De la justice dans la Révolution et dans l’Église/Septième Étude

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SEPTIÈME ÉTUDE


LES IDÉES

I

Monseigneur,


Jésus répond aux pharisiens qui l’interrogent sur la femme adultère : « Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette le premier la pierre. »

Je ne puis pas, parlant pour moi pécheur, vous tenir à vous archevêque, qui non content d’inculper mes idées jetez le soupçon sur mes mœurs, le langage que le Saint des saints, défendant une pécheresse, se permettait vis-à-vis des pharisiens hypocrites et fornicateurs. Je ne vous accuse donc de péché ni vous ni aucun de vos collègues dans le sacerdoce ; je crois votre vie aussi pure que votre foi, et m’abstiens de toute récrimination. Odiosa restringenda. Vous m’avez frappé dans ma personne : je n’use pas de représailles.

Mais voici ce que je vous dis à tous, pontifes du Très-Haut : Que celui d’entre vous qui sait la loi me jette la pierre !……

Oui, je consens à toute honte, si vous me prouvez que l’Église connaît la Justice, et qu’ayant été élevé dans son sein, c’est par ma faute, ma seule faute, et ma très-grande faute, que j’ai été coupable ; je veux, dis-je, être humilié, châtié, flétri, comme si j’étais l’unique et le premier prévaricateur.

Mais vous ne savez rien de la loi ni du droit. Sur toutes les choses de la vie humaine vous manquez de principes et de règles. Je vous l’ai déjà cinq fois prouvé ; permettez qu’au commencement de cette Étude je vous le rappelle.

En ce qui touche les Personnes, vous n’avez point de morale. Votre Décalogue n’est qu’une énumération de catégories ; votre Évangile un recueil de paraboles ; votre charité le premier bégaiement de la Justice. Bien loin que vous possédiez une théorie du droit personnel, votre dogme y répugne, et sur ce dogme l’Église, ayant fondé sa hiérarchie et sa discipline, vos intérêts sacerdotaux s’y opposent.

En ce qui concerne les Biens, vous n’avez point de morale : votre dogme y répugne, et vos intérêts s’y opposent.

Sur le Gouvernement, vous n’avez point de morale : votre dogme y répugne, et vos intérêts s’y opposent.

Sur l’Éducation, vous n’avez point de morale : votre dogme y répugne, et vos intérêts s’y opposent.

Sur le Travail, vous n’avez point de morale : votre dogme y répugne, et vos intérêts s’y opposent.

Et je vais vous montrer que pour ce qui regarde les Idées, vous n’avez pas non plus de morale ; qu’en ceci, comme en tout le reste, vos maximes se réduisent au pur arbitraire ; que l’application de la Justice à l’intelligence est incompatible avec votre dogme, et que votre intérêt le plus précieux s’y oppose.

Eh quoi ! vous écriez-vous, une morale des idées ! Qu’est-ce que cela ? Oncques n’entendîmes parler de morale en telle affaire. Que peut-il y avoir de commun entre les préceptes de la conscience et les conceptions de l’entendement ? Ce qui entre dans le cerveau n’est pas ce qui souille l’homme, mais seulement ce qui sort du cœur. Allez-vous prétendre que la logique, la métaphysique, la dialectique, sont des branches de la morale ?……

Patience, Monseigneur ; vous allez voir de quoi il s’agit. C’est une découverte de la Révolution. Cela ne s’apprend pas au séminaire, et sent mauvais à l’archevêché.


CHAPITRE PREMIER.

Idée d’une méthode de direction pour l’esprit dans la recherche de la vérité, d’après la science moderne. — Élimination de l’absolu.

II

L’homme est sujet à l’erreur : c’est une imperfection de sa nature qui ne saurait lui être imputée à crime.

Mais, chose étrange et qui n’appartient qu’à notre espèce, de cette infirmité de son jugement l’homme a su se faire une spécialité dans le crime. Plus il se sait sujet à se tromper, plus il est enclin à mentir, à telle enseigne qu’il n’y a pas, en général, de plus grands mystificateurs que les gens qui savent le mieux comment l’homme se trompe. Au lieu de tendre la main à leur frère, ils l’enfoncent : Omnis homo mendax.

Il est donc du plus haut intérêt, non-seulement pour la santé de notre esprit, mais pour l’intégrité de notre conscience, que nous apprenions, d’abord, à nous diriger personnellement dans la recherche de la vérité, puis à nous contrôler les uns les autres dans nos jugements et à nous garantir réciproquement contre toute espèce de mensonge : il y va de notre honneur et de notre liberté.

Où trouver cette direction ?

Comme je tiens, avant tout, même en traitant des idées, à rester fidèle à mon système d’expérimentalisme, je vais donner la parole à l’un de nos savants les plus positifs, les moins suspects de tendance métaphysique et révolutionnaire, à M. Babinet, de l’Institut.

Question. — Pourquoi, se demande M. Babinet, la fin du dernier siècle et la première moitié de celui-ci ont-elles vu tant d’inventions physiques, si neuves, si belles, si utiles, si merveilleuses, tandis que les progrès des arts d’imagination, ou même des sciences métaphysiques et philosophiques, n’ont point été aussi éclatants ?


Vous le voyez, Monseigneur, le témoignage que j’invoque n’a rien qui doive vous effrayer. M. Babinet, esprit vulgarisateur et qui ne se paye pas de mots, exclut du progrès effectué depuis un siècle les sciences métaphysiques et philosophiques ; en quoi je ne doute pas qu’il ne soit d’accord avec vous. Bien sûr que, s’il osait dire toute sa pensée, il ajouterait aux sciences métaphysiques et philosophiques les morales et politiques, ce qui réjouirait fort, Monseigneur, votre religion. Mais à bon entendeur demi-mot. M. Babinet, par l’énumération qu’il fait des découvertes modernes : chemins de fer, télégraphie électrique, daguerréotypie, stéréoscopie, bioscopie, électrotypie, dorure et argenture électrique, etc., etc., donne clairement à entendre ce qu’il comprend sous la qualification de philosophique. Ce n’est pas lui qui mettra au nombre de nos progrès l’économie politique, l’éclectisme, le socialisme, les tables tournantes et l’équilibre européen.

Réponse. — « Lorsque dans les écoles et dans les livres on s’occupait de savoir si la matière pouvait être conçue sans la notion de l’espace et du temps, si les qualités essentielles de l’existence dépendaient de telle ou telle qualité nécessaire ; si la matière, l’espace et le temps, ces trois grands fondements de l’univers où nous vivons, ou plutôt où nous pensons ; si, dis-je, ces trois grands éléments sont indispensables à l’existence des êtres, en sorte, par exemple, qu’on pût créer un monde sans substance matérielle, sans espace ou sans durée : quelle intelligence pouvait atteindre à la solution de pareilles questions ?

Mais la science moderne est plus modeste. Elle ne cherche point l’absolu, si difficile à trouver ; elle se contente des rapports, lesquels sont bien plus accessibles à nos intelligences. Ainsi je ne sais pas quelle est l’essence de la substance matérielle, mais je puis la comparer à un poids donnée le gramme, et dire que tel corps pèse tant de grammes et de milligrammes. L’essence de l’espace m’est inconnue, mais je mesure l’espace que je veux, la terre entière, la France, Paris, en kilomètres et en mètres. J’ignore ce que c’est que le temps en lui-même, mais je puis dire que telle durée est de tant de secondes, la seconde étant la 86,400o partie du jour, dont la période est invariable. Je ne sais pas ce qu’est en soi-même la force mécanique et le mouvement, mais j’emprisonne la vapeur, et j’en mesure l’élasticité pour l’employer plus tard à mouvoir des masses immenses… L’homme ne connaît pas plus la nature intime de la force de la vapeur dans la locomotive qu’il a créée, qu’il ne connaissait, il y a quelques mille ans, la nature de la force dans le cheval, le chameau ou l’éléphant, qu’il faisait servir à la locomotion… » (Revue des Deux-Mondes, juillet 1853.)

III

Manibus et pedibus descendo in tuam sententiam, M. Babinet. Tout cela est d’un suprême bon sens, je dirai même d’une excellente philosophie. Car enfin, il ne faut pas que le mot nous effraie, ni que le savant M. Babinet l’oublie : cette belle méthode, dont il fait honneur aux physiciens des derniers cent ans, est une découverte des philosophes, j’oserai même dire qu’elle est le premier article de toute philosophie. Sans remonter jusqu’aux anciens, qui tâtonnèrent dans l’expérience ; sans parler même de ceux du moyen âge, qui firent aussi quelque progrès dans l’art d’expérimenter les choses avant de se risquer à les dire : c’est Bacon qui, au dix-septième siècle, donna le signal de cette rénovation décisive, marquée d’avance, au quinzième siècle par la Renaissance, et au seizième par la Réforme.

Et remarquez, quand les idées sont mûres, comme tout concourt à les répandre !

C’est Bacon qui le premier, sous le nom d’induction, invite la science à chercher la vérité, non plus dans la substance inobservable, mais dans les rapports observés des phénomènes ; c’est Descartes qui recommande de faire des classifications exactes, d’après ces mêmes rapports ; c’est Montesquieu qui définit la loi, le rapport des choses ; c’est la franc-maçonnerie qui symbolise le rapport dans le compas, le niveau et l’équerre, et le personnifie dans son grand architecte ; c’est Aug. Comte qui fait du rapport la base de son positivisme, et exclut en son nom la métaphysique et la théologie ; c’est M. Cournot qui donne pour unique objet à la philosophie la recherche de la raison des choses ; c’est M. Babinet, enfin, qui, témoin idoine, attribue exclusivement à la constatation des rapports toutes les découvertes, tous les progrès de la science moderne. N’est-il pas vrai que le règne du rapport est commencé pour la civilisation, qui ne jure plus que par cette idée ?

Ce qui distingue le mouvement philosophique à dater de Bacon, ce n’est pas, comme on l’a dit, et comme M. Frédéric Morin a pris la peine fort inutile de le nier, d’avoir inventé l’expérience ; c’est, en mettant la raison philosophique au service de l’expérience, d’avoir appris à en formuler méthodiquement les conclusions, toujours relatives à la raison, au rapport des choses, tandis qu’auparavant c’était l’expérience qui, étant serve de la raison philosophique, cherchant avec elle l’en soi des choses, l’absolu, ne concluait rien du tout. Telle est la tendance de Descartes, qui, complétant l’œuvre de Bacon, essaye de transporter dans l’étude de l’esprit humain la méthode dont il avait si bien éprouvé la puissance dans les sciences physiques et mathématiques, et qui par cette tentative suprême acheva de renouveler la philosophie et rendit possible la Révolution.

Descartes s’est trompé dans sa métaphysique, comme il s’est trompé dans ses tourbillons ; cela ne prouve qu’une chose, combien l’expérience, combien l’observation, est un art difficile, et quels piéges l’imagination tend sans cesse au philosophe. Mais l’espèce de recrudescence spiritualiste causée par Descartes, et qu’on peut regarder aujourd’hui comme terminée, a servi elle-même le progrès, puisqu’elle a confirmé, par un dernier et mémorable exemple, le principe de Bacon, savoir, que les idées pures, concepts, universaux et catégories, destitués de la fécondation de l’expérience, ne sont propres qu’à entretenir dans l’esprit une rêverie stérile, qui l’épuise et le tue.

Le principe de M. Babinet est donc irréprochable, et pour ma part je n’hésite pas à le faire mien. Il n’y a dans les choses que les rapports qui soient accessibles à nos intelligences ; quant à leur nature en soi, elle nous échappe. C’est faire preuve d’un génie anti-scientifique de s’en occuper. Négliger l’absolu, comme dit M. Babinet, pour ne s’occuper que des rapports, tel est le sommaire de la méthode que la philosophie a mis deux mille ans à formuler, à laquelle nous devons tout ce que nous possédons de connaissances physiques, et qui nous a valu déjà, dans les sciences de l’esprit, les recherches précieuses des Montesquieu, des Vico, des Herder, des Lessing, des Condorcet, et les premiers matériaux de l’économie sociale.

Ainsi, voilà qui est entendu. Ce que M. Babinet appelle les choses en soi, comme quand il dit la matière en soi, le temps en soi, l’espace en soi, la force en soi, ou l’Absolu, est justement ce que la philosophie nomme le côté métaphysique, ontologique ou transcendantal des choses, par opposition à la partie observable, mesurable, comparable, qui constitue le côté phénoménal. Aux exemples cités par M. Babinet, on peut joindre la cause, la substance, la vie, l’âme, l’esprit, la matière, tous les concepts ou idées pures, jusques et y compris celui de Dieu.

Et la méthode scientifique, celle qui a produit toutes les découvertes modernes, consiste, comme il vient d’être dit avec une lucidité incomparable par M. Babinet, non pas à nier l’en soi des choses, ce que l’esprit conçoit comme leur sujet, substratum, ou soutien, sans qu’il puisse le pénétrer et en rien apprendre, mais à écarter cet en soi, ce côté transcendantal, caput mortuum de l’alambic intellectuel, pour s’attacher exclusivement à la phénoménalité, aux rapports.

IV

Ceci posé, vous allez sans doute, Monseigneur, m’adresser, à l’endroit de la philosophie, une question préjudicielle.

Puisque la philosophie connaît si bien la méthode, qu’elle sait depuis Bacon à quoi s’en tenir sur l’en soi des choses, comment, avec Descartes et tous ses successeurs français, écossais, allemands, dès qu’il s’agit des choses morales et politiques, s’est-elle obstinément clouée sur cet en soi ? Pourquoi ceux qui ont essayé de tourner l’écueil, sceptiques, matérialistes, panthéistes, idéalistes, ont-ils péri misérablement comme tous les autres ? Qu’est-ce qui empêche la philosophie d’aller en avant ? D’où vient notamment que depuis un siècle, tandis que les sciences physiques nous donnent coup sur coup la machine à vapeur, les chemins de fer, la télégraphie électrique, etc., le progrès des sciences morales et politiques, représentées par une des cinq classes de l’Institut, dans laquelle il y a toujours un ou plusieurs savants, a été si médiocre, pour ne pas dire absolument nul ? Ne serait-ce point une preuve que les choses de la morale et de la politique ne sont pas de la compétence du savoir humain, qu’une révélation est ici nécessaire, etc., etc. ?

D’où vient cela, Monseigneur ? Est-ce à vous, docteur ès spéculations métaphysiques et transcendantales, chargé par autorité divine de l’enseignement des choses non apparentes, non apparentium, ministre de l’Absolu, est-ce à vous de le demander ? Eh quoi ! vous ne voyez pas que ce qui arrête les philosophes, les matérialistes, panthéistes, idéalistes, aussi bien que les autres, ce qui les met tous aux prises, et qui entretient parmi eux la contradiction et l’ignorance, c’est toujours la considération de cet en soi, tantôt esprit, tantôt matière, tantôt univers ou âme du monde, tantôt idée pure, que le sensualisme et le spiritualisme nous accoutument dès l’enfance à rechercher en toute chose, auquel nous revenons sans cesse, comme le païen vers son idole, et pour qui nous nous battons dans nos livres, en attendant que nous nous rencontrions sur nos places publiques ? Vous ne sentez pas l’ironie profonde de ce savant qui, en parlant de métaphysique, embrasse tout à la fois le matérialisme et la théologie ?

Voyez pourtant jusqu’où M. Babinet pourrait vous mener avec son argumentation, si la prudence académique ne lui tenait bouche close !

V

Considérant, vous dirait-il, les phénomènes vitaux dans le règne animal, je puis classer, selon les lois de leur organisme, les animaux par genres et espèces ; comparer les manifestations de la vie dans toutes les conditions de structure et de milieu. Cette étude formera pour moi la zoologie ou science des êtres vivants ; quant à la vie elle-même, je n’en connais rien. Véritablement, je conçois les phénomènes zoologiques comme se rapportant à un je ne sais quoi, fluide ou tout ce qu’il vous plaira, que j’appelle vie ou principe de vie, qui se choisit ses matériaux et les organise ; qui les protége contre les attractions chimiques et la dissolution ; qui se distribue dans l’ensemble des corps organisés ; les particularise, les anime et les soutient tous, comme la trombe soutient les corps qu’elle enlève dans son tourbillon. Par toutes ces causes, je puis bien concevoir la vie comme une essence, un en soi particulier, un absolu, auquel je rapporte les phénomènes vitaux ; il est même nécessaire que je la conçoive ainsi, afin de distinguer les faits de la nature organique d’avec ceux de la nature inorganique. La confusion de la physiologie et de la physique, fondée sur l’hypothèse, impossible à démontrer, de l’identité du principe vital et du principe matériel, deviendrait pour moi la cause d’une désorganisation de la science même. Mais la science, qui va jusqu’au concept et qui le pose, ne peut plus dire si l’objet conçu est matière ou autre chose que matière, si c’est un substratum différent de la matière ou un état particulier de la matière ; elle ne pénètre pas jusque-là et s’arrête court. Ne pas nier l’en soi de la vie, le supposer, le distinguer, est tout ce que je puis. Devant la science, cette vie ne devient une réalité intelligible qu’en deçà du phénomène ; au delà, ce n’est plus qu’une hypothèse, nécessaire il est vrai, mais une hypothèse.

Toute spéculation sur le principe vital considéré en lui-même, et abstraction faite des organismes dans lesquels il apparaît et se détermine, m’est donc interdite : elle ne pourrait aboutir qu’à ramener la confusion dans la science. La vie est-elle un principe à part, ou la même chose que l’attraction, le calorique ou l’électricité ? Les cristaux se forment-ils comme les plantes, et les plantes comme les quadrupèdes ? Qu’est-ce que la vie universelle, que certains religionnaires proposent de mettre à la place du crucifix ? L’ensemble des êtres organisés forme-t-il un organisme, et cet organisme en forme-t-il un autre avec les corps inorganiques ? La terre et le soleil sont-ils vivants ou bruts ? L’univers est-il un grand animal ? Qu’est-ce qui fait que la vie entre dans un corps, ou, pour mieux dire, se compose un corps, et puis qu’elle l’abandonne ?… De pareilles questions sont de l’ordre ultra-expérimental ; elles excèdent la science, et ne peuvent conduire qu’à la superstition et à la folie.

Considérant ensuite les manifestations de la vie dans un animal donné, soit l’homme, par exemple, je puis, en distinguant parmi ces manifestations celles qui ont pour objet la vie de relation, sensation, intelligence, sentiment, les concevoir comme un système distinct, dont le substratum est emprunté à la vie répandue dans l’univers, mais qui, par la forme qu’il a reçue, n’est plus le même que celui que je place dans le lion ou le cheval. À ce tout animique, que j’abstrais des organes qui sont censés le contenir et le servir, je donne le nom d’âme, anima, Ψυχὴ ; puis, me renfermant dans l’observation de ses facultés, de ses attributs, de ses modes, tels qu’ils se manifestent dans les relations de l’homme avec ses semblables et avec l’univers, je puis faire de ces nouvelles recherches une science à part, que je nommerai psychologie. Et comme j’aurai dit l’âme de l’homme, la psychologie de l’humanité, je pourrai dire encore l’âme et la psychologie des animaux. Jusqu’ici la science est de bon aloi ; elle repose sur des phénomènes.

Mais qu’est-ce que l’âme en elle-même ? Est-elle simple ou composée ? matérielle ou immatérielle ? Est-elle sujette à mourir ? A-t-elle un sexe ? Qu’est-ce qu’une âme séparée de son corps, et que faut-il entendre par la discession des héroès comme dit Rabelais ? Où vont les âmes après la mort ? Quelle est leur occupation ? Reviennent-elles habiter d’autres corps ? L’âme d’un homme peut-elle devenir âme de cheval, et vice versâ ? Y a-t-il des anges, et quelle est la nature et la fonction de ces purs esprits ? Sont-ils au-dessus ou au-dessous de l’humanité ? Faut-il croire aux apparitions ? Que penser des esprits frappeurs, qui dans ce moment troublent la raison des Américains ?…

Questions ultra-scientifiques, répond M. Babinet, auxquelles la raison ne peut s’empêcher d’accorder quelques heures, ne fût-ce que pour s’en rendre compte, mais dont la poursuite ne saurait amener que charlatanisme, hypocrisie, rétrogradation de la vérité, corruption de l’esprit, et abêtissement du peuple. Pour que nous fussions en droit d’affirmer l’existence séparée des âmes, il faudrait que cette existence nous fût révélée par des phénomènes spéciaux, autres que ceux qui ont donné lieu à la conception de ces natures transcendantales. Mais nous ne connaissons l’âme humaine que par des manifestations dont l’organisme est le véhicule indispensable ; de sorte que, la phénoménalité psychique ayant pour condition la phénoménalité physiologique, et vice versâ, nous nous trouvons, après avoir discerné pour le besoin de l’observation scientifique l’âme du corps, dans une égale impuissance de conclure que l’âme hors du corps, ou le corps hors de l’âme, soit quelque chose. La plus savante philosophie, celle de Spinoza, ne va que jusqu’à concevoir l’âme et le corps, l’esprit et la matière, comme deux manières d’être de la substance cosmique, dont le quid de plus en plus se dérobe. C’est le concept de la fusion de deux concepts : la belle science !

Considérant enfin chaque âme, chaque moi, comme un foyer où viennent se réfléchir et se combiner tous les rapports des choses et de la société, je donne à cette âme, en tant qu’elle reçoit les représentations ou idées des choses et de leurs rapports, qu’elle les compare, les combine et les apprécie, y donne ou y refuse son adhésion, le nom d’intelligence ; en tant qu’elle observe, compare et combine les rapports de la société dont elle fait partie, qu’elle en extrait des formules générales, dont elle se fait ensuite des règles obligatoires, le nom de conscience.

Mais tout en distinguant dans l’âme la conscience et l’intelligence, avec leurs manifestations respectives, je ne vais pas prendre ces deux facultés en elles-mêmes pour objet de mon étude, comme si je voulais faire directement connaissance avec ces nouveaux personnages. Je me souviens que la vie, de même que la matière, n’est qu’une manière de concevoir l’en soi non observable des choses ; l’âme, un autre en soi ; l’intelligence, encore un en soif une conception greffée sur une autre conception, un quelque chose qui n’est pas rien, puisque c’est une fonction de l’âme, laquelle est, comme la vie, la pesanteur, la lumière, une fonction de l’existence ; mais qui, hors du service que la philosophie en tire pour attacher le fil de ses observations, devient pour nous comme rien.

C’est à cette condition qu’il existe, pour l’intelligence et pour la conscience, comme pour l’âme et la vie, tout un ordre de phénomènes, de manifestations et de rapports à étudier, par conséquent toute une science de réalités phénoménales à faire. C’est pour cela qu’a été fondée l’académie des sciences philosophiques et morales : M. Babinet doit le savoir mieux que personne.

La science des lois de l’intelligence s’appellera, si vous voulez, la logique ; la science des lois, ou des droits et devoirs de la conscience, sera la Justice, ou, plus généralement encore, la morale. Pour l’une et pour l’autre, de même que pour toutes les sciences sans exception, la première condition du savoir sera de se prémunir, avec le plus grand soin, contre toute immixtion de l’absolu. Car il est évident que si, pour les sciences physiques et mathématiques, les recherches sur la matière en soi, la force en soi, l’espace en soi, offrent désormais peu de danger ; si, pour l’anthropologie, la zoologie et l’histoire, la croyance aux mânes est encore d’une grande innocence, il n’en est plus de même dès qu’il s’agit de la direction de l’entendement et de la conscience. Ici la moindre excentricité engendre les charlatans et les scélérats.

Terminons cette revue des choses en soi.

Que si maintenant, après avoir distingué avec chacune des sciences qui successivement s’affirment et se posent, une série d’en soi, d’absolus, distincts les uns des autres, d’abord un en soi de la matière, puis un en soi du mouvement ou de la force, ensuite un en soi de la vie, etc., nous concevons par la pensée tous ces en soi dont la science n’a pas le droit de parler, bien qu’elle les suppose, mais qu’elle n’a pas non plus le droit de nier, bien que l’observation ne lui en apprenne rien ; si, dis-je, nous concevons, tous ces en soi divers comme les parties d’un seul et universel en soi qui les contient tous dans sa série, alors nous aurons l’idée d’un sujet premier et dernier, père et substratum de toutes choses.

Nous dirons donc de cet en soi de l’univers, résultant de toutes les parties qui le composent, et que nous supposons d’instinct quand nous pensons à l’univers, qu’il est substance, vie, esprit, intelligence, volonté, Justice, etc. ; qu’il existe de toute nécessité, qu’il est éternel, et tout ce qu’on voudra. Mais comme, d’après toutes nos analogies, un en soi sans manifestations, sans phénoménalité, sans rapports perceptibles, n’est autre chose, pour la connaissance, que le néant pur, il s’ensuit de cette déduction qui résume toute la métaphysique, que l’en soi de l’univers, l’absolu des absolus, n’est rien pour nous ; que la création seule est quelque chose ; que notre science commence aux choses visibles ; et que les invisibles, les en soi, dont parle le Symbole de Nicée, dont nous pouvons bien, par le progrès de notre science, voir augmenter le nombre, considérés en eux-mêmes sont la peste de la raison et de la conscience,

VI

Voilà ce que dirait la science, si elle avait le courage de ses propres découvertes, mais ce que la prudence des savants dissimule, ce que l’hypocrisie des philosophes n’avouera jamais, fournissant au besoin des sophismes à la théorie de l’absolu, et refaisant, comme par le passé, la raison serve de la théologie……

Et qui pourrait nier cette défection des princes de la science ? Le règne de l’absolu touchait à sa fin : les systèmes qu’il a produits depuis soixante ans ont à peine duré une heure, tant le progrès de l’observation appauvrit, désorganise, tue le transcendantalisme. Et voici que tout à coup, grâce à la connivence des savants en us, en es et en x, nous nous trouvons reportés par-delà toutes les fantaisies les plus hyperboliques de la gnose !

Le gnostique, à qui l’Église orthodoxe a dit anathème après l’avoir pillé, ne se contentait pas de rechercher ce que sont en elles-mêmes la matière et la vie, de spéculer sur l’âme du monde et l’Être sans fond ; il se demandait ce qu’étaient la raison en soi, la Justice en soi, les idées en soi ; où étaient ces dernières avant de descendre dans l’entendement humain ; si elles résidaient en Dieu ou à la superficie des choses ; comment elles advolaient vers l’âme, et s’abattaient dans l’intelligence, etc. De là une genèse d’entités métaphysiques, divisées par groupes et familles, dont la plus remarquable, la seule qui se soit maintenue dans le christianisme, est la fameuse Trinité.

Il existe, disait le gnostique, dans le sein de l’âme divine, une raison qui lui est éternelle, et qui en émane, principe et type de toutes nos raisons à nous, pauvres mortels : c’est le verbe, le logos, la sophia, qui éclaire toute âme naissant à la vie, en s’unissant à elle par une infusion mystérieuse. Puis il y a une conscience, un amour, également éternel, procédant de l’âme suprême et de la raison protogène, qui inspire sur terre toute conscience, allume toute charité, comme le verbe illumine toute intelligence. C’est l’esprit, source de grâce, consolateur, sanctificateur, vivificateur.

Le Père, le Fils, l’Esprit ; Thèse, Antithèse, Synthèse : nous avons vu de grands philosophes, des hommes doués de tous les dons de l’intelligence, éclectiques, panthéistes, mathématiciens, chimistes, se vouer à cette formule comme au dernier mot de la science, y attacher leur navire comme à l’ancre de salut de la liberté.

La conscience humaine, suivant ces respectables illuminés, étant ainsi de constitution transcendantale, l’Humanité n’arrivant à la connaissance du devoir que par une révélation divine, interne ou externe, médiate ou immédiate, ils se demandent quand et comment s’accomplit cette révélation, à quel signe elle se reconnaît, qui peut en rendre témoignage, et quel est le dépositaire de son autorité. Suivant les uns, cette autorité est l’Église, instituée par le logos en personne ; suivant les autres, elle réside dans la masse, en qui l’inspiration est indéfectible. Une fois là, plus de difficulté : l’Église sacre les rois, la multitude délègue ses pouvoirs ou bêle ses volontés ; et le monde va de lui-même, tiré par un fil invisible.

La conclusion est connue. Plus de deux siècles après Bacon, quand les sciences physiques nous donnent la vapeur, les chemins de fer, la télégraphie électrique, tant d’inventions si neuves, si belles, si utiles, si merveilleuses, la société européenne sent sa conscience défaillir, la France perd sa liberté avec ses mœurs, et l’on se demande avec M. Babinet : Comment est morte cette philosophie qui fit marcher le dix-huitième siècle et produisit la Révolution ? Quomodò cecidit potens qui salvum faciebat populum Israël ?

Qui nous délivrera des entités métaphysiques, des idées innées et du logos, de l’immortalité de l’âme et de l’Être suprême ? Qui nous débarrassera de l’adoration et de l’autorité ? Car, le fait est visible à tous regards, telle est la source de notre affliction, et notre décadence n’a pas d’autre cause. La méthode, la morale des idées, si je puis m’exprimer de la sorte, existe ; la physique, toutes les sciences naturelles et positives, nous en montrent les fruits. Et maintenant qu’il s’agit de nous-mêmes, nous ne savons plus philosopher, nous revenons à notre vomissement. À force de considérer ce qui est au-dessus de nous, l’en soi de notre âme, de notre raison, de notre conscience, nous n’apercevons plus ce qui est en nous, je veux dire la phénoménalité de notre moi, la seule chose de ce moi qu’il nous soit permis de connaître. Au lieu de nous élever graduellement, par l’observation, à la Justice, nous plongeons de plus en plus, tête baissée, dans l’absolu. La confusion des idées amenant à sa suite la subversion des mœurs, nous sommes punis par la dégradation de nos cœurs des hallucinations de notre cerveau. Ne saurions-nous, enfin, mettre hors de la philosophie morale toutes ces hypothèses d’autre vie, de célestes essences et de grand maître des destinées ; puis, cette élimination opérée, nous occuper de ce qui nous regarde ?…


CHAPITRE II.

Difficulté d’appliquer l’hygiène intellectuelle aux sciences morales et politiques.

VII

Ainsi, au témoignage des savants, témoignage le plus grave qui puisse être invoqué en cette matière, la cause première de nos erreurs, en quelque ordre de connaissance que ce soit, par suite la source de toutes les déceptions, illusions, mensonges, prestiges, superstitions, utopies, jongleries et mystifications dont nous sommes victimes, est dans l’abus de la métaphysique, c’est-à-dire dans la considération de l’en soi des choses, de ce qui dans les choses est au-delà du phénomène et de ses rapports, en un mot de l’absolu.

En conséquence, le remède à l’erreur, préservatif contre le mensonge, règle d’hygiène pour l’esprit, consiste, d’après les mêmes savants, à éliminer de nos raisonnements l’absolu, ou, si l’on aime mieux, à en faire la part, de telle sorte que, l’absolu posé, le jugement ne porte plus que sur des rapports : c’est ce que les sciences naturelles, pour leur part, démontrent aujourd’hui avec éclat.

Fort du principe et de l’exemple, appuyé d’ailleurs sur une critique rigoureuse de la notion de Justice et de ses applications aux diverses catégories d’intérêts, je conclus, par analogie, que le remède à la corruption des mœurs, par suite le préservatif de la vertu et de la liberté humaine, consiste également à éliminer de nos spéculations sur l’ordre moral l’absolu, ce qui veut dire la théologie tout entière, en un mot la religion.

L’Église, dont le système repose sur l’adoration de l’Être absolu, a senti elle-même la nécessité d’un caveat contre les aberrations de l’idée absolutiste.

Toute morale, selon l’Église, étant fondée sur la religion, et toute religion étant le produit de la conception de l’absolu, il s’ensuit que l’homme est d’autant plus exposé à l’illusion que la religion, soit l’idée de l’absolu, occupe plus de place dans sa pensée ; que par conséquent plus sa religion est grande, plus il a besoin d’être tenu en garde contre elle, ce qui ne se peut faire qu’à la condition que l’autorité religieuse pose des bornes à sa propre influence, qu’elle dise aux âmes : Vous irez jusque là dans votre dévotion, vous n’irez pas plus loin !…

Telle est aussi, comme nous verrons, la prétention de l’Église, de toutes ses idées la plus singulière. Après avoir ouvert la porte à l’illusion, en introduisant, comme sujet et caution de la Justice, l’absolu dans la morale, elle a cru pouvoir empêcher l’illusion en le circonscrivant dans de certaines limites, dont la théologie a le secret.

La raison révolutionnaire repousse énergiquement cet amphigouri. Elle n’admet pas que trop d’absolutisme nuise à l’absolu et qu’un peu de positivisme lui soit nécessaire, ni, au rebours, qu’une teinte de mysticisme rende la science plus certaine et la conscience plus morale. En conséquence elle ne tend à rien de moins qu’à éliminer, tout au moins à neutraliser absolument l’absolu.

Quoi qu’il en soit de cette diversité des deux méthodes, que nous jugerons bientôt, la Révolution et l’Église, ne différant entre elles que du tout à la partie, sont d’accord sur l’essentiel : Qu’il y a nécessité pour l’homme de maîtriser en lui, par sa raison, la pensée de l’absolu. La est la grande affaire, Hoc opus, hic labor est, dont la difficulté, comme on va voir, n’est pas petite.

VIII

Aux personnes qui se livrent exclusivement à l’étude des sciences naturelles et de leurs applications à l’industrie, il semble que rien ne soit plus aisé que de purger son entendement des conceptions transcendantales, et, comme on fait de la physique, de la chimie et de la médecine sans songer à l’absolu, de faire aussi du droit, de la politique, de l’économie, sans tomber dans la religion.

Aug. Comte, dont l’Europe admirait la raison si ferme et le vaste savoir, préparé de longue main par une étude approfondie des sciences naturelles, était tombé dans cette erreur ; et c’est merveille de voir avec quelle confiance le fondateur de la philosophie positive invite ses disciples à écarter de leur esprit tout théologisme, toute ontologie, et sans plus de façons à entrer dans la science. En lisant ce réformateur décisif, je ne puis m’empêcher de penser à certain personnage de Molière, débitant le fameux sonnet Sur la fièvre qui tient la princesse Uranie.

Votre prudence est endormie
De traiter magnifiquement
Et de loger superbement
Votre plus cruelle ennemie.

Faites-la sortir, quoiqu’on die,
De votre bel appartement,
Où cette ingrate insolemment
Attaque votre belle vie,
· · · · · · · · · · · · · · · · ·
Et sans marchander davantage
Noyez-la de vos propres mains.


M. Comte s’imaginait apparemment qu’il suffit de dire à la métaphysique : Partez ! et à la théologie : Allez vous-en ! pour qu’elles déguerpissent. Malheureusement il n’en est rien ; et pour nous délivrer de cette fièvre, M. Comte, pas plus que M. Trissottin, n’a trouvé de quinquina. La preuve est qu’il l’avait gagnée lui-même, et qu’à force de métaphysiquer sans le savoir, il avait fini par théologiser sans s’en apercevoir davantage. Il est de notoriété publique que le chef du Positivisme, qui devait nous préserver de toute rechute en religion, s’y est laissé choir, et qu’il n’a pu s’en retirer.

IX

Rendons-nous compte de la différence de situation que fait au philosophe la métaphysique, selon qu’il s’occupe des phénomènes de la nature extérieure, ou de ceux de la conscience et de l’esprit, c’est-à-dire de la société.

Pour cela, il est nécessaire de bien connaître d’abord ce que l’on entend par absolu, et quel rôle il joue dans la science.

Absolu, en latin absolutum, d’absolvo, je délie, j’affranchis, j’absous. On entend par ce mot : 1o ce qui est affranchi de tout lien, entrave, empêchement, limite, ou loi : Pouvoir absolu, maître absolu ; — 2o ce qui est dégagé de toute phénoménalité, attribut, mode : l’absolu ; — 3o ce qui ne dépend de rien autre : existence absolue, cause absolue ou cause première ; — 4o ce qui est parfait en soi, pur de toute tache, vice ou défaut : beauté pure ou idéale. Justice absolue ou sainteté : toute chose, par conséquent, conçue en soi, abstraction faite des phénomènes, attributs, rapports, modes, qui la manifestent, du milieu qui la contient, des influences qu’elle subit, des déviations qu’elle peut éprouver : moi pur ou moi absolu, matière pure, esprit pur ou absolu, raison pure, etc.

Absolu est donc synonyme d’inconditionné, indépendant, indéfini, illimité.

Où se rencontre l’absolu ? Partout. Où se laisse-t-il voir ? Nulle part.

L’analyse démontre que les conceptions métaphysiques, c’est-à-dire les idées des choses qui dépassent les sens et que le raisonnement nous fait induire du rapport des phénomènes, sont des formes nécessaires de la pensée ; qu’en raison de ces formes, données dans l’entendement aussitôt que l’image des objets lui arrive, toujours quelque chose d’ultra-phénoménal se trouve sous-entendu dans nos conclusions les plus positives ; qu’ainsi il n’est pas possible d’étudier la physique sans supposer et nommer, par exemple, la matière ; la zoologie ou la botanique, sans supposer et nommer la vie ; l’homme et la société, sans supposer et nommer l’esprit ; la géométrie, la mécanique, l’histoire, sans supposer et nommer l’espace, la force, le temps ; ni quoi que ce soit enfin, sans supposer et nommer pour chaque ordre de phénomènes un sujet, objet, en soi, substratum, ou absolu, qui de ce moment ne nous quitte plus.

Ainsi l’absolu n’est pas un pur néant, puisque c’est sur lui que la science, que l’observation opère, par le moyen des phénomènes ; puisque c’est lui qui sert à classer, catégoriser, délimiter et définir chaque ordre de sciences, comme on le voit par les noms mêmes qu’elles portent : physique, biologie, psychologie, chronologie, etc. Tous les savants, même les plus positifs, tels que d’Alembert, Ampère, Auguste Comte, qui ont entrepris la classification des sciences, ont placé au sommet du tableau la science de l’Humanité. Or, qu’est-ce que l’humanité ? La vue de plusieurs hommes conduit à l’idée du genre : voilà le groupe, l’idée générale, moitié empirique, moitié transcendantale. L’étude du genre mène à l’idée d’essence : voilà l’universel, un absolu. Enfin la comparaison des essences révèle les conditions d’existence communes à tous les êtres : c’est la catégorie de substance, ou d’être, la plus élevée de toutes, et qui pour cette raison attire le plus l’attention des philosophes.

D’après cela, quel est le rôle de l’absolu dans la connaissance ? en autres termes, en quoi consiste et à quoi sert la métaphysique ?

Quelques lignes suffiront à ma réponse.

En présence des phénomènes, l’esprit a la faculté de former ou concevoir immédiatement certaines idées, appelées notions, catégories, conceptions ou concepts, telles que espace, temps, cause, substance, matière, esprit, vie, mouvement, forme, attribut, mode, etc.

Ces concepts ou catégories ne sont pas la représentation des phénomènes : ils sont conçus par l’esprit à l’occasion des phénomènes, comme étant le sujet, inconditionné de sa nature, qui supporte les phénomènes, en un mot comme l’absolu.

Autant l’esprit distingue de phénomènes différents, dont la nature lui semble irréductible, autant il peut y avoir de ces concepts, dont l’utilité scientifique est ainsi double :

1o Ils servent à la classification des phénomènes, c’est-à-dire à la distinction et à la construction des sciences ;

2o Ils fournissent certaines règles absolues de jugements, dites à priori, non que ces règles soient antérieures et supérieures à l’observation des phénomènes, mais parce que l’esprit ne conçoit absolument rien de possible et de vrai en dehors de ces règles. Tels sont les axiomes : Point d’effet sans cause, Point d’essence sans modes, Point de substance sans attributs, etc.

La métaphysique a pour objet de recueillir ces conceptions à mesure qu’elles se produisent, de les coordonner, de formuler les règles de jugement qui en résultent et de signaler les sophismes qui les violent.

Il suit de tout cela :

a) Que, toute conception étant donnée à l’occasion des phénomènes, et la distinction de ceux-ci n’ayant pas de limite, le nombre des concepts est inassignable, et qu’il en est de la métaphysique comme des sciences d’observation, elle n’a pas de fin ;

b) Que, si, comme science des notions et des règles de jugement les plus générales, la métaphysique tient la tête des sciences, en tant qu’elle ne fait qu’enregistrer les données hypothétiques ou transcendantales de l’observation, elle apparaît comme une conclusion ;

c) Qu’on peut juger de la science et même de la capacité expérimentale d’une époque par sa métaphysique, et réciproquement de sa métaphysique par l’état de ses connaissances ; ce que confirme l’histoire de la philosophie, qui nous montre l’esprit humain, égaré par des observations mal faites, se donnant d’abord de fausses catégories, qu’il élimine ou rectifie ensuite par de nouvelles.

Telle est, dans sa simplicité souveraine, la métaphysique, autrement dite ontologie, et qu’on pourrait nommer encore théorie de l’absolu.

Mais si l’absolu n’est pas un rien, si c’est lui qui sert à la délimitation des sciences, à leur construction ; s’il s’impose, comme postulé ou hypothèse, à toute notre logique ; s’il est la condition sine quâ non de nos pensées et de notre être ; si sa notion est la première qui entre dans l’entendement et la dernière qui en sorte ; si l’on peut dire, enfin, que le progrès de notre savoir et de notre bien-être consiste à découvrir sans cesse de nouveaux absolus ; il n’est pas moins vrai, comme l’a fait remarquer M. Babinet, que cet absolu ne saurait en aucun cas devenir l’objet direct de notre étude ; qu’il est impossible à notre pénétration d’amener au grand jour cet inévitable sous-entendu ; que nous ne pouvons par conséquent le comprendre dans notre science, laquelle consiste exclusivement en descriptions de phénomènes, formules de lois et de rapports, c’est-à-dire en tout ce qui sert à déclarer l’absolu, mais n’est pas l’absolu ; et que notre erreur, notre folie, notre immoralité, commence juste à l’instant où nous prétendons franchir l’abîme qui nous en sépare.

Je ne reviendrai pas sur ce sujet, que M. Babinet a rendu si parfaitement intelligible, et que les plus simples, comme les plus subtils, saisissent à première vue. Je reprends la question au point où le savant académicien l’a laissée : Comment, forcés d’admettre l’hypothèse de l’absolu, nous délivrer de sa fascination ?

X

Dans les sciences physiques, où l’observation porte sur des phénomènes accessibles aux sens, renouvelables à volonté sans opposition de l’absolu, et auxquels il est toujours possible d’appeler des conclusions d’une fausse théorie, le caveat de Bacon est d’une facile observance, et il est rare que la métaphysique puisse être accusée des erreurs du savant. Les faits sont là, toujours prêts à rendre témoignage des rapports. Et pourtant que de théories se sont produites et se produisent tous les jours, pures anticipations de l’expérience que l’expérience dément ensuite, et qui n’avaient d’autre raison que l’entraînement de l’esprit à se saisir de l’absolu !….

Dans les sciences morales et politiques, c’est bien pis.

Ici, non-seulement l’observation ne porte pas sur des faits sensibles, car elle porte sur des sentiments et des idées ; mais encore l’absolu ne reste pas, comme dans les phénomènes de la physique, inerte, passif, muet : il est là, il répond à l’appel, il se nomme un moi, une personne, un citoyen ; c’est l’esprit lui-même enfin, affirmant, niant, stipulant, se défendant, protestant, mentant de son mieux, et ne se laissant convaincre que par le témoignage d’autres absolus, sujets eux-mêmes à mentir, ou par la contradiction de ses propres actes, que rien ne le peut contraindre à reproduire, s’il ne veut pas les produire.

Qu’est-ce, en effet, que ce que nous appelons une personne ? Et qu’entend cette personne, lorsqu’elle dit : moi ? — Est-ce son bras, sa tête, son corps, ou bien sa passion, son intelligence, son talent, sa mémoire, sa vertu, sa conscience ? Est-ce aucune de ses facultés ? Est-ce même la série ou synthèse de ses facultés, physiques et animiques ? Rien de tout cela. C’est son essence intime, invisible, qui se distingue de ses attributs et manifestations ; en un mot un absolu, et un absolu qui non-seulement se pose, mais un absolu qui sent, qui voit, qui veut, qui agit, et qui parle…

Cela semble extraordinaire : au fond, rien de plus naturel. L’être qui pense l’absolu, qui le rêve, qui le cherche, qui le conclut à tout propos, qui s’en prévaut dans ses raisonnements et sans cesse s’y réfère dans ses classifications, qui le sous-entend dans chacune de ses pensées, comment cet être ne se poserait-il pas lui-même en absolu, et n’aspirerait-il à en exercer les prérogatives ?

Tout ce qui tient de l’homme est absolu, ou, ce qui revient au même, tend à l’absolu. La liberté est absolue, la propriété absolue, l’autorité absolue, la religion absolue ; le pouvoir veut être absolu, l’Église se dit absolue et infaillible, l’amour et l’amitié aspirent à l’absolu. Quoi de plus absolu encore que l’honneur, la gloire, l’ambition, la volupté ?… J’allais oublier l’une des plus grandes révélations de l’absolu, celle qui a pour objet de le représenter lui-même, l’art.

En vertu de cet absolutisme qui lui est inné, l’homme tend constamment, dans sa conduite, à s’affranchir de l’harmonie générale ; dans son langage, à intervertir les rapports des choses, à en déguiser la réalité, à en fausser l’exactitude. Jamais son idée n’est adéquate à la vérité du phénomène, et son expression s’en écarte encore plus. Sans cesse il ajoute, il retranche, il parle de l’abondance de son absolutisme, il façonne, modifie, torture les faits, les convertit en sa propre pensée, en son moi. Là est le principe des erreurs, ou, pour mieux dire, des falsifications humaines, principe que n’avaient garde d’apercevoir, ni Spinoza, ni aucun de ceux qui, ayant à rendre témoignage à la vérité, commencent, sous une forme ou sous une autre, par un acte de foi à l’absolu.

Or, si le physicien doit se méfier de l’absolu, qui ne lui dit rien, qui ne lui résiste pas, qui n’a garde de le menacer ou de le séduire, et qui cependant l’induit en erreur, à combien plus forte raison le philosophe, qui cherche la loi des rapports sociaux, doit-il se prémunir contre un absolu prêt à le provoquer, à le frapper ; qui, non content de poser en loi son bon plaisir, tient à offense qu’on recherche ses actes, qu’on scrute ses intentions, qu’on pèse ses motifs, qu’on évalue son mérite, qu’on discute ses idées, qu’on appelle de ses jugements, qu’on demande l’explication de ses paroles ?

Fanatiques qui cherchez l’absolu dans un monde imaginaire, qui l’évoquez par des médiums, qui croyez l’entendre frapper à vos portes et à vos vitres, le voilà devant vous, prêt à vous répondre. Laissez les morts dans leur repos : ils ne vous ont jamais rien appris ; et que pourraient-ils vous dire de plus que les vivants ?

Généralement, la considération qui s’attache à l’homme, soit le respect de l’absolu dans la personne du prochain, est proportionnelle à ses facultés, à sa réputation, à sa fortune, à son pouvoir. Nous sommes ainsi faits que nous supposons toujours l’absolu en raison du phénomène, l’être en raison du paraître. C’est ce respect, plus ou moins fondé, de l’absolu humain, qui engendre dans la société les acceptions de personnes, les priviléges, passe-droits, faveurs, exceptions, toutes les violations de la Justice, et jusqu’aux variations insolentes de la politesse. C’est lui qui fait qu’on ajoute plutôt foi au témoignage d’un homme en place qu’à celui d’un manouvrier ; lui qui a créé le célèbre argument, Magister dixit ; lui, enfin, qui sert de prétexte à la plupart des inégalités sociales.

Ce n’est pas que je veuille nier qu’en certains cas il n’existe une présomption légitime en faveur du savant contre l’ignorant, de l’homme intègre contre le repris de justice. Je dis seulement que hors ces certains cas, ladite présomption, reposant sur une donnée indiscutable, hors de contrôle, est aveugle et irrationnelle de sa nature ; qu’elle n’a d’autre valeur que celle d’un calcul de probabilités, qu’elle tient du hasard plus que de la certitude, en un mot qu’elle est de l’absolu, non de l’expérience.

Si donc la place que tient cette considération de l’absolu dans les jugements humains, dans les relations humaines, est immense ; si elle affecte toute la morale, au point de la faire varier, suivant l’expression de Pascal, à chaque degré du méridien ; si elle fait osciller sans cesse la Justice, n’est-il pas vrai que croyants ou athées, physiciens ou théologues, nous avons besoin, pour les choses de l’ordre moral, d’un correctif particulier, qui, éliminant de nos motifs l’absolu, principe de nos erreurs, nous ramène à l’équation véritable ?

Nous ne sommes pas au bout.

XI

Incarné dans la personne, l’absolu, avec une autocratie croissante, va se développer dans la race, la cité, la corporation, l’État, l’Église ; il s’établit roi de la collectivité humanitaire et de l’universalité des créatures. Parvenu à cette hauteur, l’absolu devient Dieu. Qu’il me suffise de rappeler ici les termes de cette déification.

L’homme a le sentiment de sa propre dignité.

Cela veut dire que seul, entre tous les êtres, l’homme se sent comme absolu.

Ce sentiment qu’il a de lui-même est le point de départ de la Justice, qui n’est autre que le sentiment de notre dignité en autrui, et réciproquement de la dignité d’autrui en notre propre personne ; sentiment qui nous déborde par conséquent, et qui, bien qu’intime et immanent à notre personnalité, semble l’envelopper et toute personnalité avec elle.

La Justice aperçue, plus grande que le moi, bien qu’elle ait sa racine dans le moi, l’homme, en vertu de sa conceptivité métaphysique, tend à lui créer un sujet proportionnel : essence absolue par conséquent, semblable à lui, mais supérieure à lui ; invisible, spirituelle, idéale, pure, parfaite, pensante aussi, mais d’une pensée plus haute ; agissante encore, mais d’une action souveraine ; à tous ces titres, digne de religion. Pour beaucoup de gens, l’anthropomorphisme est un prétexte de nier la divinité ; je déclare, quant à moi, que j’y trouverais plutôt un motif de foi. L’homme n’est-il donc pas ce qu’il y a de plus grand dans la nature, le résumé de la nature, toute la nature ? Si Dieu est quelque chose, il est homme : il n’y a que des philosophes qui s’y trompent.

Le sujet absolu de la Justice trouvé, il s’agit de le rendre manifeste : car, si l’entendement a la faculté de concevoir, en présence des phénomènes, l’en soi des choses, la même faculté le condamne, un absolu étant donné, à chercher la phénoménalité de cet absolu. Point d’âme sans corps, point de Dieu sans idole : telle est, en dépit de Descartes, la métaphysique des nations.

Autre chose est donc la conception de l’essence divine, et autre chose l’incarnation qui la rend manifeste : celle-ci variable à l’infini, selon la fantaisie et la préoccupation d’esprit de l’adorateur ; celle-là, une au fond, la même pour tous les hommes, adéquate au moi du genre humain ; toutes deux d’ailleurs inséparables, comme la vie et le mouvement, comme la chair et l’esprit, comme l’amour et la mort.

L’Église, qui a tant calomnié l’idolâtrie, et qui n’en a pas moins pris pour idole le crucifix, doit le savoir mieux que personne : le sujet transcendantal de la Justice, Dieu en un mot, sous quelque figure que la poésie, la théologie ou l’art le représentent, ne peut pas être pris parmi les existences visibles, toujours imparfaites et viciées. Ce sujet est nécessairement une idéalité, un absolu, le plus élevé que puisse concevoir le croyant, eu égard à sa position et à la somme de connaissances dont il dispose. Ce n’est pas le fils de Marie que le chrétien adore, c’est l’essence divine, unie à la personne de Jésus : semblable en cela au fétichiste, qui, malgré l’obscurité de ses idées et l’imperfection de son langage, a nécessairement dans l’esprit autre chose que son fétiche.

Cette tendance de l’esprit humain à transformer, sous la pression de l’absolu, sa notion de Justice en essence divine, puis à donner à cette essence une réalisation phénoménale, est tellement puissante, que non-seulement nous la retrouvons chez tous les peuples, mais qu’elle se reproduit chez les penseurs les plus éloignés de toute superstition.

Le bon sens dit à Aug. Comte que la Justice est un sentiment autre que l’égoïsme ; que la loi morale ne peut pas avoir son principe dans l’intérêt bien entendu, ni dans aucune spéculation de l’intelligence ; qu’autre chose est le rapport reconnu par l’analyse, et autre chose l’obligation de conscience d’obéir, coûte que coûte, à ce rapport. Mais, trop dédaigneux de la métaphysique, qui ne lui a point appris à se méfier de l’absolu collectif ; trop négligent de la liberté individuelle, cet autre absolu, qu’il sacrifie sans hésiter au premier, sans doute en raison de l’infériorité de sa taille, Aug. Comte arrive droit à une conception nouvelle de l’essence adorable ; il fait plus, il donne une réalité, une personnification à cette essence ; il lui fonde une église, dont il est le christ, le pontife, et, faut-il le dire ? la victime. Qu’est-ce, dans le positivisme d’Aug. Comte, que ce grand Être humanitaire, ce vrai grand Être, comme il le nomme, duquel toute Justice émane, à qui toute institution et toute pensée doivent être rapportées, sinon un Dieu en corps et en âme, et à qui il ne manque plus que le nom ? Sur ce nouvel absolu, dans lequel une science plus avancée lui eût fait voir une collectivité, une créature comme une autre, Aug. Comte fonde sa théocratie imitée de celle du moyen âge ; il rétrograde jusqu’à Grégoire VII et Charlemagne, et se perd en maudissant la Révolution. Aug. Comte, avec son athéisme, est mort dans la communion de MM. J. Simon, J. Reynaud, P. Leroux, Enfantin ; comme eux et comme l’auteur de l’Évangile, il a conclu à la dégradation de l’homme, à qui il dénie le droit et l’autonomie : il ne lui a manqué qu’un peu plus de logique pour reconstruire de toutes pièces le catholicisme.

Deux cents ans avant Aug. Comte, Spinoza avait donné cet exemple d’un grand esprit dévoyé par l’absolu, et revenant, par une longue parabole, à cette théorie de la rédemption qu’il avait niée d’abord.

Spinoza cherche la Justice, dont la voix retentit avec force en son cœur. Dégoûté des religions vulgaires, il entreprend d’asseoir l’éthique de l’humanité sur des bases rationnelles. Que fait Spinoza ?

Il ne s’arrête pas, comme Aug. Comte, à l’absolu nation ou humanité ; il ne le trouve pas assez grand pour servir de sujet à la Justice. Il s’empare d’une notion supérieure, celle de l’Univers, manifestation dualisée de l’Être infini en ses deux pôles, esprit et matière. Il se prosterne devant ce Souverain que son génie a savamment créé ; puis il montre l’âme humaine tombant fatalement, par la confusion de ses idées et l’entraînement de ses passions, dans l’esclavage du péché, d’où elle ne peut plus sortir que par la contemplation de l’Absolu. Rien ne manque à ce système de ce qui peut servir à démontrer, par la logique seule, la vérité catholique ; en revanche, la liberté et la Justice, les deux facultés essentielles de l’homme, sont radicalement niées ; à leur place, une discipline de fer organisée sur le double principe de la raison théologique et de la raison d’État. Spinoza, qui croyait faire l’éthique de l’humanité, a refait, more geometrico, l’éthique de l’Être suprême, c’est-à-dire le système de la tyrannie politique et religieuse sur lequel l’humanité vit depuis soixante siècles. On l’a accusé d’athéisme : c’est le plus profond des théologiens. S’il eût vécu de nos jours, témoin du travail de l’esprit humain depuis le milieu du dix-septième siècle, et porté par son génie à tout ramener à des conceptions métaphysiques, il eût reconstruit de toutes pièces le christianisme.

XII

Ainsi, de même que tout homme venant au monde, antérieurement à toute communication avec ses semblables, porte en son entendement, par la conception de l’absolu, les principes de la logique, de la grammaire et des sciences ; de même, par l’idolâtrie de ce même absolu, il porte en son cœur le principe, l’objet, et tout l’appareil de la religion. Les cultes peuvent varier, comme les langues, les fables, les gouvernements ; la religion, toute fantastique qu’elle soit, est une, comme la grammaire, la logique, l’économie ; et elle est une, parce qu’elle est donnée dans l’absolu.

Cette situation de l’être humain, placé entre l’absolu que son entendement affirme, que son imagination réalise, que son cœur tend à adorer, et la vérité phénoménale, la seule qu’il lui soit donné d’atteindre, et dont sa dignité est solidaire, crée pour la philosophie un problème terrible, devant lequel la religion des peuples a toujours reculé, et dont la Révolution, plus hardie, fournit une solution hors de laquelle je ne découvre, quant à moi, de salut, ni pour la raison ni pour la morale.

La Révolution n’est point athée : elle ne nie pas l’absolu, elle l’élimine.

Qu’est-ce qu’un athée ?

Un homme qui nie l’existence de Dieu, répond le vulgaire, et qui en conséquence s’abstient de toute religion.

Mais si le respect de la Justice est l’essence même de la religion ; si le sens commun a érigé en proverbe cette maxime : Qui travaille prie ; si le Christ lui-même a mis au-dessus de toute pratique dévote l’adoration en esprit et en vérité, c’est-à-dire la morale pure ; si, dans le sein même du catholicisme, il a existé de tout temps, sous le nom de quiétisme, une tendance à cette simplification du culte, on ne voit pas que la négation de l’existence de Dieu soit pour la vie pratique d’aucune importance, ni pour la philosophie de grande valeur. C’est un pur malentendu.

Il faut que l’athéisme contienne autre chose, sans quoi l’on ne comprendrait pas la réprobation instinctive, universelle, dont il est l’objet.

L’athéisme est la négation de l’absolu, je veux dire de la légitimité du concept d’absolu, et, par suite, de toutes les idées sans exception.

Car nous ne possédons pas une seule idée qui ne couvre un absolu, et qui ne tombe, si l’absolu lui est retiré : notre science, tout expérimentale qu’elle soit, ne subsiste que de la découverte et de l’affirmation de l’absolu ; en même temps qu’elle est une classification de faits, un dégagement de rapports, une formule de lois, elle est une construction de l’absolu. Elle ne serait rien si elle ne concluait toujours par l’absolu. Or, l’athéisme niant, et cela sans motif, ce que l’entendement de toute nécessité suppose, un substratum des phénomènes, nie par là même la légitimité de tous les concepts ; il s’interdit la science. Un athée n’eût pas découvert l’attraction. Une telle négation est du chaotisme, du nihilisme ; pis que tout cela, faiblesse de cœur, toujours de la religion. L’athéisme se croit intelligent et fort, il est bête et poltron.

Seule, la Révolution a osé regarder en face l’Absolu ; elle s’est dit : Je le dompterai, Persequar et comprehendam. Combien plus puissante, plus humaine, plus radicale, surtout plus nette, est cette philosophie !…

D’un côté, l’homme ne peut penser sans conceptions ou catégories métaphysiques, et ces conceptions, l’imagination, dès qu’elle s’y arrêté, ne peut s’empêcher de les réaliser : voilà l’absolu. — C’est bien, dit la Révolution ; acceptons, dans la mesure où il est donné, cet absolu inévitable.

D’autre part, l’homme a le sentiment intime de la Justice, forme et faculté de sa conscience, dont son entendement cherche aussi le substratum ou sujet. Et comme ce sujet lui paraît plus grand que lui, bien qu’il soit lui, il le suppose hors de lui, le cherche dans une nature supérieure, fait de lui son Dieu, et tôt après lui trouve une incarnation et lui fabrique une idole. Allons-nous, pour réprimer cette idolâtrie malfaisante, proscrire de notre pensée la notion de l’absolu ? — Non pas, reprend la Révolution : il suffit de faire cesser le qui pro quo. Le sujet de la Justice est l’homme, individuel et collectif, absolu par nature, qu’il n’y a lieu sans doute d’adorer ni comme homme ni comme absolu, mais qu’il serait tout aussi stupide de supprimer.

Sans la faculté de penser l’en soi des choses, l’homme ne concevrait pas la substance, la force, la vie, l’esprit ; il ne découvrirait pas l’absolu ; il ne posséderait pas, dans cet absolu, la matière de son Dieu. Sans la Justice qui le possède et le poursuit sans cesse, il n’éprouverait pas ce sentiment particulier de crainte que donne le péché, et que la théologie a si bien nommé crainte de Dieu ; il n’aurait aucune raison d’adorer l’absolu ; il ne concevrait pas Dieu comme un postulé de sa raison pratique ; il ne se ferait pas de ce Dieu le principe et la sanction de ses mœurs ; il n’aurait pas même l’idée de Dieu. Faut-il encore, par haine de l’absolu, étouffer le remords, nier la Justice, condamner la raison, toutes les facultés de l’âme, dont le concours crée incessamment l’objet de la théologie ? Poser ainsi la question, c’est y répondre. Le caractère de la raison spéculative est de supposer, d’affirmer en toute chose un absolu, aussi bien dans l’universalité des créatures que dans la plus imparfaite d’entre elles. Que l’homme agisse donc, à l’égard de tous ces absolus, du plus grand aussi bien que du plus petit, comme à l’égard de lui-même ; qu’il les compte, mais qu’il ne s’en fasse pas des idoles : Non adorabis ea.

— C’est la guerre à Dieu, direz-vous. — Soit : faites la guerre à Dieu même, au nom de la Justice et de la vérité.

Ainsi la Révolution a pris soin de marquer les bornes de la métaphysique, dont elle proclame contre l’athéisme la nécessité et l’objet.

L’énumération des concepts, leur généalogie, leur classement, leur intervention dans les opérations de la raison, tout cela fait l’objet de la métaphysique. L’art de se servir de ces concepts réalisés, imagés, divinisés, pour en déduire des motifs religieux, des dogmes surnaturels, des systèmes sociaux et disciplinaires, est le secret, maintenant dévoilé, de la théologie.

Comme science des faits de la pensée pure, ou noologie expérimentale, la métaphysique est la première et la dernière lettre de la science, condition introductive et conclusion de toute connaissance. Quiconque la néglige sera puni tôt ou tard de sa présomption ; il tombera sous la fascination théologique, il n’est pas loin d’être un charlatan ou une dupe.

En vain tel qui ne pensa jamais à Dieu ni à son âme se vante de n’être étonné de rien, de ne croire qu’au témoignage de ses sens, et de ne sentir de religion pour être qui vive : comme si l’idée de Dieu s’emparait de nous par des coups de tonnerre ou des miracles ! Ce soi-disant esprit fort prouve simplement qu’il n’a jamais réfléchi, qu’il ne sait rien de la manière dont la raison doit connaître les choses pour être en droit de les affirmer, qu’il est même incapable de démêler ses notions. Quel est, parmi ces vantards de l’athéisme, celui qui peut se flatter d’avoir la tête plus solide qu’un Aug. Comte et un Spinoza ? Sait-il seulement que le caractère du génie est dans la puissance de généraliser et d’abstraire, et que généralisation, abstraction, en autres termes, analyse, synthèse, tout cela est œuvre de métaphysique, je dirais presque d’idolologie ?

XIII

D’après ces principes, je proteste de toutes mes forces contre les paroles de M. l’abbé Lenoir, page 1150 de son Dictionnaire des Harmonies de la raison et de la foi :

« Quand on admet l’absolu, on admet Dieu… ; mais quand on nie l’absolu sans se nier soi-même, on nie Dieu pour n’admettre que les contingents, les relatifs, les perfectibles, et l’on cherche à donner une apparence de raison à son système en évitant d’approfondir la question de l’être, s’en tenant aux phénomènes, et disant en gros que les relatifs se rattachent les uns aux autres, comme anneaux d’une chaîne indéfinie. Proudhon, puissant dialecticien et grand observateur des combinaisons phénoménales, dont il fait son étude exclusive, a renouvelé dans notre siècle cette manière de procéder, laquelle consiste, en résultat, à jeter le voile sur le fond des choses, et à s’en tenir aux faits observables. Un jour nous eûmes occasion d’argumenter avec lui sur l’absolu, et, pressé par notre série logique, il produisit pour dernière réponse cette proposition, d’où il nous fut impossible de le faire sortir : Les phénomènes relatifs se soutiennent les uns les autres. Cette réponse est en effet le cul de sac où s’assied nécessairement tout système athéiste, etc. »


Dans un autre endroit, M. Lenoir, après avoir dit qu’il n’y a pas d’athées, veut bien en ma faveur faire une exception et me gratifier de cet excentrique privilége.

Il faut que je me sois mal exprimé, ou que M. Lenoir ne m’ait pas compris : car, d’une part, je ne nie pas l’absolu en tant que conception de l’entendement, servant d’x pour marquer l’aliquid inaccessible qui soutient le phénomène ; je le nie en tant qu’objet de science, et comme tel pouvant servir de point de départ à aucune connaissance légitime, non-seulement des choses naturelles, mais aussi des surnaturelles, but où prétendait m’amener M. Lenoir.

Ainsi j’accorde volontiers à M. Lenoir que celui qui admet l’absolu par cela même admet Dieu, mais ontologiquement, métaphysiquement, de la même manière que M. Babinet admet l’absolu quand il parle de physique ; non pas, ainsi que le demandent les théologiens, comme objet d’une connaissance immédiate positive, donnée soit dans la conscience du genre humain par la Justice, soit même dans son expérience par les observations et les miracles ; à plus forte raison ne l’admets-je pas comme objet de mon culte, sanction de ma Justice et souverain de mes mœurs.

Je repousse donc la qualification d’athée, au sens que m’inflige M. Lenoir. Il n’y a personne de moins athée que le diable, et M. Donoso Cortès a dit que j’étais le diable. J’admets l’absolu en métaphysique ; j’admets par conséquent Dieu, mais en métaphysique aussi, et à la condition qu’il ne sorte pas de l’absolu, illâ se jactet in aulâ Æolus ; je le nie partout ailleurs, dans la physique, dans la psychologie, dans l’éthique, et surtout dans l’éthique.

J’admets, dis-je, que l’absolu se montre, au début de toute spéculation sur la nature et l’humanité, comme condition métaphysique de la science elle-même ; c’est en ce sens que j’ai déclaré, dans les premières pages de mes Contradictions économiques, avoir besoin de l’hypothèse de Dieu, d’autant plus besoin que je me plaçais au point de vue de mes lecteurs, lequel est celui de la divinité.

Mais je nie que, la science une fois déterminée dans sa circonscription et son objet, l’absolu doive y intervenir davantage : c’est ce que j’ai expliqué dans ce même livre des Contradictions, où j’ai discuté l’idée de Providence et détruit empiriquement mon hypothèse.

Ceci me servira à expliquer comment j’ai pu dire à M. Lenoir, ce dont je ne me souviens pas, que les phénomènes se soutiennent les uns les autres. Oui certes dans la science, dont tout le travail est de les enchaîner par leurs relations ; non dans la métaphysique, qui leur assigne à tous un substratum, un soutien ontologique, un absolu. Or que prétend M. Lenoir ? Faire servir la connaissance empirique des phénomènes d’argument à une déduction de l’absolu, ce qui veut dire à une démonstration de la théologie. C’est à quoi je me refuse de la manière la plus formelle. Aucun pont n’a été jeté pour l’esprit humain entre la métaphysique et la science ; et vous ne pouvez, pour établir dans la pratique sociale votre dogme, franchir l’abîme qui les sépare. Dès lors que vous dépassez la limite métaphysique, qui consiste à poser des x qu’aucune expérience ne peut atteindre, je nie l’absolu, je le récuse. Bien loin que j’y voie une idée, une raison, une existence, ce n’est plus pour moi, comme je l’ai écrit ailleurs (Programme d’une philosophie du progrès, p. 59), que le caput mortuum de toute idée, de toute raison, de toute existence.

XIV

Concluons de tout ceci :

Que la pensée de l’absolu, dont les savants accusent avec tant de raison la redoutable influence, fait partie de la constitution de l’esprit humain ; que l’absolu est donné en toute science comme la condition métaphysique du phénomène, partant de la réalité de la science ; qu’au delà de cette convention tacite, hypothétique, qui le pose au début de toute connaissance objective, l’absolu doit être éliminé rigoureusement, comme principe d’illusion et de charlatanisme ; que si, dans les sciences naturelles, il est aisé de se défendre de ses prestiges, il n’en est pas de même dans les sciences morales et politiques, où l’investigation, ayant pour objet des rapports de personnes, semble s’attaquer à l’absolu lui-même, et non plus seulement aux facultés qui le manifestent et le servent.

C’est dans les choses de l’ordre moral que nous avons surtout à nous défendre de la tyrannie de l’absolu, et, tout en le respectant dans sa dignité susceptible, que nous devons l’écarter avec énergie et lui refuser plus que jamais et l’autorité qu’il s’arroge sur la raison comme s’il était lui-même une raison, et la qualité d’objet scientifique, capable de donner lieu à une observation directe, pouvant dès lors servir d’échantillon de l’absolu suprême, créateur et législateur de toutes choses.

Quelle sera donc ici la garantie du philosophe ?

Il fallait arriver jusqu’à l’époque actuelle pour qu’une semblable question pût être posée : et c’est afin de la rendre intelligible et d’en montrer l’importance, que j’ai rappelé, d’abord, à quelles conditions les sciences physiques étaient sorties des ténèbres ; puis, en expliquant par le concept de Justice et la réalisation transcendantale du sujet juridique l’origine de toute religion, quelle cause retient dans la pénombre les sciences morales et politiques.


CHAPITRE III.

Méthode de direction pour l’esprit dans la recherche de la vérité, d’après l’Église. — Théorie du probabilisme.

XV

Dans ces derniers temps, une déclaration émanée du saint Siége, en réponse à l’objection fameuse de l’impossibilité de concilier la raison avec la foi, portait expressément qu’il n’était pas vrai que la foi catholique eût par elle-même rien d’irrationnel ; que les dogmes fondamentaux, tels que l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, la nécessité d’une religion, se démontraient par la raison, en même temps qu’ils étaient appuyés par la révélation ; que les dogmes secondaires se déduisaient des premiers avec la même logique et se confirmaient par les mêmes témoignages ; qu’en conséquence le reproche fait à l’Église par une certaine philosophie de sacrifier la raison à la foi était une franche calomnie, que le texte des Écritures, la tradition constante de l’Église et la teneur du dogme chrétien s’accordaient à démentir.

Des réclamations se sont élevées du côté de la philosophie contre cette assertion du saint Père. On l’a accusé lui-même de tergiversation et d’équivoque, pour ne rien dire de pis. L’incident n’a pas eu d’autre suite.

À mon tour je prends la parole, et je demande : Qui trompe-t-on ici, et qui en impose, de la philosophie ou de l’Église ?

Au risque de scandaliser les rationalistes et de passer pour faux frère, je dirai qu’à mon sentiment c’est le pape qui a raison. Mais il faut s’entendre.

Il est trop évident qu’aux regards de la science, qui, tout en raisonnant ses découvertes, se fait une loi de ne rien admettre en théorie qui ne soit démontré par l’expérience, l’accord de la foi avec la raison est une chimère ; pour parler plus exactement, un pareil problème n’existe pas. La condition de la science étant l’observation des faits, non pas de faits produits par exception, aperçus par aventure, signalés par des témoins privilégiés et ne pouvant pas à volonté se reproduire, mais de faits constants, placés sous la main de l’observateur et toujours vérifiables, on conçoit que la religion ne puisse en aucune sorte se soumettre à de telles exigences, et que la foi qu’elle réclame soit, sous ce rapport, avec la raison radicalement incompatible. Jamais entra-t-il dans l’esprit d’un théologien de constater par une observation directe la divinité de Jésus-Christ et son incarnation du Saint-Esprit ?…

Mais autre est la raison scientifique, dont la théologie n’entendit jamais se prévaloir, et autre la spéculation métaphysique, sur laquelle elle s’appuie, et qui fait tout l’avoir de la philosophie sa rivale.

Cette spéculation abusive aspire, nous l’avons vu, à faire la déduction des choses en soi, de ces choses qui dépassent, le phénomène et ne relèvent que de l’idée pure, absolument comme de faits observés et toujours observables la science déduit ou induit une loi. Sous ce rapport, la théologie chrétienne est tout aussi rationnelle que pas une philosophie ; j’ose même dire que jamais système philosophique, ni celui de Spinoza, ni celui de Hégel, n’approcha de la rigueur de ses déductions.

À quoi bon ressasser contre l’Église une équivoque qui ne prouve que la mauvaise foi des prétendus rationalistes, et ne peut tromper que les personnes étrangères à la spéculation philosophique ?

Dans cette sphère du transcendantal et de l’absolu, dont toute science qui se respecte s’exile, la théologie chrétienne, cultivée pendant dix-huit siècles, héritière de toute la métaphysique et de toutes les théologies antérieures, professée par les plus beaux génies qui aient paru en ce genre, raisonne aussi juste ou plus juste que la philosophie soi-disant rationaliste, née d’hier, et qui n’a pas même encore acquis la conscience de son identité avec la religion ; elle a même sur cette philosophie un immense avantage, qui est d’appuyer sa déduction métaphysique d’une sorte d’expérience, qui manque complètement aux rationalistes.

Que les nouveaux mystiques s’inclinent ici devant leur maîtresse et leur mère.

Plus sage, en effet, que ses impertinents contrefacteurs, l’Église n’a jamais prétendu, comme Fichte, Hégel, aller de l’inconnu au connu, de l’en soi des choses à leur phénoménalité ; expliquer l’observable par l’invisible, l’ordre de la nature par celui de la Providence, l’histoire par la théodicée, et, au rebours de l’oracle de Delphes et de la méthode de Descartes, conduire l’homme à la connaissance de lui-même par la connaissance de Dieu.

L’Église a d’abord donné à sa foi mystique une sorte d’empirisme : ce sont ses livres, sa tradition, ses prophéties, ses miracles, et jusqu’à certain point la série des révolutions humaines, en un mot l’ensemble de la révélation.

La révélation, dans le véritable esprit de l’Église, n’est pas l’identité du réel et de l’idéel, comme l’enseigne la philosophie hégélienne ; c’est une portion de la phénoménalité, créée tout exprès pour affirmer ensuite la réalité ultra-sensible et le règne transcendantal de l’absolu.

« Et moi aussi j’ai mon expérience, dit l’Église ; expérience antérieure et supérieure à toutes les expérimentations incertaines, éternellement sujettes à contrôle, des savants ; expérience décisive, qui me vient de Dieu même, et à laquelle ont assisté mes auteurs : c’est la création du monde, dont la science ne rendra jamais compte ; c’est la formation de l’homme, que la physiologie n’explique point ; c’est sa première éducation par les anges ; ce sont les révélations, réitérées pendant une longue suite de siècles, d’Adam, d’Hénoch, de Noé, d’Abraham, de Moïse, des Prophètes, de Jésus-Christ.

« Sur cette expérience vénérable, dont le souvenir s’est conservé chez tous les peuples, s’appuient ma théologie et mon enseignement. Ni moi non plus je ne crois à l’absolu métaphysique destitué de toute manifestation sensible : je le récuse, je le blâme, comme la source de toute illusion. Dira-t-on que ma révélation, ne se renouvelant plus, n’a d’autre garantie que des témoignages ? Mais j’existe, et mon existence à elle seule est une révélation incessante, un miracle perpétuel. »

Ainsi parle l’Église, bien différente en cela des faux mystiques, appuyant leur théodicée sur la pure notion de l’absolu, refaisant sans le savoir la théologie, qu’ils accusent de déraison, aussi incompétents en matière de science qu’en matière de foi, et dont on peut dire que leurs prétentions, poussées jusqu’au charlatanisme, mériteraient mieux aujourd’hui que des huées. Du reste, les religionnaires de bonne foi sont d’accord avec l’Église : ils admettent à l’origine des sociétés et à certaines époques critiques des communications entre Dieu et l’homme ; je citerai entre autres MM. Jean Reynaud et Henri Martin, l’estimable auteur de l’histoire de France.

XVI

Telle est donc, en ce qui concerne la direction de l’esprit, d’abord relativement aux sciences naturelles, la conduite de l’Église :

Assurée par la manifestation de l’absolu dans le temps, au sein de l’Humanité, que sa foi n’est pas une spéculation vaine, mais l’expression authentique du Verbe éternel, l’Église se croit en droit de soumettre au critère de cette foi, non-seulement toute élucubration du transcendantalisme produite en dehors de sa propre théologie, mais la science elle-même, dont les conclusions ne sauraient en aucun cas prévaloir sur son autorité.

C’est pour cela que l’Église a une censure, un index, des approbations et des condamnations, des anathèmes, des excommunications, pour cause de témérité scientifique, perpétuelles et irrémissibles.

Cela veut-il dire que l’Église s’arroge la science universelle ?

Nullement. L’Église, hors de sa foi et de sa révélation, la première transcendantale, la seconde, suivant elle, phénoménale, ne se soucie de rien. Elle abandonne le monde à la curiosité des savants, mundum tradidit disputationibus eorum. Seulement elle exige que tout ce qu’ils professent en vertu de leur expérimentation particulière s’accorde avec la révélation et la foi, à peine de se voir excommuniés, et leurs livres brûlés ainsi que leurs personnes, si l’Église en a le pouvoir.

Et pourquoi cela, encore une fois ?

Parce que l’Église sait parfaitement que l’expérience, ainsi que nous l’avons établi, mène à la conception de l’absolu. Or, l’Église a la prétention de connaître l’absolu mieux que personne ; elle soutient que les vérités de sa foi, appuyées par la révélation, qui n’est autre qu’une expérience directe de l’absolu, sont autant au-dessus des conclusions abstraites, plus ou moins transcendantes, d’ailleurs nécessairement partielles, et par conséquent toujours provisoires, de la science, que le ciel est élevé au-dessus de la terre ; de sorte qu’en cas de contradiction entre la science et la foi, ou bien il faut croire que la contradiction n’est qu’apparente, ou que l’observation scientifique est dans l’erreur.

C’est ainsi que pendant des siècles on a vu les malheureux savants, toujours menacés du bûcher, placer leurs travaux sous la protection d’un acte de foi et de soumission à l’Église, distinguer entre la science profane et la vérité révélée ; avouer en toute humilité que la première est peu sûre, variable, pleine de contradictions, sujette à un doute invincible, partant toujours suspecte ; protester en conséquence qu’ils ne présentaient le résultat de leurs études que comme un aperçu de ce que pourrait être la vérité, s’il était permis à l’homme de s’en rapporter au témoignage de ses sens et au cas où il serait réduit à ce seul témoignage ; une hypothèse de l’empirisme, qui devait rester hypothèse tant qu’elle n’aurait pas reçu la consécration spirituelle.

Voilà le spectacle que pendant plus de mille ans les savants de tout genre, ceux dont l’humanité s’honore le plus, ont donné au monde ; celui que plusieurs d’entre eux donnent encore, avec une hypocrisie qui n’a plus la même excuse : car, si à une autre époque il y allait de la liberté et de la vie, aujourd’hui il n’y va plus que de la vente des écrits, qu’il dépend d’un archevêque de laisser entrer dans les séminaires ou d’en exclure.

Dans tout cela, certes, ce n’est pas la logique qui manque à l’Église, et je souhaiterais à ses adversaires d’en avoir toujours donné de telles preuves. Mais voici où le critérium de la foi devient plus scabreux.

Ce qui arrive pour les sciences naturelles se présente, à plus forte raison, pour les sciences morales et politiques. Comme les premières, celles-ci relèvent de l’observation et se réduisent à une connaissance de faits et de rapports ; comme les premières aussi, elles touchent de toutes parts à l’absolu, qui est le domaine propre de la religion. Enfin, troisième et décisive considération, elles marchent incessamment, et la société qui les suit ne s’arrête pas une seconde.

Or, ces rapports que les sciences morales constatent chaque jour, la révélation ne les a pas toujours prévus ; l’Église, saisie au dépourvu, manque souvent de solutions : voilà son dogme, sa discipline, son autorité, en échec. Car les affaires ne peuvent attendre, le besoin commande, il faut marcher, il faut vivre. Ici la pratique est indissolublement liée à la théorie, et toute pensée se traduit immédiatement en acte. Que faire dans cette occurrence, où il ne s’agit plus seulement d’opinions sur les choses, dont l’esprit peut jusqu’à certain point s’abstraire, s’en remettant à la souveraine Sagesse qui tôt ou tard fera connaître la vérité, mais de la conduite de la vie, de tout ce qui tient à la Justice, à la conscience, et peut compromettre le salut ? Plus d’une fois on a vu les décisions à priori de la casuistique en opposition diamétrale avec les besoins et les coutumes de la pratique civilisée : j’en ai cité un exemple à propos du prêt à intérêt. À qui recourir, quand, la foi se taisant, l’Église partagée, la sagesse humaine parle seule et conclut droit contre la foi ?

Faut-il interroger l’Absolu révélateur ? Mais l’Esprit souffle où il veut et quand il lui plaît ; d’ailleurs n’avons-nous pas l’Église qui le représente ?

Faut-il admettre, comme révélation supplémentaire, au moins provisoire, cet empirisme profane qui, s’imposant avec l’inflexibilité du destin, devance la définition de l’Église et aspire aussi de son côté à la certitude ?

Quelle part d’autorité accorder, enfin, soit pour ce qui regarde les choses de la nature, soit pour ce qui concerne les mœurs de l’humanité et son gouvernement, aux enseignements de la science ? Comment la concilier avec la révélation ? Ce qui revient pour nous à ceci : comment purger la raison pratique de ce que tend incessamment à y introduire d’illégitime l’absolu ?

XVII

C’est ici que le transcendantalisme s’est surpassé, et que l’Église a mérité l’admiration et la reconnaissance des siècles.

L’Église a inventé le probabilisme.

Le probabilisme est l’application du principe d’autorité à toutes les choses de la pratique et de la théorie pour lesquelles la conscience religieuse réclame une direction, attendu que d’une part il est impossible de ne pas tenir compte de ces choses, et que de l’autre elles semblent en dehors de la foi, sinon même inconciliables avec ses données.

Je cite mon théologien ordinaire, Bergier :

« Il y a eu entre les casuistes une dispute longue et vive pour savoir quelle conduite on doit tenir entre deux opinions plus ou moins probables, dont l’une décide que telle chose est permise, l’autre qu’elle ne l’est pas. Sur ce point, comme sur plusieurs autres, on a donné dans les deux excès. Quelques-uns ont soutenu qu’il est permis de suivre l’opinion la moins probable, et ils entendaient par opinion probable toute opinion en faveur de laquelle on pouvait citer au moins le sentiment d’un docteur en quelque réputation : ils ont été appelés probabilistes. Il est aisé de voir que cette morale était absurde et condamnable. D’autres ont prétendu que l’on ne peut, en sûreté de conscience, suivre jamais une opinion, quelque probable qu’elle soit ; qu’il faut toujours prendre pour règle une opinion certaine et incontestable : on les a nommés anti-probabilistes. Autre excès qui nous mettrait hors d’état d’agir dans une infinité de circonstances dans lesquelles il faut nécessairement prendre un parti, sans pouvoir cependant sortir du doute dans lequel on est, touchant ce que la loi prescrit.

« Le seul milieu raisonnable et le seul approuvé par l’Église est qu’entre deux opinions en faveur desquelles il y a des raisons et des autorités, il faut, après un sérieux examen, suivre celle qui paraît la mieux fondée, afin de ne pas s’exposer témérairement au danger de pécher.

« Il ne faut pas croire, en effet, que tous les probabilistes ont donné dans le même excès de relâchement. Plusieurs ont entendu par opinion probable, non celle en faveur de laquelle on peut citer tout au plus une ou deux autorités, mais celle qui est appuyée sur des raisons, et soutenue par un grand nombre de docteurs graves et non suspects. Le probabilisme ainsi entendu a été le sentiment commun des casuistes de toutes les écoles, de tous les ordres religieux et de toutes les nations. Il y a de l’entêtement à soutenir que ce sentiment était une corruption de la morale, un principe de fausses décisions, un moyen d’excuser et d’autoriser tous les pécheurs. » (Dictionn. de Théol.)

XVIII

Un inspecteur de l’instruction publique, M. Cournot, a publié il y a quelques années un Essai sur les fondements de nos connaissances, qu’on pourrait appeler aussi bien une Théorie de la probabilité philosophique. Mais quelle différence de ce probabilisme universitaire à celui des théologiens !

M. Cournot commence, ainsi que M. Babinet, par poser en principe que nous ne saisissons des choses que les formes ; quant au fond ou à la substance, qu’elle est tout à fait inaccessible. Puis il considère que dans ces formes, dans cette phénoménalité qui nous est seule donnée, l’esprit tend invinciblement à démêler le pourquoi, la raison ; que c’est donc à chercher la raison des choses que consiste toute notre philosophie ; et comme cette raison des choses ne peut, hormis des cas fort rares, être saisie dans sa plénitude, il conclut que l’œuvre du philosophe, en quelque genre de connaissance que ce soit, se borne à obtenir une estime, une approximation.

Mais comment le philosophe s’approchera-t-il de la raison des choses, qui serait pour nous, si nous la possédions dans son intégrité, l’absolue vérité ? Par des contemplations intérieures, des suggestions de la spontanéité, des évocations, des révélations, des conversations magnétiques, des prophéties, des traditions, des symboles apostoliques, des décisions de conciles, des scrutins populaires, des actes de foi, des autorités ? Ah bien oui ! la philosophie de M. Cournot en fait peu de compte : elle n’admet que la méthode scientifique, observation directe, expérience personnelle, analyse mathématique, tout ce que l’on peut imaginer de plus incompatible avec la foi, dont elle est la négation formelle !

Quoi qu’on pense de l’ouvrage de M. Cournot, et quelques réserves que j’eusse moi-même à faire sur certaines parties, ou plutôt certaines expressions de son livre, il en résulte au moins deux choses : l’une, que l’Essai du savant inspecteur général a rendu plus profond encore et plus large l’abîme qui séparait la raison philosophique de la raison théologique ; l’autre, que son probabilisme, si tant est que ce ne soit pas abuser des mots que de confondre la probabilité avec l’approximation, s’il avait paru du temps de Pascal, aurait fait de la casuistique des jésuites une abominable caricature.

XIX

Il y a donc eu dans tous les temps, dans l’Église, des conciliateurs, chargés par mission spéciale, qu’elle leur vînt de l’autorité canonique ou de leur propre mouvement, peu importe, chargés, dis-je, de confronter les données de l’empirisme avec les prescriptions de la foi ; de vérifier si elles s’accordaient ou non avec le dogme ; en cas de discordance ou contradiction, de produire des hypothèses au moyen desquelles la conciliation pourrait être conçue comme possible ; provisoirement, de fournir des décisions, ayant force d’orthodoxe, pour tous les cas.

La proposition qui réunit le plus de suffrages, ou les plus considérables, est censée vraie. On peut la suivre jusqu’à nouvel ordre, en toute sécurité de conscience.

De cette manière, c’est toujours l’absolu qui règne, toujours la révélation qui définit, toujours la foi qui décide, toujours l’autorité qui gouverne, toujours l’Église qui a raison, même dans l’ordre de la science. Par contre, le phénomène et tous ses rapports sont définitivement subalternisés, l’expérience rendue suspecte, la raison frappée d’incertitude, le libre examen déclaré illégitime, le sens privé ridicule.

Tel est le probabilisme, qui du reste, il faut le dire pour être juste, n’est point particulier à l’Église chrétienne. Le probabilisme est de toutes les églises : vous le retrouverez chez les rabbins, les bonzes, les derviches ; il trône dans notre jurisprudence, née païenne, comme vous savez, et absolutiste ; il fait le fond de la philosophie éclectique. C’est l’ignoble queue, torticulam caudam, que sont condamnés à tirer, jusqu’à extinction d’intelligence et de sens moral, les initiés de l’absolu.

L’étrange figure que fait l’Église avec son probabilisme !

Quoi ! cette autorité instituée d’en haut, cette fille du Père des lumières, est réduite, en ce qui intéresse le plus l’humanité, la Justice et la morale, à des probabilités !

Il est vrai que les catholiques prudents, comme le candide Bergier, s’efforcent de relever leur probabilisme en lui imposant pour condition de réunir le plus grand nombre d’autorités possible. Mais c’est précisément ce qui choque le plus la science, et qui témoigne du désarroi de l’Église et de la désertion du Saint-Esprit. Dans la science, il n’y a, en fait de certitude, ni majorité, ni minorité. L’expérience prouve que l’opinion la moins probable, c’est-à-dire, suivant la méthode de l’Église, la moins appuyée, est souvent la plus vraie. Qu’eût fait Copernic, s’il avait suivi l’opinion probable ? Où en serait l’optique, si les savants avaient continué de suivre, sur l’autorité de Newton, le système de l’émission, et de repousser celui de Descartes ; s’ils s’étaient obstinés à admettre sept couleurs primitives, tandis qu’il y en a seulement trois ?….

Que diriez-vous vous-même, Monseigneur, si nous autres révolutionnaires nous n’avions à substituer à votre probabilisme que des probabilités ? Que penseriez-vous d’une Justice probable, d’une liberté probable, d’un progrès probable ?….

Bergier se fâche contre Pascal, qui aurait, suivant lui, confondu malicieusement le bon probabilisme et le mauvais probabilisme, pour en écraser les jésuites.

Je n’ai pas besoin de répéter que Pascal avait souverainement raison ; qu’en fait de morale, comme de science, le probabilisme est nul de sa nature ; qu’il ne peut servir qu’à dévoiler l’ineptie des théologiens et la défaillance de la foi. Mais Pascal à son tour était inconséquent de ne pas voir que, lorsqu’il transperçait ces malheureux casuistes, il coulait bas toute l’Église.

Où donc est-il ce Christ qui disait aux pharisiens avec un si parfait bon sens : Pas tant de discours, mes maîtres, pas tant de serments ; pas tant de distinctions et de probabilités ; pas tant d’auteurs graves et non graves ! Cela est juste ou injuste : le savez-vous ? prouvez votre savoir ; ne le savez-vous pas ? tenez-vous cois, et descendez de vos chaires.

Quand je serais imbu de tous les mystères de la transcendance, quand j’aurais jusque-là suivi le développement de la révélation, je m’arrêterais court au probabilisme. Le probabilisme me trouverait rebelle, parce que dans un ordre d’idées qui ne relève que de l’absolu, le probabilisme, le bon comme le mauvais, est le mélange de l’opinion humaine avec la foi théologale, un adultère, une contradiction.

Or, sans le probabilisme, que deviennent la foi de l’Église et sa discipline, en butte l’une et l’autre aux interpellations incessantes de la raison pratique et de l’expérience ?

Le probabilisme est nécessaire à la foi ; mais autant il est nécessaire, autant il est subversif du sens moral et de la raison. N’est-ce pas pitié de voir l’Église, cette autorité la première au monde pour le dogme et la morale, distinguer sans cesse, et sur les choses les plus essentielles, des opinions obligatoires, des opinions probables, et des opinions libres ?

Dites-moi, Monseigneur, vous qui jadis servîtes le gouvernement monarchique avec le même dévouement que vous servez aujourd’hui le pouvoir impérial, la monarchie de juillet était-elle une opinion probable, et la république une opinion libre ? La Constitution de 1848 était-elle obligatoire, ou si c’est celle de 1852 ? Louis XVIII, qui, après vingt-cinq ans de troubles, renoua la chaîne des temps, était-il usurpateur, et Napoléon III, qui, après trente-sept ans d’interrègne, a prétendu renouer aussi la chaîne, est-il légitime ?… De tels faits méritaient certes d’être prévus dans le système de l’éternelle Jérusalem. N’avez-vous là-dessus rien qui nous guide ? Allons, pas tant de serments, s’il vous plaît ; pas tant de circonlocutions et de subtilités. Où est le droit ? Si vous le savez, dites-le, et soyez martyr, s’il le faut, de votre conviction. Si vous ne le savez pas, à genoux devant la Révolution, qui elle du moins saura reconnaître les usurpateurs et marquer les apostats.

Mais l’Église ne manque pas d’excuse. Ce n’est pas pour rien qu’elle a établi le probabilisme.

« La sagesse de l’Église, dit un de ses récents apologistes, M. Nicolas, l’a toujours retenue de se prononcer sur ce qui n’est que pure spéculation. Elle ne donne que le nécessaire ; elle ne révèle que le fait ; elle livre le comment à nos disputes ; elle détruit l’inquiétude et non la curiosité ; elle annonce la solution et laisse subsister le problème. »

M. Nicolas a lu dans Job ce mot de l’Éternel prenant la parole après le bavardage d’Élihu : Quis est iste involvens sententias sermonibus imperitis ? C’est le seul sentiment qui me soit resté de la lecture de ses quatre tomes.

Certes, nous savons que la tactique du mysticisme est de convertir tout en problème, afin de se réserver le monopole de la direction ; nous connaissons aussi la diplomatie de la cour de Rome, et le soin qu’elle met à ménager son influence avec tous les princes, usurpateurs et légitimes.

Mais il s’agit de l’essence du pouvoir, des formes de la souveraineté, en un mot de ce qui intéresse au plus haut degré la Justice, l’ordre social et l’Église elle-même. Eh bien ! je ne vous pose que cette unique question pour vous juger, vous et votre probabilisme : Vous avez béni les arbres de la République, et donné, avant et après, l’encens à deux dynasties. Quel est, selon vous, le système probable ?….


CHAPITRE IV.

Corruption de la Raison publique par l’absolu.

XX

Le premier exemple que je citerai sera le mien : il me servira à expliquer tous les autres.

Je cite d’abord mon biographe :

« Un des prêtres qui lui ont enseigné le catéchisme dans son enfance croit un instant pouvoir le conquérir aux idées religieuses. Pendant huit mois cet ecclésiastique a des relations quotidiennes avec Pierre-Joseph. Il lui prête les pères de l’Église… Mon fils, lui dit le prêtre, vous marchez à grands pas sur le chemin de la malédiction. Prenez garde ! ennemi du Christ, ennemi de la société, vous avez tout à perdre, et chacun sera contre vous… »


Ces détails sont de la légende. Fussent-ils vrais, je ne les regretterais pas ; je m’en enorgueillirais plutôt.

J’ai connu, pendant ma carrière de typographe, quelques ecclésiastiques aussi honorables qu’éclairés, avec lesquels mes fonctions de correcteur me permettaient de causer quelquefois philosophie et histoire. Je dois à l’un d’eux la lecture de l’ouvrage de Lamennais, De l’Indifférence en matière de religion. Comme il arrive toujours à une cause désespérée, cette apologie fut le dernier coup qui renversa l’édifice déjà si fortement ébranlé dans mon esprit par les controverses de Bossuet, de Fénelon, de Bergier, de de Maistre, de Bonald, de Châteaubriant, etc., dont je faisais à cette époque ma lecture habituelle.

Du moment, en effet, que j’eus conçu le christianisme, non-seulement comme une réaction à l’idolâtrie, mais comme la synthèse de tous les cultes, il ne me fut pas difficile de comprendre qu’il y avait là un phénomène de psychologie sociale du plus grand intérêt, et qui se cachait aux théologiens sous le mot de révélation, aux philosophes sous celui de superstition. Qu’on se raille, si l’on veut, de mes prétentions théologiques : c’est une étude que je n’ai jamais quittée, et qui me paraît encore la plus belle de toutes et la plus féconde. C’est au désir de pénétrer les mythes religieux que je dois d’avoir appris le peu que je sais ; c’est à votre intention, Monseigneur, que je ne cesse d’amasser des matériaux. Soyez tranquille : si je vis, et que je conserve mes forces, vous en aurez des nouvelles.

Mais jamais prêtre, ni directement ni indirectement, n’a entrepris de me conversionner ; du moins ne m’en suis-je pas aperçu. Cette fantaisie de mauvais goût ne pouvait venir aux hommes judicieux que je voyais. Tout jeune que je fusse, mais déjà engagé vis-à-vis de moi-même au service de l’émancipation universelle, j’aurais pu leur dire : C’est moi qui possède le véritable Évangile, Verba vitæ æternæ ego habeo. Le cours que semblaient dès lors prendre mes idées a pu les affliger ; je l’ignore et je l’eusse regretté sincèrement : car l’opposition des principes ne saurait m’ôter la sympathie pour les personnes, et surtout le respect. Où en serions-nous, pauvres humains, si les croyants ne valaient pas mieux que les croyances ? Mais je déclare, à l’honneur de qui de droit, que, si j’ai été quelquefois encouragé, je n’ai jamais été prêché : indépendance de mon esprit ne l’eût pas enduré longtemps.

Allons au fait. Ces exhortations pieuses, que l’on me fait adresser, il y a quelque vingt-cinq ans, par un prêtre anonyme, ne sont à d’autre fin que de mettre en relief ce qu’on a appelé mon apostasie, et de parler du procès que j’ai perdu en 1853 devant la cour de Besançon, et dans lequel s’est fait sentir l’influence du clergé.

Ici, je dois suivre ma biographie pas à pas : il y a des choses que je serais quelque peu embarrassé de dire.

XXI

J’avais publié en 1837, sans nom d’auteur, un Essai de Grammaire générale, faisant suite aux Éléments primitifs de l’abbé Bergier.

« Cette œuvre, assure M. de Mirecourt, contenait, chose bizarre, d’éloquentes manifestations religieuses, destinées sans doute à rendre l’académie favorable à l’auteur. »

Non pas précisément religieuses, mais bibliques, et empreintes de transcendantalisme, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. C’est ici que je dois rendre compte de la déviation qu’avait produite en mon esprit la notion de l’absolu.

Quiconque s’est occupé de philologie comparée sait que l’une des questions que se pose d’abord et involontairement le philologue est celle de l’unité des idiomes. C’est l’analogue de l’unité des cultes, posée par Dupuis, Volney et autres philosophes, bien des années avant que MM. de Lamennais, Gerbet et consorts songeassent à faire de cette unité un argument en faveur de la révélation.

L’unité en toute chose est une loi de la nature et un besoin de l’esprit. Mais il y a unité et unité. Il y a l’unité de série qui résulte de l’uniformité des lois de la nature ; et il y a l’unité que j’appellerai de filiation, qui consiste à expliquer les faits similaires par un générateur commun, qui lui-même ne s’explique pas. La première de ces unités, toute de raison, est conforme à l’ordre de la nature ; la seconde n’est qu’une conception de l’esprit, une réalisation de l’absolu.

C’est en ce dernier sens que la Bible entend l’unité du langage, l’unité du genre humain, et toutes les unités de l’univers. Pour elle, ainsi que l’ont expliqué de Bonald et autres, c’est le Verbe éternel lui-même, qui le premier communique au premier homme la parole, dont les éléments, plus ou moins altérés, se transmettent ensuite à tous les peuples. Pour elle encore, c’est Dieu lui-même qui de ses mains, prenant un peu de boue, façonne le premier couple, duquel naîtront ensuite toutes les races, successivement distinguées par l’effet du climat, le progrès ou la dépravation de leurs mœurs.

C’est ainsi que MM. Geoffroy Saint-Hilaire et Blainville me semblent avoir entendu, l’un l’unité de composition du règne animal, l’autre l’unité de temps de la création tout entière. Pour le premier, les genres et espèces seraient tous sortis, par une suite de transformations embryogéniques, d’un môle organique ou polype primitif quelconque : c’est l’extension du mythe d’Adam à tout le règne animal. Pour le second, la création n’a pas été successive, bien que cette succession fût comprise dans une période circonscrite, comme semble l’indiquer l’observation géologique ; elle a été simultanée, ainsi que la Bible le donne à entendre en rassemblant tous les moments de la création dans une semaine, et faisant sortir les êtres du néant au commandement de Jéhovah.

Ce qui donne de l’attrait à cette miraculeuse hypothèse d’un couple primitif, d’une langue première révélée de Dieu, d’une création simultanée, etc., est la dégradation insensible que l’on observe dans les langues, les races, les genres et les espèces, aussi bien que dans les cultes et les climats. Partout éclate l’unité ; et si parfois la chaîne semble rompue, on peut accuser l’observation : la nature ne fait pas de sauts.

Pour moi, appuyé sur le fait universel de l’inconvertibilité des espèces, et rejetant des hypothèses dont l’origine conceptualiste est maintenant avérée, je pense, et c’est ainsi que j’accorde Saint-Hilaire, Blainville et Cuvier, que la force génératrice, agissant dans des conditions aujourd’hui inconnues, et pendant une période dont il est impossible d’assigner la durée, a produit séparément, à plusieurs reprises, et sur tous les points du globe, mais d’après un plan suivi, subordonné d’ailleurs aux conditions de sol et de climat, l’homme et tous les autres êtres.

J’ajoute qu’il en a été du langage comme des trois règnes ; et tout en reconnaissant la précocité de certaines races et la supériorité de quelques autres, tout en admettant que la puissance d’expansion de ces races précoces ou supérieures les ait portées de bonne heure à essaimer de çà et de là chez de moins avancées, je regarde comme une fable la prétendue migration des peuples des sommets de l’Himalaya aux plaines de Sennaar, de celles-ci aux îles de la Grèce, etc. La ressemblance des langues caucasiques n’a pas besoin, pour s’expliquer, de cette descendance imaginaire ; pas plus que les religions de la Polynésie n’ont besoin, pour rendre raison de leur origine, d’une mission des bouddhistes ou des mages. La philologie moderne (voir entre autres les ouvrages de M. l’abbé Chavée) a reconnu la diversité de formation des systèmes sémitique et indogermanique, et cela nonobstant les analogies et les oppositions, qui sont encore des analogies, que présentent ces deux grands systèmes. Pourquoi ne pas faire un pas de plus ? pourquoi ne pas attribuer la ressemblance plus acusée du grec, du latin, du slave, du germain et du celte, d’abord à la constitution de l’esprit humain, puis à la conformité des climats et à celle des tempéraments qui en résultent ? Pourquoi ne pas dire, enfin, chose si simple, que le langage de l’homme, de même que sa figure, serait, nonobstant la diversité d’origine, identique et invariable sur toute la face du globe, si les conditions de sol, de race, de température, d’alimentation, d’industrie, etc., étaient constantes et identiques ?…

Me pardonnera-t-on, à cette heure, de n’avoir pas été toujours fidèle à la méthode d’observation, et, quand il fallait suivre le phénomène, d’avoir, par précipitation de jeunesse et d’esprit, à l’exemple de tant de maîtres, embrassé l’absolu ? Eh ! lecteurs, s’il faut que je le dise, ce n’est pas une fois, mais cent fois, mais mille fois, que j’ai dû changer d’hypothèse avant d’arriver à cette doctrine de la Révolution que je vous présente aujourd’hui. Regardez autour de vous, regardez dans l’histoire, regardez dans les livres, et dites, la main sur la conscience, si, pour sortir de cette immense forêt vierge des préjugés humains, il n’a pas fallu bien des détours, bien des retraites, des changements de front ; des volte-face, accompagnés d’immenses fatigues, de blessures cuisantes, de sauts périlleux et d’atroces découragements ?

XXII

Mais que fais-je ? On ne me reproche pas de m’être trompé, quelque humiliant qu’il soit pour un écrivain qui cherche la vérité avec ardeur de se tromper ; ce dont on me fait un crime est d’avoir rejeté ce qui me faisait tromper : car telle est la prétention des sectes que celui qui s’y trouve une fois engagé leur appartient corps et âme, à peine d’être considéré comme renégat ; c’est, en un mot, d’avoir fait scission avec l’absolu !… Suivons mon biographe.

« Cette œuvre contenait d’éloquentes manifestations religieuses, destinées sans doute à rendre l’Académie favorable à l’auteur. »

Allusion à la pension Suard, qui me fut accordée en 1839, deux ans après la publication de mon Essai. Deux ans ! Il faut avouer que c’était m’y prendre de loin.

« Ce qui arriva par la suite est assez curieux. Proudhon, continuant à Paris ses études de linguistique, remania son premier travail et le présenta à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, en l’intitulant Essai sur les catégories grammaticales. L’Académie mentionne très-honorablement l’ouvrage ; »

Plus honorablement, je l’avoue, qu’il ne le méritait.

« Mais sous prétexte qu’il n’en était pas satisfait lui-même, Proudhon refusa de le livrer au public, et fit vendre chez un épicier toute l’édition imprimée à Besançon. »

Sous prétexte est charmant. Avais-je besoin de prétexte pour une décision qui ne dépendait que de moi seul ? Quelle considération, quelle loi, quel devoir pouvait m’obliger à faire confidence au public d’une œuvre que mes juges, des hommes comme MM. Eugène Burnouf, Quatremère, Reynaud et Jullien, avaient jugée indigne du prix ? Le mieux n’était-il pas de la refaire ?

Quant à l’édition imprimée, ce ne fut que onze ans plus tard que j’en fis le sacrifice. Cette date mérite d’être retenue.

« Par malheur, en 1848, »

C’était en 1850, ne vous déplaise.

« À l’époque du plus grand retentissement des doctrines anti-chrétiennes de Pierre-Joseph, un libraire de sa ville natale retrouve les feuilles dans l’arrière-boutique de l’épicier, les rachète, en fait des volumes, et les vend avec le nom de Proudhon, qui avait cru convenable de garder l’anonyme. »


Ajoutez donc que de 1837 à 1850 il s’était écoulé treize ans, pendant lesquels le livre de Bergier, destiné surtout aux ecclésiastiques, dont il complétait la collection, était resté invendu, malgré les offres et les annonces ; — treize ans pendant lesquels le clergé, peu curieux de linguistique comme de toute science, dédaigna les Éléments primitifs aussi bien que la Grammaire générale ;treize ans sans que le libraire en question, à qui mainte fois j’avais offert mes ballots à vil prix, voulût s’en charger.

Cependant, dans ces treize années, j’avais publié mon mémoire sur la Propriété, la Création de l’ordre et les Contradictions économiques, sans m’inquiéter plus de mon Essai de 1837 que le voyageur arrivé le soir à l’étape ne s’inquiète du gîte qu’il a quitté le matin. La lassitude seule me détermina à ce sacrifice de plus de 3,000 francs, faiblement compensé à mes yeux par l’extinction d’une rapsodie.

Quel était donc cet intérêt que prenait tout à coup le clergé franc-comtois et son libraire Turbergue à un méchant travail de linguistique, où se trouvait reproduite une thèse définitivement rejetée de la science ? De quel droit s’emparait-on de mon nom, de ma personne ?

« Jugez de l’effet de cette publication !… »

En vérité, monsieur mon historiographe, vous êtes bien bon de vous imaginer que je rougisse, que j’aie jamais rougi d’avoir été chrétien, d’avoir cru à la Bible, d’avoir, avec le Père Thomassin, Court de Gébelin, Geoffroy-Saint-Hilaire, Blainville, et tant d’autres savants célèbres, commencé mes études d’anthropologie par l’hypothèse d’une langue première, d’un couple premier, d’une révélation première, d’une faute première, en un mot par l’hypothèse inévitable que fait toute raison sans expérience, l’Absolu. Si j’avais eu d’autres maîtres, je n’aurais pas eu la peine de changer, à trente ans, d’hypothèse ; je ne me fusse pas trouvé placé par ma mauvaise éducation entre l’apostasie et l’hypocrisie, forcé d’opter pour l’une ou pour l’autre ; j’aurais conservé la virginité de ma raison, et je ne serais pas à cette heure dans la nécessité de répondre à ceux qui me reprochent de l’avoir perdue, que ce sont eux qui ont commis le viol.

« L’auteur du livre se fâche, et le Tribunal de commerce condamne l’éditeur à la destruction des exemplaires. »

En effet, je ne pus m’empêcher de voir dans cette édition subreptice une spéculation ignoble, de plus une atteinte à la liberté d’auteur, et le Tribunal, dans un jugement dont on n’a pas essayé de réfuter les motifs, pensa de même.

« Mais le libraire s’adresse à la Cour d’appel : tout le clergé prend fait et cause pour lui. »

C’est bien cela : M. de Mirecourt est parfaitement renseigné. Est-ce vous, Monseigneur, qui avez excité ce beau zèle ?… Pendant trois jours que durèrent les débats, l’enceinte de la Cour fut remplie de prêtres, dont la présence plaidait pour Turbergue, comme s’il se fût agi du frère Léotade ou du curé Mingrat.

« On explique les motifs de la conduite de l’écrivain. Ses pages en faveur de la religion (de l’hypothèse biblique, encore une fois) sont lues en plein tribunal. »

Je n’y étais pas, mais je l’ai appris de témoins oculaires, juste comme M. de Mirecourt le raconte.

Pourquoi cette lecture, d’abord ? Qu’est-ce que cela faisait à la question ? Le débat, entre Turbergue et moi, roulait-il sur la tour de Babel et la langue d’Adam ? La cour, en matière de linguistique, était-elle compétente ? N’avais-je pas le droit, moi simple laïque et amateur de curiosités philologiques, de renoncer à une théorie que l’abbé Chavée, plus savant qu’orthodoxe, réprouve ?

Pourquoi, ensuite, s’il plaisait à la cour de traduire à sa barre mon grec et mon hébreu, n’a-t-elle pas fait lire aussi le manuscrit envoyé à l’académie des inscriptions, et dont j’avais fait parvenir copie à mon avocat ? Ce manuscrit, de 104 pages in-folio, portant la date de 1839, n’avait pas été composé sans doute en prévision de l’appel de 1853. Peut-être aurait-il donné le secret de mes variations grammaticales, et refroidi l’enthousiasme de l’auditoire.

« Et les juges, écartant le point de droit pour statuer sur le fait, donnent gain de cause au libraire. »

Tout cela est vrai, et les informations de mon historien sont d’une exactitude à me faire croire qu’il était aussi bien alors avec les cours d’appel qu’avec les archevêques. Ne serait-ce point encore vous, Monseigneur, qui auriez suggéré à la cour de Besançon cette manière de rendre son arrêt irréformable, en écartant le point de droit, et statuant seulement sur le fait ? Obstiné, comme vous savez que je suis, je voulais porter l’affaire en cassation. Un ancien camarade, avocat auprès de la cour suprême, m’en détourna précisément par la raison que rapporte mon biographe. « La cour de Besançon, me dit-il, a rédigé son arrêt de manière à rendre ton recours fort chanceux, pour ne pas dire inadmissible. Elle a écarté de ses considérants le point de droit sur lequel s’était appuyé le tribunal de commerce, et qu’elle n’a pas même contesté ; et elle s’est bornée à apprécier les faits, ce qu’il lui appartenait de faire définitivement. »

« M. Proudhon resta chrétien par arrêt de la cour ; et vraiment la justice franc-comtoise ne manque pas d’esprit. »

Qui le nie ? Je tiens nos hommes de loi pour les plus retors qu’il y ait au monde. Et puis, dans cette cour qui m’a condamné, n’y avait-il pas un Proudhon, le fils du célèbre jurisconsulte ?

XXIII

Ainsi se serait accomplie sur moi la parole de l’homme apostolique qui dès 1828 ou 1829, selon mon biographe, se dévouait à ma conversion : Ennemi du Christ, vous avez tout à perdre ; chacun sera contre vous !

Et ce n’est pas assez que je succombe dans mes procès, Cùm judicatur, exeat condemnatus. Suivant la chrétienne et canonique habitude, on recherche ma vie, on remonte aux années de mon enfance, on inquisitionne ma pensée. Aux préjugés de mon jeune âge, conçus sous l’influence d’une éducation mystique, on oppose les idées de mon âge mûr, produit de ma réflexion investigatrice ; et parce que j’ai sauvé ma raison, on déclare mon cœur corrompu. On nie la légitimité et la bonne foi de cette libre recherche. Car la raison de celui qui a été baptisé et confirmé chrétien n’a plus le droit de se mouvoir : elle a reçu sa cargaison, elle porte les stigmates du Christ ; il faut qu’elle reste, quoiqu’il advienne. Plus je suis remonté de bas, plus on me répute criminel : que je tente une explication, on me ferme la bouche, on écarte le point de droit ; et comme, le droit écarté, il ne reste plus de critérium pour apprécier le fait, on me déclare apostat.

Entendez-vous, chercheurs magnanimes, qui, à l’exemple de l’illustre et infortuné Jouffroy, après une lutte désespérée avez quitté le drapeau de la révélation, longtemps et fidèlement suivi, pour celui de la science ? vous n’êtes tous que des imposteurs et des scélérats. Cette libre pensée, qui seule fait de vous des êtres raisonnables, aux yeux de l’Église c’est parjure ; ce progrès, qui élève si haut votre dignité, c’est trahison. Car, comme le premier besoin de l’être pensant est le mouvement de l’esprit, de même le premier besoin de l’Église est l’immobilité de l’esprit. Astronome, vous affirmerez, malgré la géométrie, malgré le témoignage de vos yeux, l’immobilité de la terre ; géologue, vous croirez au déluge ; naturaliste, vous saurez que toutes les races humaines sont sorties du même couple ; philologue, vous placerez à Babel le principe de la diversité des langues ; chronologiste, vous accorderez vos dates avec celles de la Bible ; économiste, vous vous souviendrez, et n’oublierez jamais, que le travail est maudit, le bien-être une illusion, la misère indestructible, l’inégalité des conditions et des fortunes nécessaire ; qu’en conséquence la raison d’état passe avant la Justice, et que la solution de vos problèmes est de l’autre monde.

Car, si vous manquez à cette foi dans laquelle furent élevés vos pères, que vous avez sucée avec le lait de vos nourrices, l’Église vous déclare traîtres et vous retranche de sa communion. Elle fera plus, elle recherchera l’engagement que vous lui aurez, à dix ans, souscrit ; elle publiera les tâtonnements de votre pensée, et s’en fera contre vous un trophée de scandale. Et comme elle aura condamné vos idées, elle frappera vos intentions ; elle flétrira, dans ce qu’elle a plus de intime, votre volonté. Regardez-les, dira-t-elle, regardez-les, ces philosophes, au fond de l’âme : vous y verrez toujours que la perte de la foi a été précédée, accompagnée, suivie, de la perte des mœurs ; de tous ces enfants perdus qui s’éloignent du Christ, il n’en est pas un, non pas un d’honnête, Non est qui faciat bonum, non est usque ad unum.


CHAPITRE V.

Corruption de la Raison publique par l’Absolu. — Suite.

XXIV

Heureux celui qui est parvenu à séquestrer de son esprit la pensée de l’absolu ! Rien n’arrête dans sa bouche la confession du vrai. Il a brisé le joug de l’hypocrisie, et conquis de ce chef un privilège d’impeccabilité…

Il faut le dire cependant, à la justification de la conscience humaine : l’opposition entre la raison scientifique et la raison théologique ne fut pas d’abord aussi vivement aperçue qu’elle l’est aujourd’hui ; et pendant longtemps les plus fervents adeptes de la philosophie naturelle et sociale purent se dire, en toute sincérité, les plus religieux des hommes.

Les Bénédictins, ces hommes de piété autant que de savoir, qui firent tant pour l’interprétation des Écritures, n’imaginèrent point que leur foi dût servir de flambeau à leur érudition, ni que leur érudition dût sanctionner leur foi. Et cependant, de combien de doutes n’ont-ils pas été assaillis ! Quelle difficulté leur a échappé ? Quelle contradiction n’ont-ils pas vue ou prévue ? Et que pourraient aujourd’hui leur apprendre de vraiment grave les modernes conciliateurs ?

La religion, se disaient ces âmes candides, est le fait capital de la société, le grand intérêt de l’homme ; mais elle est d’une autre sphère que la science, elle se connaît, s’éprouve, par une autre faculté. Elle se propose, il est vrai, par la parole, mais elle pénètre par la grâce ; elle se démontre, non par des arguments humains, des étalages scientifiques, mais par la nécessité de sa mission, par l’appétence invincible que l’humanité a pour elle, et par sa permanence dans l’histoire.

Qu’après cela, les monuments qui nous ont conservé ce dépôt sacré soient hérissés de difficultés inextricables, c’est un fait dont notre infirmité raisonneuse peut s’affliger, mais qui ne touche point à l’essence de notre foi. L’Évangile n’est point un livre de physique, de chronologie, de politique, ou d’économie : c’est un livre de religion. Autre chose est la science, que l’homme acquiert chaque jour par sa communion avec la nature ; autre chose la foi, qui lui vient du Verbe de Dieu. La niez-vous, cette foi ? niez-vous Dieu ? À la bonne heure, dites-le hautement, et tâchez de vous faire suivre. Sinon, croyez en toute simplicité de cœur ce que vous enseigne la grande voix de la religion, c’est-à-dire le consentement universel et l’Église son organe. Surtout gardez-vous de ces conciliations qui pourraient bien n’être de votre part que des mensonges : Dieu ne vous demande pas de défendre sa cause par des sophismes et des jongleries.

Oh ! s’il ne m’en eût coûté d’autre sacrifice ! si j’avais pu, comme le voulaient ces pieux et savants cénobites, faire abstraction de mon entendement, séparer complétement, bien loin de les unir, ma religion et ma raison, jamais ma croyance n’eût été ébranlée ; au lieu que la Justice a fait de moi un antichrist, je serais demeuré le plus humble et le plus obscur des chrétiens.

Mais, hélas ! ce n’est pas ainsi que les choses se passent, et cette religion naïve, idéale, de bon aloi, la seule qu’un honnête homme voulût suivre, est une chimère.

XXV

La condition de la foi est la parole : Fides ex auditu.

Il s’ensuit que le missionnaire qui me communique la foi est obligé, pour se faire entendre, de parler ma langue, de se mettre à l’unisson de mon intelligence, de s’appuyer sur mes idées, qui sont, aussi bien que les mots, les instruments de mon appréhension : Rationabile sit obsequium vestrum.

Tout cela est de principe en théologie.

Dieu a parlé à Abraham : en quelle langue ? En hébreu. Vous me traduirez cette révélation en grec si je suis Grec, en français si je suis Français, afin que je puisse juger de ce discours du ciel.

Qu’est-ce que Dieu a prescrit au patriarche ? La circoncision. Vous expliquerez à ma raison occidentale l’importance que Dieu attachait à une cérémonie incommode, d’une utilité médiocre pour le corps, et pour la morale d’une parfaite indifférence.

Je n’élève pas d’objection sur le fait de la communication divine ; je ne vais pas jusqu’à soutenir, avec David Hume, que la révélation et le miracle sont de soi choses impossibles, même à Dieu : ce serait raisonner de l’absolu, ce dont je fais profession de m’abstenir. Tout ce que j’exige de l’Église qui m’enseigne, c’est l’intelligibilité du discours, l’authenticité des monuments, la bonne foi de l’interprétation.

L’exposé des preuves de la religion chrétienne, la plus grande manifestation de l’absolu qui aurait eu lieu parmi les hommes en dehors de la phénoménalité ordinaire, cet exposé peut-il être intelligible, surtout sincère ?

Telle est la question que je me pose à cette heure, indépendamment des fins de non-recevoir développées dans mes précédentes études. Elle n’est à d’autre intention que d’assurer, contre les prestiges du mysticisme et les outrages de l’imposture, l’intégrité de mon jugement.

Eh bien ! non : dès qu’il s’agit d’attester l’absolu, il n’est pas vrai que la preuve puisse être faite d’une manière intelligible et sincère ; avec l’absolu il n’y a plus ni bon sens ni bonne foi, et ce que je dis ici de l’exégèse chrétienne, je le dis de toute religion, de la religion prétendue naturelle comme des autres.

Prenons un exemple.

Le saint roi Ézéchias tombe malade. Le prophète Isaïe, après lui avoir déclaré qu’il mourrait, vient ensuite lui annoncer de la part de Dieu que la guérison lui est octroyée ; et pour preuve, ajoute le voyant, je vais faire avancer ou reculer, à ton choix, l’ombre au cadran solaire.

On sait la réponse du bon Ézéchias. Il n’est pas difficile de faire avancer l’ombre, dit-il, fais-la reculer !…

Mais le néophyte qui sait son astronomie, sa théorie de la lumière, demande ce que cela veut dire. On essaie toutes les explications, physiques, cosmographiques, philologiques ; bref, la foi est forcée de convenir que l’explication, au point de vue de la raison scientifique, est impossible ; que cela signifie en gros que Dieu fit pour Ézéchias une chose qui lui parut être un miracle ; que pour le surplus le récit est allégorique, et le fait qu’il rapporte un mystère ; qu’on ne saurait, sans s’exposer à rendre le texte sacré solidaire d’une interprétation ridicule, en dire davantage.

Or, il en est ainsi, au point de départ, de toutes les révélations et de tous les miracles : ce sont toujours des mystères racontés dans un langage mystérieux, ce qui est l’inintelligible élevé à la seconde puissance.

Pour sortir de cette impasse, au fond de laquelle la foi courait risque de rester prisonnière, il a bien fallu chercher des hypothèses, entasser tes sophismes, alambiquer, falsifier les textes, tordre les noms et les verbes. C’est ici que commence le rôle des conciliateurs, ce que Michelet a appelé la vaccine de la vérité, et que nous passons de l’inintelligibilité au mensonge.

Pour établir la génération éternelle du Christ on cite ce passage des psaumes : « Le Principe sera avec toi au jour de ta force dans les splendeurs des saints ; je t’ai engendré de mon sein avant l’aurore. » Tecum principium in die virtutis tuæ in splendoribus sanctorum ; ex utero ante luciferum genui te. Explique cela qui pourra.

Je vais à l’original, et je traduis couramment : « Les peuples d’un mouvement unanime te suivront au jour du combat sur les monts sacrés ; dès le matin tu verras accourir la fleur de ta jeunesse. » C’est un poëte qui promet à David, dont la royauté est encore incertaine, l’adhésion prochaine des douze tribus.

Que voulez-vous que je pense d’une exégèse aussi infidèle ?… Or, tout ce qui ne tombe pas dans l’inintelligible, en fait de révélation, tombe dans la supercherie : je me ferais fort de le démontrer par tous les versets de la Bible.

C’est pourtant de cette source qu’a coulé à toutes les époques la dépravation des intelligences : elle a commencé par les prêtres ; des prêtres elle a passé aux philosophes ; de ceux-ci aux hommes d’État, gens de lois, gens de lettres, artistes ; elle a fini par envahir tout le corps social. C’est elle qui en ce moment nous consume, et qui retient haletante la Révolution. On peut la définir : Pratique universelle, raisonnée, encouragée, sanctifiée, du mensonge, en considération de l’Absolu.

XXVI

Quelle pitié de voir les contorsions des prétendus conciliateurs pour accommoder leur mythologie aux exigences d’une observation inflexible, et dont chaque jour s’étendent les découvertes ! Que d’escobarderies, de tours de paillasses !

Voilà, par exemple, que Copernik se répand dans l’Europe, et le clergé s’épouvante. Essaiera-t-il de le proscrire, et faudra-t-il en venir à brûler les mathématiques ? Les jésuites font mieux. À Cologne, leur Koster enseignera Copernik d’une manière également instructive et agréable… Un Copernik agréable ajournera Galilée. » (Michelet, la Ligue, p. 111.)

Dieu, dit la Bible, a créé le monde en six jours. Laissons de côté la question de création : ce serait raisonner du néant et de l’absolu, deux conceptions inaccessibles à l’expérience. Mais que faut-il entendre par le mot jours ? Est-ce une révolution de vingt-quatre heures, ou une période indéterminée ? Le jour de Jéhovah, comme celui de Brahma, est-il long d’un siècle, de mille ans, cent mille ans, un million d’années ? Combien, en un mot, faut-il mettre ? Depuis les derniers travaux des géologues, les exégètes ont incliné vers cette interprétation, à laquelle les anciens n’avaient pas pensé du tout. Mais voici que d’autres savants, M. de Blainville à la tête, soutiennent la création simultanée : allons-nous revenir aux six jours de la tradition vulgaire, bien plus convenables à la promptitude et à la liberté du créateur ? — Pourquoi non ? répondent les conciliateurs. Abondance d’arguments ne nuit pas : nous étions empêchés par une théorie, nous voilà justifiés par une autre ; nous sommes prêts pour toute éventualité. Quoi que dise la science, notre texte pourra s’y accorder, Quidquid dixeris, argumentabor.

Le déluge a-t-il été universel ? Les anciens interprètes n’en faisaient aucun doute, et le récit biblique ne peut guère s’entendre autrement. Mais la science y trouve de la difficulté ; et par un bonheur inouï, le saint Siége, sur l’observation de Mabillon, a évité de faire de l’universalité du déluge un article de foi. — Nous avons une opinion en réserve, disent les faiseurs d’harmonies : Quidquid dixeris, argumentabor.

Le genre humain est-il vieux de 5860 ans, comme le veut la chronologie d’Ussérius, généralement suivie ; ou bien de 8000 au moins, comme l’exigent les listes de Manéthon, qui infirment sur ce point toutes les données de la Bible ? — Ici encore, répondent les accordeurs de l’absolu, nous sommes préparés pour toutes les éventualités. Par un bonheur providentiel, nos textes ne s’accordent pas ! L’hébreu donne 6179 ans, les Septante 7415 ; restent, pour aller à 8000, 585 ans, ce qui n’est pas une affaire. À quelque conclusion que doive arriver l’archéologie, la modernité du monde en ressortira : c’est tout ce que nous demandons pour la Bible. Quidquid dixerit, argumentabor.

Que faut-il penser de la longue vie des patriarches ? Le texte est précis, et les docteurs ne manquent pas qui, par toutes sortes de convenances, affirment la chose. Fourier semblait y croire : on sait que le réformateur fixait la durée moyenne de la vie de l’homme au phalanstère à 196 ans. Condorcet y croyait aussi : il attendait du progrès des connaissances un allongement indéfini de la vie humaine. Cependant une étude plus approfondie des conditions vitales et des harmonies de la nature y est contraire. Que penser, à travers toutes ces incertitudes ? — L’Église, nous répond-on, ne saurait éprouver d’embarras. Si la possibilité d’une vie de neuf et dix siècles devient jamais un fait démontré, on suivra le sens littéral ; dans le cas contraire, il y aura la ressource de dire que les patriarches anté-diluviens et post-diluviens figurent des sociétés constituées, ce qui ne présente plus rien d’irrationnel. Quidquid dixerit, argumentabor.

Toutes les races humaines sont-elles sorties d’un couple unique ? — Nous espérons, disent les conciliants interprètes, que la négative ne pourra jamais être expérimentalement prouvée ; mais quand elle le serait, le dogme de la déchéance et l’économie de la religion n’auraient pas plus à en souffrir que le texte même. L’unité du genre humain résulte de l’identité de sa constitution, beaucoup plus que de l’unité de son arbre généalogique ; de cette identité constitutive serait résultée alors la communauté de prévarication, et nous saurions à quoi nous en tenir sur certains passages desquels on pourrait induire qu’il y avait sur la terre, au temps même d’Adam, des hommes qui n’étaient pas de sa race. Quidquid dixerit, argumentabor.

Et sur l’unité de langage, que devons-nous penser ? — Certainement il est à désirer, pour la Bible et pour la tradition ecclésiastique, que tous les idiomes de la terre soient dérivés de celui d’Adam, comme nous voudrions que tous les humains fussent sortis de sa cuisse : nous aurions ainsi un témoignage vivant que l’homme ne parle qu’en vertu d’une communication reçue premièrement du Verbe, et transmise de génération en génération parmi les races. Cependant on pourrait se contenter à moins, l’unité de langage tenant également à l’identité de constitution plutôt qu’à l’unité d’origine ; et nous savons du reste, par l’Évangile, que le Verbe illumine tout homme venant au monde. Quidquid dixerit, argumentabor.

Tout cela se dit, et s’imprime, et se produit avec assurance : c’est la besogne des Schlegel, des d’Ekstein, des Wiseman, des Receveur, d’une multitude de brouillons, occupés de siècle en siècle à recommencer sans cesse leur exégèse, aux applaudissements du saint Siége dont ils soutiennent ainsi l’infaillibilité, et à la grande édification des dévots, charmés que la révélation ait toujours raison de la science, quoi que celle-ci dise : Quidquid dixerit, argumentabor.

XXVII

Si les Écritures sont susceptibles de tant d’interprétations, la doctrine à son tour ne peut pas manquer de recevoir, à l’occasion, de notables adoucissements. On n’est plus hérétique, il est vrai, et tout le monde est prêt, sur la moindre invitation du saint Père, à faire abstraction de son sens privé et à renouveler l’exemple de Fénelon ; mais le diable n’y perd rien : ce que l’on n’oserait affirmer publiquement, dogmatiquement, on ne se fait faute de le proposer de vive voix, sous la cheminée, comme opinion probable.

Ainsi, dans notre jeune clergé, il n’est pas rare de rencontrer des ecclésiastiques, d’ailleurs fort honorables, qui mettent une sourdine sur certains dogmes ou qui les interprètent d’une façon plus douce, malgré les définitions les plus formelles. Le petit nombre des élus, la réprobation des enfants morts sans baptême, n’ont presque plus rien qui effraie. Que dites-vous de cette tolérance, Monseigneur ? Vous semble-t-elle vraiment orthodoxe ? Si nous recevons dans un paradis quelconque les innocents non baptisés, qui empêche d’y admettre aussi, en vertu de certain passage de l’Apôtre, Socrate, Confucius, tous les sages de la gentilité ? Mais prenez garde : si vous admettez Socrate, qui en mourant sacrifie à Esculape, je ne vois pas pourquoi vous repousseriez les saints de la philosophie et de l’hérésie, ceux-là mêmes que vous avez brûlés, Jordano Bruno, Jean Hus, Spinoza, Kant, et jusqu’au docteur Strauss. Le plus court, croyez-moi, est d’amnistier tout le monde et sans condition : c’est d’aussi bonne politique dans l’Église que dans la République.

Pour quelques-uns le diable n’est plus qu’une abstraction, un mythe, la personnification du péché. De là à conclure, avec les antithéistes, que Dieu n’est aussi qu’une abstraction, un mythe, la personnification de la Justice et de l’ordre, il n’y a qu’un pas. Soyez logiques, et votre christianisme n’est plus que la symbolique de l’antichristianisme, c’est la Révolution. — Pour d’autres, l’enfer n’est aussi qu’un mythe, la localisation du remords : qui empêche d’en dire autant du Paradis ?

M. l’abbé Guitton, auteur d’un Essai sur le péché originel, accuse le parti janséniste d’avoir exagéré la doctrine chrétienne et fourni des armes à l’incrédulité. Suivant lui, l’ancienne théologie, depuis saint Thomas et Duns Scot jusqu’à Suarez et Vasquez, était beaucoup moins rigoriste : elle enseignait, d’après saint Paul, que là où le péché avait abondé la grâce avait surabondé, si bien qu’à tout prendre la condition de l’homme après la rédemption est meilleure qu’avant la chute.

L’Église me ferait plaisir si elle pouvait une fois asseoir son dogme d’une façon claire et irrévocable. Laissons de côté le docteur angélique et Vasquez, Bellarmin et le grand Arnaud. L’homme est-il capable, oui ou non, depuis la chute, de produire de la justice par lui-même, c’est-à-dire, pour parler votre langue, en vertu de cette seule grâce naturelle qui nous est donnée dans l’existence, qui est identique à l’existence ? Car, pour peu qu’il en puisse produire, il n’est pas déchu ; et ce qui est plus grave, et que je démontrerai, il peut se passer de toute autre grâce, il n’a que faire de religion. Or, c’est sur quoi l’Église ne se prononcera jamais : ni elle ne rejettera l’affirmative, parce que ce serait nier l’efficacité de la grâce naturelle ; ni elle ne l’adoptera, parce que ce serait livrer tout son système. Elle est condamnée à flotter, la tête basse, entre les confins du pélagianisme et du jansénisme, entre la suffisance de la liberté et sa complète dépravation.

M. l’abbé Mitraud, qui ne sera pas mitré, dans son ouvrage sur les Sociétés humaines, prétend aussi que le christianisme n’est pas mieux compris qu’appliqué ; qu’il n’est nullement contraire à la liberté, à l’égalité et au progrès. Vraiment, je serais charmé d’entendre cette proposition de la bouche du saint Père, en termes qui ne pussent laisser de doute à un élève de la Révolution. Mais M. l’abbé Mitraud serait fort en peine de définir la liberté et l’égalité ; quant au progrès, il m’a tout l’air de l’entendre à la façon du R. P. Félix, pour qui toute la doctrine du progrès se réduit à cette question du catéchisme : Pourquoi Dieu nous a-t-il créés et mis au monde ? — Pour l’aimer, le servir, et par ce moyen acquérir la vie éternelle. Sinon, ajoute le révérend Père, point de progrès, la décadence !…

XXVIII

Tout le monde a lu les Provinciales, chacun sait comment les jésuites, avec plus de bonne volonté chrétienne, selon moi, que de perversité de cœur, entreprirent de concilier la discipline canonique avec les tendances d’une époque qui s’éveillait au libre examen, et, dans une dissolution de mœurs effroyable, de donner des règles de conduite compatibles tout à la fois avec le principe chrétien et avec les exigences du siècle. La conscience du dix-septième et du dix-huitième siècle a condamné les maximes des jésuites, et mon intention n’est pas d’en prendre la défense ; mais, casuistique à part, j’ose dire que les pouvoirs qui les ont proscrits, rois et pontifes, ont été injustes.

L’Église n’ayant pas de morale, ni pour les personnes, ni pour les biens, ni pour les rapports politiques, ni pour le travail, ni pour l’éducation, ni pour les idées, je l’ai prouvé ; ne pouvant pas, en vertu de son dogme, en avoir une, je l’ai encore prouvé ; et la civilisation marchant toujours, quoiqu’avec lenteur, dans le sens de la Justice : la direction des consciences allait échapper à l’Église, incapable de maintenir son vieux système d’inégalité et de hiérarchie, incapable de lui en substituer un autre, incapable à plus forte raison de saisir le sens du mouvement. Toutes les relations, dans les moindres circonstances de la vie, étaient comme aujourd’hui faussées ; ce qu’on avait pris jusque-là pour juste se trouvait dans la pratique être injuste, ou du moins servir de prétexte et déraison à l’iniquité.

Que firent les jésuites ?

Partant de ces principes, enseignés par l’Église, que Dieu, l’absolu par excellence, est l’unique sujet et auteur de la loi morale ; que la Justice n’est autre chose que la déclaration de sa volonté ; que les actions sont indifférentes de leur nature, et ne deviennent saintes ou coupables que par leur conformité ou opposition au dessein de la Providence, et conséquemment par l’intention qui les accomplit, les jésuites en vinrent à prendre cette intention pour critère du bien et du mal, et à soutenir que toute action peut être sanctifiée ou corrompue, selon qu’elle a pour but de procurer la gloire de Dieu et le triomphe de l’Église, ou qu’elle tend à détruire la religion.

Tel est le principe général des jésuites ; c’est celui de toutes les sectes qui, se constituant sur un principe et pour un but autre que le droit, formant une société dans la société, un état dans l’État, font de leur succès la loi suprême ; c’est celui des hommes politiques pour qui la Justice n’est autre que la volonté du souverain, l’honneur du prince et de la nation ; c’est celui des nouveaux casuistes qui, à l’exemple de l’Église, faisant de la Justice une notion surhumaine, refusant à l’homme toute espèce de droit et ne lui reconnaissant que des devoirs, sont forcés, comme les jésuites, de ramener toute la morale soit à la raison théologique, soit à la raison d’État, de substituer l’intention à la définition, de négliger la petite morale pour la grande morale, et de conclure toujours, au nom de la religion contre la Justice, au nom de l’ordre contre la liberté.

C’est par là que les jésuites, plus logiciens que leurs adversaires, tant de Port-Royal que de la Réforme, en vinrent à innocenter le vol, la paillardise, l’assassinat, le parjure……

« De même que dans leurs missions ils employaient tous les costumes, ils paraissent aussi en justice avec toutes sortes de doctrines et d’affirmations diverses. Les tribunaux ne savent comment prendre ces esprits fuyants dans leurs démentis éternels. Généralement, ils nient d’abord ; puis, convaincus (ou torturés), ils avouent, et à l’échafaud ils nient. Forts du principe d’Ignace, Obéissez jusqu’au péché mortel inclusivement, ils mentent hardiment dans la mort, sûrs d’être justifiés par le devoir d’obéissance. Sur toute chose, oui et non. » (Michelet, la Ligue.)


La morale des jésuites est le plus beau fleuron de la couronne du Christ, c’est le dernier mot de la religion. Les jésuites nous ont fait ce que nous sommes : ils nous ont appris à mettre en toute chose l’intention à la place de la règle, à considérer la fin, non le moyen, à sacrifier l’œuvre à la foi, la vérité à l’absolu. Notre hypocrisie a si bien profité qu’aujourd’hui nous refusons de les reconnaître pour nos initiateurs et nos pères. Le régent Philippe d’Orléans croyait se déguiser en se faisant donner des coups de pied dans le derrière par son précepteur Dubois : nous nous déguisons en jetant la pierre aux jésuites. Que leur importe, s’ils règnent ? Que fait à Méphistophélès de servir Faust, s’il possède son âme ?

On n’a pas oublié les démêlés des jésuites avec les dominicains à propos des cérémonies chinoises. Les dominicains accusaient les jésuites de complaisance idolâtrique : il paraît que l’accusation était fondée. À cette époque la conscience des papes, violemment secouée par la Réforme, qui criait de son côté à l’idolâtrie, n’avait pas eu le temps de s’aguerrir par la direction d’intention : le respect de la sévérité orthodoxe coûta à l’Église ses plus précieuses colonies. Périssent les colonies plutôt que les principes ! Cela fut dit à Rome, par les rigoristes de Saint-Dominique, longtemps avant qu’un écervelé de la Convention le répétât. Je doute qu’aujourd’hui le saint Siége, pour quelque révérences exécutées devant des porcelaines, rendît un pareil décret. Or, les jésuites nous traitent comme Chinois : nous sommes bien malades.

En résultat, les jésuites ont compris mieux que personne le système chrétien. Ils eurent raison contre Pascal, contre les jansénistes, les dominicains, les protestants, les gallicans, les partisans de la séparation des pouvoirs ; ils avaient raison contre le pape Clément XIV, Ganganelli. La réprobation universelle dont ils n’ont cessé depuis trois siècles d’être l’objet ne prouve qu’une chose, c’est que le monde est devenu jésuite, tout en cessant d’être chrétien.

Forcés de céder à la nécessité des temps et au courant de l’esprit humain, ils ont louvoyé de leur mieux à la faveur du probabilisme, cette quintessence de toute idée religieuse.

Les plus savants d’entre eux ou les plus hardis ont parfaitement aperçu, je n’en fais aucun doute, la fausseté du système théologique, comme ils ont vu l’inconséquence de leurs adversaires. Mais comme ils n’arrivèrent point jusqu’à la connaissance rationnelle de la Justice, comme ils ne découvraient point de solution au problème social, ils embrassèrent héroïquement, sous le manteau de la religion, la théorie de la nécessité, c’est-à-dire de l’exploitation des masses, pour la gloire et la réjouissance de quelques-uns.

XXIX

Les sectes dissidentes, auxquelles il faut joindre désormais les rares représentants de l’église gallicane, s’agitent en ce moment pour recueillir la succession du catholicisme, dont elles voient approcher la dissolution. Mais comme déjà le besoin d’unité se fait sentir, elles s’efforcent de dissimuler leur incohérence sous le vague des prospectus, sauf à recommencer plus tard la guerre sur le dogme.

Ainsi il existe une Alliance chrétienne universelle, dans le cénacle de laquelle je vois figurer, à côté des pasteurs Coquerel père, Coquerel fils, Montandon et Paschoud, MM. Odier, régent de la Banque de France, Monnin-Japy, membre du Corps législatif, A. Duméril, professeur agrégé à la Faculté de médecine, de Quatre-Fages, membre de l’Institut, L. Figuier, docteur ès-sciences, des sénateurs, des députés, des professeurs, etc., etc.

Les principes de l’alliance sont :

« Amour de Dieu, créateur et père de tous les hommes ;

« Amour de tous les hommes, créatures immortelles et enfants de Dieu ;

« Amour de Jésus-Christ, fils de Dieu et sauveur des hommes. »

La devise est prise de l’Épître aux Corinthiens :

« Trois choses demeurent : la Foi, l’espérance et la Charité ; mais la plus excellente est la charité. »

L’œuvre de l’alliance est triple, ainsi qu’il résulte de la composition de ses trois comités :

Comité de bienfaisance ;

Comité des écoles et du patronage ;

Comité pour l’exposition et la propagation des principes de l’Alliance.

Dans tout cela, pas un mot de Justice, pas plus que dans le catéchisme des orthodoxes.

À qui donc ce monde prétendu réformé, prétendu savant, prétendu ami des hommes, pense-t-il faire illusion au dix-neuvième siècle ?

La profession de foi de l’Alliance implique tout ce qu’il y a d’essentiel dans la doctrine catholique : — d’abord, quant au dogme, l’existence de Dieu, personnel et distinct de l’univers ; l’intervention de ce Dieu dans les affaires de l’humanité ; la Providence, la révélation, les prophéties, les miracles, la Bible, le péché originel, la Trinité, l’incarnation, la rédemption, la résurrection, la grâce, les sacrements ; — quant à la discipline, l’inégalité des conditions, la subordination du travailleur, la charité en guise de droits, l’institution divine des gouvernements, une éducation du peuple selon les maximes prédestinatiennes, et tôt ou tard, malgré les semblants de tolérance, la condamnation de la pensée libre et la proscription de la presse.

Nous sommes édifiés sur ce dogmatisme et cette discipline ; mais je puis bien demander à MM. les pasteurs Coquerel père et fils, Montandon et Martin Paschoud, plagiaires du catholicisme, ses contrefacteurs, de quel droit ils se sont séparés de Rome, et ce qu’ils ont à nous offrir de mieux que Rome. Je puis bien demander à M. Odier, qui en sa qualité de régent de la Banque doit savoir ce que c’est qu’une balance ; à M. de Quatre-Fages, à qui ses longs travaux de zoologiste ont dû montrer dans l’organisation des animaux, le principe de la division du travail et de la série équilibrée ; à M. Louis Figuier, qui n’a pas obtenu son diplôme de docteur ès sciences sans comprendre la portée de cet axiome : Rien ne peut être balancé par rien ; je puis bien, dis-je, demander à ces honorables philanthropes si l’amour de Dieu et de Jésus-Christ leur paraît une condition bien assurée d’équilibre économique et de stabilité sociale ; s’il ne leur semble pas que la charité a depuis assez longtemps servi de prétexte à l’exclusion de la Justice, et que le moment est venu de fonder le droit public sur des bases moins fantastiques, et l’éducation du prolétaire sur d’autres maximes ?

Que des prédicants intriguent dans les deux hémisphères pour la gloire de leur secte et la conservation de leur prébende, ils ne font après tout que leur métier de prédicants ; mais des hommes tels que MM. Odier, de Quatre-Fages et L. Figuier, devraient savoir, quand la bancocratie menace les mœurs et les libertés, quand l’agiotage, l’escroquerie, l’infidélité, la concussion, la banqueroute, sont à l’ordre du jour, quand toutes les puissances du mysticisme conspirent l’abêtissement des peuples, que le moment est mal choisi pour prêcher les vertus théologales et distribuer leur Catholicon.

Un autre prospectus, sans signature ni date, mais qui émane de la nouvelle église gallicane, a pour titre : Restauration de l’Église catholique primitive, avec cette épigraphe tirée de l’Observateur catholique :

« Le gallicanisme signifie aujourd’hui le catholicisme débarrassé de toutes les inventions ultramontaines, de toutes les superstitions. »

Qu’entend-on par inventions et superstitions ultramontaines ?

Est-ce la révélation des livres juifs ? non ; — la Trinité, le paradis terrestre, le fruit défendu, le déluge, la tour de Babel ? non ; — la divinité du Christ, la virginité de Marie, la rédemption, la transsubstantiation ? non, non. — Est-ce la résurrection des cadavres ? À Dieu ne plaise. « Ce dogme, dit le prospectus, doit être aujourd’hui, comme au temps de la primitive Église, mis sur le premier plan dans les instructions que les laïques donneront à d’autres laïques. » Que veulent-ils donc ? Il s’agit de quelques bagatelles comme les indulgences, la primauté du saint Siége, surtout la défense de mettre la Bible entre les mains du peuple, défense que la papauté juge à propos de maintenir, et contre laquelle protestent les gallicans.

Se peut-il rien de plus idiot ? Pareilles disputes se pouvaient comprendre il y a dix-huit siècles, au temps de l’Église primitive, alors que le christianisme n’avait pas vécu, et que son idée ne s’était ni développée dans les faits, ni philosophée dans les écoles. Aujourd’hui… Mais qu’enseignez-vous donc à vos séminaristes, Monseigneur, qu’une fois devenus vicaires ils oublient si vite leur Credo, et que le monde fourmille de prêtres réfractaires appelant comme d’abus du commandement de leur évêque, publiant dans les journaux leurs adieux à Rome, et se rattachant, assurent-ils, à l’Église primitive, dont ils embrassent avec ardeur la foi communiste, l’espérance résurrectionniste, la charité agapétique, et jusqu’aux diaconisses ?…

Les nouveaux gallicans paraissent jaloux des triomphes du protestantisme et ne s’en promettent pas de moindres du retour aux libertés gallicanes.

Les libertés du gallicanisme ! la tradition des concordats ! Comme si le peuple avait à gagner quelque chose à ce que son curé fût l’homme du préfet plutôt que l’homme de l’évêque ! Comme si la liberté politique de l’Angleterre et l’esprit philosophique de l’Allemagne étaient des créations de la Réforme ! Comme si d’ailleurs, dans ces deux foyers du protestantisme, l’exploitation de l’homme par l’homme, le libertinage des mœurs, l’hypocrisie religieuse, le despotisme d’état, laissaient quelque chose à envier aux nations catholiques !

Vous parlez d’Église gallicane ! Sachez-le donc, il n’y en a pas d’autre que celle de Candide et de Pantagruel, et elle date de plus loin que la Réforme.

Je m’arrête : la vue de tant d’inepties me fait monter le rouge au front et suffoquer de colère. Bossuet a écrit les Variations des églises protestantes, et le protestantisme n’y a répondu qu’en récriminant. Or, qui dit variation en matière de foi, dit impuissance et jonglerie. Sommes-nous destinés à fournir un nouvel exemple des mystifications réformées ? Que je meure, plutôt que d’être témoin de cette ignominie. Charlatans, qui parlez de faire lire la Bible au peuple, commencez donc vous-mêmes par apprendre à lire dans ses textes originaux avant de la falsifier, comme vous faites tous, en langue vulgaire ; commencez, vous dis-je, par approfondir ce chef-d’œuvre du machiavélisme hébraïque, devenu plus tard, entre les mains chrétiennes, un chef-d’œuvre de platitude, et vous aurez le droit après cela de nous parler de la Bible.

XXX

Au surplus, il est juste de le reconnaître, ces zélateurs de la simplicité apostolique sont encore moins à blâmer qu’à plaindre ; la raison parle à leur conscience, et le premier mouvement de toute âme religieuse qui s’éveille à la vérité est d’accorder sa raison avec sa religion. Après tout, l’homme de foi qui, comme les Bautain, les Lacordaire, les Félix, les Ravignan, fait un pas vers la science, prouve déjà son bon désir ; à peine si on peut lui imputer le trouble dont il est à la fois la cause et la victime. La foi est si forte dans son cœur, qu’elle ne lui laisse pas apercevoir l’indignité de ses sophismes : comment aurait-il le courage de secouer sa servitude ? comment ne verrait-il pas avec horreur celui dont l’audace a brisé toute entrave ?

Mais que dire de celui qui, faisant profession de libre pensée, rétrograde des données de l’expérience aux rêveries de l’absolu, tend une main à la science et l’autre au miracle ?

C’est Descartes qui le premier, après la réforme de Bacon, donne ce triste exemple.

De quel droit ce philosophe, pénétrant au delà du phénomène, distingue-t-il entre la substance matérielle et la substance immatérielle, entre l’absolu et l’absolu ?… De cette distinction chimérique entre les corps et les âmes est née la fausse psychologie, où s’est consumée sans fruit l’une des belles intelligences du siècle, Jouffroy. Quelle perte, je vous le demande, si les Écossais n’eussent jamais trouvé de traducteur, que dis-je ? si leur prétendue philosophie était restée dans le néant !…

De quel droit ensuite le vénérable Kant, après avoir révolutionné la métaphysique par sa Critique de la Raison pure, s’en vient-il, dans sa Raison pratique, affirmer tout un monde d’absolus, contre-partie du monde phénoménal, et postulé de la conscience et de la liberté ?

Réintroduit dans la science par Descartes, Spinoza, Kant, l’absolu tend aussitôt à se poser de nouveau en religion. Il produit ses systèmes, il élabore ses dogmes, il crée une gnose, il a ses initiés et ses profanes ; déjà même le jeune monstre est intolérant. Grâce à lui, insensiblement la philosophie se reconnaît dans la théologie, avec laquelle elle fraternise ; elle a son église, son orthodoxie et son hétérodoxie, son histoire et son exégèse, son probabilisme, son éclectisme. Comme la théologie, et plus que la théologie, elle se prétend d’accord avec l’expérience, fondée en science et rien qu’en science : sur quoi je l’arrête, et lui fais observer très-humblement qu’elle en impose.

Je sais qu’il n’y a pas loin de Platon à l’Évangile, et je n’entends d’ailleurs révoquer en doute la sincérité religieuse de personne. Si l’éclectisme a ramené M. Cousin à la foi, tant mieux ; je l’en estime davantage, et pour la rectitude de son jugement, et pour la probité de son caractère. Qu’il affirme ses convictions, qu’il les manifeste, c’est son droit, et ce peut être son devoir ; je n’y contredis pas. Mais sur quoi fondé M. Cousin converti serait-il venu à nous dire qu’autre chose est l’éclectisme qu’il a rajeuni, et autre chose le catholicisme ; que le premier est le produit de la raison humaine opérant sur sa propre phénoménalité, et construisant la science de l’esprit ; l’autre l’expression de la raison divine, dont les procédés dépassent l’observation rationnelle ; qu’ainsi M. Cousin, assistant à la fête des écoles et donnant la main à l’archevêque de Paris, c’est la science profane appuyant de son témoignage la science sacrée, l’expérience d’accord avec la transcendance, la raison conduisant l’homme à la foi ? Ce n’est pas de la philosophie, ce que vous faites là, M. Cousin, c’est du maquerellage…

J’ai lu avec grand plaisir, et, quoique je sois loin d’adopter les conclusions de l’auteur, avec assez de profit, l’Histoire des langues sémitiques, par M. Renan, de l’Académie des inscriptions ; je goûte beaucoup moins ses Études d’histoire religieuse, auxquelles j’ai à faire des reproches de plus d’un genre.

Quelle est d’abord cette prétention, si hautement exprimée, que la science est aristocratique, et que son suppléant naturel pour le peuple est la religion ? Que signifie cette division de la société en deux catégories d’intelligences, les intelligences qui savent et les intelligences qui croient ? Jusqu’ici l’idée de renvoyer la religion à la multitude semblait d’un machiavélisme révoltant ; M. Renan en fait un principe de philanthropie :

« Pour l’immense majorité des hommes, la religion établie est toute la part faite dans la vie au culte de l’idéal. Supprimer ou affaiblir dans les classes privées des autres moyens d’éducation ce grand et unique souvenir de noblesse, c’est rabaisser la nature humaine, et lui enlever le signe qui la distingue essentiellement de l’animal. La conscience populaire, dans sa haute spontanéité, ne s’attachant qu’à l’esprit, et ne discernant point les scories mêlées à l’or pur, sanctifie le symbole le plus parfait. La religion est toujours vraie dans la croyance du peuple…

« La science n’est pas faite pour tous ; mais nul n’est pour cela exclu de l’idéal.

« L’inégalité est la faute de la nature….. Marie (ce sont MM. de l’Institut) a la meilleure part, sans que pour cela Marthe (c’est le peuple) soit blâmée. Tous ont la grâce suffisante pour faire leur salut ; tous ne sont pas appelés au même degré de perfection et de béatitude. »


M. Renan, qui a composé son Histoire des langues sémitiques pour entrer à l’Académie, aurait-il publié ses Études d’histoire religieuse pour remercier l’Académie ? Comment ! Vous convenez avec tout le monde que la religion n’a point été une invention de la ruse et du despotisme, qu’elle est un produit spontané, légitime de l’âme humaine ; vous admettez même, si je ne me trompe, l’existence de Dieu : et vous osez dire que la religion n’est pas faite pour le savant ! Le savant est donc un monstre, ni plus ni moins que si vous prétendiez que la morale, le travail ou l’amour ne sont pas faits pour lui. De deux choses l’une ; ou vous croirez et pratiquerez la religion comme le plus simple d’entre les simples, ou vous expliquerez cette grande apparition d’une manière qui s’applique à tous ; je vous défie de sortir de ce dilemme.

Passons sur le motif d’inégalité naturelle qui fait la base du système de M. Renan, système, comme l’on voit, renouvelé de la religion elle-même.

L’auteur des Études d’histoire religieuse fait un grand mérite aux peuples sémites, d’avoir été les représentants et propagateurs du monothéisme. C’est au point que M. Renan, qui se classe lui-même en dehors de la tourbe religieuse, pourrait passer pour un des coryphées de ce système.

Mais qu’a donc le monothéisme en soi de plus intéressant que le polythéisme ? Est-ce que celui-ci n’est pas tout aussi primitif, aussi naturel, aussi moral, je dis plus, aussi impérieusement donné dans la spéculation transcendantale, que l’autre ? Est-ce que nous ne les voyons pas, dans l’histoire de tous les peuples, se succéder l’un à l’autre, comme thèse et antithèse, au gré de la politique et des circonstances ? Au commencement, chaque cité grecque avait sa divinité propre, c’est-à-dire que sous des noms divers Dieu était un pour tous les Grecs : c’est, ce me semble, la tradition orphique. La confédération fait régner partout le polythéisme, qui disparaît ensuite dans l’unité romaine, transformée en christianisme. Mais à peine celui-ci est établi, qu’il se refait polythéisme par sa Trinité, sa croyance aux anges, aux saints, aux démons, etc. La même chose s’observe parmi les Sémites… Comment M. Renan, qui apprécie à sa juste valeur l’unitarisme moderne et en montre si bien l’inconséquence, ne voit-il pas que toute son argumentation retombe sur lui ?

Il faut une religion au peuple, il en faut une à tout prix. Et pourquoi faut-il une religion au peuple ? Parce qu’il faut que le peuple, qui n’a pas eu la bonne part, et qui, comme Marthe, doit servir, apprenne par la religion à être content de sa servitude ! Voilà le secret de tout ce charabia académique.

Qui ne sait que la distinction prétendue de la raison philosophique et de la raison théologique en matière d’absolu, par suite leur soi-disant raccordement, se réduit, après avoir posé le dogme comme parole révélée, d’abord à le concevoir comme une évolution des concepts, puis à prendre cette évolution fantastique comme une démonstration rationnelle et positive de l’absolu, de cela même que le théologien n’admet que sur la foi de miracles et d’apparitions ? C’est le résultat le plus clair de l’histoire de la philosophie, qu’on ferait tout aussi bien d’appeler philosophie de la philosophie. Elle nous montre, cette histoire merveilleuse, comment, une fois saisi par l’absolu, l’esprit est entraîné continuellement, sans pouvoir se retenir ni se fixer à rien, à travers les régions désolées, thohou oua bohou, du matérialisme, du spiritualisme, du mysticisme, du théisme, du panthéisme, de l’idéalisme, du scepticisme ; comment ensuite, prenant ses idéalités transcendantales pour sujet de la Justice et loi de sa pratique, il tombe dans l’adoration de sa propre chimère, et parcourt, ange déchu, les cercles expiatoires du fétichisme, du sabéisme, du brahmanisme, du magisme, du polythéisme, du messianisme, du paraclétisme, en sorte que, dans cette double chaîne de philosophies chimériques et de révélations insensées, il n’y a de distinction à établir que celle du fractionnement et de l’inconséquence.

Aussi ne vous étonnez pas que la philosophie, comme la théologie, incline au despotisme. Toute philosophie de l’absolu a pour résultat inévitable de soumettre la conscience à une sorte de fatalisme spéculatif à priori : il n’y a pas un philosophe, s’entendant avec lui-même, qui, partant de l’absolu, affirme la liberté. Or, qui nie la liberté nie la Justice et affirme la raison d’État : il n’y a pas un philosophe, sachant d’où il vient et où il va, qui, partant de l’absolu, ne soit contre-révolutionnaire…

XXXI

Mais il est un spectacle plus triste encore, celui de la science se faisant, à la suite de la philosophie, la servante de la religion. Galilée tomba dans cette faute. Si l’énormité de sa condamnation n’avait couvert sa chute, on saurait que le motif qui détermina l’Inquisition à lui faire son procès fut que Galilée, non content d’enseigner le mouvement de la terre, prétendait l’accorder avec la Bible, qu’il interprétait à sa manière, pour la sûreté de la foi et la gloire de l’Église. De quoi se mêlait ce physicien ? Pourquoi, chez un savant de profession, ce souci de la théologie ? Quoi de commun entre le mouvement des sphères et la sainte Écriture, entre la géométrie et la révélation ? À coup sûr le Saint-Office fut absurde autant qu’atroce ; mais lui, Galilée, l’homme de la science, l’interprète de la nature, accourant avec son télescope au secours des mystères, proclamant avant d’avoir vu l’infaillibilité de la révélation, et par le fait réduisant la science au probabilisme, quelle honte !

Combien en trouvez-vous qui aient été plus sages que Galilée ?

Est-ce Newton, accusant de fragilité le système du monde démontré par lui-même, et réclamant pour en soutenir l’équilibre la main de Dieu ?

Est-ce Cuvier, conjecturant, disait-il, d’après ses découvertes, que l’état actuel du globe ne date pas de plus de 5 à 6,000 années ; accordant ainsi, pour la satisfaction de sa piété, je le veux croire, non pour la sécurité de sa fortune, sa raison de savant avec sa foi de protestant, et tendant à l’exégèse un argument qu’elle dédaigne aujourd’hui ?

Je n’entends accuser personne, pas même les morts. La tendance à justifier le mythe religieux par les données de la science positive est trop générale, elle a quelque chose de trop séduisant, je dirai même de trop humain, pour qu’en la dénonçant avec énergie je ne fasse pas toute réserve en faveur des personnes. La situation est sans exemple : l’opinion n’a pas eu le temps de se former ; puis, la calomnie détruirait ma thèse. C’est en vue de sauver la morale que la science offre à la foi l’appui de sa sanction ; et c’est cette intention, honorable dans ses motifs, mais illusoire dans ses moyens et funeste dans ses résultats, que j’accuse. Ici, le but cherché est le même pour tous, c’est la Justice ; nous ne différons que par le principe : j’espère que, rendant justice à la loyauté de mes adversaires, on voudra bien rendre aussi justice à la mienne.

Qui oblige M. Flourens à soutenir, comme une vérité d’anthropologie, l’histoire du couple adamique et la descendance de toutes les races humaines de ce couple ? Quand cette généalogie serait aussi bien établie qu’elle est loin de l’être, il en résulterait seulement que les rédacteurs du Pentateuque et des Paralipomènes ont su le fait avant nous : elle ne prouverait rien ni pour la révélation moïsiaque ni pour celle du Christ, choses qui ne peuvent être attestées que par la raison théologique, et n’ont rien de commun avec la science.

Qui force M. Leverrier, l’inventeur de Neptune, un homme qui doit sa gloire à la certitude mathématique, qui le force, dis-je, de recommander aux professeurs de l’école polytechnique de se montrer sobres, dans leurs cours, de considérations sur la certitude, comme si la science n’était elle-même qu’un probabilisme, comme si les vérités qu’elle proclame avec une si haute assurance faisaient tort aux lueurs vacillantes de la foi ?

Pourquoi M. Beudant, professeur de géologie et membre de l’institut, se croit-il obligé, en racontant la formation du globe, de faire une petite réclame en faveur de la Genèse, qu’il n’a pas lue, et dont il ne lui appartient pas plus qu’à Galilée de se faire l’interprète ? Je lis sur la couverture de son livre : Approuvé par Mgr l’Archevêque de Paris. Que signifie cette approbation ? Est-ce comme savant ou comme théologien que l’archevêque approuve ?

Pourquoi M. Dreyss, professeur au lycée de Versailles, dans sa Chronologie universelle, publiée sous la raison sociale Duruy et Cie adopte-t-il, pour toute l’histoire ancienne antérieure à Cyrus, le système biblique ? Est-ce de la science qu’il fait, ou de la théologie, quand il parle des temps anté-diluviens, de la mort d’Adam, de Noé et de ses trois fils, et qu’il passe sous silence les chronologies égyptienne et chinoise ?

En Allemagne, le professorat mène la société : il faut avouer que chez nous il ne se distingue en général ni par le génie ni par l’audace. Royer-Collard nous fait rebrousser vers le spiritualisme ; M. Cousin nous jette dans l’éclectisme, Jouffroy dans l’écossisme, M. Guizot dans la doctrine ; M. Jules Simon recule jusqu’au platonisme, M. Damiron nous plonge dans la bouteille à l’encre. Est-ce tout ? M. Nisard est fervent chrétien ; M. Lenormant croit de toute son âme ; M. Saint-Marc Girardin défend la grâce efficace. Gageons que je ne m’arrête pas à cent. Par contre, Broussais est excommunié, Michelet destitué ; d’autres, que je pourrais dire, donnent leur démission et se taisent. Il ne faut pas que le professeur, en France, parle plus haut que sa chaire, à moins que ce ne soit pour dire du bien de M. Tartuffe, et louer le gouvernement.

Quelqu’un, dont on n’a pu me dire le nom, a bien osé, en pleine Académie de médecine, soutenir la divinité de Jésus-Christ. Qu’on place un crucifix à l’amphithéâtre d’anatomie, cela fera tout aussi bien qu’à la cour d’assises et sur le dôme du Panthéon ; mais je voudrais savoir en vertu de quelle loi d’Hippocrate, de Galien, d’Harvey ou de Bichat, le pieux médicastre prétend imposer à l’école sa christologie ?

Mais voici quelque chose de plus réjouissant. L’homéopathie est née d’hier ; elle est encore au berceau, et déjà le mysticisme s’en empare. C’est la médecine spiritualiste, disent les charlatans de la jésuitière ; elle est plus ancienne qu’Hippocrate ; elle existe depuis le commencement du monde ; elle est d’origine surhumaine ; elle fait partie de ces semences précieuses qui, avec la parole, l’écriture, l’industrie, ont été données à l’homme dès le premier jour par la Sagesse créatrice…. (Études élémentaires d’homéopathie, par le F. Alexis Espanet, in-12, Paris, 1856.) N’est-ce pas que l’homéopathie arrive à propos pour sauver le pneumatisme, et la Bible, et la gnose, tout en nous guérissant de la fièvre et du choléra ?

XXXII

Après les sciences naturelles, voici les sciences morales, politique, jurisprudence, littérature, art. Partout, toujours, la suzeraineté de l’absolu ; partout, toujours, pour gage de véracité, de probité, de dignité du génie, l’hypocrisie de la foi. Le probabilisme a engendré l’éclectisme, l’éclectisme a engendré le doctrinarisme, le doctrinarisme a engendré le romantisme. La réaction est au complet, organisée dans toutes les facultés de l’être social et gardant toutes les issues. Elle dit à la Liberté, à la Justice, au Travail, à la Science, à la Poésie, à l’Histoire, à l’Algèbre : Montrez votre certificat d’orthodoxie, sinon on ne passe pas !

Pourquoi la Constitution de 1848 s’est-elle placée sous l’invocation de l’Être suprême, tandis que celle de 1830, fidèle à l’esprit de 89, n’en a pas voulu ? Allez au fond, et vous reconnaîtrez, à votre grande surprise, que les honorables constituants n’avaient foi ni à l’humanité, ni à la liberté, ni à la Justice, et que c’est pour cela qu’ils crurent devoir placer leur œuvre sous la garde du Très-Haut.

Pourquoi le citoyen Mazzini a-t-il choisi pour devise ce mystérieux binôme : Dio e popolo, Dieu et peuple, appropriant à sa démagogie le système mi-parti de catholicisme et de libéralisme de Gioberti ? C’est que le citoyen Mazzini croit aussi peu à la vertu humaine, seule base possible de la république, que nos constituants.

Pourquoi M. Guizot, qui a écrit quelque part, dans son Histoire de la Civilisation, ces propres paroles : « Il est évident que la morale existe indépendamment des idées religieuses, » s’occupe-t-il avec tant de ferveur de la réunion des églises, après avoir accompli, dit-on, la fusion des dynasties ? Ô vous dont le dédain tombe de si haut sur les injures de la critique, que vous feriez bien, pour votre honneur et notre édification, de nous dire enfin quelle est votre foi, de celle de Rome ou de celle de Genève ; votre prince, du légitime ou du quasi-légitime ; votre politique, de la Révolution ou de la contre-révolution ; votre morale, de la grande ou de la petite !…

Pourquoi M. de Tocqueville, dans son dernier ouvrage sur l’Ancien régime et la Révolution, préconise-t-il à son tour l’accord de l’aristocratie et de la démocratie, du catholicisme et de la liberté ? C’est que M. de Tocqueville, de même que M. Guizot, excellent chrétien, est, en matière de liberté et d’égalité, parfaitement incrédule.

Pourquoi M. Troplong attribue-t-il au christianisme la supériorité morale des législations modernes sur les législations anciennes, quand il est prouvé par l’histoire que cette supériorité est l’effet de la perfectibilité humaine, dont le christianisme ne fut tout entier que la légende ? C’est que M. Troplong, fort habile à tirer les conséquences d’une formule juridique, mais incapable de découvrir en sa propre conscience la source de la Justice, nie en conséquence la perfectibilité.

Pourquoi mon savant et honorable compatriote M. Oudot, professeur de droit à la Faculté de Paris, d’accord avec M. Jules Simon et une foule d’autres, fait-il du droit une dérivation du devoir, dont il place le principe dans l’idée de Dieu ? C’est que la raison de M. Oudot, de même que celle de M. Jules Simon, ne peut pas s’abstraire de cette idée fixe de la Divinité.

Quand je parle de Dieu, je ne puis m’empêcher de penser au diable. Qui diable donc avait mis en tête à ce brave Eugène Sue de conseiller à la démocratie française, fille aînée de la Révolution, de quitter le catholicisme pour se faire unitaire ?… D’autres, aussi heureusement avisés que Sue, proposent le protestantisme. Déjà M. Louis Blanc, héritier de l’éloquence et des idées de Robespierre, avait indiqué le mouvement religieux du 15e et du 16e siècle comme le point de départ de la Révolution. Fiez-vous donc aux historiographes !… Quoi ! nous aurions repoussé au 16e siècle la réforme, au 17e le jansénisme, au 18e les Jésuites, pour devenir au 19e disciples de Channing ! Après trois cents ans d’ironie, nous renierions la foi de Rabelais, de Molière, de Voltaire, de Diderot, de Danton, la vieille, inexpugnable foi gauloise ! Et pourquoi, grand Dieu ? pour une logomachie américaine !

Certes, il n’est pas de journal que j’estime plus, pour l’habileté de sa rédaction, que les Débats, et qui sache mieux se tenir dans les temps mauvais. Mais ce doyen de la modération bourgeoise n’est-il pas d’un degré au-dessous de MM. Eugène Sue et Louis Blanc, quand il se déclare, avec tant de vivacité, pour l’école spiritualiste contre l’Église ; quand il prétend que cette école a sauvé la France du matérialisme ; quand il se dit plus ami de l’Évangile que le pape, et qu’il met au rang des défenseurs de la liberté les apôtres, les évangélistes, Jésus-Christ ; quand enfin il défend contre les ultramontains les gallicans ? Mieux que personne, cependant, le Journal des Débats doit savoir que tous ces mots de matérialisme et spiritualisme, théisme et athéisme, religion et non-religion, hors de la métaphysique, n’ont plus de sens.

Je ne parle pas du Siècle, qui a repris avec un certain succès de boutique la petite guerre que le Constitutionnel faisait autrefois aux jésuites. Le Constitutionnel, en passant à la contre-révolution, est devenu logique ; le Siècle plaidant à la fois pour la démocratie et l’Évangile, affirmant ex æquo la liberté et la religion, le travail et la charité, Saint-Simon et le Christ, déblatérant au nom de Dieu contre les Prophéties et les miracles, est à la hauteur de sa clientèle.

Pourquoi M. Henri Martin, pour ne citer que ce seul exemple parmi nos historiens providentialistes, présente-t-il Jeanne d’Arc comme une envoyée du ciel, revêtue de la mission spéciale de délivrer la France des mains des Anglais, quand il résulte de son propre récit que cette jeune enthousiaste ne fut que l’expression de la pensée universelle, aussi simple que féconde, qui consistait, en 1429 comme en 1793, à soulever le peuple et à le jeter en masse sur l’ennemi ? C’est, il faut bien le dire, que M. Henri Martin en est encore à placer les causes de l’histoire hors de l’histoire même, ce qui signifie que s’il la raconte bien il ne la comprend pas.

Pourquoi le conseil de l’instruction publique fait-il expurger Voltaire ? Pourquoi proscrit-on Diderot ?

Pourquoi l’Académie française ne propose-t-elle jamais pour le grand prix de 30,000 fr. que des œuvres évangéliques, d’une piété et d’une orthodoxie irréprochables ? Pourquoi les œuvres qu’elle couronne, fidèles à ce qu’on nomme les bonnes doctrines, c’est la condition obligatoire, sont-elles en général si ennuyeuses, si vides, si nulles ?

Pourquoi feu M. le ministre de l’instruction publique Fortoul adressait-il à un professeur son subordonné cet étrange reproche : Vous n’êtes pas chrétien dans vos cours ! ce qui lui attirait cette réplique : Monsieur le ministre, je ne suis ni chrétien ni antichrétien, je fais de la science ?…

C’est, je le répète, qu’en fait de morale, le monde en est resté au probabilisme et aux jésuites. Dieu est le grand Peut-être sur lequel, en dépit de notre libertinage, ou plutôt en châtiment de notre libertinage, nous continuons de fonder notre police ; car, vraiment, j’aurais honte de dire notre Justice. Il nous faut, tant nous nous sentons indignes, un sujet du bien, du beau, du juste, du vrai, autre que nous-mêmes ; un sujet de la foi conjugale autre que l’époux et l’épouse ; un sujet de la famille autre que les parents et les enfants ; un sujet de l’État autre que le citoyen et le travailleur. Et comme il faudra tôt ou tard réaliser ce sujet hyperphysique, lui trouver une expression vivante, un organe, un héraut, on nous verra, dévots de l’absolu, aboutir à l’absolutisme pontifical, impérial, dictatorial, saint-simonien. Le sujet mystique, antérieur, supérieur, extérieur et entremetteur de notre droit et de notre devoir deviendra Innocent III, Charlemagne, Robespierre ou Enfantin.

Accourez maintenant, pour donner à ces conceptions sublimes les embellissements de votre art, poëtes, statuaires, musiciens, décorateurs ! Qui aurait le courage de vous accuser, enfants perdus de la fantaisie et du caprice, incapables de ne parler qu’après avoir réfléchi ; enthousiastes dont le lyrisme se sent d’autant plus à l’aise qu’il respecte moins la raison et la mesure ; pour qui la Justice signifie bénédiction, la morale plaisir, le travail largesse, et qui trouvez le peuple toujours assez riche et la cité assez libre quand le prince est magnifique !…

J’en aurais long, si je voulais tout dire ; des exemples suffisent pour montrer aux moins clairvoyants à quel abaissement cette fureur de piétisme promet de nous faire descendre. C’est la mort du génie français. La franche étude découragée, la vraie vérité proscrite, c’est à qui se fera, avec le plus d’impudence, corrupteur de la raison publique ; à qui mentira le plus lâchement à sa science et à sa conscience, falsifiant les faits, dénaturant la langue et travestissant l’histoire.

Pour le progrès de l’œuvre, l’hypocrisie des vivants ne suffisant pas, on conversionne les agonisants, on exhume les trépassés. Lamennais a fini dans l’impénitence, ce n’a pas été sans peine ; mais le corps d’Arago a passé par l’église, Béranger a reçu son pardon : en faut-il davantage pour dire qu’ils se sont réconciliés ? Les journaux ont parlé des morts édifiantes du maréchal Saint-Arnaud et du comte Raousset-Boulbon, l’aventurier de la Sonora. Henri Heine, grimaçant contre l’Éternel, a fini par des compliments à l’Église et aux jésuites. On en promet d’autres. M. Nicolas cite des documents posthumes desquels il résulte que Cabanis, Broussais, Jouffroy, Hégésippe Moreau, sont morts en confessant la foi du Seigneur. Car ce n’est pas assez de damner l’incrédule, il faut, pour la gloire de l’Église, que l’incrédulité ne se soutienne pas. Damnés et confondus dès cette vie, c’est ainsi qu’elle nous veut, comme ces assassins qui disentàa leur victime : Abjure, et puis, Meurs !

XXXIII

Le comble de l’aberration a été d’avoir rendu la Révolution complice de ce système de mensonge, en faisant d’elle un produit, que dis-je ? le complément de la révélation chrétienne. L’histoire est assez curieuse pour que nous en touchions quelques mots.

Le caractère commun de l’époque des Césars et de la fin du dix-huitième siècle est le mouvement d’émancipation populaire : il n’en a pas fallu davantage aux partisans mystiques de la Révolution pour en rattacher les origines à la mission de Jésus-Christ. L’ancienne monarchie, qui fit tant contre la papauté, qui pendant soixante-dix ans l’enterra dans Avignon, avait tenu à se dire très-chrétienne. Dès 1789, la nouvelle démocratie, plagiaire de la royauté, n’imagine aussi rien de mieux que de se réclamer du réformateur de Nazareth. L’idée une fois éclose, on ne pouvait s’arrêter en si beau chemin. Une secte de conciliateurs se forma pour accorder l’Évangile et la déclaration des droits, interpréter le dogme, arranger l’histoire, expliquer la Providence, créer, enfin, au point de vue de la Révolution démocratique et sociale et au détriment de l’Église, tout un système d’exégèse et de probabilisme.

Ces rêveurs de nouvelle espèce ne doutent pas entre eux qu’ils ne possèdent la vraie foi. Comme il n’est pas donné à l’homme d’imaginer quoi que ce soit de complètement fou, de rien accomplir d’absolument inutile, on peut dire qu’ils ont porté le dernier coup au christianisme en le faisant synonyme de Révolution.

Encore si ces deux mots : Révélation et Révolution, étaient en corrélation dialectique ; si le Droit divin et le Droit humain formaient entre eux ce qu’on appelle une antinomie, ils pourraient se construire dans une synthèse supérieure, comme le travail et le capital, la propriété et l’État, ou toute autre dualité sociale. La conciliation des deux termes ayant quelque chose de rationnel, on pourrait soutenir qu’aucun ne doit être éliminé, et l’espérance des néo-chrétiens serait rationnelle.

Mais il n’en est rien. La Justice révolutionnaire et la Justice théologale ne sont pas deux puissances qui s’équilibrent ; elles sont l’une à l’autre ce que l’idée positive est à l’allégorie, la science au mythe, la réalité au rêve, le corps à l’ombre. Je ne dis pas précisément qu’elles s’excluent, puisqu’au contraire, comme je l’ai plus d’une fois expliqué dans ces études, l’une apparaît dans l’histoire comme le signe ou symbole dont l’autre est l’accomplissement ; je dis que, la vérité connue, il n’y a plus lieu de s’occuper de l’allégorie, et que celle-ci doit être écartée, ainsi que les chrétiens le disent de l’ancienne loi dans leurs cantiques :

La vérité succède à l’ombre,
La loi de crainte se détruit ;
La clarté chasse la nuit sombre,
Et la loi de grâce nous luit.

Et certes ce n’est pas vous, Monseigneur, qui admettrez, avec ces ressuscités de la primitive Église, que les dix-huit siècles déjà écoulés du christianisme ne sont qu’une préparation au christianisme véritable, à un christianisme philosophique, socialiste, anarchique, fait à l’image de la Révolution ;

Que ce prétendu christianisme social aurait commencé de poindre vers l’époque de Roger Bacon, à l’établissement des communes, dirigé précisément contre la féodalité papale ; qu’il aurait eu pour précurseurs Paracelse, Télésio, Jordano Bruno, Campanella, Ramus, Fr. Bacon ; pour pères et représentants, Copernic, Képler, Galilée, Newton, Lessing, Kant, Hégel, avec Strauss et Feuerbach ; de même que le premier christianisme aurait eu pour ancêtres non pas seulement les patriarches, les prophètes et les pontifes de l’ancien Testament, mais aussi Socrate, Platon, Zenon, Cicéron, Térence, Sénèque, Apollonius de Thyane, Simon le mage, Épictète, auxquels il faut joindre encore les Kabbalistes, les Hellénistes, les Gnostiques, tous ceux que l’Église a successivement traités d’idolâtres, d’hérétiques et d’athées.

Vous n’admettrez pas que l’histoire de la philosophie, des sciences et des États ne fasse avec celle du christianisme qu’un seul et même système, aboutissant aux affirmations de 1789, 1793 et 1848, ce qui serait précisément abjurer le Christ et condamner la religion, pour vous jeter dans la théorie humaine et révolutionnaire de l’immanence ;

Que, d’après cette nouvelle façon de comprendre le christianisme et d’interpréter l’Évangile, la théocratie, fondée au dixième siècle, ait été une déviation du vrai christianisme, déviation arrêtée, il est vrai, dans les vues de la Providence, mais qui n’en aurait pas moins été une défaillance de la foi et une éclipse de l’Évangile ;

Qu’ainsi la Rome chrétienne aurait été, depuis Charlemagne jusqu’à la Révolution française, aussi bien que la Rome païenne, la prostituée de Babylone, et le pape un antichrist ;

Que, dans le plan du fondateur, l’institution évangélique devait avoir d’abord un effet contraire à son effet propre, lequel ne devait se produire qu’après dix-huit siècles révolus, par le massacre des prêtres et le culte de la Raison ; que pendant ces dix-huit siècles le christianisme aurait dérobé aux Pères, aux Docteurs, aux Conciles, à toute l’Église, le secret de sa marche, pour se révéler enfin dans le sans-culottisme, le babouvisme, le cabétisme ;

Que les Origène, les Augustin, les Thomas, les Bossuet, tant de théologiens du plus profond génie, n’y ont rien compris, et que le secret de l’orthodoxie était réservé à d’humbles laïques, à de pieux philosophes de notre siècle, tels que MM. Huet, Bordas-Demoulin, Arnaud (du Var), Fr. Morin, Ott, Buchez, et autres personnages dont le savoir égale l’honorabilité, et qui méritent que nous séparions profondément leurs théories de leurs personnes.

Non, dis-je, vous n’admettrez pas, en dépit des concessions favorables de MM. les abbés Mitraud, Guitton, Lenoir, du R. P. Félix et autres, que le progrès, qui n’est autre que la justification de l’humanité par elle-même, se concilie avec le péché originel… Raisonneur sincère autant que prêtre loyal, vous ne concevrez pas plus de socialisme chrétien que de religion par expérience, de foi positive, de république féodale, d’empire démocratique et de mariage libre. Tous ces mots, direz-vous avec moi, hurlent les uns contre les autres ; ils forment des accouplements monstrueux, propres tout au plus à représenter le pêle-mêle d’une transition, mais incapables de définir organiquement une période ni un système.

Mais, Monseigneur, si vous rejetez toute cette interprétation néo-chrétienne, comme injurieuse, arbitraire, fausse, tendant à l’apostasie et à l’athéisme, il vous faut rejeter encore, et par les mêmes motifs, votre exégèse, votre probabilisme, et toute prétention de concilier la raison théologique avec la raison scientifique, ce qui veut dire qu’il vous faut renoncer à rendre votre révélation seulement intelligible, et votre absolu probable. Je dis plus : il vous faudra reconnaître tout à l’heure que vous avez compromis la morale et troublé les consciences, en donnant pour base à la Justice une conception dont le sujet hypothétique ne peut pas recevoir le moindre commencement de preuve ; confesser que le monde a été par vous livré à la fantaisie, à l’hypocrisie, à la tyrannie de votre transcendance, et faire amende honorable entre les bras de la Révolution, qui seule peut dire : Ego sum Via, Veritas et Vita ; Je suis la Voie, la Vérité et la Vie.


CHAPITRE VI.

Discipline intellectuelle, ou méthode d’élimination de l’Absolu d’après les principes de la Révolution. — Constitution de la Raison publique.

XXXIV

Aristote a dit que le théâtre avait pour objet de purger les passions.

Ce que nous cherchons en ce moment, dont l’Église et toute la philosophie attestent le besoin, est un moyen de purger les idées.

Purger les idées, dans la sphère des sciences naturelles, M. Babinet nous l’a dit, c’est étudier, par l’observation directe, répétée et soigneusement contrôlée, des phénomènes, les rapports des choses, ou, comme dit M. Cournot, la raison des choses ; en autres termes, c’est éliminer de la considération des choses l’Absolu.

D’où il suit, en renversant la proposition, qu’éliminer l’Absolu c’est faire apparaître la raison des choses ; et comme dans cette raison des choses consiste pour nous la réalité même des choses, il en résulte en dernière analyse qu’éliminer l’absolu, c’est donner aux choses la réalité, c’est, pour l’homme qui en cherche l’utilité, les créer.

Purger les idées, dans la sphère des sciences morales, ce sera donc, par analogie, déterminer, au moyen de l’observation historique et de l’étude des transactions sociales, les rapports ou la raison des actes humains, sans y mêler rien de l’absolu humain, à plus forte raison de l’absolu surhumain, quelque nom qu’ils prennent l’un et l’autre, ange, archange, domination, principauté, trône, communauté, église, concile, parlement, cathèdre, personnalité, propriété, etc., jusques et y compris le chef de cette incommensurable hiérarchie, Absolu des absolus, qui est Dieu.

Par cette élimination de l’absolu, nous obtiendrons pour l’ordre moral ce que nous avons obtenu pour l’ordre physique, c’est-à-dire qu’en faisant apparaître la raison des choses humaines, nous en démontrerons par là même la réalité, nous leur donnerons une existence positive que sans cela elles n’auraient point.

C’est ainsi qu’en définissant la Justice d’après la phénoménalité historique et sociale, nous l’avons pour ainsi dire créée. Qu’était la Justice dans la condition que la théologie lui avait faite, avec l’absolu souverain pour sujet et auteur ? Un mythe pur. Qu’est-elle devenue par l’élimination de cet absolu ? Un rapport d’abord ; et comme tout rapport suppose une puissance ou sujet qui le soutient, une réalité.

C’est par le même procédé d’élimination et de définition que nous avons reconnu la réalité du pouvoir social, et par suite celle de l’être collectif qui le produit. Qu’était le pouvoir dans l’ancienne doctrine théologico-politique, avec l’absolu divin pour instituteur et chef ? Un mythe encore. Qu’est-il devenu par l’élimination que nous avons faite de cet absolu ? Un rapport de commutation autre des forces, et comme ce rapport est aussi lui-même une force, une réalité.

Maintenant il s’agit de donner à cet être collectif, dont nous avons démontré la puissance et la réalité, une intelligence, et c’est à quoi nous parviendrons par une dernière élimination de l’absolu, dont l’effet sera de créer la Raison publique, gardienne de toute vérité et de toute Justice, centre et pivot de toute raison particulière, et sans laquelle la Foi publique, ce bien précieux que tout gouvernement se flatte de donner, est impossible.

XXXV

Comment donc s’opère, dans l’ordre des sciences morales, la purgation des idées ? en autres termes, comment se constitue la raison collective ou raison publique ?

À quoi je réponds : Par l’opposition de l’absolu à l’absolu.

Vous ne comprenez pas ? La chose n’est cependant pas difficile : c’est ce que l’on nomme vulgairement liberté des opinions ou liberté de la presse.

Cela n’a rien de merveilleux, n’est-il pas vrai ? et le mérite n’est pas grand de l’avoir trouvé. Mais regardez-y de près ; voyez ce qui se passe dans un pays où les opinions sont libres, et elles le sont encore en France dans une mesure assez large pour que vous puissiez observer le phénomène ; puis vous nous en direz, après réflexion, votre avis.

L’homme est un absolu libre. J’emploie ici le mot libre de la même manière que le physicien distinguant le calorique libre du calorique latent. C’est ainsi que j’ai dit déjà esprit libre et esprit latent, pour distinguer l’intelligence qui se connaît et qui agit dans l’homme de celle dont nous reconnaissons l’empreinte et qui semble endormie dans la nature.

En deux mots, l’absolu libre est celui qui dit moi, l’absolu non libre celui qui ne peut pas dire moi.

En qualité d’absolu libre, l’homme tend à se subordonner tout ce qui l’entoure, choses et personnes, les êtres et leurs lois, la vérité théorique et la vérité empirique, la pensée comme l’inertie, la conscience et l’amour comme la stupidité et l’égoïsme.

De là le caractère de la raison individuelle, semi-absolutiste et semi-mathématique, en qui l’absolu, ainsi le veut la loi même de l’individualité, tend à occuper une place toujours plus grande ; à la différence de la raison collective, pour qui l’absolu se réduit au point de contact des rapports, tandis que ceux-ci, soutenus les uns par les autres, selon l’expression que m’attribue M. Lenoir, sont à la fois la loi et la réalité sociale.

Cette différence de caractère entre la raison particulière et la raison collective deviendra sensible tout à l’heure par les faits ; mais il faut expliquer d’abord comment la seconde naît de la contradiction de la première.

Du côté de la nature, la tendance de la raison particulière à l’absolutisme ne rencontre ni résistance ni contrôle ; et l’on pourrait douter que la science existât, qu’elle fût même possible, si la vérité et la raison des choses, unique objet de la philosophie, n’avaient d’interprète que cette raison, ainsi qu’on verra bientôt.

Devant l’homme son semblable, absolu comme lui, l’absolutisme de l’homme s’arrête court ; pour mieux dire, ces deux absolus s’entre-détruisent, ne laissant subsister de leurs raisons respectives que le rapport des choses à propos desquelles ils luttent.

Comme le diamant peut seul entamer le diamant, l’absolu libre est seul capable de balancer l’absolu libre, de le neutraliser, de l’éliminer, en sorte que, par le fait de leur annulation réciproque, il ne reste du débat que la réalité objective que chacun tendait à dénaturer à son profit, sinon à faire disparaître.

C’est du choc des idées que jaillit la lumière, dit le proverbe. Corrigeons cette métaphore quelque peu mystique : c’est par la contradiction mutuelle que les esprits se purgent de tout alliage ultra-phénoménal ; c’est la négation que l’absolu libre fait de son antagoniste qui produit, dans les sciences morales, les idées adéquates, pures de toute scorie égoïste et transcendantale, conformes en un mot à la réalité et à la raison sociale.

XXXVI

Cette théorie, qui n’a rien en soi de subtil, va devenir, si je puis ainsi dire, ostensible, palpable, par les faits dont elle peut seule donner l’explication.

Considérons ce qui se passe dans la multitude humaine, placée sous l’empire de la raison absolutiste, tant que la lutte des intérêts et la controverse des opinions n’en a pas dégagé la raison sociale.

En sa qualité d’absolu et d’absolu libre, l’homme non-seulement conçoit l’absolu dans les choses et le nomme, ce qui d’abord lui suscite, pour l’exactitude de ses connaissances, de graves embarras ; il fait plus : par l’usurpation qu’il se croit le droit de faire des choses, cet absolu objectif devient sien ; il se l’assimile, il s’en rend solidaire, et prétend le faire respecter comme lui-même dans tous les usages qu’il s’en arroge et les interprétations qu’il lui plaît d’en donner. En sorte que le monde de la nature et de la société n’est plus qu’une déduction du moi individuel, une appartenance de son absolutisme.

Toutes les constitutions et croyances de l’humanité se sont ainsi formées ; à l’heure même où j’écris, la raison collective n’existe qu’en puissance, l’absolu règne partout.

Ainsi, en vertu de son moi absolu, secrètement posé comme centre et principe universel, l’homme affirme son domaine sur les choses ; et toutes les théories des jurisconsultes sur la possession, l’acquisition, la transmission et l’exploitation des biens, ne sont qu’une déduction de cet absolutisme propriétaire. En vain la logique démontre que cette doctrine est incompatible avec les données de l’ordre social ; en vain à son tour l’expérience prouve qu’elle est une cause de ruine pour les nations et les états : rien ne saurait changer une pratique établie sur le consentement des intérêts. Le concept subsiste ; il est dans toutes les âmes ; toute intelligence, tout intérêt, conspire à le défendre. La raison collective est écartée, la Justice vaincue, la science économique déclarée impossible.

Par cet exemple, on peut juger du système. Ce que nous appelons tradition, institution, coutume, doctrine, dont nous avons tant de peine à nous défaire, n’est toujours qu’un arbitrage infidèle de la raison particulière passé en règle générale, une déduction de l’absolu. Qu’il me suffise d’en indiquer les principaux termes.

Capital : Déduction absolutiste, aboutissant à l’usure légale, cause première, obstinément méconnue, de toutes les crises qui ébranlent l’économie des nations.

Charité : Déduction absolutiste, donnant lieu à la théorie outrageuse de l’aumône publique et du workhaus.

Valeur : Déduction absolutiste, niant en théorie la commensuration des produits et services, et concluant dans la pratique à la légitimité de l’agiotage.

État ou Gouvernement : Déduction absolutiste, aboutissant d’un côté à l’empire prétorien, de l’autre à la monarchie universelle, finalement à la raison d’État, trois choses qui tueraient l’humanité, s’il était possible qu’elles s’établissent définitivement.

Sortons de l’économie et de la politique.

Esprit-matière : Déduction absolutiste, servant de justification au régime des castes et au servage féodal.

Langage : Déduction absolutiste, conduisant à la théorie du Verbe, de la langue et de la révélation première, par suite, à l’infaillibilité de la raison individuelle, émanation et image de la raison divine.

Justice : Déduction absolutiste, qui de l’individu humain la faisant remonter à l’infini divin, la pose comme commandement du Ciel à l’humanité, d’où se conclut ensuite la dégradation originelle et tout le système des grâces et expiations chrétiennes……

Je m’arrête. Le système entier de la raison pratique a été construit d’après cette déduction léonine, où l’absolu servant de principe et de fin, la vérité n’a de place que dans la logique même de l’absolu.

Or, ce n’est point ainsi que procède la raison collective, et ses déductions, ses enseignements, sont tout autres.

Opposant l’absolu à l’absolu, de manière à annuler sur tous les points cet élément inintelligible, et ne considérant comme réel et légitime que le rapport des termes antagonistes, elle arrive à des idées diamétralement inverses des conclusions du moi absolu.

Elle nous dit, par exemple, que la propriété, balancée par la propriété, bien que toujours absolue dans le propriétaire, se résout devant la raison publique en une pure délégation ; le crédit, toujours intéressé chez le préteur, en une mutualité sans intérêt ; le commerce, agioteur de sa nature, en un égal échange ; le gouvernement, impératif par essence, en une balance de forces ; le travail, répugnant à l’esprit, en exercice de l’esprit ; la charité, en droit ; la concurrence, en solidarité ; l’unité, en série, etc.

Et cette conversion n’emporte pas, remarquez-le bien, condamnation de l’individualité ; elle la suppose. Hommes, citoyens, travailleurs, nous dit cette Raison collective, vraiment pratique et juridique, restez chacun ce que vous êtes ; conservez, développez votre personnalité ; défendez vos intérêts ; produisez votre pensée ; cultivez cette raison particulière dont la tyrannique exorbitance vous fait aujourd’hui tant de mal ; discutez-vous les uns les autres, sauf les égards que des êtres intelligents et absolus se doivent toujours ; redressez-vous, reprochez-vous : respectez seulement les arrêts de votre raison commune, dont les jugements ne peuvent pas être les vôtres, affranchie qu’elle est de cet absolu, sans lequel vous ne seriez que des ombres.

Je crois inutile d’insister sur cette distinction fondamentale de la raison individuelle et de la raison collective, la première essentiellement absolutiste, la seconde antipathique à tout absolu. Il me faudrait repasser, à ce point de vue nouveau de la constitution des deux raisons contraires, ce que j’ai dit sur le droit des personnes, la distribution du travail et de la richesse, l’organisation du gouvernement. Qu’il me soit permis d’y renvoyer le lecteur.

En résumé, il n’est pas une vérité, dans l’ordre des choses naturelles, à plus forte raison dans l’ordre de la société, pas une formule scientifique ou juridique, qui n’ait été, au jour de sa publication, regardée comme un paradoxe. Or, la cause qui rend ainsi la vérité et la Justice paradoxales est le caractère de notre raison individuelle, l’absolutisme, d’où se conclut la nécessité d’une raison supérieure, servant de correctif et de modèle à la première.

XXXVII

Si la liberté doit être comptée pour quelque chose, et si néanmoins elle devait recevoir une discipline, convenons qu’elle ne pouvait en supporter d’autre que celle-là. La liberté disciplinée par elle-même : c’est le fonds et le tréfonds de toute notre philosophie révolutionnaire. Rien assurément de plus rationnel, de plus moral que cette discipline ; mais rien qui ait eu plus de peine à s’établir dans la pratique des nations, gouvernées dès l’origine par l’autorité et la foi, c’est-à-dire par l’absolu.

Le Christ a dit :

« Que celui qui n’écoute pas l’Église soit pour vous comme païen et publicain. »

Par ces paroles, l’auteur de l’Évangile a posé le principe d’autorité en matière d’opinions ; il a condamné le libre examen, la discussion publique, universelle, réciproque ; il a pris pour règle la formule Le maître t’a dit, et condamné d’avance la Révolution. S’il eût vécu de nos jours, il se serait prononcé contre la liberté de la presse. À la foi et à la charité théologales, à la maison de prière et à l’Église de Dieu, il ne fallait pas moins que cette sanction du silence, la dernière et la plus absurde invention de l’absolutisme.

Et voilà pourquoi l’Église chrétienne ne fut qu’un instant démocratique ; pourquoi nulle Église fondée sur un principe de religion ne saurait, en se développant, persister dans la démocratie. La libre discussion aboutissant fatalement à l’élimination de tout absolu, il arrivera toujours l’une de ces deux choses : ou bien, si l’élément religieux est prépondérant dans les âmes, la raison collective s’effacera devant la raison absolutiste, et le gouvernement de la société passera tout entier à l’épiscopat ; ou, si l’esprit d’égalité l’emporte et maintient la controverse, la raison théologique sera vaincue, et la société, après avoir commencé par la religion, finira par se déclarer supérieure à toute religion.

L’hérésie à perpétuité jusqu’à extinction de dogme et épuisement de matière à hérésie : tel est l’effet inévitable de la liberté de discussion, tel le caractère de la raison publique, dont l’essence est de n’affirmer que des rapports. Mais c’est aussi ce que ne voulais pas le Christ, prophète et fils de Dieu ; ce qu’a de tout temps et avec raison condamné l’Église orthodoxe, en qui réside l’esprit de Dieu ; ce qui tue et déshonore les églises réformées, soumettant hypocritement à la sanction de leur libre examen la parole de Dieu.

Seule la Révolution, après avoir compris la condition de la vérité scientifique objective, a compris quelle devait être la condition de la vérité sociale. Aussi franche dans sa liberté que l’Église dans son dogme, elle nous dit :

« Tous les Français ont le droit de publier leurs opinions en se conformant aux lois. — La censure ne pourra jamais être rétablie. »

Et encore :

« Toute loi doit être discutée publiquement, et librement votée par l’assemblée nationale. »

Et ailleurs :

« La procédure secrète est abolie : les débats seront publics en matière criminelle, à moins que l’honnêteté publique ne s’y oppose.

Ajoutons ce mot fameux, La loi est athée ; ce qui ne signifie pas précisément que la Révolution admet toute espèce de culte, bien moins encore qu’elle rejette la conception de l’absolu, mais que sa raison se forme par l’élimination de l’absolu.

Par ces déclarations, la Révolution a proclamé l’indépendance de la pensée ; elle a aboli, comme injurieuse à l’homme et au citoyen, l’autorité de l’école ; elle n’a exigé, pour les définitions du législateur parlementairement formulées, pour les décrets du prince légalement rendus, pour les arrêts des tribunaux solennellement prononcés, qu’une adhésion conditionnelle et une soumission de fait. Contre les illusions du piétisme, l’arbitraire de l’État, les entités de la philosophie, les réticences et les hypocrisies de la science, les coalitions du privilége, l’entraînement des partis, les séductions de l’éloquence, la somnolence des magistrats, et toutes les fantaisies de l’idéal, elle a suscité, pour garantie suprême de vérité et de Justice, quoi ? la guerre civile des idées, l’antagonisme des jugements.

Avouons que jamais philosophe, philosophant à priori sur les conditions de l’ordre social, ne se fût avisé de ce moyen : La presse libre, l’anarchie !…

Nos braves bourgeois, amoureux de l’ordre jusqu’à la rage, ne sauraient se figurer qu’il y ait dans le conflit des pensées humaines une force organisatrice ; ils ne comprennent pas que l’équilibre des intérêts et du budget ait pour condition la bataille des opinions. Il leur faut du silence, de l’obéissance, comme aux disciples de Pythagore. Le régime parlementaire, pour lequel ils s’étaient dévoués en juillet et en février, finit par leur donner de l’inquiétude ; presque tous ils ont appelé de leurs vœux la paix impériale. Sont-ils contents ? Non. Cette race ne peut ni vivre ni mourir ; il lui faudrait un juste milieu entre l’être et le non-être !

XXXVIII

Considérez ce qui se passe en votre âme : l’opposition des facultés, leur mutuelle réaction, est le principe de son équilibre, disons plus, la cause du sentiment qu’elle a de son existence. Votre vie mentale, de même que votre vie sensitive, se compose d’une suite de mouvements oscillatoires, et vous ne sentez votre moi que par le jeu des puissances qui vous constituent. Supposez un instant de repos général, vous perdez, comme vous dites, connaissance, vous tombez dans la rêverie. Qu’une faculté essaye alors d’usurper le pouvoir ; l’âme est troublée, et l’agitation continue jusqu’à ce que le mouvement régulier soit rétabli. C’est la dignité de l’âme de ne pouvoir souffrir qu’une de ses puissances subalternise les autres, de vouloir que toutes soient au service de l’ensemble ; là est sa morale, là sa vertu.

Ainsi va la société. L’opposition des puissances dont se compose le groupe social, cités, corporations, compagnies, familles, individualités, est la première condition de sa stabilité. Qui dit harmonie ou accord, en effet, suppose nécessairement des termes en opposition. Essayez une hiérarchie, une prépotence : vous pensiez faire de l’ordre, vous ne faites que de l’absolutisme. L’âme sociale, en effet, pas plus que la vôtre, spiritualiste obstiné, n’est un prince suzerain, gouvernant des facultés sujettes ; c’est une puissance de collectivité, résultant de l’action et de la réaction de facultés opposées ; et c’est le bien-être de cette puissance, c’est sa gloire, c’est sa justice, que nulle de ses facultés ne prime les autres, mais que toutes agissent au service de tout, dans un parfait équilibre.

Or qui rétablira l’équilibre troublé, qui prêtera main-forte à la Justice sociale, qui exécutera ses arrêts, sinon les facultés opprimées elles-mêmes ?

Après la Révolution de 1848, lorsque l’assemblée constituante, et plus tard la législative, jugèrent à propos, pour étouffer la Révolution, de restreindre la liberté de la presse, ceux qui en prirent la défense la revendiquèrent surtout au nom des droits de l’homme et du citoyen ; ils firent valoir l’inutilité de la mesure, le danger de laisser le pouvoir sans contrôle… Ces considérations avaient leur valeur ; mais c’était surtout au nom de la raison publique, à laquelle on allait porter une mortelle atteinte, qu’ils eussent dû parler. Sans une controverse libre, universelle, ardente, allant même jusqu’à la provocation, point de raison publique, point d’esprit public. L’absolutisme reprend son cours : partout la couardise, le mensonge, la défection, l’immoralité. Qu’en disent à cette heure les prétendus législateurs de l’ordre ? …

Eh ! comment pouvaient-ils oublier, ces Prud’hommes de la contre-révolution, que l’ordre dans la rue, dont ils se montraient si burlesquement jaloux, avait pour condition la guerre de parole et de plume ? Quand la Convention, dans sa magnifique colère, votait ces articles inutiles de la déclaration de 93 :

« Que tout individu qui usurperait la souveraineté soit à l’instant mis à mort par les hommes libres.

« Quand le gouvernement viole le droit du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque partie du peuple le plus sacré et le plus indispensable des devoirs, »

La Convention ne donnait-elle pas à entendre que là où l’absolu ne peut pas être opposé verbalement à l’absolu, il est fatal que l’homme s’attaque corporellement à l’homme ?

La Convention, suivant l’expression d’un montagnard, ne juge pas Louis XVI, elle le tue : acte d’absolutisme, qui dépassait le droit de l’élimination parlementaire. Le garde du corps Pâris tue le représentant Le Pelletier ; réplique de l’absolutisme monarchique à l’absolutisme affecté par la Montagne. — Bonaparte, au nom du salut public, enlève le Directoire ; Pichegru, au nom de la liberté, conspire contre Bonaparte. L’histoire les blâme aujourd’hui tous deux : c’est à merveille. Mais reconnaissez au moins que l’absolutisme de l’un est produit par l’absolutisme de l’autre ; ce qui ne fût pas arrivé si la voix d’un seul homme n’avait fini par couvrir la voix de la république. — Charles X suspend la Charte : Paris renverse Charles X. La colonne de la Bastille a-t-elle été élevée à la gloire de l’insurrection ? Qu’on relève alors la statue de Pichegru. Mais non : la colonne de la Bastille, malgré les termes de son inscription, est le monument de la liberté de la presse et de la tribune. Elle vous dit qu’Henri V serait roi de France si son aïeul, s’effrayant du véto des députés, n’eût voulu mettre sa raison personnelle à la place de la raison générale.

Sur la fin du règne de Louis-Philippe, un ministre, se prévalant de sa prérogative, ordonne à un professeur dont la parole, applaudie par les uns, blâmée par les autres, lui paraît dangereuse, de cesser son enseignement. Aussitôt le public prend fait et cause pour le professeur, moins parce qu’il approuve ses théories que parce qu’il soupçonne le pouvoir d’entraver la guerre des idées, et qu’il regarde la guerre des idées comme sa prérogative à lui, et sa garantie contre l’absolutisme du gouvernement. La Charte déclarant, d’un côté, l’égale admissibilité de tous les Français aux emplois, de l’autre la faculté égale aussi de publier ses opinions, c’était comme si elle eût déclaré qu’il ne pouvait exister, dans aucun cas et sous aucun prétexte, d’incompatibilité entre l’exercice d’une fonction publique et la manifestation d’une opinion. La royauté seule avait été élevée au-dessus des attaques, parce que son rôle était précisément de conserver à tous la faculté d’attaque ; et si l’on a pu dire à la fin que l’opposition était dirigée contre la couronne, ce fut la faute de la couronne.

Afin d’assurer la paix, tenir les énergies sociales en lutte perpétuelle : quelle idée ! Non, encore une fois, pareille découverte ne pouvait être le fruit que d’une longue expérience ; la métaphysique par laquelle débute toute connaissance, le spiritualisme, la religion, la foi, l’Église, l’idéal, y répugnent.

XXXIX

C’est à cette méthode de purgation et d’assainissement des idées, devenue pour notre nation une seconde nature, que la France doit depuis un siècle ses progrès les plus réels, progrès dont aucun effort d’absolutisme, aucune récurrence de la religion, n’est capable de la faire déchoir.

Rendons-nous compte de ce travail.

De même que dans les sciences naturelles l’absolu est constamment éliminé par la critique, qui ne conserve des théories que les phénomènes recueillis et les rapports calculés, et ne s’arrête que devant l’évidence des faits et des séries ;

De même, dans les sciences sociales, l’absolu est écarté par la contradiction générale, qui ne laisse subsister des doctrines que les points de fait et de droit dûment constatés, et qui, n’existant elle-même qu’en vue de la Justice, est forcée de s’incliner à son tour devant la Justice.

La vérité des rapports et la Justice, voilà les deux seules choses que respecte l’universelle controverse, et devant lesquelles toute ironie s’évanouit.

Aussi, depuis l’école de Descartes, la France n’a-t-elle produit aucun système de philosophie dont le principe, les moyens et l’objet fussent dans l’absolu : l’esprit d’opposition et de critique qui règne parmi nous ne le permettait pas. Ce que l’on a pris pour une marque de l’infériorité de notre génie est la preuve décisive de la supériorité de notre intelligence.

De là cette élimination des entités métaphysiques, persévérante, universelle, sans exemple dans l’histoire, qui, passant de la France à l’étranger, caractérise notre époque, et que j’ai comparée à une circoncision de l’esprit, ou, suivant l’expression d’Aristote, à une purgation.

Purgation des idées religieuses : théisme, panthéisme, athéisme aussi, catholicisme, protestantisme, naturalisme, illuminisme, théophilanthropie, messianisme, etc. ; tout y a passé. La France ne peut plus supporter de religion ; elle demande avec instance qu’on ne lui en parle plus. Et puisque les idées religieuses, qui ne devaient, disait-on, avoir d’autre but que de servir de base à la Justice, la compromettent, elle supplie qu’on établisse le droit, qu’on le définisse sans leur secours, qu’on lui donne une base humaine et phénoménale, qu’on l’affranchisse, en un mot, de toute considération de l’absolu.

Purgation des idées économiques. Qu’a fait la critique depuis les physiocrates, qu’ont fait tous les socialistes, qu’ai-je fait moi-même, sinon de montrer dans toutes les catégories de la science, dans la corporation, dans le commerce, dans le crédit, dans la propriété, dans l’impôt, dans le patronat, dans la division industrielle, dans la concurrence, dans la valeur, la présence de l’absolu ; de protester contre sa funeste influence, de réclamer son élimination, c’est-à-dire de chercher la balance qui, ne tenant compte que des produits et des services, de la réalité et de la raison des valeurs, neutralise les unes par les autres les prétentions de la personnalité, et nivelle les fortunes ? Certaines écoles, je le sais, n’attaquent l’absolutisme régnant que pour lui substituer celui de leur dogme ; à la propriété on oppose la communauté, à la concurrence anarchique l’état entrepreneur et propriétaire, à la macération le plaisir, à l’esprit la chair. Mais à ces contrefacteurs de l’absolu le public, qui cherche le droit, s’oppose en masse et les élimine à leur tour : dites-moi où sont, à cette heure, les babouvistes, les icariens, les phalanstériens, où seront tantôt les enfantiniens et les amants de la femme libre.

Purgation des idées politiques : aristocratie, bourgeoisie, théocratie, monarchie, démocratie, empire, système parlementaire, suffrage universel, dualité de représentation, fédéralisme, etc., il n’est pas une de ces idées qui ne conserve des partisans ; laquelle s’impose à la masse du pays ? Ce n’est plus même la démocratie, à laquelle tout le monde avant février semblait se rallier, et que le tamisage socialiste et ses propres fautes ont écartée comme tout le reste, au moins dans son expression traditionnelle, officielle. L’heure n’est pas loin où ceux qui nous ont accusés avec le plus de violence d’avoir perdu la République reconnaîtront eux-mêmes qu’elle était perdue sans ce purgatif énergique… Partout, dans la politique, l’absolu s’est montré dominant, la Justice a été subordonnée ; et c’est parce que la Justice fait défaut à tous les systèmes, je veux dire parce qu’elle n’en constitue pas l’élément prépondérant, qu’ils succombent tous l’un après l’autre sous la réprobation de la liberté…

Commencez-vous à comprendre ce que c’est que l’élimination de l’absolu, la purgation des idées, la balance du moi par le moi, ce qui veut dire la réduction de toutes les théories sociales, politiques, économiques, religieuses, à l’égalité pure, à la Justice ? Et ne vous vient-il pas à l’esprit que l’homme qui aura le mieux travaillé à cette grande et définitive expurgation pourrait bien être aussi celui qui aura le plus efficacement servi la constitution sociale ?

XL

Résumons ce chapitre en quelques propositions qui fixent la pensée du lecteur.

La théorie de la raison collective repose sur ce fait d’observation noologique, qu’aucune explication ne saurait détruire :

Lorsque deux ou plusieurs hommes sont appelés à se prononcer contradictoirement sur une question, soit de l’ordre naturel, soit, et à plus forte raison, de l’ordre humain, il résulte de l’élimination qu’ils sont conduits à faire réciproquement de leur subjectivité, c’est-à-dire de l’absolu que le moi affirme et qu’il représente, une manière de voir commune, qui ne ressemble plus du tout, ni pour le fond ni pour la forme, à ce qu’aurait été sans ce débat leur façon de penser individuelle.

Cette manière de voir, dans laquelle il n’entre que des rapports purs, sans mélange d’élément métaphysique et absolutiste, constitue la raison collective ou raison publique.

Il suit de cette différence de qualité entre les deux raisons que, si, au lieu de soumettre la question à un débat préalable, les mêmes individus l’eussent préjugée par consentement tacite, en opinant seulement du bonnet, comme on dit au palais, leurs opinions, émanées toutes du même sentiment d’absolutisme qui fait l’essence de l’individualité, se seraient trouvées parfaitement homologues, mais qu’en même temps leurs intérêts auraient été dans un complet antagonisme : situation tout à fait inverse de celle que crée la raison collective.

C’est ainsi que s’est établie dans l’origine la propriété. Elle est résultée du consentement des raisons particulières, dont le faisceau, spontanément formé, a emporté d’autorité la sanction du législateur. Mais il appert aujourd’hui que la propriété, malgré tous les efforts des juristes, est devenue incompatible avec l’ordre social. Elle attend sa transformation, et nous assistons depuis une vingtaine d’années à un travail d’expurgation dont j’ai essayé de marquer le but, en présentant la balance des droits et devoirs réciproques du locataire et du propriétaire.

Il en est ainsi de tout le système social, conçu d’abord, et nécessairement, du point de vue de l’absolu.

Donc, élimination de cet absolu, et constitution de la raison collective par l’équation ou balance réciproque des pensées individuelles, voilà ce que requiert impérieusement le soin de la vérité et de la Justice, ce que l’histoire montre comme le principe recteur des sociétés, ce que réclame avec un surcroît d’énergie la Révolution, mais ce que le Christ et son Église repoussent en même temps de toute la puissance de leur foi.

Et pourquoi l’autorité religieuse, établie en vue de la Justice, se montre-t-elle si hostile à la ventilation des idées, sans lesquelles le Verbe divin demeure sans expression, et la Justice, la bonne foi, sont impossibles ?

C’est que l’absolutisme individuel qu’il s’agit d’éliminer n’est autre, au fond, que l’absolu transcendantal, dont l’exorbitance dans la spéculation philosophique fait toute la réalité des révélations, de même que son intrusion dans la loi fait la perte des mœurs et la ruine des États.


CHAPITRE VII.

Continuation du même sujet. — La raison publique condition et fondement de la foi publique.

XLI

Mais, dit-on, la distinction de la raison particulière et de la raison collective soulève plus de difficultés qu’elle n’en peut résoudre.

Suffit-il, d’abord, de crier à l’individualisme, pour en conclure une soi-disant raison générale, dont on ne peut se faire une idée que par une sorte de castration de l’entendement ; comme si la séparation abstraite des attributs, de l’entendement produisait deux sortes d’intelligences ? Suffit-il de réaliser une métaphore pour jeter bas tout ce que la raison des peuples a créé d’institutions, et arracher à la civilisation, déjà si compromise, ses vieux, ses éternels fondements ? L’élimination de l’absolu n’est qu’une négation, après tout : c’est le sacrifice de l’intérêt propre, recommandé au nom de la charité par l’Évangile, exigé, en certains cas, par la Justice. Il faut autre chose pour faire croire à la réalité de la raison collective. Quel est l’ensemble de ses idées ? ce qui revient à dire, quel est le système qu’au nom de cette raison l’on propose d’établir à la place de l’ancien ordre de choses ?

Allons plus loin. Quand même, au nom des idées nouvelles, le système des rapports sociaux aurait été renouvelé de fond en comble, serait-ce un motif d’admettre dans le corps social, comme réalité noologique ou psychique, une intelligence sui generis, de la même manière que nous reconnaissons dans l’être vivant, homme ou animal, une pensée, un instinct, une intelligence ? Passe pour la force de collectivité, résultant du rapport de coopération et de commutation des forces particulières ; mais une intelligence de collectivité, une âme sociale, le sens intime y répugne. Où la loger ? Qui l’exprimera ? Allons-nous créer un vicariat, un sacerdoce, à cet autre Logos ? Après avoir détruit en nous cette double conscience tant reprochée à la religion, allons-nous la recréer par cette raison collective, dont les prescriptions ont tant de peine à pénétrer dans la raison particulière ? Au lieu d’assurer par cet échafaudage la foi publique, ne sera-ce pas nous jeter dans une autre hypocrisie ?

Telles sont les difficultés. Le système de la raison publique, sa réalité, son organisme, sa nécessité pour la garantie de la foi publique, c’est-à-dire sa fin : voilà ce que je vais tâcher d’éclaircir le plus brièvement qu’il se pourra.

XLII

I. Système de la raison publique, ou système social.

Que de fois ne me suis-je pas entendu adresser ce compliment que la critique jalouse se hâterait, pour l’honneur du siècle, de retirer, si elle en comprenait la portée : Vous êtes un admirable destructeur ; mais vous ne construisez rien. Vous jetez les gens à la rue, et vous ne leur offrez pas le moindre abri. Que mettez-vous à la place de la religion ? Que mettez-vous à la place du gouvernement ? Que mettez-vous à la place de la propriété ?… On me dit à présent : Que mettez-vous à la place de cette raison individuelle, dont, pour le besoin de votre cause, vous êtes réduit à nier la suffisance ?

Rien, mon bonhomme ; car j’entends ne supprimer rien de ce dont j’ai fait si résolument la critique. Je ne me flatte que de deux choses : c’est, en premier lieu, de vous apprendre à mettre chaque chose à sa place, après l’avoir expurgée de l’absolu et balancée avec les autres choses ; ensuite, de vous montrer que les choses que vous connaissez, et que vous avez tant de peur de perdre, ne sont pas les seules qui existent, et qu’il en est de plus considérables encore dont vous avez à tenir compte. De ce nombre est la raison collective.

On demande le vrai système, le système naturel, rationnel, légitime, de la société, puisqu’aucun de ceux qui ont été essayés ne résiste à l’action secrète qui le désorganise. Ç’a été la préoccupation constante des philosophes socialistes, depuis le mythologique Minos jusqu’au directeur des Icariens. Comme on n’avait aucune idée positive ni de la Justice, ni de l’ordre économique, ni de la dynamique sociale, ni des conditions de la certitude philosophique, on s’est fait une idée monstrueuse de l’être social : on l’a comparé à un grand organisme, créé selon une formule d’hiérarchie qui, antérieurement à la Justice, constituait sa loi propre et la condition même de son existence ; c’était comme un animal d’une espèce mystérieuse, mais qui, à l’instar de tous les animaux connus, devait avoir une tête, un cœur, des nerfs, des dents, des pieds, etc. De cette chimère d’organisme, que tous se sont évertués à découvrir, on déduisait ensuite la Justice, c’est-à-dire qu’on faisait sortir la morale d’une physiologie, ou, comme on dit aujourd’hui, le droit du devoir, de sorte que la Justice se trouvait toujours placée hors de la conscience, la liberté soumise au fatalisme, et l’humanité déchue.

J’ai réfuté d’avance toutes ces imaginations, en exposant les faits et les principes qui les écartent à jamais.

En ce qui touche la substantialité et l’organisation de l’être social, j’ai montré la première dans ce surcroît de puissance effective qui est propre au groupe, et qui excède la somme des forces individuelles qui le composent ; j’ai donné la loi de la seconde, en faisant voir qu’elle se réduit à une suite de pondérations des forces, des services et des produits, ce qui fait du système social une équation générale, une balance.

En tant qu’organisme, la société, l’être moral par excellence, diffère donc essentiellement des êtres vivants, en qui la subordination des organes est la loi même de l’existence. C’est pourquoi la société répugne à toute idée d’hiérarchie, ainsi que le fait entendre la formule : Tous les hommes sont égaux en dignité par la nature, et doivent devenir équivalents de conditions par le travail et la Justice.

Or, telle est l’organisation d’un être, telle sera sa raison : c’est pourquoi, tandis que la raison de l’individu affecte la forme d’une genèse, comme on peut le voir par toutes les théogonies, les gnoses, les constitutions politiques, la syllogistique ; la raison collective se réduit, comme l’algèbre, par l’élimination de l’absolu, à un système de résolutions et d’équations, ce qui revient à dire qu’il n’y a véritablement pas, pour la société, de système.

Ce n’est pas un système, en effet, dans le sens qu’on attache ordinairement à ce mot, qu’un ordre dans lequel tous les rapports sont des rapports d’égalité ; où il n’existe ni primauté, ni obédience, ni centre de gravité ou de direction où la seule loi est que tout se soumette à la Justice, c’est-à-dire à l’équilibre.

Les mathématiques forment-elles un système ? Il ne tombe dans l’esprit de personne de le dire. Si dans un traité de mathématiques quelque trace de systématisation se décèle, elle est du fait de l’auteur ; elle ne vient point de la science même. Il en est ainsi de la raison sociale.

Deux hommes se rencontrent, reconnaissent leur dignité, constatent le surcroît de bénéfice qui résulterait pour tous deux du concert de leurs industries, et se garantissent en conséquence l’égalité, ce qui revient à dire, l’économie. Voilà tout le système social : une puissance de collectivité, une équation.

Deux familles, deux cités, deux provinces, contractent sur le même pied : il n’y a toujours que ces deux choses, une puissance de collectivité et une équation. Il impliquerait contradiction, violation de la Justice, qu’il y eût autre chose.

C’est pour cela que toute institution, tout décret qui ne relève pas exclusivement de la Justice et de l’égalité, succombe bientôt aux attaques de la critique, aux incursions du libre examen.

Car, de même que dans la nature toute existence peut être récusée par l’homme au nom de sa dignité et de sa liberté, de même dans la société tout établissement peut être par lui récusé au nom de la Justice ; il n’y a que la Justice qui ne puisse être récusée au nom de rien.

La Justice est inamovible, immodifiable, éternelle ; tout le reste est transitoire.

Et voilà comment les religions, les constitutions politiques, les utopies de toute espèce, imaginées pour la conciliation de l’intérêt individuel et de l’intérêt collectif, mais ayant toutes la prétention de partir de plus haut que la Justice, de faire plus ou mieux que la Justice, de se servir de la Justice au lieu de la servir elle-même, ont fini par être trouvées toutes contraires à la Justice, et au nom de la Justice éliminées. Ce sont des créations de l’absolutisme individuel, déguisées sous le masque de la divinité.

Et il en sera de même aussi longtemps que la pensée de l’absolu restera prépondérante dans le gouvernement des sociétés. Il n’est combinaison de la force et de la ruse, de la superstition et du machiavélisme, de l’aristocratie et de la misère, qui puisse avoir définitivement raison de la Justice. Et si cette Justice est armée de la critique, si vous lui donnez pour appariteur la discussion quotidienne, universelle, des institutions et des idées, des jugements et des actes, la conspiration ne saurait tenir un instant. Au grand jour de la controverse, les monstres que le scepticisme et la tyrannie enfantent seront forcés de fuir et de cacher sous terre leurs faces ridicules.

Autre est donc la raison individuelle, absolutiste, procédant par genèses et syllogismes, tendant constamment, par la subordination des personnes, des fonctions, des caractères, à systématiser la société ; et autre la raison collective, faisant partout élimination de l’absolu, procédant invariablement par équations, et niant énergiquement, quant à la société qu’elle représente, tout système. Incompatibilité de formes, antagonisme de tendances : que veut-on de plus pour affirmer la distinction de ces deux natures ?

XLIII

II. Réalité de la raison publique.

Mais quelle idée se faire de cette raison collective, qui résiste avec tant de force et un succès si complet aux fantaisies de la raison individuelle ? Est-ce une âme, un esprit, une entéléchie, quelque chose comme ce que nous imaginons quand nous parlons de l’esprit divin, des intelligences célestes, de notre âme immatérielle et immortelle ?

Et pourquoi non, si notre entendement ne peut concevoir autrement la chose ? L’intelligence est partout, latente ou consciente, avons-nous observé plus haut. Ce que disait en autres termes ce philosophe : L’esprit dort dans la pierre, rêve dans l’animal, raisonne dans l’homme. Pourquoi ne raisonnerait-il pas aussi dans l’humanité ?…

Mais écartons ces conceptions absolutistes. Ce n’est pas ainsi que la Révolution, s’exposant elle-même, doit poser sa raison et procéder à la discipline des idées.

Dès lors qu’elle rejette de son programme les confessions de foi religieuse et toutes les inventions de la philosophie transcendante, révélation, dogme, autorité, hiérarchie, église, discipline ; dès lors qu’elle repousse le spiritualisme cartésien au même titre que le matérialisme d’Épicure, elle ne peut concevoir la Raison publique comme une entité métaphysique à part, un Logos antérieur et supérieur, mais comme la résultante de toutes les raisons ou idées particulières, dont les inégalités, provenant de la conception de l’absolu et de son affirmation égoïste, se compensent par leur critique réciproque et s’annulent.

Une raison qui résulte, dites-vous, est comme un esprit qui se compose, ou une âme formée de parties : cela répugne au sentiment que nous avons de l’unité, de la simplicité, de l’identité de notre moi.

Raisonnerez-vous toujours de l’absolu comme si vous en aviez une connaissance démonstrative et empirique ? Que savez-vous de votre moi et de sa simplicité, âme simple que vous êtes ? Et parce que vous vous concevez gratuitement, sans preuve aucune, par la seule vertu de votre absolutisme, comme sujet simple, s’ensuit-il que vous ne puissiez et ne deviez vous concevoir également, lorsque l’explication des faits le requiert, comme une résultante ?

De même que nous avons vu le concours des forces produire une résultante différente en qualité des forces qui la composent et supérieure à leur somme,

De même le conflit des opinions engendre une raison différente de qualité et supérieure en puissance à la somme de toutes les raisons particulières qui par leur contradiction la produisent.

Je dis différente de qualité : c’est prouvé par l’antagonisme des deux raisons. J’ajoute supérieure en puissance : le progrès de la société le démontre.

Si grande, en effet, que vous fassiez la raison de l’individu, toujours elle sera mêlée d’éléments passionnels, égoïstes, transcendantaux, en un mot absolutistes. Cela s’observe dans les mouvements de la multitude, les préjugés nationaux, les haines de peuple à peuple, si souvent décorées du nom de patriotisme : toutes choses qui ne sont que de l’absolutisme individuel, multiplié par le nombre des coquilles d’huîtres qui l’expriment. C’est par là que le genre humain a été victime si longtemps d’institutions et d’idées qui semblaient recevoir leur autorité de la Raison publique, en qui se révélait, pensait-on, la volonté des dieux, tandis qu’elles n’étaient que de monstrueuses excroissances de la raison individuelle.

Or, nous voyons la raison collective détruire incessamment, par ses équations, le système formé par la coalition des raisons particulières : donc elle n’en est pas seulement différente, elle leur est supérieure à toutes, et sa supériorité lui vient justement de ce que l’absolu, qui tient une si grande place chez les autres, devant elle s’évanouit.

Convenons donc que la raison collective n’est pas un vain mot : c’est d’abord et indubitablement un rapport. Or, comme le rapport ou la raison des choses est en toute chose le fait capital, la plus haute réalité, je dis que la raison collective résultant de l’antagonisme des raisons particulières, comme la puissance publique résulte du concours des forces individuelles, est une réalité au même titre que cette puissance ; et puisqu’elles se réunissent dans la même collectivité, j’en conclus qu’elles forment les deux attributs essentiels du même être, la raison et la force.

C’est cette Raison collective, théorique et pratique à la fois, qui depuis trois siècles a commencé de dominer le monde et de pousser dans la voie du progrès la civilisation ; c’est elle qui a fait prévaloir le principe de tolérance religieuse, créé le droit public et le droit des gens, jeté les fondements de la confédération européenne, déclaré l’égalité devant la loi, rendu la philosophie aussi sacrée que la religion elle-même. C’est elle que les tribunaux et les corps savants s’efforcent d’exprimer dans leur style, et que tout écrivain, tout artiste, après avoir dans la composition de son œuvre donné carrière à sa subjectivité, invoque en dernier ressort.

C’est elle que nos pères, dans un jour d’enthousiasme, firent monter sur l’autel du Christ et saluèrent comme leur déesse et leur reine : En Dii tui, Israël ! Non que cette figure représentât à leurs yeux une âme du monde, un génie, un Verbe, un Esprit, un Dieu, comme celui dont les empereurs et les papes se dirent les hérauts : il y a l’infini entre la Raison de 93 et l’Être suprême de 94. C’était l’Humanité, juste, intelligente et libre, qu’ils posaient à la place de la vieille idole. Il n’y a rien là-haut, disait avec un geste magnifique ce jeune ouvrier que la police correctionnelle condamna l’an passé pour délit de société secrète ; je crois à la Justice. Ainsi la Révolution disait aux peuples, en leur montrant, la liberté sous les traits de la femme : « Il n’y a rien là-haut que ce que vous y avez mis, c’est-à-dire vous-mêmes. Hommes, relevez-vous ; saluez la liberté et croyez à la Justice. »

Hélas ! ce ne fut qu’un éclair : la Révolution n’était pas en nombre. Le fanatisme, la sottise envieuse et bavarde, étaient les maîtres. La Raison déifiée fut par l’imbécile messie de Catherine Théot déclarée suspecte, et le Suprême fit éclipser la liberté.

XLIV

III. Organisme de la raison publique.

L’idée de l’absolu s’étant réalisée dans toutes les créations de l’ancien régime, l’idée de la Justice doit se réaliser de même dans toutes les institutions du nouveau.

Vous demandez quel est l’organe de la raison collective ?

Naturellement ce ne peut pas être l’individu, bien que l’individu soit capable, par l’habitude de la dialectique et par la pratique de la Justice, d’exprimer avec plus ou moins de bonheur la pensée générale. Trop d’absolutisme se mêle aux œuvres de la personnalité pour qu’elle puisse être jamais prise pour arbitre du droit.

L’organe de la raison collective est le même que celui de la force collective : c’est le groupe travailleur, instructeur ; la compagnie industrielle, savante, artiste ; les académies, écoles, municipalités ; c’est l’assemblée nationale, le club, le jury ; toute réunion d’hommes, en un mot, formée pour la discussion des idées et la recherche du droit : Ubicumque fuerint duo vel tres congregati in nomine meo, ibi sum in medio eorum.

Une seule précaution est à prendre : c’est de s’assurer que la collectivité interrogée ne vote pas, comme un homme, en vertu d’un sentiment particulier devenu commun ; ce qui n’aboutirait qu’à une immense escroquerie, ainsi qu’il se peut voir dans la plupart des jugements populaires.

Posons donc ce principe : L’impersonnalité de la raison publique suppose pour organe la plus grande multiplicité possible. Et c’est seulement afin d’assurer cette impersonnalité qu’il peut être à propos de créer, pour la police des débats et la garde de l’opinion, une commission spéciale. Combien de fois, hélas ! depuis soixante ans, n’avons-nous pas eu lieu de reconnaître l’inanité de la sauvegarde publique, quand elle n’a pas pour organe un pouvoir chargé de la représenter et d’agir d’office en son nom, comme le ministère public est chargé, au nom de la sûreté générale, de la répression des délits et des crimes ?

Si nos académies avaient retenu l’esprit de leur origine, si elles avaient la moindre idée de leur mission, si l’hypocrisie de la transcendance n’avait pas faussé leur conscience autant que leur entendement, rien ne leur serait plus aisé que d’assumer sur les œuvres de l’intelligence cette haute juridiction. Il n’est pas plus difficile de démêler dans un livre d’histoire, d’économie, de politique, de morale, de littérature, ce qui vient d’une raison légitime d’avec ce qui est le produit du mysticisme, que de le signaler dans les choses de la physique et de l’histoire naturelle.

Elles diraient à la jeunesse :

« Jusqu’à la Révolution française, la philosophie sociale n’a possédé que des maximes de simple intuition, quelques-unes très-belles, d’autres, en plus grand nombre, douteuses, la plus grande partie malsaines, toutes dépourvues de principe, de lien, de méthode ; sujettes d’ailleurs à toutes les exceptions de l’égoïsme, à toutes les contradictions du privilége, aux violations sans fin de la raison d’Église et de la raison d’État.

« Les institutions du consentement tacite et universel ont été le piége de la liberté ; la morale des nations a été la honte des nations. L’Évangile même ne saurait ici trouver grâce : plus qu’aucun autre code il incline à l’absolutisme ; et plus il a su émouvoir, par sa charité et son mépris de la richesse, le cœur du travailleur, plus sûrement il est devenu pour le travail une cause de réprobation et de servitude.

« Jeunes écrivains, le juste et le vrai sont deux termes auxquels toute raison particulière aspire avec force, mais qui ne sont donnés avec plénitude que dans la raison collective, dont la logique et l’expérience s’accordent à démontrer l’incompatibilité avec l’absolu.

« Jamais donc vous ne supposerez dans vos écrits, comme réalité positive, nécessaire à l’intelligence et à la sanction de la Justice ; jamais vous n’admettrez dans vos définitions et vos théorèmes, qui tous doivent porter exclusivement sur des faits et des rapports, ni, Dieu, ni âme, ni esprit, ni matière, ni ange, ni démon, ni paradis, ni enfer, ni création, ni résurrection, ni métempsycose, ni révélation, ni miracle, ni sacrement, ni prière, rien enfin qui implique une existence de l’absolu séparé du phénomène, une manifestation en soi de l’absolu.

« Ce serait superstition pure, la mort de la science, de la morale et de l’art.

« Il se peut, il est rationnel de penser, d’après la marche des sciences, qui nous révèle sans cesse de nouvelles essences, de nouveaux absolus ; il se peut, disons-nous, que Dieu, l’absolu des absolus, pas plus que la matière dont l’univers est formé, ne soit un pur néant : c’est une hypothèse qu’il serait d’une égale faiblesse d’esprit de nier ou d’admettre, et c’est déjà le signe d’une raison malade de s’en préoccuper. Ce qui est certain, c’est que cet absolu qui, sous le nom de Dieu, nature, force créatrice, se présente sans cesse dans le discours pour la commodité de l’exposition, n’existe pas pour la science en dehors de la phénoménalité universelle ; que hors de cette phénoménalité il doit être compté par le philosophe comme rien, par le jurisconsulte comme moins que rien, par l’écrivain et l’artiste comme le fantôme de rien.

« L’absolu, dans le ciel de l’intelligence, joue le même rôle que les comètes dans le ciel de la nature. On sait aujourd’hui que ces prétendus astres, qui effrayèrent si longtemps les populations superstitieuses, dont la rencontre, suivant Buffon, aurait détaché, comme des éclaboussures, les planètes du soleil, et causé plus tard les cataclysmes de notre petit globe, se réduisent à d’immenses bulles de vapeur gonflées par l’éther qui les charrie, et dont l’enveloppe, de plusieurs centaines de mille lieues de circonférence, n’a peut-être pas un dixième de millimètre d’épaisseur. Plus elles sont légères et transparentes, plus elles brillent et étonnent, jusqu’à ce qu’elles éclatent, laissant à peine de leur figure épouvantable quelques gouttes de liquide perdu dans l’espace.

« La métaphysique, ou philosophie transcendante, ainsi nommée parce qu’elle a pour objet d’expliquer la formation des idées absolues, nous enseigne en même temps à nous défier de l’absolu. Sous ce rapport, elle peut être considérée comme la médecine préventive de l’intelligence : ce n’est plus qu’une jonglerie, dès qu’elle affecte des prétentions d’un autre ordre… »

Ai-je trop dit ? La parité n’est-elle pas exacte ?

Pourquoi le magnétisme animal, les esprits frappeurs, les tables tournantes, n’ont-ils pu se faire ouvrir la porte de l’Institut ? Il n’y en a pas d’autre raison que celle indiquée par M. Babinet : c’est que ces prétendus phénomènes n’obéissent point à l’observateur ; c’est de la magie, de la superstition, une sorte d’évocation de l’absolu. Le soupçon d’absolu dans une expérience suffit, et avec raison, pour écarter le soi-disant expérimentateur. Il n’est plus de la compétence de l’Académie ; il n’est justiciable que de M. Lélut ou de M. Zangiacomi.

Pourquoi, au contraire, dès qu’il s’agit de philosophie morale, les rapsodies religieuses, les histoires sacrées, les relations de miracles, trouvent-elles dans ce même Institut un favorable accueil ? Pourquoi ce qui est dédaigné, conspué, voué au cabanon par MM. de l’Institut, chez les adeptes de la sorcellerie moderne, est-il loué, récompensé, couronné, chez les apologistes de la foi ? Sur quoi fondés établissent-ils entre ceux-ci et ceux-là une différence ?

Nous sommes vis-à-vis de l’absolu en état de guerre. Jusqu’à ce que l’humanité ait secoué cette terreur, il est du droit et du devoir de la Révolution d’en poursuivre partout les vestiges et d’en neutraliser l’influence. Notre moralité et notre progrès en dépendent. D’autres, en haine de l’Église, dont la conduite après 1848 a trompé leur attente, voteront la suppression du budget des cultes : satisfaction promise à la Révolution, dont je n’ai plus à m’occuper. Je demande que le lendemain de ce vote on n’ouvre pas un crédit pour la célébration de quelque fête à l’Être suprême ; je demande que la foi théologique reste à l’avenir dans le cœur des croyants, devenus pour tout de bon, selon la parole de l’Évangile, adorateurs en esprit. Quant à la multitude, la seule religion qui lui convienne désormais est celle de sa propre dignité. Apprenons-lui, à cette multitude trop longtemps avilie, que l’idée de Dieu lui fut donnée comme allégorie de la Justice ; et Dieu et la Justice y gagneront tous deux, le premier de mériter enfin notre estime, la seconde de n’être plus tenue en échec par sa soi-disant caution.

XLV

IV. La raison publique, seule garantie de la foi publique.

Où l’absolu règne, où l’autorité pèse sur l’opinion, où l’idée d’une essence surnaturelle sert de baser à la morale, où la raison d’État prime tous les rapports sociaux, il est inévitable que la dévotion à cette essence, l’autorité qui la représente, les exceptions qu’elle crée au droit et au devoir, les intérêts qu’elle fait naître, l’emportent dans les cœurs sur le respect de la foi publique : ce qui veut dire que, comme la raison publique est faussée, la foi publique est nulle.

Ceci est le dernier degré de dépravation auquel puisse descendre une société.

C’est déjà un mal bien grand, et nos précédentes Études ont servi à le faire comprendre, quand, par suite de l’invasion de l’absolu, toute Justice se trouve détruite dans les relations humaines, dans l’économie, le gouvernement, l’éducation, le travail.

Mais l’immoralité ne s’arrête pas là : dans une société livrée de fait au probabilisme, la fidélité aux engagements, la constance dans les maximes et la conduite, deviennent de plus en plus rares ; en sorte qu’à l’iniquité générale des situations se joignent, avec ce qu’ils ont de plus odieux, le mensonge, la trahison, la vénalité, et par contre-coup, le soupçon injuste et la calomnie.

Qui pourrait vivre dans une société d’où toute foi serait bannie ? Or, quand la foi publique fut-elle plus indignement violée, le mépris des principes et des serments pratiqué sur une plus grande échelle que depuis la Révolution ?…

Fruit de la Révolution, répondent nos adversaires. — Oui, comme l’apostasie et l’hérésie furent le fruit de l’Évangile…

Laissons les récriminations vaines, qui tendraient à rendre la vérité responsable du mensonge, la Vertu solidaire du crime. La cause de cette détresse des consciences, dont les soixante-dix dernières années nous ont donné tant de fois le honteux spectacle, vient de l’adultération des idées par cette religion de l’absolu, dont les divers organes de la Révolution ne surent jamais entièrement se défaire.

Lorsqu’à la suite des journées de juillet 1830, il fut écrit dans la nouvelle Charte qu’il n’y avait plus de religion d’État, tout le monde comprit de suite la portée de cet amendement. L’absolu théologique disparaissant de la Constitution, il ne pouvait plus exister de ce chef, dans le corps politique, ni partis, ni antagonisme, partant plus d’hypocrisie ni d’apostasie, pas plus que de favoritisme ou de martyre. Rien à gagner ou à perdre, devant l’État, à suivre telle religion plutôt que telle autre, pas même une mauvaise note à qui n’en professerait aucune. La constance dans la foi ou la défection, relativement à la chose publique, était un non-sens. La trahison ne pouvait plus exister qu’entre zélateurs du même culte et pour les choses de ce culte ; hors de son église, s’il appartenait à une église, le citoyen n’était tenu que d’être honnête homme.

Or, ce que la Révolution a fait pour l’absolu théologique, elle tend à le faire pour l’absolu politique et économique : c’est-à-dire que, s’élevant elle-même au-dessus de toute forme extérieure de gouvernement, comme de toute classification territoriale et industrielle, elle tend à assurer la liberté et le bien-être de tous par l’équation des rapports, ce que nous avons nommé ailleurs balance des services et des produits.

Ce que la Révolution cherche comme son objet propre étant donc le rapport ou la raison des choses, l’équilibre des forces et des intérêts, en un mot le droit pur, abstraction faite de tout élément absolutiste, les opinions extra-juridiques, en fait de gouvernement et d’organisation sociale, tombent devant elle comme les opinions religieuses ; elle ne s’en inquiète nullement. Elle professe à l’égard des partis et des écoles, toujours formés dans un but absolutiste, et qu’elle n’a garde d’ailleurs d’interdire, puisqu’ils constituent la vie même de la société, elle professe, dis-je, la même impartialité ou indifférence qu’à l’égard des églises : le seul point sur lequel elle se montre intolérante est le respect de la Justice, qu’elle représente exclusivement.

Dans ces conditions, la foi publique est assurée, au moins en ce qui touche les intérêts généraux du pays. Dès lors, en effet, que le gouvernement se borne à déterminer et assurer des rapports, sans acception d’opinions et de partis, il n’y a plus, pour lui ni pour personne, de trahison à craindre, pas plus que de serment à exiger.

Je vais plus loin : je dis que du jour où la démocratie, devançant les événements, aura ainsi défini sa pensée et son objet, il est impossible qu’elle n’absorbe pas bientôt la masse de la nation, et qu’elle compte encore des défectionnaires. Organe du droit pur, de la science pure, comment perdrait-elle un seul adhérent ?

Un homme ne transige pas sur une question scientifique, une formule de géométrie : ce serait comme un faux en écriture publique, un crime pour lequel sa conscience ne trouverait pas d’excuse. On ne transige que sur des questions d’absolu, telles que sont, pour l’immense majorité des hommes, les choses de la politique, de l’économie et de la morale. Toute apostasie est ainsi préparée par un probabilisme latent, que fera bientôt surgir la tentation des intérêts, et dans lequel l’apostat trouve toujours ce prétexte, que, l’erreur étant d’un côté autant que de l’autre, il est maître de ses engagements.

Comment les jacobins, ces épurateurs éternels, devinrent-ils, après le coup d’État de brumaire, presque tous apostats ? C’est qu’avec leur spiritualisme, leur Être Suprême, leur république une et indivisible, leur propriété romaine, leur souveraineté du peuple, et toutes leurs entités métaphysiques renouvelées de l’ancien régime, ils juraient, non par la Justice et la Vérité, mais par l’Absolu. Il leur eût fallu une grâce spéciale pour rester quand même dans leur républicanisme. Bonaparte se couronnait empereur, faisait disparaître une à une toutes les libertés : ils affectaient de ne voir en lui que l’homme de la démocratie ; c’était, disaient-ils, l’épée de la Révolution !

Mais Mirabeau, dont le jacobinisme voudrait effacer le nom de nos fastes révolutionnaires, Mirabeau, pensionnaire secret de Louis XVI, ne fut point apostat. On peut l’accuser d’inconduite et désapprouver une tactique dans laquelle entrait la stipulation de ses intérêts personnels ; il ne vendit pas sa pensée et sa conscience ; il ne se prosterna jamais devant l’absolu ; il le força, au contraire, de ployer devant son programme, qui n’était autre que la Révolution pour principe avec la monarchie constitutionnelle pour organe. Mirabeau voulait fortement une chose, dans laquelle l’absolu n’entrait réellement pour rien : l’unité monarchique, comme résultante de la pondération des forces sociales. Le nom de Mirabeau est synonyme de monarchie domptée : il n’y paraît nulle part autant que dans sa correspondance avec M. de la Marck. Les événements ont depuis justifié les prévisions de Mirabeau : rien, d’abord, n’a pu s’établir en France contre la Révolution ; et quant à la constitution du pouvoir, de tous les gouvernements qui se sont succédé parmi nous jusqu’à ce jour, celui qui a le plus mal servi la liberté et l’égalité a été celui des républicains.

XLVI

Descendons de ces hauteurs. Il y a loin de mon individualité chétive à celle de Mirabeau ; je n’ai pas plus la puissance de ses vices que la puissance de son génie. Mais il est une vertu modeste qui sied aux petites gens, c’est la franchise ; et je tiens à ce qu’amis et ennemis sachent, le cas échéant, sur quelles données ils devront instruire mon procès.

Je trouve dans ma biographie cette espèce d’éloge, dont l’expression trahit suffisamment l’origine :

« Renonçant à poursuivre Proudhon, les ministres de Louis-Philippe cherchèrent à le séduire. C’était dans les mœurs gouvernementales du jour. On lui offrit une chaire à son choix, chaire d’histoire ou d’économie politique. Pierre-Joseph, comme on le devine fort bien, se donna la gloire de trancher de l’incorruptible. »

Non, Monseigneur, je n’ai pas tranché de l’incorruptible, attendu qu’on ne m’offrit jamais de chaire, et que personne du gouvernement de Louis-Philippe ne tenta de me séduire. Cette déclaration très-sincère diminuera sans doute de ma gloire dans l’opinion de certaines gens ; soit, j’aime mieux cela. J’ajouterai même, pour l’entière édification de mes lecteurs, que si, en 1843, le gouvernement de Louis-Philippe, à qui M. le préfet de police Delessert m’avait signalé comme un homme dangereux, m’eût offert une chaire d’économie politique, j’aurais accepté, quitte à donner ma démission, comme Michelet et Quinet, le jour où ma parole n’eût plus été libre.

J’en dis autant de la prétendue tentative d’acheter ma conscience moyennant une place de rédacteur du journal de la préfecture.

Toutes ces histoires de corruption pratiquée sur des hommes de doctrine, dont se repaît l’imagination populaire, sont l’effet de la mauvaise conscience créée et entretenue par le vieil esprit chrétien.

En 1843, je n’étais pas devenu l’homme d’un parti, j’étais simplement l’homme d’une idée. Et comme le gouvernement de Louis-Philippe, malgré ses tendances fâcheuses, n’avait pas cessé d’appartenir à la Révolution, j’aurais, je l’avoue, regardé comme du plus heureux augure l’offre qui m’aurait été faite par un ministre de développer, sous le couvert du pouvoir, mais bien entendu en dehors de son inspiration et sous ma propre responsabilité, le résultat de mes recherches.

En fait de corruption gouvernementale, je fais profession de croire que le pouvoir ne séduit que ceux qui s’offrent eux-mêmes, des gens qui ne portent pas d’idée, ou qu’une faute secrète livre à sa discrétion. Les uns ni les autres ne valent le prix qu’on en donne ; ils ne servent qu’à la montre, à peu près comme au spectacle les figurants.

Mais l’homme dont le cœur est plein d’une idée, qui ne vit, ne respire que pour cette idée, ne peut être corrompu contre elle, puisque ce serait être corrompu contre lui-même, ce qui implique contradiction. Pour qu’un tel homme trahît ses convictions, il faudrait, je le répète, de deux choses l’une : ou qu’il y fût contraint par la honte d’une plus grande infamie, ou qu’il existât en lui une religion supérieure à l’idée, ce qui sort de l’hypothèse.

Il est, je le sais, des hommes de plume et de langue assez infatués de leur faconde pour s’imaginer qu’ils font à volonté le vrai et le faux ; qui se flattent, comme les sophistes, de plaider tour à tour le blanc et le noir, et de gagner toutes les causes. Ces artistes, que les partis indemnisent et que les gouvernements achètent, ne savent le plus souvent ce dont ils parlent, et n’ont pas d’idées ; leur talent ne fait illusion qu’aux aveugles ; et le jour où ils changent de maître, ils rendent service à la cause qu’ils désertent et qu’ils purgent, sans profit pour le nouvel acquéreur ni pour eux-mêmes.

XLVII

Que les hommes qui de nos jours apportent à la démocratie le concours de leurs convictions religieuses y réfléchissent : abstraction faite de la solidité de leur vertu, que je ne mettrai jamais en doute, ils sont, par leur religion même, dans l’occasion toujours prochaine du péché.

Le christianisme, qui ne croit pas à la vertu humaine ; qui n’admet la science libre que sous bénéfice de conciliation avec la foi ; qui ne voit dans les idées trouvées par la raison que des probabilités, de pures fantaisies, indignes par elles-mêmes de la considération de l’esprit ; qui prétend les faire servir toutes, bonnes et mauvaises, à ses desseins ; qui trouve habile, en conséquence, d’avoir dans toutes les écoles, dans tous les gouvernements, des hommes à lui, de s’allier à toutes les causes, de fraterniser avec toutes les opinions, d’organiser sa propagande sous tous les drapeaux ; qui jure tantôt par la Constitution et tantôt contre la Constitution ; qui prêche la croisade en faveur de l’Islam, après l’avoir prêchée pendant douze siècles contre l’Islam ; qui, en 1855, canonise la Pucelle, brûlée par lui en 1431 ; qui un jour défend le prêt à intérêt, et un autre jour soutient le prêt à intérêt ; qui dans la même chaire tonne contre l’exploitation bourgeoise, et puis fulmine contre l’insoumission du prolétaire ; le christianisme qui appelle liberté tout ce zigzag, et s’en sert comme d’un carreau contre la liberté ; le christianisme, dis-je, croit naturellement à la corruption des consciences ; il croit que l’idée est vénale ; il ne peut pas ne le pas croire, puisque toute idée autre que la conception de l’absolu est vaine à ses yeux, matière à dispute, sujette au doute, aux restrictions, aux transactions, par conséquent viciée dans son principe, suspecte à elle-même, et toujours dans la disposition de se sacrifier sur l’autel de la religion ou de l’intérêt.

Sans doute il est des âmes que la moindre indélicatesse révolte et qui croiraient outrager leur religion s’ils lui demandaient l’excuse de leur inconstance ; mais la multitude ne prend pas pour modèles ces types chevaleresques, et c’est pour la multitude que sont faites les institutions. Qui ne sent que les variations populaires seront d’autant plus rares que les idées seront mieux définies, la moyenne vertu hésitant toujours plus devait une proposition scientifiquement établie que devant une proposition qui implique dans ses termes la dévotion à un absolu ?

Nos hommes d’État le comprennent tous : avares pour le peuple d’instruction positive, ils lui prodiguent la religion ; d’autant plus hostiles contre l’idée, qu’ils ne connaissent qu’elle d’incorruptible.

Encore un apologue, et je termine.

En 1853, après le rétablissement de l’empire, j’eus occasion de voir le ministre de l’intérieur, M. de Persigny. Il s’agissait d’une affaire administrative dont je n’ai pas à entretenir le lecteur. M. de Persigny m’accueillit avec bienveillance ; puis, la question qui faisait l’objet de ma visite épuisée, entra en propos. — Comment vous, monsieur Proudhon, me dit-il, n’avez-vous pas compris en 1848 que la tradition napoléonienne serait cent fois plus puissante sur le peuple que la vôtre ? — Je l’ai si bien compris, monsieur le ministre, répondis-je, que c’est précisément à cause de cela que j’ai fait une si vive opposition à Louis Bonaparte. — Je ne vous comprends plus alors ; ne sommes-nous pas aussi la Révolution, la démocratie ? — Non, monsieur le ministre, répliquai-je, vous n’êtes pas la Révolution, vous n’êtes pas la démocratie, vous n’êtes pas même dans la tradition impériale. Vous êtes fatalement, bon gré malgré, une réaction, et vous ne semblez pas vous en apercevoir. Napoléon Ier, cet enfant des circonstances, et que les circonstances réduisirent en définitive, malgré son génie et ses victoires, à jouer le rôle de Monck, n’aurait pas demandé mieux que de jouer celui de Mahomet. Il n’aurait pas chassé l’ange Gabriel et mis la jument Alborak à la porte de ses écuries. Tout en restaurant, faute de mieux, le clergé et les nobles, il s’entourait tant qu’il pouvait des philosophes de la Révolution, des régicides et des terroristes, comme des thermidoriens. Ainsi il faisait entrer au sénat Volney, l’auteur des Ruines. Volney, monsieur le ministre, c’est mon maître ; Volney, Dupuis, Fréret, Diderot, d’Alembert, Voltaire, les physiocrates, Condillac, Molière, Bayle et Rabelais, voilà mes pères, voilà ma tradition. Voulez-vous me faire sénateur ? J’accepte.

À cette brusque proposition le ministre sourit, me fit un geste d’adieu, et je le quittai, pensant en moi-même que le gouvernement du 2 décembre croyait trop aux idées pour s’y prendre, et que l’Église était mieux son fait : avec elle, il cultive l’absolu. Dieu le protége !