De la manière de négocier avec les souverains/IX

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Chapitre IX
DES PRIVILEGES
DES
MINISTRES ETRANGERS.



Chapitre IX.[modifier]



TOus les Ambaſſadeurs, les Envoyez & les Reſidens ont droit de faire librement dans leurs maiſons l’exercice de la Religion du Prinçe ou de l’Etat qu’ils ſervent, & d’y admettre tous les ſujets du même Prince qui ſe trouvent dans le pais où ils reſident. Ces Miniſtres ne ſont point ſoumis à la Juridiction des Juges du pais de leur reſidence, & leur maiſon doit être exempte de la Viſite de ces juges, & des Officiers qui en dependent, étant regardée comme la maiſon du Souverain dont ils ſont les Miniſtres, & comme un azile en cette qualité.

On ne peut aſſez blâmer les Miniſtres Étrangers qui abuſent de ce droit d’azile, en retirant chez eux des ſcelerats & des bandits condamnez à mort pour des crimes atroces ; & qui font un indigne trafic de la protection qu’ils leur donnent. Un ſage & habile Miniſtre ne doit pas compromettre l’autorité de ſon Maître en de pareilles occaſions, & pour une cauſe auſſi odieuſe que l’eſt celle d’établir l’immunité des crimes dans le pays où il ſe trouve ; il lui doit ſuffire que ſon droit d’azile ſoit reconnu & ne ſoit point violé ; mais il n’en doit pas faire uſage que dans des occaſions importantes au ſervice de ſon Maître, & jamais pour ſon profit particulier.

Un Prince ou une Republique ne doit pas auſſi permettre que les Officiers de Juſtice ni aucuns de ſes ſujets ſans diſtinction de qualitez violent le droit des gens en la perſonne des Miniſtres Étrangers, qui ſont reconnus pour tels dans ſon Etat, & s’il y a des ſujets aſſez temeraires pour y contrevenir, le Prince eſt obligé de faire reparer promptement les inſultes qui ont été faites à ces Miniſtres de la même manier qu’il voudroit qu’on en uſat en pareil cas à l’égard des Miniſtres qu’il tient dans les autres Etats.

Il y a pluſieurs Miniſtres qui abuſent du droit de franchiſe qu’ils ont en divers pays touchant l’exemption des impôts ſur les denrées & ſur les marchandiſes neceſſaires à l’uſage de leur maiſon, & qui ſous ce pretexte en font paſſer quantité d’autres pour des Marcchands dont ils tirent des tributs en leur prêtant leur nom pour frauder les droits du Souverain. Ces ſortes de profits ſont indignes d’un Miniſtre public, & le rendent odieux à l’Etat qui en ſouffre du préjudice, ainſi que le Prince qui les autoriſe. Un ſage Miniſtre doit ſe contenter de jouïr des franchiſes qu’il trouve établies dans le pais où il eſt envoyé, ſans jamais en abuſer pour ſon profit particulier par des extenſions injuſtes, ou en participant à des fraudes qui ſe font ſous ſon Nom.

Le Conſeil d’Eſpagne a été obligé depuis quelques années de regler ces droits de franchiſe pour tous les Miniſtres Etrangers qui reſident à Madrid, moyennant une ſomme par an qu’on y donne à chacun d’eux a proportion de leur caractere, pour empêcher ces abus ; & la Republique de Genes en uſe de même à l’égard des Miniſtres des Couronnes qui reſident chez elle.

Les privileges que le droit des gens donne aux Miniſtres Etrangers leur permettent de travailler à découvrir ce qui ſe paſſe dans le Conſeil du pays où ils ſe trouvent, & de gagner pour cela ceux qui peuvent les en inſtruire, mais ils ne leur permettent pas d’y former des cabales capables de troubler le repos de l’Etat, le même droit des gens qui y établit leur ſûreté doit auſſi aſſurer le Prince ou le gouvernement du pays vers lequel ils ſont envoyez, ils ne peuvent y former aucun parti contre l’autorité reconnuë, ſans violer la foi publique, & lorſqu’ils l’enreprennent, ils s’expoſent à y être traitez comme ennemis.

Charles Emmanuel, premier du Nom, Duc de Savoye entretenoit des intelligences & des cabales en France, avec pluſieurs des principaux Seigneurs de la Cour du Roi Henri IV. Il y vint ſous pretexte de rendre ſes reſpects au Roi ; mais à deſſein d’y fortifier des pratiques par ſon adreſſe & par ſes liberalitez, & de mettre le Roi hors d’état de lui faire reſtituer le Marquiſat de Saluſſe qu’il avoit uſurpè durant les dèſordres de la Ligue. Le Roi découvrit les intrigues de ce Duc, & mit en déliberation dans ſon Conſeil ce qu’il avoit à faire là-deſſus. Le Conſeil du Roi fut d’avis que le Duc étant venu ſous une fauſſe apparence d’amitié pour troubler le repos de l’Etat, le Roi étoit en plein droit de s’aſſurer de ſa perſonne, comme d’un ennemi, ſans contrevenir au droit des gens, & de ne le point laiſſer ſortir de France, qu’il ne lui eût reſtitué le Marquiſat de Saluſſe, mais le Roi ne fut pas de l’avis de ſon Conſeil ; Le Duc, leur dit-il, eſt venu me trouver ſur ma Parole, s’il manque à ce qu’il me doit, je ne veux pas ſuivre un ſi mauvais exemple, & j’en ai un trop beau dans ma maiſon, pour ne le pas imiter.

Il vouloit parler du Roi François Premier, qui laiſſa paſſer en France l’Empereur Charles Quint, ſans lui faire rendre le Duché de Milan qu’il lui retenoit. Quoîque pluſieurs du Conſeil du Roi fuſſe d’avis qu’il falloit Profiter de cette occaſion pour recouvrer cet État que l’Empereur lui avoit uſurpé, & qu’il avoit promis pluſieurs fois de lui rendre ; mais le Roi François Premier préfera l’honneur de garder ſa parole à toute autre interêt.

C’eſt ſur le même principe que le Roi Heri IV laiſſa ſortir de ſon Royaume le Duc de Savoye ; après qu’il y eut reçû tous les bons traitemens poſſibles, & tous les honneurs dûs à ſon rang ; mais dès que ce Duc fut de retour dans ſes Etats, le Roi le fit ſommer de lui reſtituer le Marquiſat de Saluſſe conformément à ſa promeſſe ; le Duc ayant refuſé de l’executer, le Roi lui prit toute la Savoye, & le força à tenir ſa parole par l’échange que le Duc fit de ce Marquiſat avec la Breſſe & les terres de Bugey, de Val-Romay, & de Gex qu’il ceda au Roi par le traité qui fut conclu a Lyon le 17.Janvier 1601.

Ceux qui ſont d’avis qu’on peut s’aſſûrer de la perſonne d’un Souverain qui manque à ſa parole, n’ont pas de peine à croire qu’on peut à plus forte s’aſſurer de la perſonne du Miniſtre qui le repreſente & proceder contre lui lorſqu’il fait des cabales & des entrepriſes contraires au bien de l’Etat ; mais ceux qui ſont mieux inſtruit du droit des gens & de celui des Souverains ſont d’avis qu’un Miniſtre Etranger n’étant pas ſujet à la juſtice du pays ou il negocie, on ne peut juſtement exercer ſur lui aucun autre pouvoir que de le faire ſortir de l’Etat, qu’il faut s’adreſſer à ſon Maître pour lui demander ſatisfaction de ce qu’il aura malfait, & que ſi le Prince la refuſe, c’eſt au Prince même qu’il faut s’en prendre & non pas à ſon Miniſtre qui n’a été que l’executeur de ces ordres ; ce privilege des Miniſtres Etrangers s’étend même juſques ſur leurs domestiques ; en voici un exemple.

Le Roi Henri IV. qui peut être propoſé pour modèle aux plus grands Princes, fut averti par le Duc de Guiſe de la conjuration de Merargue, Gentilhomme de Provence qui avoit traité avec Dom Balthazar de Zuniga Ambaſſadeur d’Eſpagne pour livrer la Ville de Marſeille aux Eſpagnols en pleine paix, Merargue fut arrêté & avec lui le Secretaire de l’Ambaſſadeur d’Eſpagne nommé Bruneau, ils furent tous deux convaincus de l’intelligence, Merargue eut la tête tranchée & le Roi fit rendre a l’Ambaſſadeur d’Eſpagne ſon Secretaire, & ſe contenta de lui faire dire qu’il eut à le faire ſortir du Royaume, ſe reſervant à demander raiſon au Roi ſon Maître d’une telle entrepriſe.

Si les Princes avaient le droit de faire proceder contre un Miniſtre Etranger qui negocie avec eux, il n’y ſeroit preſque jamais eu ſûretè, parce que ceux qui voudroient s’en défaire ne manqueroient pas de pretextes pour colorer cette reſolution, & lorſqu’on auroit commencé à arrêter un Miniſtre Public qui auroit donné juſte ſujet de ſe plaindre de ſa conduite, on le pourroit faire dans la ſuite ſur des ſoupçons mal fondez, & ſur des calomnies ; ce qui ſeroit capable de rompre le commerce ſi neceſſaire entre les Princes & les États independans.

Il eſt vrai qu’un Miniſtre qui manque a la foi publique, ne merite pas qu’elle lui ſoit gardée, ſur tout celui qui fait des pratiques & des attentats contre le Prince ou contre le gouvernement du pays où il reſide ; mais afin de ne point contrevenir au droit des gens, qui doit toûjours être reſpecté ; il eſt plus à propos de renvoyer de tels Ambaſſadeurs que de les punir, on peut leur donner des gardes pour empêcher qu’ils ne continuënt leurs pratiques juſqu’à ce qu’il ſoient hors de l’Etat, en ſe ſervant du prétexte honnête de pourvoir à leur ſûreté.

Un ſage Ambaſſadeur doit éviter de tomber dans de parreilles intrigues ; car ſi le droit des gens le garantit d’en être puni de la part du Prince ou de ceux qui gouvernent l’Etat, il ne le garantit pas toûjours de la fureur d’un peuple aiſé à exciter contre lui & de laquelle on ſe juſtifie en la déſavoüant.

Un Miniſtre eſt à plaindre quand il a ordre de ſon Maître de former des cabales dangereuſes dans l’Etat où il eſt, & il a beſoin de toute ſon adreſſe & de tout ſon courage pour ſe tirer d’un pas ſi gliſſant

Il n’y a gueres de ſervices qu’un bon ſujet & un fidele Miniſtre ne doive à ſon Prince ou à la patrie, cependant l’obèiſſance a ſes bornes, & elle ne s’étend pas juſqu’à agir contre les Loix de Dieu & de la juſtice, qui ne permettent point d’attenter à la vie d’un Prince, de lui faire revolter ſes ſujets, d’uſurper ſes États ou de les troubler en y excitant des guerres civiles lorſqu’on y a été recû ſous le titre d’amitié ; un Ambaſſadeur doit détourner par ſes Conſeils de pareilles entrepriſes, & ſi le Prince ou l’État y perſiſte, l’Ambaſſadeur peu & doit alors demander ſon rappel & garder cependant le ſecret à ſon Souverain.

Il faut rendre juſtice à la plupart des legitimes Souverains, en difant, qu’il y en a très-peu qui ſe portent d’eux-mêmes à de ſemblables deſſeins ; preſque toutes les entrepriſes injuſtes & les cabales qu’on fait en leur nom dans les autres États leur ſont ſuggerées par les Miniſtres ou par quelques Negociateurs qui les y engagent en s’offrant de les executer, bien-loin de les en détourner, & ces Negociateurs ne ſont pas à plaindre quand ils tombent dans les filets qu’ils ont euc-mêmes tendus pour autrui ; on pourroit alleguer divers exemples de la verité de cette obſervation & on en trouvera toûjours dix contre un, où les Negociateurs ont été les auteurs & ſoliciteurs de pareilles entrepriſes pour ſe faire de fête auprès de leurs Princes.

Mais il y a bien de la difference entre débaucher les ſujets d’un Prince pour les engager en des conſpirations contre lui, & les gagner ſeulement pour être informé par eux de ce qui ſe paſſe dans l’Etat, cette derniere pratique a toûjours été permiſe à un Miniſtre Etranger, & il n’y a que le ſujet qui ſe laiſſe corrompre, qui en doive être blâmé & châtië.

Outre la conſideration du droit des gens, l’interêt du repos public veut qu’on conſerve les privileges des Miniſtres étrangers, afin de ne ſe pas expoſer au peril d’une nouvelle guerre dans laquelle ſe jette ſouvent le Prince ou l’Etat qui entreprend de ſe faire juſtice lui-même ſur le Miniſtre d’un autre Prince, qui a droit de s’en reſſentir ; & le Prince qui en uſe ſi violemment eſt juſtement blâmé de tous les autres & expoſe ſes ſujets pour ſatiſfaire à ſa paſſion.

Il faut donc qu’il demande raiſon au Prince de la mauvaiſe conduite de ſon Miniſtre, s’il eſt en état de ſe la faire rendre en cas de refus, & s’il convient à ſes interêts de l’entreprendre, ſinon il eſt de ſa ſageſſe de diſſimuler & de témoigner du mépris pour l’Ambaſſadeur & pour ſes pratiques, en le renvoyant chargé de la confuſion qu’il a meritée.