De la manière de négocier avec les souverains/II

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Chapitre II

DE L’UTILITÉ
DES NÉGOTIATIONS.

Chapitre II.[modifier]


P Our bien connoître de quelle utilité peuvent être les negociations, il faut conſiderer que tous les Etats dont l’Europe eſt compoſée, ont entr’eux des liaiſons & des commerces neceſſaires qui font qu’on peut les regarder comme des membres d’une même Republique, & qu’il ne peut preſque point arriver de changement conſiderable en quelques-uns de ſes membres qui ne ſoit capable de troubler le repos de tous les autres.

Les démêlez des moindres Souverains jettent d’ordinaire de la diviſion entre les principales Puiſſances, à cauſe des divers interêts qu’elles y prennent, & de la protection qu’elles donnent aux partis differens & oppoſez ; l’Hiſtoire eſt pleine des ſuites de ces diviſions qui ont eu ſouvent de foibles commençemens, aiſez à étouffer dans leur naiſſance, & qui ont cauſé dans la ſuite des guerres ſanglantes dans les principaux États de la Chrétienté, ces liaiſons & ces dépendances neceſſaires qui ſe trouvent entre ces differens États, obligent les Souverains & ceux qui gouvernent, d’y entretenir ſans ceſſe des Negociateurs pour découvrir tout ce qui s’y paſſe, & pour en être informez avec diligence & avec exactitude ; & l’on peut dire que cette connoiſſance eſt l’une des plus importantes & des plus neceſſaires pour bien gouverner un État ; parce que le repos du dedans dépend des bonnes meſures que l’on prend au-dehors pour y faire des amis capables de s’oppoſer aux deſſeins de ceux qui voudroient entreprendre de le troubler, & qu’il n’y a point d’État ſi puiſſant par lui-même, qui n’ait beſoin d’alliez pour réſiſter aux forces des autres Puiſſances ennemies, ou jalouſes de ſa proſperité, lorſqu’elles s’uniſſent contre lui.

Un Negociateur éclairé & appliqué, ſert non ſeulement à découvrir les projets & les Cabales qui ſe forment contre les intérêts de ſon Prince dans le pays où il negocie, mais encore à les diſſiper en lui donnant les avis neceſſaires pour en empêcher les ſuites ; il eſt aiſé de faire échouër les plus grandes entrepriſes, lorſqu’on les découvre dès leur naiſſance ; & comme elles ont beſoin de pluſieurs reſſorts pour les faire mouvoir, il n’eſt preſque pas poſſible de les cacher à un Negociateur attentif, qui ſe trouve dans les lieux où elles ſe forment.

Un habile Negociateur ſait profiter des diverſes diſpoſitions & des changemens qui arrivent dans le pays où il eſt, non ſeulement pour y traverſer les deſſeins contraires aux intérêts de ſon Prince, mais encore pour y acheminer d’autres deſſeins qui lui ſont avantageux, & il y produit par ſon induſtrie des changemens favorables aux affaires dont il eſt chargé ; une ſeule conjoncture bien miſe en œuvre, eſt capable de récompenſer au centuple le Prince qu’il ſert ; des dépenſes médiocres qu’il y a faites pour être bien inſtruit de ce qui ſe paſſe chez tous ſes voiſins, & les liaiſons que les Negociateurs habiles & bien choiſis font dans les divers pays où il les envoye, ne peuvent manquer de lui être très-utiles à pluſieurs uſages pour le preſent & pour l’avenir.

Si l’on attend à envoyer dans les pays voiſins ou éloignez, qu’il y ſurvienne des affaires importantes, comme lorſqu’il s’agit d’y empêcher la concluſion de quelque Traité avantageux à une Puiſſance ennemie ou jalouſe, ou une Déclaration de guerre contre un allié qui le rendroit inutile par la neceſſité de pourvoir à ſa propre déffenſe ; les Negociateurs qu’on y envoye en ces occaſions preſſantes, n’ont pas le temps de faire les habitudes & les liaiſons neceſſaires, pour changer des reſolutions priſes, à moins qu’ils n’apportent avec eux de grands moyens qui ſont à charge au Prince qui les donne, & qui ſouvent deviennent inutiles lorſqu’on les employe trop tard.

Le Cardinal de Richelieu qu’on peut : propoſer pour modele aux plus grands Politiques, & à qui la France eſt ſi redevable, faiſoit négocier ſans ceſſe en toute ſorte de Pays, & il en a tiré de très-grandes utilitez pour l’État, comme il le témoigne lui-même dans ſon Teſtament politique. Voici en quels termes il en parle :

Les État reçoivent tant d’avantages des Negociations continuelles, lorſqu’elles ſont conduites avec prudence, qu’il n’eſt pas poſſible de le croire ſi on ne le fait par expérience.

J’avaouë que je n’ai connu cette vérité que cinq ou ſix ans après que j’ai été employé dans le maniement des affaires ; mais j’en ai maintenant tant de certitude que j’oſe dire hardiment, que negocier ſans ceſſe, ouvertement ou ſecretement, en tous lieux, encore même qu’on n’en reçoive pas un fruit préſent, & que celui qu’on en peut attendre à l’avenir ne ſoit pas apparent, eſt choſe tout à fait neceſſaire pour le bien des États. Je puis dire avec veritè avoir vû de mon tems changer tout à fait la face des affaires de la France & de la Chrétienté, pour avoir ſous l’autorité di Roi fait pratiquer ce principe juſques alors abſoulement négligé dans ce Royaume.

Il dit enſuite que la lumière naturelle enſeigne à un chacun qu’il faut faire état de ſes voiſins, parce que comme leur voiſinage leur donne lieu de pouvoir nuire, il les met auſſi en état de pouvoir ſervir, ainſi que les dehors d’une place empêchent qu’on n’en puiſſe d’abord approcher les murailles, & Il ajoûte que les mediocre eſprits reſſerent leurs penſées dans l’étenduë des État où ils ſont nez ; mais ceux à qui Dieu a donné plus de lumieres, n’oublient rien pour ſe forrtifier au loin.

Le témoignage de ce grand génie doit être d’autant plus conſideré, que les grandes choſes qu’il a faites par le moyen des negociations, ſont des preuves convainquantes de la vérité de ce qu’il avance[1]. Il ne s’eſt rien paſſè de conſidérable dans l’Europe durant ſon Miniſtère, où il n’ait eu une très-grande part ; & il a été le premier mobile des principales révolutions qui y ſont arrivées.

Il forma le deſſein de celle du Portugal, qui en 1640 ſe remit ſous la domination de l’heritier legitime de cette Couronne ; il profita du mécontentement des Catalans qui ſe ſouleverent la même année, il envoya juſqu’en Afrique negocier avec les Maures : il avoit auparavant travaillé avec ſuccès du côté du Nord, à faire entrer Guſtave Adolphe Roi de Suède dans l’Allemagne, & à la délivrer par ce moyen de la ſervitude de la Maiſon d’Autriche qui y regnoit alors deſpotiquement, qui en dépoſſèdoit les Princes, & qui diſpoſoit de leurs Etats & de leurs dignitez en faveur de ſes amis. & de ſes creatures.

On attribuë encore au Cardinal de Richelieu la revolution qui étoit prête d’arriver en Boheme, par les meſures qui y avoient été priſes pour remettre ce Royaume électif dans ſes anciens droits & pour y faire élire Walſtein Roi, ce qui fut empêché par l’aſſaſſinat de ce Général.

Il forma & il entretint pluſieurs ligues, il acquit à la France dès Alliez conſiderables, qui contribuerent à l’heureux ſuccès de ſes grands deſſeins, & ſur tout à celui d’abaiſſer la puiſſance prodigieuſe de la Maiſon d’Autriche, qui étoit alors ſur le point d’envahir toute l’Europe, ſi la profonde capacité de ce grand Miniſtre & la vaſte étenduë de ſon génie fecond en expediens, ne l’en eût empêché par les negociations qu’il faiſoit faire de toutes parts.

Mais il n’eſt pas neceſſaire d’avoir recours aux exemples paſſez pour connoître ce que peuvent les negociations, nous en voyons tous les jours des effets ſenſibles ; elles cauſent des révolutions ſubites dans de grands Etats, elles arment des Princes & des Nations entieres contre leurs propres intérêts ; elles excitent des ſéditions, des haines, & des jalouſies ; elles forment des ligues & d’autres traitez de diverſe nature entre des Princes & des Etats qui ont des intérêts oppoſez ; elles le détruiſent & rompent les unions les plus étroites, & l’on peut dire que l’art de négocier, bien ou mal conduit, donne la forme bonne ou mauvaiſe aux affaires generales, & à un très-grand nombre de particulieres, & qu’il a plus de pouvoir ſur la conduite des hommes, que toutes les Loix qu’ils ont inventées : parce que quand même ils ſeroient plus religieux qu’ils ne ſont à les obſerver, elles ont laiſſé occaſion à une infinité de démêlez & de prétentions indeciſes qui ne ſe peuvent regler que par des conventions, & que ces conventions tant générales que particulières deviennent plus ou moins avantageuſes à chaque partie intereſſée, à proportion du degré de dexterité des Négociateurs qu’on y employe.

Il eſt donc aiſé de conclure qu’un petit nombre de Négociateurs bien choiſis, & répandus dans les divers États de l’Europe, ſont capables de rendre au Prince ou à l’Etat qui les y envoye de très grands ſervices, qu’ils font ſouvent avec des dépenſes médiocres autant d’effet que des Armées entretenuës, parce qu’ils ſavent faire agir les forces des pais où ils negocient en faveur des interêts du Prince qu’il ſervent, & qu’il n’y a rien de plus utile qu’une diverſion faite bien a propoſ par un Allié voiſin ou éloigné.

Il eſt encore de l’intérêt d’un grand Prince, d’employer des Négociateurs à offrir ſa médiation dans les démêlez qui arrivent entre les Souverains, & à leur procurer la paix par l’autorité de ſon entremiſe, rien n’eſt plus propre à étendre la réputation de ſa puiſſance, & à la faire reſpecter de toutes les Nations.

Un Prince puiſſant qui entretient ſans ceſſe de ſages & d’habiles Négociateurs dans les divers États de l’Europe, & qui y cultive des amis & des intelligences bien choiſies, eſt en état de régler la deſtinée de ſes voiſins, d’y maintenir la paix, ou d’y entretenir la guerre, ſelon ce qui convient à ſes intérêts ; mais comme ces grands effets dépendent particulièrement de la conduite & des qualitez des Négociateurs qui ſont chargez de ce ſoin ; il eſt bon d’examiner en détail celles qui ſont néceſſaires aux Sujets que l’on deſtine à ces ſortes d’emplois.

  1. L’Empereur Ferdinand inveſtit Maximilien Duc de Baviere de la dignité Electorale & du haut Palatinat, dont il avoit dépouillé le Comte Palatin du Rhin ; il dépoſſeda le Duc de Mekelbourg de ſon Etat, & le donna au Comte de Walftein, Général de ſes Armees.