience, exprimée par la religion, se soutint longtemps : le spirituel et le temporel étaient intimement unis, pour ne pas dire confondus. Il en fut ainsi à Rome jusqu’à la dictature de César. L’église païenne ne se distinguait de l’état qui lui était corrélatif que d’une manière purement fonctionnelle, comme les branches du travail dans la production ; le même homme pouvait passer d’un ordre de fonctions à l’autre, souvent les cumuler : on sait que ce fut en qualité de souverain pontife que César réforma le calendrier. Entre le sacerdoce et la magistrature les conflits d’attributions ne pouvaient avoir plus de gravité que chez nous le conflit entre un préfet et une cour impériale : une sentence émanée de plus haut y mettait fin.

Tant que le spirituel, la foi à une conscience commune, fut vivante parmi les Romains, la République, c’est-à-dire le respect de cette conscience, malgré de perpétuelles dissensions, fut comme la famille, inébranlable et inviolée : tel était à Rome le respect du père de famille et de la foi conjugale, tel fut aussi le respect du magistrat. On peut s’en faire une idée par deux traits : le consul mécontent de ses soldats ordonnait une décimation, et l’armée obéissait ; d’autres fois les légions, irritées contre leur général, se laissaient tailler en pièces afin de lui ôter l’honneur du triomphe : personne n’eût osé mettre la main sur le premier magistrat, sur le père de la patrie.

Après la bataille de Pharsale, on peut dire que le spirituel tout entier, dans l’état romain, a disparu. L’empereur n’est plus le père ; c’est un chef de prétoriens, le dictateur de la plèbe contre le patriciat, l’expression, vivante de la scission dans la république. Il a beau revêtir les insignes du pontificat : il ne représente plus la foi ni l’idée, il n’est que le ministre de la force. Plus de conscience commune : le divorce est partout ; la paternité n’a plus d’honneurs ; les nouveaux légistes, avec leurs fausses généralisations, la battent en brèche ; le droit est changé de fond en comble, selon la remarque de Tite-Live ; les vieilles institutions méconnues, incomprises, tombent en désuétude ; le concubinage devient l’union ordinaire, la famille se dissout ; le patriciat ou patronat n’est plus qu’un titre honorifique offert à la vanité provinciale, mais qui n’a rien de sérieux ni de réel ; les comices sont abrogés sans que le peuple les regrette ; la tribune aux harangues est sans voix, le sénat sert de chambre d’enregistrement ; seuls, les avocats se font entendre dans les causes civiles et criminelles ; la noblesse, comme les femmes, est objet de luxe ; toute la religion se renferme dans les temples : bref, la famille romaine dissoute, la République est devenue un monstre, où le spirituel est un mot, le temporel une machine.

Le premier effet de cette exanimation de la République fut une réaction violente du parti des sénateurs. César, dictateur et souverain pontife, n’était plus le père de la patrie : c’était Saturne dévorant ses enfants. Il tombe frappé de vingt-deux coups de poignards. Et qui commande les conjurés ? Brutus, son fils d’adoption. À César commence la série des régicides, ou pour mieux dire des parricides politiques. Mais la plèbe est la plus forte ; elle repousse l’ancien spirituel ; tout en adorant les anciens dieux, more majorum, elle ne veut plus ni aristocratie, ni patronat ; elle abjure, quoi qu’elle dise, les mœurs des ancêtres, aspire à la liberté, à l’égalité, affirmant par conséquent un autre spirituel, une reconstitution de la grande famille, tout un nouvel ordre de choses. Mais quel ordre ? La plèbe est incapable de le dire, l’empereur incapable de le deviner. Aussi l’empire, malgré son immense travail de codification, n’est plus dans le droit ; il est, comme je l’ai dit ailleurs, dans l’idéal, sujet de la révolte par conséquent, justiciable de l’assassinat.

II

Il ne se peut pas cependant qu’une société se matérialise tout entière, que le spirituel s’absorbe dans le temporel, que, l’idéalisme suppléant la Justice, la vie de l’âme se réfugie dans les pompes du triomphe et les spectacles du cirque. Il faut que cette vie, épuisée par les guerres civiles, se renouvelle, ou que Rome, la reine des nations, disparaisse. Ainsi le sentaient Virgile et les grands esprits qui concoururent à son œuvre, Horace, Tite-Live, Ovide, Mécène, Agrippa, Auguste lui-même, les deux Sénèque, Tacite, les deux Pline, les Antonins, toute l’école des jurisconsultes.

Comment recréer le spirituel dans une cité qui l’a laissé périr ? Comme science, c’est le produit du temps, et le temps n’est pas venu ; comme religion ou symbolique, cela échappe aux spéculations du génie aussi bien qu’à la puissance des chefs d’état, ce n’est l’affaire ni d’une assemblée de sénateurs ni d’une école de philosophes : c’est une création spontanée, qui vient on ne sait d’où, se pose on ne sait comment, se développe sans qu’on la voie, et de gré ou de force se fait suivre.

Donc le spirituel de la nouvelle Rome se reforme en dehors de l’action impériale, venant un peu de partout, et, de quelque part qu’il arrive, se dressant contre César : l’empire est condamné sans rémission. L’empire ne subsistera quelques siècles que pour enterrer le paganisme, et féconder, d’abord par la persécution, puis par la faveur, la nouvelle Église. Partout, hormis dans l’état, la spiritualité se montre ; les spirituels ou puritains (gnostiques) pullulent, vrai déluge de religionnaires : stoïciens, platoniciens, pythagoriciens, cyniques, mages, juifs, égyptiens, chrétiens, enfin. Et comme, cette fois, en raison de la diversité de leur origine, le spirituel ne peut soumettre entièrement le temporel, ni le temporel s’assimiler le spirituel, comme ils restent fatalement distincts, et rendent par leur scission la famille bâtarde, le parricide sévit de plus en plus, et la lutte s’engage, à perpétuité, entre le Christ et l’empereur…

Ainsi ce qui caractérise l’extinction du spirituel, ou son divorce d’avec le temporel, dans une société, est le régicide. Non que j’accuse les persécutés, chrétiens ou autres, d’avoir attenté à la vie des césars : ils n’avaient garde. Jusqu’à ce qu’ils fussent devenus les maîtres, les chrétiens ne tirèrent pas l’épée ; il n’y eut parmi eux ni révoltes ni complots. Le régicide est l’acte d’une société divisée, en révolte contre elle-même, et qui se nie en la personne de son représentant. Le christianisme, tant qu’il fut hors la loi, ne fournit pas de régicides. Les empereurs sont frappés par ceux qui leur appartiennent : César est poignardé par Brutus, son fils d’adoption ; Auguste empoisonné, dit-on, par Livie sa femme ; Tibère étouffé par son neveu Caligula ; celui-ci massacré par son tribun Chéréa ; Claude empoisonné par Agrippine, après avoir été répudié par Messaline ; Néron, Galba, Othon, Vitellius, tués par les prétoriens. Ainsi des autres. La conscience commune est morte dans l’empire : l’empereur est comme un père de famille qui prostitue sa femme, viole ses fils et ses filles, trahit sa maison, et que sa femme, ses enfants, ses domestiques, poursuivent comme un monstre. Lactance l’a vu, et c’est tout ce que contient de vrai son livre De Mortibus persecutorum ; les empereurs finissent misérablement parce qu’ils sont ennemis de la vraie religion, c’est-à-dire parce qu’il n’y a plus de foi sociale, plus d’esprit de famille, plus de vie spirituelle.

Enfin, ils se confessent vaincus. Constantin, voyant que le moral de la société lui échappe, prend une résolution désespérée : il se convertit au christianisme, déplace le siége de l’empire, abolit les prétoriens, demandant pour toute grâce de partager l’empire avec le Christ, Divisum imperium cum Christo Cæsar habent : trois grandes choses, mais trois choses inutiles, voire malheureuses.

Constantin a beau se faire président du concile, il n’y obtient pas même voix consultative ; il est le sujet du Christ, l’ouaille de l’Église, l’évêque du dehors ; il a perdu sans retour la paternité de la république, le pontificat. Le spirituel et le temporel demeurent séparés, et jusque dans la famille de Constantin le régicide exerce ses fureurs.

Constantin s’imagine qu’en transférant le siége de l’empire, il se rendra plus facilement maître de l’esprit nouveau : erreur. Le christianisme est la transformation du paganisme ; c’est au Panthéon, dans la métropole de l’idolâtrie, que le Christ, crucifié à Jérusalem, établit le siége de son gouvernement. Que César porte ses pénates où il voudra, à Nicomédie, à Paris, à Milan, à Ravenne : le pape garde Rome, il règne, et plus que l’empereur il commande.

Constantin dissout les gardes prétoriennes, c’est-à-dire qu’il détruit le dernier obstacle que rencontrât le despotisme, et rend ainsi plus irrévocable la scission sociale, par suite, l’antagonisme entre le Christ et César, entre l’Église et l’état. Aussi la vie des empereurs ne compte plus pour rien ; la majesté impériale devient le jouet des barbares, et l’utopie du césarisme s’évanouit, en Occident devant les nations germaniques qu’absorbe l’Église, en Orient devant les Sarrasins et les Turcs, que porte l’Islam.

L’empire détruit, il semble que rien n’empêche plus le monde de retrouver cet esprit de famille qu’exprimait jadis la fusion des deux pouvoirs. La logique le veut : c’est ce que fait l’Orient par l’institution du califat. Un instant l’Islam menace d’envahir l’Europe, et de supplanter, par la vertu de son unité, la religion du Christ. Mais le spirituel de Mahomet n’est pas à la hauteur de la civilisation occidentale ; antipathique au progrès, il ne tardera pas à déchoir, ou plutôt à faire déchoir les peuples qui lui confient la direction de leur conscience. Le Coran est donc écarté, mais seulement au profit de l’antagonisme, l’état résistant de toute sa force à l’absorption de l’Église, l’Église de son côté protestant sans cesse contre les empiétements de l’État. Tel est le sens de l’agitation qui commence en Italie aussitôt après la fin de l’empire d’Occident, et qu’on voit se propager dans le monde chrétien, Jusqu’au moment où la papauté est souffletée par Philippe le Bel, sa milice brûlée comme hérétique et immorale, et le siége de saint Pierre transféré à Avignon. En l’an 800, un compromis verbal avait eu lieu entre le pape Léon III et Charlemagne ; mais on évite de rien définir ; la question reste en suspens, ni l’Église ni l’État n’ayant assez de puissance pour la trancher. Dans la donnée évangélique, une solution du problème était même impossible. Mon royaume n’est pas de ce monde, avait dit le Christ devant Pilate, se plaçant ainsi lui-même, par cette parole malheureuse, hors du monde réel, sacrifiant son Église avant qu’elle existât, et condamnant sa propre religion. Jules César avait ouvert l’ère du régicide ; Jésus en fit, pour ainsi dire, un dogme : à eux commence la responsabilité morale des assassinats. Entre temps le régicide se déchaîne avec un redoublement de violence pur les rois et sur les papes. Jamais ne se vit pareille foi à l’autorité, et jamais pareil mépris de la personne royale, impériale, pontificale… Enfin théologiens et jurisconsultes en viennent, par une apostasie réciproque, à poser en principe la séparation du spirituel et du temporel, comme s’ils avaient eu, les uns et les autres, le secret de gouverner des âmes sans corps ou des corps sans âmes. Mais la raison des sociétés ne se plie point à ces accommodements : telle est la nécessité de l’unité que, malgré la séparation, le droit divin pénétrant la société lui impose sa constitution féodale et monarchique, pendant que le pape, souverain temporel d’une portion de l’Italie, lève, par son administration ecclésiastique, des contributions sur le monde.

Au 16e siècle, la Réforme combat, dans ses prêches, la puissance temporelle des papes, tandis qu’elle s’efforce, en fait, de séculariser l’Église et par là de revenir à l’unité : hypocrisie inutile. Le pontificat du roi d’Angleterre, la dictature de Calvin, furent un escamotage de la même force que le pacte de Charlemagne. Les peuples engagés dans le protestantisme n’ont pas retrouvé l’unité plus que les catholiques ; aussi le régicide, allant jusqu’à l’extermination des familles royales, a continué d’instruire le monde : Et nunc, reges, intelligite ; erudimini, qui judicatis terram.

La Révolution arrive enfin : que nous dit-elle ? quel est son dogme ? Quelle sera sa solution sur le débat qui depuis dix-neuf siècles entrave la civilisation et attriste la conscience des peuples ?

La Révolution, par son caractère philosophique, par sa négation du droit divin, par son abolition du régime féodal, par sa déclaration des droits de l’homme et du citoyen, par sa haute indifférence à l’égard des opinions religieuses, par sa dépossession du clergé, par ses constitutions, ses codes, son enseignement, par sa tolérance enfin, la Révolution se proclame constituée aussi bien au spirituel qu’au temporel : elle n’admet d’église, hors de son sein, qu’à titre précaire et viager, jusqu’à ce qu’elle ait rallié les âmes à sa foi ; elle nous annonce, avec la fin du schisme, la cessation du régicide…

III

À ce mot, il me semble entendre, comme en 1848, les interruptions partir des deux côtés de l’assemblée :

C’est pour cela, me crie-t-on de la droite, qu’en France, depuis 1789, il n’y a pas eu un seul attentat ?

Oui, réplique la gauche, c’est parce que tous les pouvoirs depuis 1789 ont été infidèles à la Révolution qu’ils ont été exécutés tous par la Révolution, et il en sera de même tant que la Révolution ne sera pas définitive.

Voix de droite : Prédicateur d’assassins !

Voix de la montagne : Mort aux tyrans !…

Et me voilà convaincu, par mes paroles et par mon parti, d’avoir entrepris l’apologie du plus grand des forfaits.

— Citoyens, répondrai-je à mes interrupteurs, j’ai reconnu, et puissé-je l’assumer toute sur ma tête, la complicité morale ; mais, loin que je m’en vante, j’aurais plutôt envie d’en pleurer. Accordez-moi dix minutes, et vous jugerez en connaissance de cause.

Nous savons ce qui produit le régicide : nous pouvons en apprécier la moralité. Quelle moralité étrange ! Ici le pour et le contre se trouvent tellement connexes, qu’une solution franche devient impossible. Écoutez cette proposition :

On peut toujours poser un cas de régicide tel que la conscience publique prenne parti pour l’assassin contre le prince ; mais dans ce cas-là même il existe toujours des raisons qui font du régicide, au point de vue du droit et de la morale, un acte exorbitant, un crime, dont le fanatisme du coupable peut seul atténuer l’horreur.

N’insistons pas sur la première partie de la proposition : c’est une de ces thèses qu’il n’est pas bon de développer devant les imaginations faibles, que le vertige du meurtre entraîne plus aisément que l’attrait de la charité. Qu’il me suffise ici du témoignage de Platon. Le nom de tyran, dit ce prince des moralistes, implique dans sa définition quelque chose de si noir, que la conscience se refuse à condamner le citoyen qui se dévoue pour en purger la patrie. Et force nous est d’avouer qu’il y a du vrai dans ce jugement, quand nous voyons quelle pitié a excitée, en faveur d’un Orsini, la simple allégation de son patriotisme. J’accorderai donc qu’étant donné le tyran, le tyrannicide peut sembler, en principe, légitime : jusque-là, je puis souscrire à l’opinion de Platon et du R. P. Mariana. Reste à savoir quel parti nous allons tirer, pour l’application, de ce principe, puisque sans application le principe est inutile, c’est-à-dire nul.

La punition d’un tyran, pour être régulière et juste, suppose : 1o qu’il existe une conscience, au nom de laquelle le chef de l’état peut être poursuivi ; 2o qu’on a défini la tyrannie. Car il est clair que, si l’accusation de tyrannie est abandonnée au sens privé de chaque individu, la certitude du crime disparaissant avec l’authenticité de la loi qui le punit, au lieu du tyrannicide nous n’avons plus que l’arbitraire des égorgements et la réciprocité de l’assassinat.

Or, en fait, et pour ce qui touche la communauté juridique ou le spirituel, la société n’est pas mieux constituée aujourd’hui qu’elle ne l’a été pendant tout le moyen âge et sous les successeurs de Jules César ; le divorce existe toujours, à telle enseigne que nous en avons fait un principe de droit public, une loi de l’État. Chez nous le spirituel est systématiquement séparé du temporel, ce qui veut dire que nous n’avons pas de conscience commune, pas de foi juridique, pas d’esprit de famille, et que même nous nous sommes interdit, de par nos pragmatiques sanctions, nos constitutions et nos concordats, d’avoir chez nous rien de pareil. Comment donc pouvons-nous accuser le prince de tyrannie, c’est-à-dire de forfaiture à la conscience publique, quand nous ne savons pas nous-mêmes ce qu’est cette conscience ? Pas de loi, pas de crime : c’est le premier axiome du droit pénal.

En droit, la constitution spirituelle, qui seule pourrait légitimer une accusation de tyrannie, n’existant pas, l’accusation elle-même ne peut se formuler, elle manque d’éléments ; bien plus, elle devient contradictoire, et nous nous achoppons à une antinomie analogue à celle que soulève la question de la peine de mort.

La théorie n’a nulle peine à établir que le sujet en qui la conscience est éteinte peut et doit être occis ; mais comment constater une pareille extinction de la conscience ? L’homme a beau s’enfoncer dans le crime, il est toujours homme ; la conscience ne meurt jamais en lui tout à fait. C’est pour cela que, chez les nations chrétiennes où la peine de mort est en usage, on a soin de réconcilier le condamné : comme si la société le priait de consentir à son propre supplice, de faire de sa mort un sacrifice volontaire à la sécurité publique, en un mot, de moraliser son trépas par son dévouement.

Il en est ainsi du tyrannicide. Sans loi positive qui le détermine, il est contradictoire dans les termes, dès lors impuissant, nuisible même à la cause qu’il prétend servir, partant injuste.

Le tyrannicide est contradictoire, je veux dire par là qu’au moment même où la conspiration frappe le prétendu despote, il affirme lui-même le despotisme : nous venons d’en avoir un exemple dans Orsini.

Je n’ai nulle envie de dégrader ce supplicié : je sais qu’il faut ménager les religions populaires, quelles qu’en soient les idoles ; et Orsini, par la dignité de ses derniers moments, est devenu, comme Jacques Clément, pour beaucoup de monde un saint. Mais Orsini s’est trompé : en pareil cas, l’erreur est criminelle. Il voulait que Napoléon III, aujourd’hui maître des affaires, proclamât l’indépendance de l’Italie, déclarât, pour soutenir cette indépendance, la guerre à l’Autriche, à la Prusse, à toute l’Allemagne, à l’Angleterre, déchaînât sur l’Europe la Révolution, en deux mots décrétât, en vertu de son autocratie, la liberté des peuples et l’égalité de tous les hommes. Qu’est-ce que cela, sinon l’affirmation du despotisme ? Je n’examine pas si les prétentions d’Orsini étaient justes, je demande au nom de quelle religion agissait cet homme. Quelle conscience le dirigeait ? Que savait-il de la Révolution pour en parler ? De quel droit, caporal bombardeur, disposait-il de trente-six millions d’existences ? Et qui ne voit ici qu’en s’adressant à l’omnipotence impériale, il faisait fi de la volonté de la nation ? Même quand il s’agit de la liberté et de l’égalité, un chef d’état ne doit exécuter que ce qui a été résolu dans les conseils du pays ; toute initiative personnelle de sa part est usurpation ; quels que soient son titre et ses prérogatives légales, en réalité il règne et ne gouverne pas.

Il plaît à Orsini de conjecturer que, l’Empereur enlevé la démocratie lui succède, et qu’elle exécute ce qu’il n’a pas convenu au chef actuel de l’état d’entreprendre. Quelle garantie, d’abord, pouvait avoir Orsini de cette succession ?….. Puis, quand même les démocrates, passant sur le corps de l’Empereur, seraient remontés au pouvoir, qu’est-ce qui prouve qu’ils eussent dû faire et qu’ils eussent fait en 1858 autre chose que ce qu’ils ont fait en 1848 ? Jusqu’à ce que la foi révolutionnaire soit exposée, la démocratie n’est en France, comme la bourgeoisie et l’orléanisme, qu’un parti, un intérêt ; ce n’est rien d’universel, rien de légitime. La démocratie, pas plus que l’orléanisme ou l’empire, ne représente la conscience du pays, n’en exprime le spirituel. Eût-elle convoqué le peuple dans ses comices, comme en 1848 ? Si oui, les espérances fondées sur le régicide risquent d’être outrageusement trompées ; si non, c’est le despotisme. Ici se traduit la pensée de dictature qui circule, en même temps que celle de régicide, parmi les masses : c’est pourquoi nul républicain aimant la liberté, l’égalité, la Justice, ayant le respect des formes légales et des volontés de son pays, ne peut applaudir à la pensée qui a conduit le bras d’Orsini.

Le régicide est contradictoire encore à un autre point de vue, qui le rend injuste : c’est que le despote, tyran ou autocrate, qu’il s’agit de détruire, n’est pas seul, n’existe pas par lui-même ; il est le produit, le gérant d’une situation ; il a derrière lui tout un monde ; le seul fait de son existence suppose une masse d’intérêts groupés sous son nom et représentés en sa personne. Je n’applaudis pas plus au coup d’état de décembre qu’à celui de brumaire ; mais il m’est impossible de méconnaître la signification de pareils actes, provoqués par la violence des situations, et qui par eux-mêmes n’entachent pas plus le gouvernement dans un pays où la commune conscience s’ignore, ne rendent par conséquent pas plus le prince usurpateur, que les acclamations de la multitude, et ses suffrages, et ses lampions, ne le rendent légitime.

Vous voulez tuer le tyran, c’est bien ; mais il faut auparavant savoir si, à l’exception de ceux contre qui la tyrannie s’est faite, il y a quelqu’un qui proteste : sans cela vous sortez du droit et du sens commun. Le parti socialiste, le parti rouge, accuse de tyrannie l’empereur parce qu’il n’est ni rouge, ni socialiste, ni révolutionnaire : ne voilà-t-il pas une belle définition !…

Dites-moi, le corps électoral, en 1851, a-t-il protesté ? Il n’avait pour cela qu’à se taire ; eh bien non ! il a voté : à Paris seulement il y a eu 196,000 oui contre 96,000 non, en tout 292,000 contre le régicide. L’année dernière, les mêmes électeurs ont-ils protesté ? Non, encore : ils ont accepté le combatsur le terrain de l’opposition constitutionnelle ! L’Église, les tribunaux, la Cour de cassation, ont-ils protesté ? Les académies, les écoles, ont-elles protesté ? La Bourse a-t-elle baissé ? Les chambres de commerce, les conseils de prud’hommes, l’ordre des avocats, l’industrie, le commerce, la banque, tout cela a-t-il protesté ? Les magasins et les ateliers se sont-ils fermés ? Les journaux ont-ils parlé ? Et aujourd’hui, qui proteste ? Les contribuables refusent-ils l’impôt et les conscrits le service ? Les théâtres ont-ils jamais moins chômé ? Quoi ! le ministère propose une loi de sûreté générale, le conseil d’État l’élabore, le corps législatif la discute et la vote, le sénat la sanctionne, les préfets et les tribunaux l’appliquent ; personne ne dit mot, partout on se soumet ; si vous demandez des nouvelles d’un transporté, sa femme, ses enfants, ne daignent vous répondre : et vous parlez de tyrannie ! On prétend qu’il existe des sociétés secrètes. Je ne demande pas si elles protestent en la qualité qu’elles existent, puisqu’elles sont secrètes. Mais on ne se réunit secrètement que pour agir au dehors plus sûrement : quelle protestation du dehors les sociétés secrètes ont-elles provoquée ? Certes, et j’en gémis, notre raison est trouble ; nos mœurs s’en vont ; nous avons perdu notre route ; nous sommes à cette heure aussi loin de la Révolution que de l’ancien régime. Mais jamais nation, en pareil travail d’avenir, ne fut moins tyrannisée que la nôtre ; ce qui nous pèse est plutôt la fatalité que le despotisme : pour l’honneur de la France, je proteste contre le régicide. Le régicide, grand Dieu ! c’est la condamnation du socialisme. Ôtez du dix-neuvième siècle la question sociale, le coup d’état du 2 décembre et la restauration de l’empire sont impossibles. Ôtez la question sociale, et Napoléon III dépose son acte additionnel ou il tombe. Êtes-vous résolus, démocrates, d’en finir à tout prix avec l’Empereur ? Pas besoin de bombes : ralliez-vous au comte de Paris.

À vrai dire, il n’existe ni tyran, ni despote ; c’est un rêve de l’imagination, un mythe. Il y a, selon les circonstances, des chefs de parti, comme il y a des chefs de barricades ; des ambitieux qui s’élèvent au pouvoir par le conflit des passions et des intérêts : voilà tout. Il se peut aussi que l’individu revêtu des insignes de la souveraineté ajoute par ses mœurs personnelles à la félonie de son usurpation : on peut dire qu’alors il réalise en sa personne le suicide social, résultant de la scission du temporel et du spirituel. C’est le spectacle que présente l’histoire si curieuse des empereurs romains. Fils du divorce, l’empereur sent qu’il n’a plus le souffle de vie ; il a conscience de son matérialisme ; il hait par conséquent, comme son antagoniste et son juge, cet esprit nouveau qui s’agite autour de lui ; il le défie et l’insulte par sa propre dépravation. Scélérat par désespoir, César ne tarde pas à tomber victime des siens : pourquoi les sectateurs de la foi nouvelle s’occuperaient-ils de sa chute ? Ils seraient insensés, criminels. Eux, les spirituels, rendre cet infortuné responsable de la corruption dont il est le représentant ! ce serait se faire ses complices, confesser leur indignité et leur impuissance.

Le régicide, en effet, n’aboutit pas, il ne peut pas aboutir ; pourquoi ? parce qu’il n’est pas un acte de la communauté juridique, qui seule peut régénérer la société ; il est le produit d’une communauté de péché. Quel homme, plus que César, mérita jamais, malgré sa clémence et toutes ses qualités aimables, l’épithète de tyran ? César, selon moi, fut justement puni, ce qui ne prouve pas du tout que ses meurtriers fussent innocents ; ce que je trouve même de beau dans l’acte de Brutus est l’insulte faite, en la personne du dictateur, à la plèbe féroce et imbécile. Mais quoi ! si vous frappez César, nobles conjurés, si vous brisez l’idole populaire, c’est que vous êtes meilleurs que César et son parti, apparemment ; c’est que vous avez ce qui lui manque, la religion de l’avenir. D’où vient donc cette antipathie que vous inspirez au peuple et au monde ?… Si vous frappez César, il faut, pour être conséquents et justes, frapper ses complices, détruire ses légions, anéantir la multitude qu’il a instituée son héritière, changer le cours de l’histoire, dont l’évolution a amené cette dictature fatale. La proscription en masse : voilà le corollaire du tyrannicide.

Aussi, voyez comme repousse le tyran : on dirait le rejeton d’un chêne. Après les funérailles de César, auxquelles le peuple assiste tout entier, dès le lendemain du meurtre, la plèbe et les légions prennent pour chef un petit jeune homme, timide, fluet, point guerrier, génie médiocre, encore aux mains de son précepteur, le contraire en tout du défunt ; et ce nouveau venu, seul ou en participation avec Marc-Antoine, commande cinquante-six ans. Quand Auguste mourut, l’an 14 de notre ère, aucun Romain âgé de moins de soixante ans ne pouvait se vanter d’avoir vu la République. N’est-ce pas à dégoûter du régicide ?

Après Auguste, Tibère, un monstre parmi les monstres, règne vingt-trois ans : de toutes parts on lui élève des temples et des autels ; aux villes qui lui demandent la permission de le faire dieu, il répond en priant qu’on le laisse tranquille. Caligula, frénétique, règne quatre ans ; Claude, idiot, quatorze ans ; Néron, quatorze ans ; Donatien, seize ans ; Commode, treize ans ; et tous populaires comme jamais ne furent Trajan, ni Marc-Aurèle. N’est-ce pas, encore une fois, à dégoûter du régicide ?

Ironie de la Justice sanctionnelle ! Une nation a perdu le sens moral : de ce moment elle n’a de foi qu’en la force. Là commence son expiation. Mais la force répugne à l’être que la conscience seule doit gouverner : à peine établi, le despote devient un objet de haine, et le point de mire des complots. Rends-nous la liberté, César !… Non, répond la Justice, vous ne serez pas libres, car vous êtes devenus méchants ; vous adorerez un maître, et vous le haïrez tout en l’adorant, et vous le tuerez. Mais vous le tuerez en vain, parce que ce maître c’est vous ; et quoi qu’il ait fait vous ne le tuerez pas sans crime, parce que le vrai coupable c’est encore vous.

Le régicide, enfin, ne résout rien, il empêche même les solutions de se produire ; par là il se retourne contre le parti qui l’emploie, et dont il devient la condamnation.

Pendant douze siècles, depuis la fin de l’empire d’Occident jusqu’à la Révolution française, l’Italie fait un usage continuel de l’assassinat politique et de la proscription. C’est en Italie qu’est née cette idée stupide, importée en France par Pianori, Tibaldi, Orsini, de couper court aux difficultés sans combat, sans émeute, sans bruit, par la suppression pure et simple de l’homme qu’on juge être un embarras. À quoi l’Italie a-t-elle abouti ? Sait-elle seulement ce qu’elle veut et ce qu’elle est ? Ici on rêve l’unité ; là, la fédération ; Gioberti prêche la papauté constitutionnelle et libérale, et quand Rossi vient en faire l’essai, il tombe sous le couteau des démocrates. La mort de Rossi est le crime inexpiable de la démocratie romaine ; elle a fait plus de mal à l’Italie que l’occupation française. Orsini et consorts protestent contre l’occupation étrangère : pour faire cesser cette occupation ils appellent à grands cris l’étranger, et parce que l’étranger que l’Italie appelle ne se presse pas de chasser l’étranger qui l’occupe, on assassine cet étranger. Quel patriotisme !

Ravaillac fut de sa personne un régicide aussi respectable qu’on en vit oncques, pieux, désintéressé, simple de cœur, intrépide. En fut-il jamais de plus mal inspiré ? Si Henri IV vit encore dix ans, il épargne à la France la régence funeste de Marie de Médicis, abat l’influence espagnole, donne la main à Richelieu, qui, rendu plus fort par l’autorité du roi, plus assuré dans sa politique, aurait pu nous épargner le Mazarin et guider la jeunesse de Louis XIV. Incapable d’observer son siècle et d’en suivie la marche, le régicide s’empare de l’avenir comme si l’avenir était sa propriété ; il préjuge l’histoire, comme s’il en était la Providence ; il met son sens privé à la place de la raison des choses, érige son fanatisme au-dessus de la volonté générale. Montrez-moi, je vous prie, quelque chose de plus despotique que le régicide.

J’entends que l’on me dit : Vous prêchez l’impunité de la tyrannie, son innocence même. L’impunité, érigée en dogme, équivaut à une déclaration d’innocence.

Je ne prêche l’impunité ni n’affirme l’innocence de la tyrannie, puisque je condamne la vie et la personne des tyrans ; puisque je reconnais au tyrannicide des motifs d’atténuation, et que je signale tyrans et tyrannicides comme la dernière expression d’un état de choses destitué de spirituel, comme le sceau de l’immoralité sociale.

Je fais simplement l’historique du phénomène ; j’en montre l’origine, les symptômes, les accès et les insuccès ; je prouve que, la tyrannie n’étant susceptible ni d’une définition législative, ni par conséquent d’une sanction pénale, le tyrannicide est, comme la peine de mort, une idée qui implique contradiction, une antinomie. Or, comme cette antinomie n’est pas de celles que la raison pratique de l’humanité construit et utilise par le balancement de leurs termes, qu’elle doit au contraire disparaître entièrement avec la cause qui l’a amenée et ne peut donner lieu à une maxime, j’ai eu raison de dire d’elle : Question insoluble par la logique, et sur laquelle toute philosophie doit déclarer son incompétence. Cela signifie que l’attentat à la personne d’un empereur est uniquement livré à l’appréciation du jury, sans qu’il soit permis de poser à cet égard aucune règle générale.

Il n’y a rien, absolument rien à tirer, pour la conduite des partis et des nations, de cette hypothèse : s’il est permis de mettre à mort un tyran ? ce tyran fût-il Néron ou Tibère, pas plus que de ces autres : S’il est permis de se parjurer avec un parjure ; S’il est permis à un fils, dans certains cas, de tuer son père ; Si le mari qui surprend sa femme en adultère a le droit et le devoir de la poignarder. Le jury, je le répète, peut, selon les circonstances, trouver des atténuations : je crois qu’il eût été plus moral, par exemple, de jeter Ravaillac dans un couvent, en considération de son fanatisme, que de l’écarteler. Ce sont là sujets de tragédie, non questions de droit : la Justice, qui ne veut jamais la mort du pécheur, ne peut pas non plus glorifier celui qui, sous prétexte de la sauver, lui fait outrage ; et toujours la conscience publique, revenue de son emportement, se séparera de qui fut parjure, même pour le service d’une sainte cause, ou assassin.

Citoyens, pour faire le procès au chef de l’état, il faudrait que nous fussions en état de grâce, et nous avons perdu jusqu’à la notion du droit. Nous ressemblons à une nation de contrebandiers : nous traitons la Justice comme la douane ; chacun demande protection pour la marchandise qu’il vend, liberté pour celle qu’il achète, et comme les deux ne peuvent aller ensemble, tout le monde se livre à la fraude. Pas vu, pas pris ; celui qui se laisse saisir paye l’amende, mais n’est point déshonoré. Sur ce les plus harcelés posent la question : Si, la liberté du commerce étant de droit naturel, il est permis de résister à la douane, même par les armes ? À quoi je réponds : Faites la balance des forces et des services, et vous n’aurez plus affaire du douanier. Hors de là, vous êtes des fripons et des brigands.

Comment alors, me demandez-vous, sortir de cette situation atroce qui nous tient, comme un dilemme aux cornes sanglantes, entre le parricide et le viol de la liberté ? Comment en finir avec la tyrannie ?

Je vous le dirai tout à l’heure ; mais il faut auparavant que je relève l’interpellation qui m’a été adressée de la droite. Les plus régicides parmi nous ne sont pas ceux qu’on accuse : je supplie mes coreligionnaires politiques et socialistes de ne pas tant faire, sur ce chapitre, les fanfarons.

IV

Toute maladie de l’être vivant, physique ou morale, s’épuise à la longue : la lèpre a disparu de l’Europe, le despotisme et le régicide en disparaîtront à leur tour. Vient un jour où la société, ayant acquis la conscience de son immoralité séculaire, veut en sortir, restaurer en soi le spirituel, par là s’assurer tout à la fois contre l’abus du pouvoir et contre la révolte,

La Révolution française n’a pas d’autre objet.

Jusqu’à ce moment, il est vrai, la Révolution a procédé avec plus de spontanéité que de réflexion ; elle s’est établie d’abord dans le fait ; puis, comme il arrive toujours, devant le fait vainqueur l’idée a été négligée, et depuis 89 l’attentat politique, ou le régicide, qui en est la forme la plus violente, remplit notre histoire. Quand il ne s’adresse pas au prince, il se fait conspiration, insurrection, société secrète : le criminaliste peut, quant à la gravité, graduer ces faits ; devant la philosophie, qui considère la généralité et la raison des choses, tout cela est de même catégorie, produit de la même illusion, symptôme du même mal. Que l’attentat s’appelle liberticide, populicide, aristocraticide, républicanicide ou régicide, il n’y a pas, quant à la qualité, de différence.

En 1789 la convocation des états généraux est faite par la couronne : la nation, régulièrement appelée, envoie ses représentants pour coopérer avec le prince au nouvel établissement social et politique. Tout se passe d’abord avec calme : c’est le moment de la popularité de Louis XVI ; il est le père de la patrie ; la France est sa famille : la devise fameuse, la Nation, la Loi, le Roi, imprimée sur toutes les monnaies, en exprime du moins le vœu. Tous sont animés du même esprit ; mais quel est cet esprit ? Personne ne le peut définir ; il reste enveloppé dans d’obscurs oracles, ou se manifeste par des coups de tonnerre, qui fanatisent la multitude, terrifient les aristocrates. De nouveau la scission éclate entre le spirituel et le temporel, bien moins par la protestation de l’Église, que son dogme plaçait naturellement hors de la Révolution, que par l’apostasie involontaire des représentants qui, après avoir dépouillé le clergé, nié son droit divin, élevé la tolérance au-dessus de la religion, continuent cependant à confier à l’ancien sacerdoce la direction du spirituel.

De ce moment la Révolution paraissant, comme on l’a tant répété de fois, hors le droit et hors la morale, le régicide entre dans sa pratique ; il fait, pour ainsi dire, partie de sa profession de foi. Le premier acte par lequel l’esprit de révolte se manifeste est le serment du Jeu de paume : pas un Français qui n’y applaudisse. Quels sont les auteurs de ce fameux serment ? Remarquez ceci : des bourgeois, des hommes d’ordre avant tout, auxquels se rallie une partie des députés de la noblesse et du clergé.

Le serment du Jeu de paume aboutit à l’exécution du 21 janvier. Qui la vota ? Des bourgeois encore, des hommes d’ordre, et notez que s’ils se divisèrent sur la peine, ils furent unanimes pour la condamnation. Par cette unanimité la Convention affirmait l’existence d’un nouvel ordre spirituel, auquel Louis XVI, fidèle à sa tradition, avait failli.

Louis XVI mort, l’attentat politique est en permanence : c’est la conscience de la Révolution qui se cherche.

Lepelletier de Saint-Fargeau est tué par le garde du corps Pâris ;

La Gironde renversée, le 2 juin, par les Montagnards ;

Marat assassiné par Charlotte Corday ;

Hébert et Danton envoyés à l’échafaud par Robespierre, qui, délaissé le lendemain par les patriotes, tombe sous la réaction de thermidor. Robespierre, cependant, croyait avoir l’esprit de la Révolution : le pauvre homme s’était trop imbu de celui de Jean-Jacques ; il ne fut, en 94, que le contrefacteur de l’Église alors proscrite.

Le directeur La Réveillère-Lépeaux, homme probe et ferme, se crut aussi en possession du spirituel républicain : un calembour eut raison de sa théo-philanthropie. Repoussée en fructidor, l’insurrection du parti de l’ordre triomphe en brumaire ; et le Directoire passe, plus haï que la Terreur même.

Comme Robespierre et La Réveillère-Lépeaux, Bonaparte a le sentiment profond de ce qui manque à la France : il cherche autour de lui, ne trouve que des idéologues, et, revenant à la religion des aïeux, il signe le Concordat. Que pouvait-il faire ? Ceux qui lui ont reproché d’avoir rétabli l’Église eussent-ils mieux aimé qu’il laissât la nation dans le matérialisme où l’avait jetée le Directoire ?… Mais aussitôt se lèvent contre lui républicains et monarchistes : Puisqu’il rappelle les prêtres, disent les premiers, il ne représente pas la Révolution ; puisqu’il abandonne la Révolution, disent les autres, pourquoi ne rappelle-t-il pas les princes légitimes et se fait-il empereur ?…

Ainsi l’attentat politique n’a plus même pour prétexte la tyrannie : ni Louis XVI, ni Mirabeau ou Barnave, ni la Gironde, ni Marat, ni Robespierre, ni les Directeurs, ni le premier Consul, ne furent des tyrans : c’est pour une cause toute morale qu’on les tue, qu’on les assassine. Céracchi, Topino-Lebrun et Aréna ; Georges Cadoudal, Saint-Régent, Moreau, Pichegru, Malet, sont encore plus des contradicteurs que des conspirateurs : aussi les transportations, les exécutions, l’enlèvement du duc d’Enghien, sont en pure perte. Le droit révolutionnaire méconnu, la scission est partout dans les idées et dans les choses : ni raison publique, ni foi publique, en un mot pas de spirituel. La bourgeoisie constitutionnelle, qui n’a pas détruit l’ancien régime pour courber la tête sous le joug d’un soldat, n’attend qu’une occasion ; elle se présente en 1814 : appuyé par l’étranger, le Sénat conservateur prononce la déchéance de Napoléon.

Pour remonter sur le trône de leurs pères, qu’en coûta-t-il aux Bourbons ? Une charte. La Charte, c’est la promesse de constituer le spirituel de la Révolution. Oublions la réaction de 1815 ; ne prenons pas les actes d’une situation violente pour des actes de tyrannie. Est-ce que Louis XVIII et Charles X furent des tyrans ? Cependant les conspirations se multiplient autour d’eux, essentiellement bourgeoises, dirigées par Manuel, Benjamin Constant, La Fayette, Foy, chantées par Béranger, caressées par le duc d’Orléans. La pensée qui, en 1820, conduit le poignard de Louvel, est la même que celle qui joua pendant quinze ans la comédie. Et pourquoi cette sainte horreur de la Restauration ? Analysez les prétendus griefs, réduisez ce fatras de déclamations à son expression la plus simple, vous trouverez que le véritable reproche qu’on adresse aux Bourbons est de suivre, faute de mieux, l’esprit chrétien, de n’avoir pas l’esprit de la Révolution.

Elle règne enfin cette bourgeoisie puritaine, si jalouse de ses institutions de 89 : sans doute elle va nous dire ce qu’est pour elle la Révolution. Non : elle est foncièrement matérialiste, éclectique tout au plus, sans principe, sans morale ; elle vit de transactions, joue à la bascule ; elle aime à pêcher en eau trouble, et plus que l’empereur elle hait les idéologues. Certes le gouvernement de juillet n’eut rien de tyrannique ; cependant, c’est à partir de 1830 que la démocratie, reprenant la tradition jacobine, semi-bourgeoise, entre dans la voie du régicide, où la poussent et l’encouragent les intrigues et les coalitions parlementaires, où la suivent les conspirateurs de la rue des Prouvaires et de la Vendée. On se demande quelle rage pouvait armer le bras d’un Alibaud, d’un Darmès, d’un Morey ? La même que celle qui fit accuser le dernier ministère de Louis-Philippe par M. Odilon-Barrot, et qui conduisit au banquet du 22 février M. de Lamartine.

Nous sommes en république. Le Gouvernement provisoire saura-t-il de quel esprit il procède ? Saura-t-il formuler, organiser le droit des masses, interroger la conscience sociale, prendre la direction des mœurs publiques, si gravement outragées par le dernier gouvernement ? Hélas ! il fut honnête, le Gouvernement provisoire, mais aussi étranger à l’esprit de la Révolution que les bourgeois de la veille, devenus les conseillers du lendemain. Si, se disaient les démocrates, nous pouvions rallier l’Église ! Nous aurions enfin ce spirituel qui nous manque, et dont le défaut nous fera périr tout à l’heure… Ce fut, comme tout le monde sait, l’idée de M. Buchez et de son école. Visiblement la République n’est pas née viable ; les énergiques du parti, qui s’en aperçoivent, somment le Gouvernement provisoire, incapable de résoudre la question du spirituel, d’entretenir l’agitation dans le temporel : comme si les révolutions n’avaient pas pour but de faire cesser les agitations !…

La période de 1848 à 1852 ne fut qu’un long régicide. — Où, demandez-vous, est ce régicide ? — Dans les manifestations et contre-manifestations de mars, avril, mai 1848 ; dans le guet-apens de juin ; dans les émeutes de janvier et juin 1849 ; dans les lois de répression, les fusillades et les transportations ; dans l’expédition romaine, la loi du 31 mai, la coalition des partis dynastiques, qui, autant et plus que l’entraînement populaire, décida l’élection de 1848 et donna l’absolution au coup d’état…

Est-ce que ces faits, toujours les mêmes, ne révèlent pas en nous, tous tant que nous sommes, proscripteurs et proscrits, régicides et populicides, monarchistes et démocrates, bourgeois et plébéiens, partisans de l’autorité et partisans de l’anarchie, je ne sais quel vertige, causé par la discordance de nos idées, par le vide de nos consciences et l’inharmonie de nos institutions ? Si l’on en doutait, je ferais remarquer, chose non moins extraordinaire que cette obstination du régicide, que, depuis la convocation des états généraux jusqu’à cette année 1858, c’est toujours le même parti qui, sous des noms différents, a été au pouvoir, le parti de l’ordre. Et rassurez-vous, ce sera encore le parti de l’ordre qui gouvernera quand la république sociale aura été proclamée : en France, le parti de l’ordre est indéfectible, il n’y en a pas d’autre.

Qui, depuis Turgot jusqu’à Necker, prépare la convocation des états généraux, c’est-à-dire la Révolution ? La haute bourgeoisie, jointe à la magistrature, à la partie la plus éclairée du clergé et de la noblesse, aux princes du sang eux-mêmes, tout ce qu’on peut voir de plus conservateur, de plus amoureux de l’ordre. M. Droz, de l’Académie française, en a raconté l’impartiale histoire.

Que furent les constituants de toute nuance, et après eux la Gironde et les Jacobins ? Bourgeois, amis de l’ordre. Robespierre était un monsieur, ni plus ni moins que messieurs du Directoire : le sobriquet leur en est resté. Ni Danton, ni Marat, ni Hébert, chefs de la plèbe, des sans-culottes et des septembriseurs, ne gouvernèrent, n’étaient faits pour gouverner. Ces gens-là organisaient un 20 juin, un 10 août, un 31 mai, donnaient une représentation ; quant au pouvoir, ils n’y entraient pas. La Terreur elle-même, qui dura quatorze mois, la Terreur fut œuvre de conservation, œuvre d’ordre.

Vous ne prendrez pas Napoléon, malgré sa popularité, pour un démagogue. Sieyès et les Anciens, vrais auteurs du coup d’état de brumaire, durent compter avec le général sans doute : puisque la bourgeoisie, en 99 comme en 51, appelait l’armée à son aide, elle acceptait le gouvernement militaire. Mais Bonaparte, premier consul et empereur, ne s’en fit pas moins bourgeois tant qu’il put, conservateur et restaurateur de tout ce qui lui semblait utile à l’ordre : s’il déplut à la fin aux bourgeois, j’en ai dit la cause.

De 1814 à 1830, comme de 1830 à 1848, le gouvernement, malgré l’opposition qu’il se crée, n’est-il pas toujours bourgeois, aussi bourgeois que l’opposition ? Quelle différence réelle entre MM. Decazes, Ravez, Mounier, de Villèle, de Martignac, et MM. Casimir Périer, Laffitte, Dupont (de l’Eure), Guizot, Thiers ? et plus tard, entre les hommes du quoique et ceux du parce que ? et maintenant entre la fusion et la non-fusion ? Quand, après 1830, le parti légitimiste reproche à Louis-Philippe de n’avoir pas usé de son crédit pour faire accepter à la nation l’holocauste volontaire de Charles X et du duc d’Angoulême, et pour rétablir Henri V sur le trône de ses pères, ne font-ils pas, par cela même, amende honorable de l’article 14 et des fatales ordonnances, acte d’adhésion à la Révolution ?… Quelle différence encore entre l’opposition dite dynastique et la république tempérée, présentement en train de se rallier, comme les légitimistes se rallient aux orléanistes ?

Entre ces nuances, il y a des griefs domestiques, des amours-propres, des rivalités, beaucoup d’illogisme et de malentendu : devant la Révolution, rien. On s’est cru séparé par des abîmes, on s’est fait une guerre qui est allée maintes fois jusqu’à la conspiration et au régicide : les événements de 48 et 51 ont fait voir qu’entre les uns et les autres il n’y avait pas un cheveu, et c’est pourquoi l’on se fusionne. Mais comme, dans ce monde qui a cessé de croire au droit divin, on ne sait pas mieux pour cela ce qu’est le droit de la Révolution, et comme c’est ce droit qu’on cherche d’instinct, comme c’est par lui qu’on jure, le ralliement général opéré on recommencera la guerre, et le régicide sortira de nouveau des rangs de l’ordre, à moins, ainsi qu’on le demandait tout à l’heure, que l’ordre ne trouve le moyen d’en finir.

Ce moyen, que le développement même du régicide devait à la fin indiquer, je puis le faire connaître, sans m’en attribuer aucunement la gloire.

Qu’est-ce qui caractérise le régicide, tel que nous le voyons se pratiquer depuis la Révolution ?

Sous les empereurs romains, il avait pour cause la ruine du spirituel, la matérialisation de la société.

Après la victoire de l’Église, la cause du régicide se modifie : ce n’est plus l’absence du spirituel, c’est sa séparation d’avec le temporel.

Depuis la Révolution, qui nie le droit divin, qui par conséquent affirme, comme les sociétés primitives, l’unité et l’identité des deux puissances, le motif ou le prétexte du régicide est l’infidélité du prince au spirituel nouveau, l’offense systématique à la conscience de la Révolution.

Or, ce spirituel est inconnu ; personne n’a expliqué le dogme révolutionnaire : c’est un desideratum que l’empirisme et l’enthousiasme ne sauraient suppléer, et qu’il appartient à la raison publique seule de découvrir.

Je dis donc que, dans une société où le régicide ne s’exerce plus pour motif de tyrannie, mais pour raison de principe ; où les partis, sous la pression d’une terreur socialiste, en sont venus à reconnaître leur homogénéité ; dans une société qui rejette à l’unisson le droit divins qui par conséquent affirme, comme l’humanité religieuse l’affirma jadis, l’unité et l’identité des deux puissances, je dis qu’il est inévitable qu’une semblable situation n’attire enfin l’attention des philosophes ; inévitable qu’un livre comme celui-ci ne se produise ; inévitable que le pouvoir établi, quel qu’il soit, n’en provoque l’examen, puisque si le public demeurait indifférent, si le pouvoir se montrait hostile, la maladie sévirait de plus en plus et les attentats se multiplieraient ; inévitable enfin que la discussion ne s’entame, et qu’à l’aide des idées que fera jaillir la controverse, la conscience publique s’éclairant, la marche des choses ne se modifie.

Tout cela peut se faire plus ou moins vite : je ne me fais caution ni du temps ni des hommes. Ce qui est sûr et dont j’ose répondre, c’est que, la question du spirituel dans la Révolution et de sa réunion au temporel étant officiellement posée, l’épilepsie régicide n’a plus de raison d’être ; la maladie est en décroissance, il n’y a de rechute à craindre d’aucun côté.

VI

Vous connaissez, Monseigneur, la pensée, la vraie pensée des révolutionnaires sur le régicide. Fiez-vous en à ma parole plutôt qu’à l’art. 35 de la Déclaration de 93 : Robespierre était à moitié fou quand il l’écrivit, et la Convention n’en croyait mot. J’ai pour moi d’ailleurs une période de soixante-dix ans dont l’expérience manquait à nos pères, et qui, éclairant de sa lumière les temps antérieurs, pouvait seule donner la philosophie de la chose. Ici, plus de vaines et hypocrites protestations : c’est franc et positif comme une équation d’algèbre. Qui eût osé jadis, en présence de telles fureurs, sous un gouvernement irrité et qui a la force, témoigner de son intérêt pour des régicides ? Eh bien ! nous ne refusons pas une certaine sympathie aux malheureux qui, égarés par le trouble de leur conscience, se dévouent à ce qu’ils croient le salut de leur église ; ce nous est même une consolation, dans l’immoralité qui nous submerge, de voir que l’attentat d’un Orsini, si absurde dans ses motifs, si nuisible à la démocratie à cette heure décimée, aura du moins servi à réveiller le sens moral chez des gens qui n’en montraient plus. Nous déplorons le régicide, non pas seulement par des considérations de philanthropie vulgaire, mais parce qu’il accuse la scission de la société, parce qu’il nous prouve que la Révolution n’est pas faite, et qu’elle n’est pas faite parce que la spiritualité n’en est pas comprise.

Pourquoi maintenant, Monseigneur, ne nous entendrions-nous pas, vous et moi, pour proclamer, chacun dans notre sphère d’action, ces grandes vérités ? Je dirais à mes coreligionnaires :

Socialistes et rouges, laissez, selon la parole de l’Évangile, les morts exécuter les morts. Le système des droits et des devoirs trouvé, la poursuite de la tyrannie ne vous appartient plus ; c’est pratique de réacteurs, que votre conscience révolutionnaire vous interdit. Vous n’êtes plus de cette société en plein suicide : ce qui s’y passe pour ou contre le chef de l’État est au-dessous de votre horizon. Que l’établissement politique change de titre et de titulaire, tant que la conscience du pays sera ce qu’elle est, vous n’avez pas même, à l’égard de cet établissement, de vœux à former. Que vous importe le prince, dès lors que le système vous demeure hostile ? Le mal que vos ennemis ont voulu vous faire, ils l’expient : n’arrêtez pas l’expiation. Laissez faire, laissez passer. Vous qui portez la pensée de la Révolution, défendez-vous, à l’avenir, de cette fascination du régicide, qui à certains jours saisit les partis et les peuples ; souvenez-vous que l’iniquité ne tombe, pour ne se relever plus, que devant la Justice, et que la Justice, quoi qu’on ait dit, n’a pas besoin de coups de main. Comprenez une fois que votre principe ne peut s’emparer du monde que du jour où, par sa pleine possession, vous serez assez vaillants de tête et de cœur pour l’affirmer hautement, et ne vous immiscer plus, d’intention ni de fait, dans ces assassinats. Eh ! ne voyez-vous pas déjà les sauvés de 1851 conspirer contre leur sauveur, et le vent des déchéances se lever, à leur appel, de la bourgeoise, monarchique et conservatrice Angleterre ? Ne voyez-vous pas que ces expulsions, ces transportations, qui vous exaspèrent, ont bien moins pour objet la sécurité de la personne impériale que celle de son successeur ? Telle est l’inflexible raison des choses, que même en vous poursuivant, vous les complices présumés de l’attentat, les respectables amis de l’ordre sont (à leur insu, je le suppose) déjà régicides. Ne faut-il pas, quoi qu’il advienne, éliminer avant tout les socialistes ? Quoi qu’il advienne !… Tandis donc que la conservation fait scission, comme s’en est plaint amoureusement le président du Corps législatif ; tandis que par son dédaigneux silence elle encourage, au dedans et au dehors, les attaques à une majesté qu’elle refuse de couvrir, unissez-vous dans la Révolution ; soutenez-vous les uns les autres ; apprenez à confesser votre foi par la parole, comme il convient à des hommes libres, non par le meurtre comme des esclaves. Gardez-vous surtout de conspirer avec l’étranger contre le gouvernement de votre pays, quel qu’il soit. N’attendez pas d’une influence extérieure votre délivrance ; n’oubliez pas que, si la république doit devenir universelle, ni la conscience anglaise, ni la conscience russe, ni la conscience autrichienne, n’ont pour le moment rien de commun avec la vôtre. Ce que l’étranger ferait contre un pouvoir qui vous pèse, il ne le fera pas pour vous ; il n’est pas entré, par la Révolution, dans votre famille ; à ses appels vous devez répondre toujours, comme Hermione :

Et tout ingrat qu’il est, il me sera plus doux
De mourir avec lui que de vivre avec vous.

Et vous, Monseigneur, et vos collègues dans l’épiscopat, vous diriez à l’empereur, dans une adresse solennelle :

Sire, les attentats qui nous épouvantent, et qui tant de fois depuis six ans ont menacé votre personne sacrée, sont une preuve éclatante que la Justice est violée quelque part dans les profondeurs sociales. Une contagion si horrible, qui s’empare des natures les plus généreuses, ne peut être que l’effet de cette inévitable sanction qui, nous rendant à juste titre solidaires, puisque la corruption nous est commune, sévit sur le peuple par le paupérisme, sur les princes par l’assassinat, sur les classes élevées par les crises financières et commerciales, l’agiotage, la banqueroute, les liquidations et les révolutions.

Recherchons, Sire, d’un cœur sincère, en quoi consiste cette violation du droit : quelque sacrifice que la Justice exige de vous, prenez-en hautement la défense ; couvrez-vous de ce bouclier devant lequel le fulminate perdra sa force, et les bombes infernales deviendront inexplosibles.

On nous dénonce, Sire, et l’on a raison de dénoncer, la séparation qui existe, dans votre empire, entre le temporel et le spirituel, et l’on demande le retour à l’unité. Nous savons, chefs du ministère ecclésiastique, de quelle menace est pour la foi du Christ cette revendication du spirituel par des hommes signalés jusqu’à ce moment comme les ennemis implacables de tout ordre, de tout droit et de toute morale ; nous n’hésitons pas cependant à déclarer que, si cette revendication est juste, l’Église est prête à y satisfaire, parce que l’Église n’est établie qu’en vue de la Justice, et que son fondateur s’étant sacrifié pour la Justice, elle ne peut désirer rien de plus glorieux pour elle que de se sacrifier à son tour pour la Justice.

Avec la Justice pour principe, Sire, il n’y a plus, ainsi que vous l’avez dit vous-même, il ne peut plus y avoir de partis : car nul ne peut vouloir plus que la Justice, moins que la Justice, autrement que la Justice ; hors de la Justice, il n’existe pas de drapeau, pas de cocarde, pas même d’intérêt. Devant la Justice, toute classification sociale, toute nuance d’opinion disparaît : bourgeoisie et plèbe, conservateurs, progressistes, rétrogrades, sont des mots dépourvus de sens. Pas plus d’exagération à craindre que de modérantisme. Ni blancs, ni rouges, ni tricolores ; ni aristocrates, ni démocrates. Un même esprit anime les citoyens : la spontanéité populaire n’a plus rien de dangereux ; le suffrage universel, que nous avons vu, par l’intelligence, à la hauteur des champs de mai de Clovis et de Charlemagne, devient aussi calme, aussi sage que votre sénat. Les trois dynasties elles-mêmes peuvent se réconcilier : ne semble-t-il pas que tel ait été le vœu secret de la France, quand, par trois fois, en 1789, en 1830 et en 1848, elle choisit les trois couleurs ?

Sire, un bruit, répandu par la malveillance, circule parmi les masses : La monarchie, dit-on, ne veut pas le bien du peuple ; elle ne veut pas la Justice. En eût-elle la volonté, elle n’en aurait pas le pouvoir ; son principe s’y oppose. Entre la monarchie et la Justice, il y a incompatibilité essentielle, traditionnelle… Démentez, Sire, ces insinuations calomnieuses ; montrez que vous voulez, que vous pouvez, que vous savez, et puisse Votre Majesté vivre longtemps, votre dynastie toujours !…


6. — Sanction dans la philosophie.


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Critique de la philosophie.

S’il est une vérité certaine en philosophie, c’est que la philosophie n’est pas faite. L’ensemble du savoir, tel qu’il se présente aujourd’hui, et malgré les travaux immenses des modernes, ne forme nullement un tout cohérent en soi, un système naturel, comme on l’a dit du système des plantes substitué par Bernard et Laurent de Jussieu à celui de Linnée. Ce n’est rien de plus qu’un agrégat d’observations et d’hypothèses reliées entre elles par des assimilations dialectiques, des analogies, des transitions oratoires, auxquelles s’ajoutent des problèmes inintelligibles, contradictoires dans leurs termes, provisoirement reçus comme articles de foi.

Et non-seulement l’encyclopédie des connaissances humaines n’est pas constituée, on ne découvre même pas, dans ce chaos philosophique, l’instrument ou le principe d’une constitution, puisqu’en dépit des poursuivants de l’absolu nous ne possédons, dans l’état actuel du savoir, qu’une certitude étroitement subjective, et que rien ne nous garantit que ce qui semble vrai à notre raison le soit en effet.

En autres termes : le corps des sciences dites naturelles ou exactes, en ce moment les plus avancées, ne se relie par rien de positif, de réel, de concret, au corps des sciences dites morales ou sociales, présentement les plus en retard. Or, comme la certitude que nous avons des choses n’est autre en dernière analyse que la certitude que nous avons de nous-mêmes, et que la certitude ou la connaissance que nous avons de nous-mêmes est à peu près nulle, il s’ensuit que ce que nous savons le mieux, nous le savons en vertu de ce que nous ne savons pas ; ce dont une multitude de savants honorables n’ont pas l’air de se douter.

Les conséquences de cet état de choses sont des plus graves. Il est de mode, parmi les savants ès sciences mathématiques et physiques, de plaisanter de ce problème de la certitude qui tourmente si fort les philosophes. Ils devraient s’apercevoir pourtant, ces positivistes, et par leur propre exemple, que c’est précisément cette incertitude de la certitude qui engendre le scepticisme, non-seulement métaphysique, mais scientifique et moral ; que c’est par là que la science, devenant à son tour opinion probable, perd sa majesté et ne sert plus qu’à l’ambition et à l’orgueil ; par là que le droit se change en raison d’église, en raison académique et en raison d’état. Ainsi, la philosophie manquant par la base, l’impuissance de généraliser croissant en raison de l’accumulation des matériaux, le savant tourne au charlatan : en faut-il davantage pour affirmer, ici comme partout, la présence d’une sanction vengeresse ?


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Construction de la philosophie.

L’incohérence du savoir ramenée à sa véritable cause, qui est l’ignorance de nous-mêmes et de la Justice, on peut essayer, non pas, à l’exemple de certains philosophes, de déduire du moi pur toute réalité et toute idée, et de créer le monde par le mouvement de ce moi pur, mais simplement de rétablir l’ordre dans le désordre, en montrant, à l’aide de la Justice mieux connue, l’homogénéité de tout le savoir.

Je me dis que l’homme et les choses, la civilisation et l’univers, le règne moral et le règne de la nature, formant probablement un tout homogène, isonome, solidaire, les lois de ma raison étant par conséquent les mêmes que celles du monde, je n’ai besoin que de suivre cette raison, en la contrôlant sans cesse par l’expérience, et de l’appliquer aux choses comme si elle était aussi la leur, pour que tôt ou tard l’identité des deux raisons, la mienne et celle du monde, m’apparaisse.

Au lieu de m’enfermer dans un prétendu moi pur, tout à fait inane, je me place donc en plein monde, et, cherchant le mètre dont j’ai besoin, je me demande : Quelle est la faculté qui me distingue plus expressément des autres êtres, en vertu de laquelle je deviens spécifiquement moi, c’est-à-dire homme ? J’ai besoin tout d’abord de le savoir, puisque, devant partir de moi homme pour aller à la reconnaissance de l’univers, me prenant moi-même pour mesure et raison des choses, c’est ce qui me fait homme que je dois d’abord connaître.

Ce qui excelle en moi, qui me distingue au plus haut degré, et me pose avec le plus d’énergie comme homme, n’est pas l’intelligence, ni l’amour, ni la liberté ; c’est la Justice. C’est donc la Justice que je prendrai pour instrument de mes recherches, pivot de ma philosophie, principe et fin de mon être, mot de cette grande énigme que j’appelle l’univers.

La Justice se pose officiellement dans l’état et les institutions civiles : là, si la science est ardue, du moins elle ne sort guère de la subjectivité ; comme elle est toute de l’homme, elle ne soulève pas de difficulté à l’égard des choses, qui, loin de lui faire obstacle, lui viendront plutôt en aide.

Le premier pas du moi vers le non-moi a lieu lorsque le moi vient à considérer ce qui se passe en lui comme la manifestation d’un non-moi, et en fait l’objet de sa recherche. Or, quel est le produit instinctif et spontané du moi, qui le fait apparaître à ses propres yeux comme un non-moi ? C’est, entre autres, la religion. Qu’est-ce que la religion ? Une allégorie de la Justice. La Justice donc pouvait seule nous révéler le sens de cette poésie religieuse ; du même coup, nous faire comprendre la formation de la parole, l’origine de l’écriture et des arts.

Ainsi, par la Justice, l’homme apprend à se connaître lui-même ; il s’assure de la polarité de son être, sujet-objet, et en constate l’identité. Pour connaître le monde, et donner aux choses l’homologation de son autonomie, il n’a rien de plus à faire que ce qu’il a fait pour se connaître, chercher l’horizon sous lequel son moi lui apparaît comme sujet de l’univers, l’univers comme objet ou non-moi de ce moi, et les deux réunis, comme sujet-objet, un tout identique.

Ce point de partage, la Justice le fournit encore. Par sa dualité organique, elle nous démontre, nous rend palpable, ce que notre intelligence naturellement simpliste n’eût jamais soupçonné, la possibilité d’une existence en deux personnes.

Tel est en effet le couple conjugal, organe de la faculté juridique. Dans ce couple, soit que je considère la forme du corps ou la qualité de l’entendement, soit que j’envisage la conscience et l’amour, l’unité de l’être et sa dualité me semblent également certaines, à tel point que je ne sais vraiment si, dans ce couple, il existe deux personnes, ou s’il n’y en a qu’une seule. — En même temps se découvre la finalité du règne végétal et du règne animal, créés l’un et l’autre d’après la loi de sexualité, pour servir de piédestal au mariage, de préparation à la Justice, et de symbole aux évolutions de l’histoire.

Par le mariage, toute la nature organisée fait partie de moi : la vie universelle n’est qu’une irradiation de ma conscience. Un pas de plus, et ce moi, que je ne savais comment rattacher au monde, l’embrasse tout entier.

Si du mariage je passe à la famille, puis de celle-ci à la cité, et que je pénètre de plus en plus dans ce mystère organo-psychique d’une personnalité duelle et plurielle, le raisonnement et l’expérience me conduisent à admettre dans la collectivité sociale, comme dans l’individu et dans le couple, une force, une raison et une conscience propre. En sorte que je suis amené à considérer la société humaine comme une réalité aussi réelle que les individualités qui la composent ; par suite, de concevoir la collectivité ou le groupe comme la condition de toute existence, la série comme la base de toute idée et de tout concept. Les choses spirituelles me donnent ainsi l’intelligence des matérielles ; et réciproquement la matière, corps simples, corps composés, avec les forces qui s’en dégagent, tout cela n’est plus pour moi, comme le mot de matière l’indique, que le matériel du monde moral, l’instrumentation de la Justice.

Enfin, chose surprenante, eu égard à mes préjugés d’école, c’est à l’aide de ces notions de force collective, de groupe, de série, que je m’élève à l’intelligence et à la certitude de mon libre arbitre, de toutes mes idées la plus difficile à atteindre. Grâce à la notion enfin expliquée du libre arbitre, je me rends compte de cet idéal qui me ravit, de ce progrès qui est ma loi, et qui consiste, non pas en une évolution fatale de l’humanité, mais dans son affranchissement indéfini de toute fatalité. Par le libre arbitre, je connais l’origine du mal, les causes qui font décroître la Justice et déchoir les nations ; je puis poser les principes d’une esthétique et d’une philosophie de l’histoire.

Alors, l’idée d’une harmonie universelle entre dans mon âme : je me dis qu’entre le monde de la nature et le monde de la Justice, loi, force, substance, tout est identique ; qu’ainsi, comme l’ordre est parfait entre les sphères qui parcourent l’espace, la proportion immuable entre les éléments dont se compose toute créature, il en doit être de même entre les hommes. Et le fait vient aussitôt confirmer l’hypothèse. L’économie, la politique, l’organisation de l’atelier, la Raison publique elle-même, se résolvent en un système de pondérations ou de balances ; dans cette analogie de législation entre le Cosmos et l’Anthrôpos apparaît l’identité de l’esprit qui les anime, latent dans le premier, libre dans le second.

Que les classificateurs, les d’Alembert, les Ampère, les Aug. Comte, les Geoffroy Saint-Hilaire, dressent maintenant, chacun à sa guise, l’arbre ou tableau encyclopédique, ce n’est plus qu’une affaire de convenance particulière et de génie personnel. L’essentiel est obtenu, l’identité de principe et de fin de la création, démontrée par la théorie de la Justice.

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Solution du problème de la certitude.

Cette question tant controversée de la certitude, sur laquelle Hume, Kant, Jouffroy, croyaient le scepticisme invincible, n’a plus rien qui nous embarrasse : la Justice nous en a rendus maîtres, comme du reste.

Il s’agit de savoir si la manière dont nous concevons les choses est conforme à ce qui se passe dans les choses ; si le compte rendu de notre raison est adéquat à la réalité des phénomènes.

Pour lever ce doute, je rappelle d’abord, d’après l’observation déjà faite, que ce qui distingue et qui constitue spécifiquement le moi humain est la Justice ; qu’ainsi la question revient à demander si les lois de l’entendement, fatales chez l’homme, par conséquent objectives, c’est-à-dire appartenant au non-moi, sont identiques et adéquates à celles de la conscience, qui seule constitue notre subjectivité ; en autres termes, si les notions sur lesquelles repose notre savoir sont tout à la fois des révélations de l’expérience et des actes du sens moral, des formes de la pensée et des formes de la Justice.

Ramené à ces termes, hors desquels il cesserait d’être intelligible, le problème est victorieusement résolu ; nous n’avons à faire qu’une simple constatation.

Ainsi l’antinomie, devenue d’un si grand usage dans la dialectique, sur laquelle d’ailleurs règnent encore beaucoup d’illusions, l’antinomie est un fait de la conscience juridique, en même temps qu’un phénomène de l’entendement. Nous la sentons au cœur, d’abord dans l’amour que nous inspire la femme, puis dans ce sentiment d’émulation qui fait que nous voulons être traités, en toute chose, comme les autres hommes, les balancer, ce que la Révolution appelle égalité devant la loi.

La série est un fait de la conscience juridique en même temps qu’une loi de l’entendement : nous la sentons encore au fond de l’âme, en premier lieu dans la commune conscience ou lien familial, plus tard dans la force de collectivité, en vertu de laquelle chacun de nous réclame, comme travailleur, sa part du produit collectif, comme citoyen sa coopération au gouvernement, protestant contre toute exploitation de sa personne et toute autorité.

Le principe de causalité est un fait de la conscience juridique en même temps qu’une notion de l’entendement : nous le sentons dans le remords. Ainsi du reste.

Or, la série, l’antinomie, la notion de causalité, la formation des concepts, constituent toute la logique et la métaphysique. À ce propos, j’aurais à faire voir que les axiomes de l’éthique, donnés dans la conscience en même temps que dans l’entendement, ont un caractère plus élémentaire que les axiomes de mathématique : de sorte que la science économique est contemporaine, dans l’esprit de la géométrie, de l’arithmétique et de l’algèbre, et suit une marche parallèle. Je néglige ces curiosités.

Ainsi, pour faire cesser le scepticisme métaphysique ou spéculatif, il fallait au préalable faire cesser le scepticisme juridique : placer le moi, non plus dans l’entendement pur, mais dans la conscience ; démontrer ensuite, par l’analyse des faits propres à chaque faculté, l’identité de ces deux propositions : L’univers est établi sur les lois de la Justice, La Justice est organisée d’après les lois de l’univers ; puis résoudre ces deux propositions en une seule : Le système des lois de la Justice est la même chose que le système des lois du monde, agissant dans l’âme humaine non plus seulement comme idées ou notions, mais comme affections et sentiments.

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Rapport de la Justice et de l’idéal.

Un phénomène dont je ne méconnais pas l’apparence, bien que j’en nie positivement la réalité, à plus forte raison la légitimité, est l’état stationnaire, pour ne pas dire le mouvement rétrograde de la poésie et de l’art, depuis les temps anciens jusqu’à nos jours. C’est à ce point qu’on a fait de la décadence de l’idéal une sorte de loi de la civilisation et comme un corollaire du progrès, en soutenant que la poésie et l’art, de même que la religion, appartiennent surtout à la jeunesse des peuples et en caractérisent les débuts.

Mais cette apparence de rétrogradation est inconciliable avec les aspirations les plus authentiques de la société et toutes les données de la philosophie.

Comment se fait-il que la recherche du beau, le goût de la poésie et de l’art, soient d’autant plus vifs que la civilisation est elle-même plus élevée, ce qui implique cette contradiction de psychologie, que plus l’âme aurait d’ardeur pour une chose, moins elle aurait la faculté de la produire ?

Le beau, dit Kant, est l’expression symbolique du bien moral : comment, si l’intelligence du bien moral augmente, ce qu’atteste le progrès de la civilisation, son symbole, qui est l’idéal, tombe-t-il au-dessous de la réalité qu’il exprime ?

L’art, selon M. de Schelling, est le couronnement de la science philosophique, la floraison du savoir, avait dit Young. Comment, si la racine et la tige se développent toujours, produisent même, ce qui vaut mieux, des fruits toujours plus beaux, la floraison est-elle nulle ? Comment, en ajoutant sans cesse à ses triomphes, la science perdrait-elle sa couronne ?…

J’insiste sur la thèse que j’ai soutenue précédemment (Étude IX), toute paradoxale qu’elle soit : la rétrogradation de l’idéal est une apparence de notre civilisation chrétienne, un effet des agitations de la conscience universelle et de la tristesse où, depuis plus de 2,000 ans, le dogme de la chute a jeté l’humanité.

La poésie est le chant de la liberté, glorieuse de sa propre vertu ; l’art, de même que la femme, son immortelle et toujours plus belle révélatrice, le moyen par lequel l’âme se provoque et s’excite à la Justice. Depuis que Platon, le premier, est venu raconter aux mortels effrayés l’histoire des enfers, les mystères de l’expiation et de la métempsycose, l’esprit a perdu sa sérénité, et nous sommes entrés dans les campagnes désolées. La poésie a cessé de couler, comme autrefois, limpide et sans effort ; elle est devenue un regret, une prière, une plainte, un rêve, une imprécation, une ironie, trop souvent une contrefaçon. Mais jusque dans cette condition malheureuse le génie a témoigné de sa puissance ; le talent des artistes a été, comme toujours, supérieur à l’angoisse générale : par là il s’est montré supérieur à lui-même, à ce qu’il avait été aux plus heureux temps de sa jeunesse.

La même solidarité qui, dans les sociétés modernes, engendre le paupérisme et soulève contre tout pouvoir le régicide et la révolte, détermine aussi la décadence de la littérature et de l’art ; la même solidarité par conséquent qui nous guérira de la misère fera refleurir l’idéal. Un art nouveau s’agite, conçu dans les entrailles de la Révolution : je le sens, je le devine, tout incapable que je sois d’en fournir le moindre exemplaire ; homme de mon siècle, pauvre et navré, je reste au-dessous de cette littérature qui ne connaît plus ni mythes, ni princes, ni nobles, ni serfs, qui parle toutes les langues, ennoblit tout travail, honore d’un salut égal toute condition, et dont la devise est à jamais Justice et Liberté.

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Je vous en fais juge à présent, Monseigneur : n’est-il pas vrai qu’avec mes études tronquées je me trouve en possession d’un corps de doctrine plus complet, plus positif sans comparaison, et cent fois mieux lié que le vôtre ? On croyait la philosophie morte depuis Hégel : la voici qui ressuscite sous la plume d’un révolutionnaire, d’un démolisseur, d’un ennemi de Dieu, avec un caractère d’unité, de simplicité et de puissance que ne lui connurent jamais ni les Allemands ni les Grecs. Parce que j’ai cherché avant tout la Justice, niant, contredisant, renversant tout ce qui n’était pas elle, l’intelligence générale des choses m’a été donnée par surcroît ; je ne songeais point à produire un système, et le voilà sorti de ma négation comme Minerve du cerveau de Jupiter ; je ne possède de la science que des lambeaux, et dans ces lambeaux il y a plus de vérité, grâce à la Révolution dont j’ai entrepris l’exégèse, que dans toutes les encyclopédies contemporaines.

Ce que la philosophie antérieure, après un labeur de quarante siècles, n’avait pu expliquer, la Révolution, en quelques mots, accessibles à toutes les intelligences, nous le livre : quelle sanction plus authentique pourrait-elle donner de sa morale ? quel paraphe de l’Être suprême, gravé sur les marbres du Sinaï ou les granits des Alpes, vaudrait celui-là ?

Et comment la Révolution nous conduit-elle à cette découverte ? Ô vanité du mysticisme, folie de la transcendance ! par la négation du droit divin, par le blasphème, si j’ose ainsi dire, du nom sacré, incommunicable de Dieu. Rétablissez dans la philosophie morale l’hypothèse théologique, et toute moralité s’évanouit, le chaos s’étend sous nos pieds, plus de certitude, plus de liberté, plus de Justice, rien. Écartez de nouveau l’hypothèse fatale, et la création, en même temps que la société, reparaît. L’athéisme méthodique, aurait dit Descartes, est le fiat lux de la philosophie.

Nous allons de prodige en prodige.

Fondée sur la Justice, consistant uniquement dans une exposition de la Justice, la philosophie de la Révolution est à priori irréfutable. Je puis défier le dialecticien le plus subtil de trouver à cette cuirasse le moindre défaut, et, en attendant qu’il le trouve, lui signaler moi-même le côté par lequel sa critique, quelle qu’elle soit, tombera.

Aucun homme ne peut nier la Justice : qu’il l’essaie, un concert de protestations va s’élever, de toutes les poitrines humaines, autour de lui.

Or, la Justice n’est rien, ou elle est nécessairement telle que je l’ai dite : c’est plus qu’une notion, un rapport, une spéculation économique, un procédé utilitaire ; c’est un sentiment impérieux de l’âme, une puissance énergique, qui s’affirme, se veut, s’impose, ne souffre ni réclamation ni raillerie ; de toutes les facultés de l’être vivant la plus dominatrice, la plus nécessaire, à laquelle la nature a donné pour organe, non un appareil particulier comme à l’entendement, non pas même un individu comme à la liberté, mais un couple, une âme double, une existence en deux volontés et deux personnes.

Accorder la Justice comme loi essentielle de l’humanité, c’est accorder sa réalité comme puissance, c’est accorder toute la philosophie de la Révolution.

Inversement, attaquer cette philosophie sur un point, c’est attaquer la Justice non seulement dans sa réalité, mais dans son idée ; ce qui est impossible.

Quel nom lui donner à cette philosophie de la Révolution, qui n’est évidemment pas du théisme, mais qui n’est pas non plus de l’athéisme, ni du panthéisme, ni du spiritualisme, ni du matérialisme ; qui n’est pas l’éclectisme, bien qu’elle réalise tous les vœux de l’électisme ; qu’on ne saurait davantage appeler mysticisme, épicurisme, sensualisme, nominalisme ou réalisme, philosophie de l’absolu ou philosophie de l’idéal ? Car toute philosophie doit avoir un nom, comme le philosophe ou l’école qui la produit.

Laissons à l’avenir le soin de la définir, et appelons-la modestement éthique, ou Philosophie de l’Humanité.

De tout temps les philosophes ont pressenti que la science des mœurs est le pivot, le foyer, la base et le sommet de la philosophie. Pythagore, Socrate, Platon, Héraclite, Zenon, Épicure, les cyniques, tous les philosophes grecs, en un mot, sont essentiellement moralistes. Cicéron, Virgile, Horace, ne parlent que devoirs et droits ; leur philosophie est toute pratique, toute morale. Descartes suit cette tradition, quand il fait de l’explication des passions le but de sa métaphysique, et qu’il imagine, dans cette vue, sa fameuse distinction de l’âme et du corps. Toutefois, comme la notion du droit, dans Descartes, est insignifiante, son traité des passions se réduit à une hygiène de l’âme : ce n’est guère plus de la morale que les aphorismes d’Hippocrate. Spinoza enchérit sur Descartes, et de toutes les manières : sa philosophie est intitulée éthique ; elle a pour but, comme celle de Descartes, la discipline des passions ; mais, comme celle de Descartes aussi, elle est toute métaphysique, consiste en une déduction du concept de substance ou de Dieu, ce qui conduit le philosophe à la négation dogmatique de la liberté, partant du droit. Malebranche, le Spinoza chrétien, voit tout en Dieu, trouve la certitude en Dieu. Or, comme le Dieu de Malebranche est ou prétend être libre, qu’il est législateur, prévoyant, sujet de la Justice, on peut dire que Malebranche fait de la symbolique sans le savoir, et que sa philosophie, comme le christianisme qu’elle sert, est une allégorie de l’immanence, une prophétie de la Révolution. Pascal, enfin, et les solitaires de Port-Royal, Bossuet, Fénelon, Leibnitz, Kant lui-même et Fichte, autant que Lessing et Jacobi, sont d’accord pour faire de l’éthique le cœur et l’âme de la philosophie.

Puis donc que, d’après tous les témoignages, la Justice est le véritable objet que poursuivent les philosophes ; puisque c’est en elle que le vrai, l’utile, le beau, trouvent leur garantie et leur identité ; puisqu’enfin, pour la saisir, nous avons dû la chercher dans l’humanité même et ses manifestations, abandonner pour cela les régions imaginaires de l’absolu, et nous en tenir à l’observation des phénomènes et de leurs lois, saluons la Justice comme la raison première et dernière de l’univers, formule éternelle des choses, idée qui soutient toute l’idée, loi qui s’affirme elle-même et se démontre par cela seul qu’elle s’affirme ; appliquons-lui la définition donnée par Spinoza de sa chimère de substance : Per causam sui intelligo id cujus essentia involvit existentiam.


Conclusion.


J’ai fini, Monseigneur. Allons-nous maintenant rester ennemis, et, quand je vais prendre congé de vous, refuserez-vous de me donner à baiser votre anneau pastoral ? La charité chrétienne vous défend de me haïr ; et certes je ne demande pas non plus les cinquante mille têtes du clergé. La Révolution, quoi qu’on dise, est bonne personne. Aujourd’hui que, par l’exposition de son principe, elle explique tout, réconcilie tout, partis, opinions, intérêts ; aujourd’hui qu’elle apaise le régicide, met l’amour à la raison, synthétise la philosophie, et vous donne, par sa théorie de la sanction morale, l’exemple d’une miséricorde plus que divine, l’Église seule fera-t-elle scission et se tiendra-t-elle hors de la communion de la France ?

Peut-être regrettez-vous qu’ayant à révéler des choses si extraordinaires, je n’aie pas montré dans mon plaidoyer plus de gravité, plus de déférence pour la chose établie, plus d’érudition et de science ; qu’au lieu d’une œuvre de doctrine, soumise à l’examen des autorités constituées, j’aie fait un livre pour la multitude indiscrète, et dont le style, le ton, l’allure, rappellent trop souvent la polémique du Peuple.

Je comprends, Monseigneur, votre chagrin ; il est naturel, et plus que personne je déplore la fatalité, que seule, dans cette circonstance, il faut accuser. Je ne pouvais faire autre chose que ce que j’ai fait. D’abord, je ne suis pas savant, point érudit ; vous l’avez dit vous-même, et personne plus que vous n’est en état d’en juger. Si j’étais savant, je ferais ce que font les savants ; je m’occuperais exclusivement de ma science, et je finirais par entrer à l’Académie. Il n’y a que les ignorants qui fassent des révolutions. Puis, je ne suis pas seul en cause : c’est la tradition nationale que je défends, c’est toute une partie du peuple français, la plus considérable par le nombre, sinon par l’éducation et la fortune, que je représente. Ceux-ci avaient le droit de m’entendre : n’est-ce pas d’eux, après tout, que je tiens mon mandat ? Ils m’ont dit : « Nous avons assez des révélateurs, des initiateurs, des dieux incarnés, des messies, des apôtres, des thaumaturges et des pontifes ; nous ne sommes ni académiciens, ni processeurs, ni bibliothécaires : nous voulons des moralistes de notre bord et qui parlent comme nous. Toi qui as étudié, dis-nous ce qui en est, et ne t’en fais pas accroire. Que penses-tu ? Narre. »

Et j’ai entrepris cette rude tâche. J’ai pris pour modèle le paysan du Danube parlant au sénat de Rome ; je me suis mis en esprit devant l’Église, avec ma blouse d’ouvrier, mes sabots de paysan, ma plume de journaliste ; et je n’ai plus songé qu’à frapper juste et fort. On ne traite qu’avec les forts, a dit M. Guizot. Vous ne connaissiez pas notre force, Monseigneur ; vous ne saviez pas quelle puissance de vie, de génie, est en nous. Ces Études, telles quelles, vous en donneront peut-être une idée.

Daignez donc, Monseigneur, entendre mes dernières paroles. Ne vous éloignez pas de nous : ce serait déshonorer l’Église, et vous vous feriez cent fois plus de mal qu’à nous-mêmes.

I. Aussi haut que remontent les souvenirs du genre humain, soixante siècles par delà la guerre de Troie, d’après une tradition recueillie dans les temples par d’anciens écrivains, nous voyons la Religion servir de figure à la Justice ; elle tient lieu de science morale, supplée par la poésie du culte ce que la Raison pratique des peuples est incapable de définir, et cette figure, cette poésie, expression de la conscience primitive, est encore aujourd’hui et sera pendant bien des siècles après nous l’étude la plus attrayante du philosophe.

Qu’est-ce que cette adoration, relligio, d’un Être souverain, sinon une représentation de la Justice, c’est-à-dire du respect de l’humanité ? Dieu est tout à la fois, d’un côté, la nature humaine élevée à l’infini et idéalisée ; de l’autre, le concept, nullement absurde bien qu’indémontrable, d’un moi cosmique, comme qui dirait d’une Humanité universelle.

Que sont ces trinités divines que l’on voit se dégager de toutes les mythologies, sinon la première catégorisation de l’âme humaine, individuelle et collective, dans ses puissances fondamentales ? La Révolution n’a pas manqué de la reproduire dans sa devise fameuse ; aucune philosophie du dix-neuvième siècle n’a pu s’en détacher.

Vos anges ne sont-ils pas ces forces collectives que l’économie nous révèle, et dont l’équilibre fait l’objet du droit public et du droit des gens ?

Que vous dirai-je plus ? Votre grâce n’est-elle pas cette faculté de l’idéal que la nature a mise en nous pour servir d’excitation perpétuelle à la Justice ? Vos sacrements les initiations de la famille et de la société ? Votre péché originel une parabole de l’état de nature, dont la civilisation nous affranchit tous les jours ? Votre culte de la Vierge une allégorie du mariage ? Votre résurrection le rafraîchissement incessant de l’espèce, dans laquelle se conservent éternellement les formes, les tempéraments, les caractères, les idées et les affections des défunts ? Plus l’humanité vieillit, plus il s’amasse d’amour en ses entrailles ; quelle idée plus touchante pouvez-vous vous faire de votre destinée, chrétien que la mort terrifie ?…… Votre enfer et votre paradis, enfin, ne les retrouvez-vous pas tout entiers dans la sanction, pénale ou rémunératrice, qui accompagne le vice et la vertu ? Vous l’enseignez vous-même dans votre théologie : la véritable peine du damné est la peine du dam ; par quel matérialisme y ajoutez-vous la peine du sens ?

Ce n’est pas à moi, philosophe de la Révolution, de rechercher comment pourrait s’accorder cette interprétation allégorique du christianisme avec la foi réaliste et littérale de l’Église : ceci vous regarde exclusivement. Mais je dis que, la Religion ayant été pendant neuf mille ans le principe, la forme et la sanction de la Justice, elle a bien mérité de l’humanité : à moins d’une scission obstinée de votre part, la Révolution ne refusera pas à cette vieille Église une pension alimentaire.

II. La philosophie nous enseigne encore que le mysticisme est un élément indestructible de l’âme, une forme de la pensée qui se manifeste surtout dans les choses de la vie morale. Que de preuves nous en avons eues depuis la Révolution !… Or, autant qu’il est possible de se faire une raison en pareille matière, l’expérience prouve qu’en fait de mysticisme, la nouveauté vaut toujours moins que la tradition : plus on change, plus on éprouve le besoin de changer ; le plus sûr, puisqu’on ne peut chasser tout à fait cette influence, puisque la conscience a toujours aimé à s’entourer de mystère et qu’il s’agit surtout aujourd’hui de sauver nos consciences, le plus sûr, dis-je, est de nous en tenir, à l’exemple de Socrate, de Cicéron et de César, à la foi de nos pères. Ai-je pu faire si bien, avec toute mon incrédulité, que l’image du Christ ne se glissât, chez moi, jusqu’au lit de ma femme ? Des rigoristes de la démocratie, l’ayant su, m’en avertirent. J’ai répondu : il y est, qu’il y reste. Les femmes sont toutes amoureuses du Christ ; elles le pleurent aujourd’hui, comme elles pleuraient autrefois Adonis. Le Christ, Adonis, c’est l’Humanité….. Ai-je pu empêcher aussi le petit bonhomme Noël de faire visite à mes enfants le matin de sa fête, et trois mois après de leur envoyer, de deux cents lieues, des œufs de Pâques ? Il est bien difficile, demandez à Auguste Comte, de ne pas entourer la naissance, le mariage, les funérailles, de quelque cérémonial, qui, si nu qu’on le fasse, révèle à l’instant toute la religion. Laissons donc le mysticisme, puisque, ni par force, ni par raison, nous ne saurions l’atteindre. Assurons-nous de lui seulement, et, pour cela faire, changeons-y le moins possible.

III. Si le mysticisme est indestructible, il est un nom qui le résume, et que rien ne saurait effacer de la pensée des hommes : c’est le nom de Dieu. Irai-je sottement faire la guerre à ce concept dont je ne suis pas le maître, combattre par des arguments métaphysiques ce qui est le produit fatal de toute métaphysique, ou par des raisons tirées de l’expérience ce dont l’expérience elle-même me suggère la notion ultra-empirique, l’Absolu ? Quelle puérilité ! Ah ! plutôt que de déshonorer notre philosophie par cette négation ridicule, pourquoi ne pas nous mettre tout à fait à l’aise, en ajoutant un trait de plus à l’idée qui nous poursuit ? Le Dieu de nos pères est un dieu de progrès, sans doute ; les évolutions de l’âme humaine entrent dans le plan de sa Providence. Je crois voir l’Être des êtres sourire à mes efforts et me dire, comme ce vieux Romain que son fils, revêtu de la pourpre consulaire, obligeait à se lever devant lui : « Evohe ! courage, mon cher fils : tu es digne de moi, digne de porter le nom d’homme. C’est ainsi que je vous ai conçus dès l’éternité ; c’est comme cela que je vous veux tous : loin que cette fierté m’offense, elle fait ma gloire. Va, enfant, dans ta majesté et dans ta force ; ne courbe le front devant aucune idole, fût-ce l’image de ton père : à toi la main de Justice et le bâton de commandement. Specie tuâ et pulchritudine tuâ intende, prospere procede et regna. »

IV. Comment oublierais-je, enfin, que la Révolution a posé parmi ses dogmes, à côté du progrès, la tolérance ?

C’est parce qu’elle est tolérante que, tout en reprenant au clergé des biens mal acquis, elle lui a alloué un budget ; parce qu’elle est tolérante, qu’étrangère elle-même à tout mysticisme elle a voulu faire l’Église à son image en lui donnant une constitution ; parce qu’elle est tolérante, que plus tard elle a consenti, en faveur de cette Église malveillante, un concordat, et qu’elle a reçu par deux fois son serment. La Révolution n’a pas voulu faire violence à la pensée religieuse, mutiler l’humanité. Comme elle avait converti la royauté à son principe, elle a essayé de convertir aussi le sacerdoce : prêtres et monarques, elle s’est fait un honneur de vous prendre pour ses hérauts ; tous vous avez abjuré, à sa demande, le droit divin ; tous, depuis 1789 et 1802, vous êtes révolutionnaires.

Après tout, Monseigneur, s’il y a blasphème, le péché est vôtre : quand la Révolution est venue affranchir la Justice de la religion, la morale de la théologie, qu’a-t-elle fait autre chose que de mettre en pratique les maximes de vos ascètes, disant que l’amour de Dieu se suffit à lui-même, et tient lieu du reste ; qu’avec l’amour pur de Dieu il n’est besoin ni de culte, ni de sacrements, ni de récompenses ? L’amour gratuit de Dieu, l’anéantissement en Dieu, est le principe par excellence de l’ascétisme : c’est le principe qui a donné naissance à la réforme de Bouddha ; on le retrouve au fond de toutes les religions.

Par ces considérations, que j’abrège à dessein, afin de vous laisser le plaisir de les étendre, je propose une révision du Concordat dans le sens des neuf articles ci-après :

1. Réunion des deux pouvoirs, spirituel et temporel, dans la souveraineté française ;

2. Enseignement par le clergé, dans les grands et petits séminaires, dans les écoles et dans les églises, des principes de la Justice et de la morale, conformément à la doctrine de la Révolution ;

3. Accomplissement par les ministres du culte de toutes cérémonies relatives aux naissances, mariages, funérailles, anniversaires nationaux, etc., sur la simple demande des citoyens, et sans qu’il soit besoin de fournir des billets de confession ou de faire profession de foi ;

4. Suppression des couvents des deux sexes et de toute congrégation religieuse ;

5. Abolition des vœux perpétuels dans le clergé ; en conséquence, faculté pour tout ecclésiastique, après six années de service actif à dater de son ordination, de quitter à volonté le ministère et de se marier, si mieux n’aime l’Église abolir dès à présent le célibat des prêtres, comme a fait la Réforme ;

6. Restitution aux communes de toutes propriétés ecclésiastiques, et défense absolue à tout membre du clergé d’accepter pour le compte de l’Église aucune donation ;

7. Défense aux prêtres, à peine de retrait d’emploi et d’amende, de se livrer à aucune opération de commerce, banque, industrie, librairie, souscriptions, érections de monuments, institutions, etc. ;

8. Établissement d’une pénalité plus sévère pour tous les crimes et délits commis par des ecclésiastiques, notamment ceux qui regardent la pudeur ;

9. Abolition de l’autorité épiscopale et papale ; l’administration ecclésiastique réformée sur les principes du droit commun, et les jugements de l’ordinaire ressortissant au conseil d’État et à la cour de cassation.

Tel est, Monseigneur, le pacte nouveau que je vous propose, plus honorable pour vous et plus utile que celui de Charlemagne. Acceptez, je vous le conseille, et hâtez-vous : n’attendez pas que la Révolution irritée vous dise, comme à Napoléon Ier, comme à Charles X et à Louis-Philippe : Il est trop tard !

Soyez dans votre cœur ce qu’il vous plaira : je vous promets, si vous signez ce concordat, de ne plus contrister votre foi par des critiques devenues inutiles, de m’abstenir même de tout commentaire sur vos écritures. Qu’aurais-je à reprendre en vous, si vous consentiez à vous charger du spirituel de la Révolution ? Aussi bien, ne voyez-vous pas que ma foi, sur les choses essentielles, ne diffère en rien de la vôtre ? Chrétien, déiste, antithéiste, je suis tout aussi religieux et presque dans les mêmes termes que vous. Je ferai plus : pour célébrer cette fusion mémorable, je vous conduirai ma femme, dont l’Église n’a pas béni le mariage, mes deux petites filles, non encore baptisées ; tous ensemble nous nous jetterons à vos pieds ; nous recevrons de votre main le sacrement, et je réciterai avec vous, d’un cœur fervent, sans restriction mentale et en me couvrant du signe de la croix, cette oraison magnifique par laquelle se termine l’office du soir, les jours de dimanche, dans nos églises bisontines :

Que la paix et la bénédiction du Dieu Tout-Puissant, Père, Fils et Saint-Esprit, Liberté, Justice, Amour, et que la visite des Anges, descende sur nous, Pax et benedictio Dei omnipotentis, Patris, et Filii, et Spiritûs sancti, et visitatio angelica descendat super nos ; sur cette cité française, et sur tous ceux qui vivent dans sa communion, super civitatem istam et omnes habitantes in eâ ; sur les fruits de la terre et sur ceux du travail, super fructus terræ et bona cuncta ; sur les restes de nos frères qui reposent, ici et partout, dans la foi du Christ et de la Révolution, super corpora fidelium hic et ubique in Christo requiescentia ; et qu’elle conserve dans la Justice leurs âmes confondues avec les nôtres, et animas corum salvet et nostras.


fin