De la morale fataliste de Schulz

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De la morale fataliste de Schulz.

Cette première partie, devant servir d’introduction à un nouveau système moral, n’a pour but que de mettre sous les yeux les principes psychologiques sur lesquels ce système sera plus tard établi, et qui concernent la position que l’homme occupe dans l’échelle des êtres, sa nature sensible, intelligente et volontaire, la liberté et la nécessité, la vie, la mort et la vie future. C’est là une œuvre qui, par sa franchise et plus encore par la bonne intention que le penseur original laisse éclater dans ses idées, lesquelles pourtant paraîtront à beaucoup d’étonnants paradoxes, excitera nécessairement chez tous les lecteurs l’impatiente curiosité de savoir ce que deviendra une doctrine morale fondée sur de telles prémisses. — Le critique suivra d’abord rapidement la marche des pensées de l’auteur, et il ajoutera comme conclusion son jugement sur le tout.

Vers le commencement l’idée de la force vitale est tellement généralisée qu’elle s’étend à toutes les créatures sans distinction, car elle est considérée simplement comme exprimant l’ensemble de toutes les forces existant dans une créature et appartenant à sa nature. De là découle une loi de continuité[1] chez tous les êtres, d’après laquelle chacun a, dans l’échelle générale, son voisin au-dessus et au-dessous, mais de telle sorte que chaque espèce de créatures est renfermée entre des bornes qu’elles ne peuvent dépasser, tant qu’elles restent membres de cette espèce. Ainsi il n’y a proprement rien qui soit privé de vie[2], mais la vie est plus ou moins élevée, et les espèces ne se distinguent que par le degré de la force vitale. L’âme, en tant qu’être distinct du corps, est une pure création de l’imagination. Le séraphin le plus élevé et l’arbre sont deux machines artistement construites. Il en est de même de la nature de l’âme. — Cet enchaînement gradué se reproduit dans toute connaissance. Entre l’erreur et la vérité il n’y a pas de différence spécifique, mais celle seulement du plus petit au plus grand ; il n’y a pas d’erreur absolue, mais toute connaissance est vraie pour l’homme, dans le temps où elle s’éveille en lui. Corriger une erreur n’est autre chose qu’ajouter les idées qui manquaient encore ; la vérité d’aujourd’hui deviendra elle-même plus tard une erreur par le seul progrès de la connaissance. Notre connaissance n’est qu’erreur, en comparaison de celle d’un ange. La raison ne peut se tromper ; toute force a sa route tracée. Aussi la condamnation de la raison n’a-t-elle pas lieu de soi-même, au moment où l’on juge, mais plus tard, quand on est déjà placé à un autre point de vue et que l’on a acquis plus de connaissances. Il ne faut pas dire qu’un enfant se trompe, mais qu’il ne comprend pas encore aussi bien qu’il comprendra plus tard, quand il sera devenu raisonnable ; son erreur n’est qu’un moindre jugement. La sagesse et la folie, la science et l’ignorance ne méritent donc ni louange ni blâme ; on doit les considérer simplement comme les progrès successifs de la nature, en face de laquelle je ne suis pas libre. — Pour ce qui est de la volonté, toutes les inclinations et tous les penchants sont renfermés dans un seul, qui est l’amour de soi ; mais chaque homme à cet égard a sa disposition particulière, quoique cette disposition ne puisse jamais s’écarter de la destination générale. L’amour de soi est toujours déterminé par toutes les sensations ensemble, mais de telle sorte que ce sont ou les plus obscures ou les plus claires qui y ont la plus grande part. Il n’y a donc pas de volonté libre, mais la volonté est soumise à la loi rigoureuse de la nécessité ; seulement, lorsque l’amour de soi, au lieu d’être déterminé par des représentations claires, l’est simplement par la sensation, on dit alors que l’action n’est pas libre. Tout remords est chimérique et absurde, car le criminel ne juge pas son action d’après sa disposition précédente, mais d’après sa disposition actuelle. Si cette disposition s’était alors manifestée, elle aurait sans doute empêché l’action ; mais il suppose faussement qu’elle aurait dû l’empêcher, puisqu’elle n’existait réellement pas antérieurement. Le remords n’est qu’une fausse manière de concevoir comment on peut mieux agir à l’avenir, et dans le fait la nature n’a par là d’autre but que l’amélioration de l’homme. — Ici se place la solution de la difficulté de savoir comment Dieu peut être l’auteur du péché. — La vertu et le vice ne sont pas essentiellement distincts. (Sur ce point encore la différence spécifique admise généralement est convertie en une simple différence de degré.) La vertu ne peut exister sans le vice, et les vices ne sont que des occasions de devenir meilleur (de s’élever ainsi un degré plus haut). Les hommes ne peuvent pas s’accorder sur ce qu’ils nomment vertu, excepté sur celle sans laquelle il n’y a pas de bien possible pour l’homme, c’est-à-dire la vertu universelle ; mais de s’écarter de cette vertu, c’est ce qui est absolument impossible à l’homme, et celui qui s’en écarte n’est pas vicieux, mais fou. L’homme qui se rendrait coupable d’un vice universel agirait contre l’amour de soi, ce qui est impossible. Par conséquent le chemin de la vertu universelle est si exactement fermé des deux côtés que tous les hommes y doivent nécessairement rester. Il n’y a que la disposition particulière de chacun qui constitue ici une différence entre eux ; s’ils échangeaient leurs positions, celui-ci agirait comme fait celui-là. La bonté ou la méchanceté morale ne signifient rien de plus qu’un degré supérieur ou inférieur de perfection. Les hommes sont vicieux en comparaison des anges, et ceux-ci en comparaison de Dieu. — C’est pourquoi, puisqu’il n’y a aucune liberté, toutes les punitions vengeresses sont injustes, particulièrement la peine de mort ; pour atteindre le but des lois pénales, il suffirait de mettre à la place, non pas le moins du monde un simple avertissement, mais uniquement la réparation et l’amélioration. Décerner des éloges pour un acte utile, c’est faire preuve de peu de connaissance des hommes ; l’homme y était tout aussi bien prédéterminé et entraîné que l’incendiaire à brûler une maison. La louange n’a d’autre but que d’encourager l’auteur de l’action et ses semblables à faire d’autres bonnes actions du même genre.

L’auteur appelle cette doctrine de la nécessité une salutaire doctrine[3] ; il soutient que la morale conserve excellemment par là sa valeur propre, et il remarque à ce propos qu’il faudrait faire main basse sur ces docteurs qui nous peignent comme une chose si facile notre réconciliation avec Dieu après la chute. — On ne peut méconnaître ici la bonne intention de l’auteur. Il veut éliminer le remords purement expiatoire et par conséquent stérile, que l’on recommande pourtant si souvent comme étant par lui-même un moyen de réconciliation, et mettre à la place la ferme résolution de mener une meilleure vie. Il cherche à défendre la sagesse et la bonté de Dieu par le progrès de ses créatures vers la perfection et le bonheur éternel, quoiqu’il n’y suive pas la voie ordinaire ; — à ramener la religion de la foi oisive à l’action, et enfin à rendre les peines civiles plus humaines et plus utiles pour le bien particulier comme pour le bien général. — D’ailleurs la hardiesse de ses assertions spéculatives ne paraîtra pas quelque chose de si effrayant à quiconque sait ce que Priestley, ce théologien anglais si estimé autant pour sa piété que pour ses lumières, a soutenu dans le même sens que notre auteur et même a exprimé avec plus de hardiesse, et ce que maintenant encore beaucoup d’ecclésiastiques en Angleterre répètent après lui sans difficulté, quoique avec moins de talent, comment enfin tout récemment M. le professeur Ehlers a défini la liberté de la volonté, la faculté qu’a l’être pensant d’agir toujours conformément à sa disposition actuelle d’esprit[4].

Cependant tout lecteur impartial et surtout suffisamment exercé dans ce genre de spéculation ne manquera pas de remarquer que le fatalisme universel, qui dans cet ouvrage est le principe le plus important et affecte violemment toute la morale (puisqu’il convertit toute action humaine en un pur jeu de marionnettes) détruit entièrement l’idée de l’obligation. Le devoir au contraire ou l’impératif, qui distingue la loi pratique de la loi naturelle, nous transporte en idée tout à fait en dehors de la chaîne de la nature ; car, si nous ne concevions notre volonté comme libre, il serait impossible et absurde, et nous n’aurions plus alors qu’à attendre et à observer les résolutions que Dieu effectuerait en nous par le moyen des causes naturelles, sans que de nous-mêmes nous en pussions ou devions prendre aucune. Une telle doctrine produit naturellement le plus grossier fanatisme et enlève ainsi toute influence à la saine raison, dont cependant l’auteur s’est efforcé de maintenir les droits. — Le concept pratique de la liberté n’a dans le fait rien du tout à voir avec le concept spéculatif, qui reste entièrement livré aux métaphysiciens. En effet il peut m’être tout à fait indifférent de savoir d’où provient originairement l’état où je me trouve au moment d’agir ; il me suffit de connaître ce que j’ai maintenant à faire. La liberté n’est ainsi qu’une supposition pratique nécessaire, ou une idée sans laquelle je ne pourrais accorder aucune valeur aux ordres de la raison. Le sceptique même le plus opiniâtre avoue que, quand il s’agit de l’action, toutes les difficultés sophistiques touchant une apparence universellement trompeuse doivent s’évanouir. De même le fataliste le plus résolu, qui reste fataliste tant qu’il se livre à la pure spéculation, doit, dès qu’il s’agit pour lui de sagesse et de devoir, agir toujours comme s’il était libre. — Aussi bien cette idée produit-elle réellement le fait qui y correspond, et elle seule d’ailleurs est capable de le produire. Il est difficile de dépouiller entièrement l’homme. L’auteur, après avoir justifié la conduite de chaque homme, si absurde qu’elle puisse paraître aux autres, par le principe de sa disposition particulière, dit p. 137 : « Je consens à perdre (expression téméraire) tout ce qui peut me rendre heureux dans ce monde et dans l’autre, s’il n’est pas vrai que tu eusses agi d’une manière tout aussi absurde que tel autre, si tu avais été à sa place. » Mais, comme, d’après ses propres assertions, la plus entière conviction dans un moment donné ne peut nous assurer que, dans un autre moment, quand la connaissance aura été poussée plus loin, la vérité d’aujourd’hui ne deviendra pas l’erreur d’alors, comment peut-il aller jusqu’à prendre un engagement aussi hasardé ? — C’est que, sans vouloir se l’avouer à lui-même, il suppose dans le fond de son âme que l’entendement a la faculté de déterminer son jugement d’après des principes objectifs qui aient une valeur constante, et qu’il n’est pas soumis au mécanisme de causes déterminantes purement subjectives ; par conséquent il admet toujours la liberté de la pensée, sans laquelle il n’y a pas de raison. De même, lorsque, dans la conduite de sa vie, de l’honnêteté de laquelle je ne doute pas, il veut agir conformément aux lois éternelles du devoir et s’élever au-dessus du jeu de ses instincts et de ses penchants, il admet nécessairement la liberté de la volonté, sans laquelle il n’y a pas de morale, quoiqu’il se soit déjà refusé à lui-même cette faculté, faute de pouvoir mettre d’accord ses principes pratiques avec ses principes spéculatifs. Il faut d’ailleurs convenir que sur ce point il ne perdrait pas beaucoup, puisque cela ne réussit à personne.




  1. Stätigkeit.
  2. Nichts Lebloses.
  3. Eine selige Lehre.
  4. Vermögen des denkenden Wesens, seiner jedesmaligen Ideenlage gemäss zu handeln.