De la mort de Louis XV/Édition Garnier

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 29 (p. 299-304).

Louis XV a été le seul roi de France qui soit mort de cette funeste maladie nommée variole, ou petite vérole. Il a été le seul sur dix mille personnes qui en ait été attaqué deux fois, car on assure qu’il l’avait eue à quatorze ans[1].

C’est encore un événement non moins unique que ce venin l’ait comme choisi au milieu de toute sa cour, pour le faire périr à l’âge de soixante et quatre ans, dans le temps que personne n’en éprouvait la moindre atteinte, ni dans le château ni dans la ville de Versailles.

Voilà trois fatalités étranges. Une quatrième est la manière dont on prétend qu’il prit la variole dont il est mort.

Il avait rencontré à la chasse un enterrement ; il s’en approcha, et demanda qui on allait ensevelir. On lui répondit que c’était une jeune fille morte de la petite vérole[2].

Cette rencontre parut ne lui faire aucune impression ; mais, depuis ce moment, son teint sembla un peu obscurci ; et deux jours après son chirurgien-dentiste, nommé Bourdet, homme très-expérimenté, en examinant ses gencives leur trouva un caractère qui annonçait une maladie dangereuse. Il en avertit un ministre d’État. Sa remarque fut négligée ; bientôt cette maladie se déclara, et le roi mourut.

Il est à croire qu’il n’avait eu, cinquante ans auparavant, qu’une petite vérole volante, qui n’est pas la petite vérole proprement dite : car le nombre des maladies qui affligent le genre humain est si énorme que nous manquons de termes pour les exprimer. Il en est des maux du corps comme de ceux de l’âme : point de langue qui peigne par la parole toutes ces tristes nuances. Mais il résulte de cet exemple que la petite vérole tue, et que l’inoculation sauve.

M. le duc d’Orléans[3] donna une grande et salutaire leçon à la famille royale en faisant inoculer ses enfants. Le duc de Parme fit bientôt après sur son fils une épreuve aussi heureuse.

Le roi de Danemark, et ensuite le roi de Suède et ses frères, en subissant l’inoculation, ont excité tout le Nord à les imiter, et en assurant leur précieuse vie ont conservé celle de la sixième partie de leurs sujets.

L’impératrice, reine de Hongrie, a fait le même bien à l’Allemagne.

L’impératrice de la vaste Russie, en essayant sur elle-même l’inoculation qu’elle préparait à son fils unique, en lui donnant la petite vérole de son propre ferment, en faisant parcourir tous ses États par des chirurgiens inoculateurs, a sauvé la vie au quart de ses peuples, qui mouraient auparavant de cette peste continuelle répandue sur toute la terre, et plus funeste en Russie qu’ailleurs.

Enfin, pour remonter à la source de ces grands exemples, l’épouse du roi d’Angleterre Georges second[4], en donnant la première cette variole artificielle aux princes ses enfants, pour leur épargner la naturelle, fut la première qui sauva l’Europe chrétienne.

Les Turcs, que leur système de la prédestination absolue, et plus encore leur négligence, empêchent de se préserver de la peste, emploient pourtant l’inoculation depuis longtemps pour se préserver de cette autre peste de la petite vérole. Les Tartares leur ont enseigné cette méthode, qu’ils tenaient de l’Inde, et l’Inde la tenait de la Chine.

Même lorsque le médecin Mead[5] fit en Angleterre les premières expériences de l’inoculation, en 1721, il la tenta à la manière chinoise sur un des sujets qu’on lui donna, et elle réussit.

Non-seulement tout notre hémisphère conspire à détruire ce poison que les conquérants arabes apportèrent au viie siècle de notre ère ; mais les Anglais apprennent aujourd’hui à l’Amérique à combattre par l’inoculation cette maladie contagieuse dont les Espagnols l’infectèrent à la fin de notre xve siècle, en échange d’une autre peste non moins horrible que les compagnons de Colombo rapportèrent de ce nouveau monde, lorsqu’ils rendirent par leurs découvertes deux univers également malheureux. Il s’agit maintenant de guérir l’un et l’autre.

Que conclure de ce tableau, si vrai et si funeste ? Rois et princes nécessaires aux peuples, subissez l’inoculation si vous aimez la vie ; encouragez-la chez vos sujets si vous voulez qu’ils vivent.

On dit qu’aux extrémités occidentales de notre hémisphère on trouve un peuple qui habite entre l’Océan et la Méditerranée, dans l’espace d’environ huit degrés en latitude et neuf en longitude. Un petit nombre de prud’hommes[6] composait, dit-on, la partie la plus sérieuse de la nation. Dès que les prud’hommes eurent appris qu’on osait attenter sur les droits de la variole, les plus vielles têtes s’assemblèrent et raisonnèrent ainsi : « Souffrirons-nous que nos petits-enfants, qui sont tous des étourdis, prétendent échapper à une maladie dont nos grands-pères ont été en possession de mourir depuis dix siècles ? L’antiquité est trop respectable, et cette nouveauté serait trop scandaleuse. Il faut que nos druides fulminent un décret sur ce cas de conscience, et que nous rendions arrêt sur ce délit. Nous nous sommes déjà vigoureusement opposés à la découverte que firent des hérétiques de la circulation du sang ; nous avons proscrit l’émétique, qui avait guéri notre pénultième roi ; nous établîmes jadis peine de mort contre ceux qui seraient d’un autre avis qu’Aristote ; nous traitâmes l’imprimerie de sortilège. Soutenons notre gloire. Nous condamnâmes en mil quatre cent soixante-dix-sept[7] à être pendu quiconque, ayant contracté le mal de l’Amérique, ne sortirait pas de la ville en vingt-quatre heures : faisons pendre le premier insolent qui se portera bien après avoir été inoculé du mal de l’Arabie. »

Un médecin habile leur présenta requête pour faire adoucir l’arrêt. Il leur dit que, de compte fait, il n’était mort que deux personnes en Angleterre sur deux cent mille inoculés : encore ces deux morts avaient-ils été dangereusement malades avant l’opération. Ainsi il n’y avait pas même l’unité contre cent mille à parier contre la méthode anglaise. Messieurs les anciens répondirent qu’ils ne se mêlaient pas de l’algèbre.

Quelques personnes, qui se piquaient de métaphysique, firent une objection qui n’était pas meilleure que l’arrêt des prud’hommes ; la voici :

Tout est arrangé, tout est prévu, tout arrive par les ordres immuables de l’éternel Souverain de la nature ; et il est impossible que ces ordres ne soient pas immuables, puisque alors l’Être éternel serait supposé inconstant et faible. Chaque animal, chaque végétal, renfermé dans son germe, est destiné à se développer, à croître et périr dans les instants marqués, comme le soleil est destiné à faire, dans son cours, des éclipses avec les planètes dans le seul moment où ces éclipses doivent arriver ; et si ces phénomènes étaient produits une seconde plus tôt ou plus tard, ce serait un autre ordre de choses, un autre univers que celui où nous sommes. L’homme est libre ; c’est-à-dire l’homme peut faire ce qu’il veut, quand il en a la faculté ; mais il ne peut avoir la faculté de s’opposer aux décrets éternels du grand Être. Ce serait en effet s’y opposer, ce serait les anéantir, si on pouvait prolonger la vie, je ne dis pas d’un homme, mais d’une mouche, au delà de l’instant irrévocablement arrêté pour sa mort.

Donc en voulant, par l’insertion de la petite vérole, prolonger la vie d’un homme, non-seulement on tente une chose impossible, mais on se rend coupable envers la Providence éternelle.

Il est très-aisé de détruire cet argument, même en convenant qu’il est très-juste dans son principe.

Oui, tout est lié, tout est arrangé de tout temps, et pour jamais ; oui, nul être ne peut déplacer un chaînon de la grande chaîne ; oui, nous ne sommes point libres de faire un pas contre les décrets immuables. Le grand Être avait prévu, avait ordonné de toute éternité qu’au VIIe siècle la variole viendrait se joindre aux autres fléaux qui font de la terre un séjour de mort ; mais aussi il avait prévu et ordonné que Mme de Montague, étant ambassadrice d’Angleterre, au xviiie siècle, à Constantinople, verrait des femmes inoculer de petits enfants sur le pas des portes et dans les rues pour quelques aspres, ces enfants se jouer avec le venin salutaire que ces femmes leur inséraient, et n’en être pas plus malades que l’on est, à cet âge, d’une dartre passagère.

La Providence avait prévu et ordonné que cette dame donnerait la petite vérole à son propre fils dans la capitale des Turcs, et qu’à son retour à Londres elle persuaderait la princesse de Galles[8] de faire inoculer ses enfants, dont l’un a été roi d’Angleterre.

La Providence avait prévu et ordonné que tous les princes dont nous avons parlé essayeraient cette épreuve sur leurs enfants et sur eux-mêmes, et que par là ils sauveraient la vie à presque autant d’hommes qu’ils en ont fait tuer dans les batailles.

Un temps viendra où l’inoculation entrera dans l’éducation des enfants, et qu’on leur donnera la petite vérole, comme on leur ôte leurs dents de lait, pour laisser aux autres la liberté de mieux croître.

Mme de Montague se trompait lorsqu’elle disait, dans sa trente-unième lettre de Constantinople : « J’écrirais à nos médecins de Londres si je les croyais assez généreux pour sacrifier leur intérêt particulier à celui de l’humanité ; mais je craindrais, au contraire, de m’exposer à leur ressentiment, qui est dangereux, si j’entreprenais de leur enlever le revenu qu’ils tirent de la petite vérole. Mais, à mon retour en Angleterre, j’aurai peut-être assez de zèle pour leur déclarer la guerre[9]. » Au contraire, loin que les grands médecins de Londres s’opposassent à l’inoculation, ce fut le célèbre Mead qui, le premier, donna la petite vérole aux Anglais ; et Maitland la donna à l’héritier de la couronne. Les médecins qui suivirent cet exemple en Europe, et qui inoculèrent tant de princes, furent mieux récompensés que s’ils avaient ressuscité des morts. Il n’y a pourtant point d’opération plus facile : elle est moins dangereuse qu’une simple saignée, dans laquelle on risque de se faire piquer un tendon. Une garde-malade, une servante peut inoculer un enfant avec autant de sûreté qu’un docteur en médecine, pourvu que le sujet soit sain ; et pour un écu on peut sauver la vie à tous les petits enfants d’un village.

L’impératrice de Russie se promena tous les jours en carrosse après avoir été inoculée. Le grand-maître de son artillerie[10], qui subit la même épreuve, quoiqu’il eût eu la petite vérole volante dans son enfance, alla le troisième jour à la chasse. Enfin cette souveraine daignait écrire à l’auteur de ce petit mémoire ces propres mots : C’était bien la peine de faire tant de bruit pour une pareille bagatelle, et d’empêcher les gens de se sauver la vie si aisément et si gaiement[11] !

La Providence avait donc prévu et ordonné que, dans un pays aussi grand que le reste de l’Europe, cette princesse serait la première qui vaincrait et mépriserait plus d’un préjugé ridicule ; de même qu’en France M. le duc d’Orléans serait le premier de la race royale qui apprendrait aux hommes à fouler aux pieds l’erreur populaire.

Il était écrit dans le grand livre de la destinée que les Turcs seraient assez imbéciles pour ne se pas garantir de la peste par l’établissement d’une quarantaine, et assez sages pour se préserver de tous les dangers de la petite vérole.

C’est ainsi que cette destinée éternelle portait que MM. Bank et Solander[12] découvriraient de nos jours un pays immense où les hommes se mangent les uns les autres aussi communément que nous persécutons, que nous calomnions notre prochain à Paris ; à cette différence près que les habitants de cette vaste contrée d’anthropophages ne croient point faire de mal, et font des ragoûts de leurs ennemis en sûreté de conscience, au lieu que les petits calomniateurs qui sont venus à Paris barbouiller du papier pour gagner un peu d’argent savent très-bien qu’ils font mal.

Il était écrit aussi dans ce grand livre de la destinée que je barbouillerais ce mémoire : qu’il serait lu par cinq ou six oisifs qui diraient : Il a raison ; et qu’il serait inconnu au reste du monde.

fin de l’écrit : de la mort de louis xv

  1. Les Mémoires du maréchal de Villars, tome III, pages 415-416, disent formellement que Louis XV eut la petite vérole en octobre 1728.
  2. On dit qu’on avait admis dans le lit du roi une jeune fille d’un menuisier des environs de Versailles, sur laquelle Louis XV avait jeté des regards de concupiscence. Cette enfant, se sentant déjà malade, avait eu beaucoup de peine à se prêter aux désirs du roi. Elle céda cependant tout à la fois aux promesses de fortune et aux menaces. Elle communiqua au roi, pendant la nuit, la maladie dont elle avait le germe, et dont elle mourut avant lui. (B.)
  3. Voyez tome XXIV, page 408.
  4. Wilhelmine-Dorothée-Charlotte de Brandebourg d’Anspach, à laquelle Voltaire avait dédié son édition de la Henriade, Londres, 1728, in-4o.
  5. On prononce Mide. (Note de Voltaire.) — Voyez tome XXI, page 576.
  6. Voltaire désigne les conseillers au parlement de Paris, qui rendirent, le 8 juin 1763, un arrêt contre l’inoculation ; voyez tome XXIV, page 467.
  7. Voyez tome XIX, page 574 ; et XXI, 355. Il y a probablement dans le texte ci-dessus une faute de copiste. La date donnée tomes XIX et XXI est 1497 (1496, vieux style).
  8. Depuis reine ; voyez la note 2 de la page 300.
  9. Lettres de milady Worthley Montague, première partie, page 216, édition de Londres. (Note de Voltaire.)
  10. Grégoire Orloff.
  11. Ce passage ne se trouve pas dans la lettre de Catherine II, du 6-17 décembre 1768, où elle parle de l’introduction de l’inoculation dans ses états
  12. Voyez tome XXI, page 585.