De la morale naturelle/V

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chez Volland, Gattey, Bailly (p. 15-21).


CHAPITRE V.

Morale des sensations.



Il est peu d’impressions physiques dont l’ascendant ne puisse devenir funeste à notre bien-être ; mais ce n’est, comme nous l’avons déjà dit, ce n’est que par l’effet d’une longue habitude que cet ascendant nous domine et devient quelquefois irrésistible. Notre premier principe de morale sera donc d’éviter avec soin le danger des habitudes.

Ne nous refusons à aucune jouissance agréable, mais pour n’en être point esclave, ne nous y livrons jamais avec assez de suite, avec assez d’abandon pour qu’il ne soit plus en notre pouvoir de nous en abstenir à volonté ; plus elle nous plaît, plus il sera important de nous en priver, sans aucun autre motif que celui de n’y point trop habituer nos sens ou notre imagination ; c’est le seul moyen d’éviter deux inconvéniens également contraires au bonheur, le dégoût, l’ennui d’une sensation agréable, ou la chaîne pesante d’un besoin trop impérieux.

S’abstenir pour jouir, disait Julie, c’est l’épicuréisme de la raison, c’est le secret d’une vertu qui pourroit bien être la première de toutes les vertus ; car n’est-ce pas la tempérance qui nous conserve cet empire sur nous-mêmes auquel nous devons la force, le courage, tous les sentimens de justice et de générosité qui peuvent élever l’ame[1] ?

Il n’est jamais impossible de réduire le pouvoir des habitudes auxquelles on a laissé prendre un trop grand ascendant ; mais ce pouvoir est comme tous les autres : il est bien plus aisé sans doute d’en prévenir la naissance que d’en arrêter les progrès.

Quelque entraînant que soit le charme d’une sensation présente, l’expérience a prouvé mille fois qu’il pouvait être détruit par celui de plusieurs sensations passées, dont il nous restait encore un souvenir assez vif. Ainsi notre sagesse dépend souvent de l’intensité de notre mémoire, ou de la vivacité de notre imagination.

Pour combattre l’influence de certaines impressions physiques, on emploiera donc avec plus de succès d’autres impressions physiques qui les effacent ou les contrarient, que toutes les forces réunies du sentiment et de la raison.

C’est ainsi qu’en s’accoutumant à des exercices plus ou moins pénibles, l’on pourra se défaire insensiblement de ces habitudes de mollesse dont il est si difficile de se défendre, grace à toutes les inconséquences de notre éducation, à toutes les servitudes de notre manière d’être.

Nous avons une grande disposition à devenir machines, c’est-à-dire, à être le lendemain ce que nous avons été la veille, à faire et à sentir ce que nous faisons et ce que nous sentons, sans aucun choix, sans aucune réflexion. Ce qui n’est guère moins vrai, c’est qu’il est peu de choses que nous fassions ni plus surement ni mieux, que ce que nous faisons ainsi machinalement.

De cette expérience, qui pourrait donner lieu, je crois, à plusieurs observations importantes, je ne tirerai dans ce moment que ce seul résultat : que s’il est beaucoup de rapports où l’on doit craindre de se laisser aller à cette manière d’être purement machinale, il en est d’autres où l’on peut le désirer le plus raisonnablement du monde.

Beaucoup d’habitudes sont utiles, essentielles, qui n’ont cependant en elles-mêmes que peu ou point d’intérêt. De ce nombre sont certaines habitudes d’exercice, d’ordre, de propreté, de soin, de complaisance, qui tiennent à des détails, ou pénibles, ou monotones, ou minutieux. Il est bon de s’accoutumer à faire machinalement tout ce qu’il est utile de faire, et qu’on ne ferait point d’ailleurs sans peine ou sans effort.

  1. Quoique toutes les facultés sensibles de notre être s’affaiblissent nécessairement avec l’âge, cette perte est plus lente et plus imperceptible pour les hommes modérés, non-seulement parce qu’on conserve plus long-tems les forces que l’on ménage, mais encore parce que pour eux, l’usage et l’expérience ayant perfectioné l’art de jouir, ils s’imaginent, en jouissant mieux, sentir toujours avec la même vivacité.