De la recherche de la vérité/Livre V

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Texte établi par Jules SimonCharpentier (Œuvres de Malebranchep. 373-455).


LIVRE CINQUIÈME.


DES PASSIONS.




CHAPITRE PREMIER.


De la nature et de l’origine des passions en général.


L'esprit de l’homme a deux rapports essentiels ou nécessaires fort différents ; l’un à Dieu, l’autre à son corps. Comme pur esprit, il est essentiellement uni au Verbe de Dieu, à la sagesse et à la vérité éternelle, c’est-à-dire à la souveraine raison ; car ce n’est que par cette union qu’il est capable de penser, ainsi que l’on a vu dans le troisième livre. Comme esprit humain, il a un rapport essentiel à son corps ; car c’est à cause qu’il lui est uni qu’il sent et qu’il imagine, comme l’on a expliqué dans le premier et dans le second livre. On appelle sens ou imagination l’esprit, lorsque son corps est cause naturelle ou occasionnelle de ses pensées ; et on l’appelle entendement lorsqu’il agit par lui-même, ou plutôt lorsque Dieu agit en lui et que sa lumière l’éclaire en plusieurs façons différentes sans aucun rapport nécessaire à ce qui se passe dans son corps.

Il en est de même de la volonté de l’homme. Comme volonté, elle dépend essentiellement de l’amour que Dieu se porte à lui-même et de la loi éternelle, en un mot, de la volonté de Dieu. Ce n’est que parce que Dieu s’aime que nous aimons quelque chose ; et si Dieu ne s’aimait pas, ou s’il n’imprimait sans cesse dans l’âme de l’homme un amour pareil au sien, c’est-à-dire ce mouvement d’amour que nous sentons pour le bien en général, nous n’aimerions rien, nous ne voudrions rien, et par conséquent nous serions sans volonté ; puisque la volonté n’est autre chose que l’impression de la nature qui nous porte vers le bien en général, comme nous avons déjà dit plusieurs fois.

Mais la volonté, comme volonté d’un homme, dépend essentiellement du corps ; car ce n’est qu’à cause des mouvements du sang, ou plutôt des esprits animaux, qu’elle se sent agitée de toutes les émotions sensibles. J’ai donc appelé inclinations naturelles tous les mouvements de l’âme qui nous sont communs avec les pures intelligences ; et quelques-uns de ceux auxquels le corps a beaucoup de part, mais dont il n’est qu’indirectement et la cause et la fin, je les ai expliqués dans le livre précédent ; et j’appelle ici passions toutes les émotions que l’âme ressent naturellement à l’occasion des mouvements extraordinaires des esprits animaux et du sang. Ce sont ces émotions sensibles qui feront le sujet de ce livre.

Quoique les passions soient inséparables des inclinations et que les hommes ne soient capables de quelque amour ou de quelque haine sensible que parce qu’ils sont capables d’un amour et d’une haine spirituelle ; on a cru cependant qu’il était à propos de les traiter séparément, afin d’éviter la confusion. Si l’on considère que les passions sont beaucoup plus fortes et plus vives que les inclinations naturelles, qu’elles ont pour l’ordinaire d’autres objets, et qu’elles sont toujours produites par d’autres causes, on reconnaîtra que ce n’est pas sans raison qu’on sépare des choses qui sont inséparables par leur nature.

Les hommes ne sont capables de sensations et d’imaginations que parce qu’ils sont capables de pures intellections, les sens et l’imagination étant inséparables de l’esprit ; et néanmoins personne ne trouve à redire que l’on traite séparément de ces facultés de l’âme, quoiqu’elles soient naturellement inséparables.

Enfin les sens et l’imagination ne diffèrent pas davantage de l’entendement pur que les passions diffèrent des inclinations. Ainsi il fallait séparer ces deux dernières facultés comme on a coutume de séparer les trois premières, afin de faire mieux discerner ce que l’âme reçoit de son auteur par rapport au corps d’avec ce qu’elle tient de lui sans ce rapport. Le seul inconvénient qui naitra naturellement de cette séparation de deux choses naturellement unies sera, comme il arrive toujours dans de pareilles occasions, la nécessité de répéter quelque chose de ce qu’on a déjà dit.

L’homme est un, quoiqu’il soit composé de plusieurs parties ; et l’union de ces parties est si étroite qu’on ne peut le toucher en un endroit qu’on ne le remue tout entier. Toutes ses facultés se tiennent et sont tellement subordonnées qu’il est impossible d’en bien expliquer quel qu’une sans dire quelque chose des autres. Ainsi, en tâchant de se faire un ordre pour éviter la confusion, l’on se trouve obligé de répéter. Mais il vaut mieux répéter que de confondre, parce qu’il faut se rendre intelligible ; et dans cette nécessité de répéter, ce qui se peut faire de mieux est de répéter sans ennuyer.

Les passions de l’âme sont des impressions de l’auteur de la nature, lesquelles nous inclinent à aimer notre corps et tout ce qui peut être utile à sa conservation ; comme les inclinations naturelles sont des impressions de l’auteur de la nature, lesquelles nous portent principalement à l’aimer comme souverain bien et notre prochain sans rapport au corps.

La cause naturelle ou occasionnelle de ces impressions est le mouvement des esprits animaux qui se répandent dans le corps pour y produire et pour y entretenir une disposition convenable il l’objet que l’on aperçoit, afin que l’esprit et le corps s’aident mutuellement dans cette rencontre ; car c’est par l’action continuelle de Dieu que nos volontés sont suivies de tous les mouvements de notre corps qui sont propres pour les exécuter, et que les mouvements de notre corps, lesquels s’excitent machinalement en nous par la vue de quelque objet, sont accompagnés d’une passion de notre âme qui nous incline à vouloir ce qui paraît alors utile au corps. C’est cette impression efficace et continuelle de la volonté de Dieu sur nous qui nous unit si étroitement à une portion de la matière ; et si cette impression de sa volonté cessait un moment, nous serions des ce moment délivrés de la dépendance où nous sommes de tous les changements qui arrivent à notre corps.

Car on ne peut comprendre comment certaines gens s’imaginent qu’il y a une liaison absolument nécessaire entre les mouvements des esprits et du sang et les émotions de l’âme. Quelques petites parties de la bile se remuent dans le cerveau avec quelque force ; donc il est nécessaire que l’âme soit agitée de quelque passion, et que cette passion soit plutôt la colère que l’amour. Quel rapport peut-on concevoir entre l’idée des défauts d’un ennemi, une passion de mépris ou de haine, et entre le mouvement corporel des parties du sang qui heurtent contre quelques parties du cerveau ? Comment se peut-on persuader que les uns dépendent des autres, et que l’union ou l’alliance de deux choses aussi éloignées et aussi inalliables que l’esprit et la matière puisse être causée et entretenue d’une autre manière que par la volonté continuelle et toute puissante de l’auteur de la nature ?

Ceux qui pensent que les corps se communiquent nécessairement et par eux-mêmes leur mouvement dans le moment de leur rencontre, pensent quelque chose de vraisemblable. Car enfin ce préjugé a quelque fondement. Les corps semblent avoir essentiellement rapport aux corps[1]. Mais l’esprit et le corps sont deux genres d’êtres si opposés, que ceux qui pensent que les émotions de l’âme suivent nécessairement les mouvements des esprits et du sang, pensent une chose qui n’a pas la moindre apparence. Il n’y a certainement que l’expérience que nous sentons dans nous mêmes de l’union de ces deux êtres, et l’ignorance des opérations continuelles de Dieu sur ses créatures, qui nous fasse imaginer d’autre cause de l’union de notre âme avec notre corps que la volonté de Dieu toujours efficace.

Il est difficile de déterminer positivement si ce rapport ou cette alliance des pensées de l’esprit de l’homme avec les mouvements de son corps est une peine de son péché ou un don de la nature ; et quelques personnes croient que c’est prendre parti trop légèrement que d’embrasser une de ces opinions plutôt que l’autre. On sait bien que l’homme, avant son péché, n’était point l’esclave mais le maître absolu de ses passions, et qu’il arrêtait sans peine par sa volonté l’agitation des esprits qui les causaient. Mais on a de la peine à se persuader que le corps ne sollicitait point l’áme du premier homme à la recherche des choses qui étaient propres à la conservation de sa vie. On a quelque peine à croire qu’Adam ne trouvait point avant son péché que les fruits fussent agréables à la vue et délicats au goût après ce qu’en dit l’Écriture, et que cette économie si juste et si merveilleuse des sens et des passions pour la conservation du corps, soit une corruption de la nature plutôt que sa première institution[2].

Sans doute la nature est présentement corrompue : le corps agit avec trop de force sur l’esprit. Au lieu de lui représenter ses besoins avec respect, il le tyrannise et l’arrache à Dieu, à qui il doit être inséparablement uni, et il l’applique sans cesse à la recherche des choses sensibles qui peuvent être utiles à sa conservation. L’esprit est devenu comme matériel et comme terrestre après le péché. Le rapport et l’union étroite qu’il avait avec Dieu s’est perdue : je veux dire que Dieu s’est retiré de lui autant qu’il le pouvait. sans le perdre et sans l’anéantir. Mille désordres se sont suivis de l’absence ou de l’éloignement de celui qui le conservait dans l’ordre ; et, sans faire une plus longue déduction de nos misères, j’avoue que l’homme est corrompu en toutes ses parties depuis sa chute.

Mais cette chute n’a pas détruit l’ouvrage de Dieu. On reconnaît toujours dans l’homme ce que Dieu y a mis ; et sa volonté immuable, qui fait la nature de chaque chose, n’a point été changée par l’inconstance et la légèreté de la volonté d’Adam. Tout ce que Dieu a voulu, il le veut encore ; et parce que sa volonté est efficace, il le fait. Le péché de l’homme a bien été l’occasion de cette volonté de Dieu qui fait l’ordre de la grâce. Mais la grâce n’est point contraire à la nature : l’une ne détruit point l’autre, parce que Dieu ne combat pas contre lui-même ; il ne se repent jamais, et sa sagesse n’aÿant point de bornes, ses ouvrages n’auront point de fin.

La volonté de Dieu qui fait l’ordre de la grâce est donc ajoutée à la volonté qui fait l’ordre de la nature pour la réparer et non pas pour la changer. Il n’y a dans Dieu que ces deux volontés générales, et tout ce qu’il y a dans la terre de réglé dépend de l’une ou de l’autre de ces volontés. On reconnaîtra dans la suite que les passions sont très-réglées, si on ne les considère que par rapport à la conservation du corps, quoiqu’elles nous trompent dans certaines rencontres rares et particulières, auxquelles la cause universelle n’a pas voulu remédier. Il faut donc conclure que les passions sont de l’ordre de la nature, puisqu’elles ne peuvent être de l’ordre de la grâce.

Il est vrai que si l’on considère que le péché du premier homme a changé l’union de l’âme et du corps en dépendance, et qu’il nous a privés du secours d’un Dieu toujours présent et toujours prêt à nous défendre, on peut dire que c’est le péché qui est la cause de l’attachement que nous avons aux choses sensibles, parce que le pêche nous a détachés de Dieu, par lequel seul nous pouvons nous délivrer de leur servitude.

Mais sans nous arrêter davantage à la recherche de la première cause des passions, examinons leur étendue, leur nature, leurs causes. leur fin, leur usage, leurs défauts et tout ce qu’elles renferment.


CHAPITRE II.


De l’union de l’esprit avec les objets sensibles, ou de la force et de l’étendue des passions en général.


Si tous ceux qui lisent cet ouvrage voulaient prendre la peine de faire quelques réflexions sur ce qu’ils sentent dans eux-mêmes, il ne serait pas nécessaire de s’arrêter ici à faire voir la dépendance où nous sommes de tous les objets sensibles. Je ne puis rien dire sur cette matière que tout le monde ne sache aussi bien que moi, pourvu qu’on y veuille penser. C’est pourquoi j’aurais grand’envie de n’en rien dire. Mais parce que l’expérience m’apprend que les hommes s’oublient souvent si fort eux-mêmes, qu’ils ne pensent pas seulement à ce qu’íls sentent, et qu’ils ne recherchent point les raisons de ce qui se passe dans leur esprit, je crois que je dois dire ici certaines choses qui peuvent les aider à y faire réflexion. J’espère même que ceux qui savent ces choses ne seront pas fâchés de les lire, car encore qu’on ne prenne point de plaisir a entendre parler simplement de ce que l’on sait, on prend toujours quelque plaisir d’entendre parler de ce que l’on sait et de ce que l’on sent tout ensemble.

La secte la plus honorable des philosophes et celle dont bien des gens font encore gloire d'embrasser les sentiments, nous veut faire croire qu’il ne tient qu’il nous d’être heureux. Les stoïciens nous disent sans cesse que nous ne devons dépendre que de nous mêmes ; qu’il ne faut point s’affliger de la perte de son honneur, de ses biens, de ses amis, de ses parents ; qu’il faut toujours être égal et sans la moindre inquiétude, quoi qu’il puisse arriver ; que l’exil, les injures, les insultes, les maladies et la mort même ne sont point des maux, et qu’il ne faut point les craindre ou les fuir[3] Enfin ils nous disent une infinité de choses semblables que nous sommes assez portés à croire, tant à cause que notre orgueil nous fait aimer l'indépendance, que parce que la raison nous apprend en effet que la plupart des maux qui nous affligent véritablement ne seraient pas capables de nous affliger, si toutes choses étaient dans l’ordre.

Mais Dieu nous a donné un corps, et par ce corps il nous a unis à toutes les choses sensibles. Le péché nous a assujettis à ce corps, et par notre corps il nous a rendus dépendants de toutes les choses sensibles. C’est l’ordre de la nature, c’est la volonté du Créateur, que tous les êtres qu’il a faits tiennent les uns aux autres. Nous sommes unis en quelque manière à tout l’univers, et c’est le péché du premier homme qui nous a rendus dépendants de tous les êtres auxquels Dieu nous avait seulement unis. Ainsi, il n’y a personne présentement qui ne soit en quelque manière uni et assujetti tout ensemble à son corps, et par son corps à ses parents, à ses amis, à sa ville, à son prince, à sa patrie, à son habit, à sa maison, à sa terre, à son cheval, à son chien, à toute la terre, au soleil, aux étoiles, à tous les cieux.

Il est donc ridicule de dire aux hommes qu’il dépend d’eux d’être heureux. d’être sages, d’être libres ; et c’est se moquer d’eux que de les avertir sérieusement de ne point s’affliger de la perte de leurs amis ou de leurs biens. Car de même qu’il est ridicule d’avertir les hommes de ne point sentir de douleur lorsqu’on les frappe, ou de ne point sentir de plaisir lorsqu’ils mangent avec appétit, ainsi les stoïciens n’ont pas raison, ou peut-être se raillent ils de nous, lorsqu’ils nous prêchent de n’être point affligés de la mort d’un père, de la perte de nos biens, d’un exil, d’une prison et de choses semblables, et de ne point nous réjouir dans les heureux succès de nos affaires ; car nous sommes unis à notre patrie, à nos biens, à nos parents, etc., par une union naturelle et qui présentement ne dépend point de notre volonté.

Je veux bien que la raison nous apprenne que nous devons souffrir l’exil sans tristesse, mais la même raison nous apprend que nous devons aussi souffrir qu'on nous coupe un bras sans douleur. L’âme est au-dessus du corps, et, selon la lumière de la raison, son bonheur ou son malheur ne doivent point dépendre de lui. Mais l’expérience nous prouve assez que les choses ne sont point comme notre raison nous dit qu’elles doivent être, et il est ridicule de philosopher contre l’expérience.

Ce n’est pas ainsi que les chrétiens philosophent. Ils ne nient pas que la douleur soit un mal, qu’il n'y ait de la peine dans la désunion des choses auxquelles nous sommes unis par la nature, et qu’il ne soit difficile de se délivrer de l’esclavage où le péché nous a réduits. Ils tombent d’accord que c’est un désordre que l’âme dépende de son corps ; mais ils reconnaissent qu’elle en dépend, et de telle manière, qu’elle ne se peut délivrer de sa dépendance que par la grâce de Jésus-Christ : Je sens, dit saint Paul, une loi dans mon corps qui combat contre la loi de mon esprit, et qui me rend esclave de la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? ce sera la grâce de Dieu, par Jésus-Christ notre Seigneur. Le fils de Dieu, ses apôtres et tous ses véritables disciples recommandent surtout la patience, parce qu’ils savent que quand on veut vivre en homme de bien, il y a beaucoup à souffrir. Enfin les vrais chrétiens ou les véritables philosophes ne disent rien qui ne soit conforme au bon sens, à l’expérience ; mais toute la nature résiste sans cesse à l’opinion ou à l’orgueil des stoïques.

Les chrétiens savent que pour se délivrer en quelque manière de la dépendance où ils sont, ils doivent travailler à se priver de toutes les choses dont ils ne peuvent jouir sans plaisir ni être privés sans douleur ; que c’est là le seul moyen de conserver la paix et la liberté de l’esprit qu’ils ont reçues par la grâce de leur libérateur. Les stoïciens, au contraire, suivant les fausses idées de leur philosophie chimérique, s’imaginent d’être sages et heureux, et qu’il n’y a qu’à penser à la vertu et à l’indépendance pour devenir vertueux et indépendants. Le bon sens et l’expérience nous assurent. que le meilleur moyen pour n’être point blessés par la douleur d’une piqûre, c’est qu’il ne faut point se piquer. Mais les stoïciens disent « Piquez, et je vais, par la force ne mon esprit et par le secours de ma philosophie, me séparer de mon corps, de telle sorte que je ne m’inquiéterai point de ce qui s’y passe. J’ai des preuves démonstratives que mon bonheur n’en dépend point, que la douleur n’est point un mal ; et vous verrez, par l’air de mon visage et par la contenance ferme de tout le reste de mon corps, que ma philosophie me rend invulnérable.

Leur orgueil leur soutient le courage, mais il n’empêche pas qu’ils ne souffrent effectivement la douleur avec inquiétude et qu’ils ne soient misérables. Ainsi l’union qu’ils ont avec leur corps n’est point détruite ni leur douleur dissipée ; mais c’est que l’union qu’ils ont avec les autres hommes, fortifiée par le désir de leur estime, résiste en quelque sorte à cette autre union qu’ils ont avec leur propre corps. La vue sensible de ceux qui les regardent, et auxquels ils sont unis, arrête le cours des esprits qui accompagne la douleur, et efface sur leur visage l’air qu’elle y imprimait ; car, si personne ne les regardait, cet air de fermeté et de liberté d’esprit s’évanouirait incontinent. Ainsi les stoïciens ne résistent en quelque façon à l’union qu’ils ont avec leur corps qu’en se rendant davantage esclaves des autres hommes auxquels ils sont unis par la passion de la gloire. C’est donc une vérité constante que tous les hommes par la nature sont unis à toutes les choses sensibles, et que par le péché ils en sont dépendants. On le reconnaît assez par expérience, quoique la raison semble s’y opposer, et presque toutes les actions des hommes en sont des preuves sensibles et démonstratives.

Cette union qui est généralement dans tous les hommes, n’est pas d’une égale étendue ni d’une égale force dans tous les hommes. Car comme elle suit la connaissance de l’esprit, on peut dire que l’on n’est pas actuellement uni aux objets que l’on ne connaît pas. Un paysan dans sa chaumine ne prend point de part à la gloire de son prince et de sa patrie, mais seulement à la gloire de son village et de ceux d’alentour, parce que sa connaissance ne s’étend que jusque-là.

L’union de l’âme aux objets sensibles que l’on a vus et que l’on a goûtés est plus forte que l’union à ceux que l’on a seulement imagines et dont on a seulement ouï parler. C’est par le sentiment que nous nous unissons plus étroitement aux choses sensibles, rar le sentiment produit de bien plus grandes traces dans le cerveau et excite un mouvement d’esprit bien plus violent que la seule imagination.

Cette union n’est pas si forte dans ceux qui la combattent sans cesse pour s’attacher aux biens de l’esprit, que dans les autres qui suivent les mouvements de leurs passions et qui s’y laissent assujettir, car la cupidité l’augmente et la fortifie.

Enfin les différents emplois, les différentes conditions, aussi bien que les différences dispositions d’esprit, mettent une différence considérable dans l’union sensible qu’ont les hommes aux biens de la terre. Les grands tiennent à bien plus de choses que les autres, leur esclavage a plus d’étendue. Un général d’armée tient à tous ses soldats, parce que tous ses soldats le considèrent. C’est souvent cet esclavage qui fait sa générosité, et le désir d’être estimé de tous ceux à qui il est en vue l’oblige souvent à sacrifier d’autres désirs plus sensibles ou plus raisonnables. Il en est de même des supérieurs et de ceux qui sont en quelque considération dans le monde. C’est souvent la vanité qui anime leur vertu, parce que l’amour de la gloire est d’ordinaire plus fort que l’amour de la vérité et de la justice. Je parle ici de l’amour de la gloire non comme d’une simple inclination, mais comme d’une passion, parce qu’en effet cet amour peut être sensible et qu’il est souvent accompagné d’émotions d’esprit assez vives et assez violentes.

Les différents âges et les différents sexes sont encore des causes principales de la différence des passions des hommes. Les enfants n’aiment pas les mêmes choses que les hommes faits et que les vieillards, ou ils ne les aiment pas avec tant de force et de constance. Les femmes ne tiennent souvent qu’à leur famille et à leur voisinage ; mais les hommes tiennent à toute leur patrie, c’est à eux à la défendre ; ils aiment les grandes charges, les honneurs, le commandement.

Il y a une si grande variété dans les emplois et dans les engagements où les hommes se trouvent, qu’il est impossible de l’expliquer. La disposition de l’esprit d’un homme marié n’est pas la même que celle d’un homme qui ne l’est pas. La pensée de sa famille l’occupe souvent presque tout entier. Les religieux n’ont pas l’esprit ni le cœur tourné comme les hommes du monde, ni même comme les ecclésiastiques ; ils sont unis à moins de choses, mais ils y sont naturellement plus fortement attachés. On peut ainsi parler en général des différents états où les hommes se trouvent, mais on ne peut expliquer en détail les petits engagements qui sont presque tous différents en chaque personne en particulier : car il arrive assez souvent que les hommes ont des engagements particuliers entièrement opposés à ceux qu’ils devraient avoir par rapport à leur condition. Mais quoique l’on puisse exprimer en général les différents caractères d’esprit et les différentes inclinations des hommes et des femmes, des vieillards et des jeunes gens, des riches et des pauvres, des savants et des ignorants, enfin des différents sexes, des différents âges et des différents emplois, cependant ces choses sont trop connues de tous ceux qui vivent parmi le monde et qui pensent à ce qu’ils y voient, pour en grossir ce livre. Il ne faut qu’ouvrir les yeux pour s’instruire agréablement et solidement de ces choses. Pour ceux qui aiment mieux les lire en grec que de les apprendre par quelque réflexion sur ce qui se passe devant leurs yeux, ils peuvent lire le second livre de la rhétorique d’Aristote. C’est, je crois, le meilleur ouvrage de ce philosophe, parce qu’il y dit peu de choses dans lesquelles on se puisse tromper, et qu’il se hasarde rarement de prouver ce qu’il y avance.

Il est donc évident que cette union sensible de l’esprit des hommes à tout ce qui a quelque rapport à la conservation de leur vie ou de la société dont ils se considèrent comme parties, est différente en différentes personnes, puisqu’elle est plus étendue dans ceux qui ont plus de connaissance, qui sont de plus grande condition, qui ont de plus grands emplois et qui ont l’imagination plus spacieuse ; et qu’elle est plus étroite et plus forte dans ceux qui sont plus sensibles, qui ont l’imagination plus vive et qui suivent plus aveuglément les mouvements de leurs passions.

Il est extrêmement utile de faire souvent réflexion sur les manières presque infinies dont les hommes sont liés aux objets sensibles ; et un des meilleurs moyens pour se rendre assez savant dans ces choses, c’est de s’étudier et de s’observer soi-même. C’est par l’expérience de ce que nous sentons dans nous-mêmes que nous nous instruisons avec une entière assurance de toutes les inclinations des autres hommes, et que nous connaissons avec quelque certitude une grande partie des passions auxquelles ils sont sujets. Que si nous ajoutons à ces expériences la connaissance des engagements particuliers où ils se trouvent et celle des jugements propres à chacune des passions desquelles nous parlerons dans la suite, nous n’aurons peut-être pas tant de difficulté à deviner la plupart de leurs actions que les astronomes en ont à prédire les éclipses. Car encore que les hommes soient libres, il est très-rare qu’ils fassent usage de leur liberté contre leurs inclinations naturelles et leurs passions violentes.

Avant que de finir ce chapitre, il faut encore que je fasse remarquer que c’est une des lois de l’union de l’âme avec le corps que toutes les inclinations de l’âme, même celles qu’elle a pour les biens qui n’ont point de rapport au corps, soient accompagnées des émotions des esprits animaux qui rendent ces inclinations sensibles ; parce que l’homme n’étant point un esprit pur, il est impossible qu’il ait quelque inclination toute pure sans mélange de quelque passion petite ou grande. Ainsi l’amour de la vérité, de la justice, de la vertu, de Dieu même, est toujours accompagné de quelques mouvements d’esprits qui rendent cet amour sensible, quoiqu’on ne s’en aperçoive pas à cause que l’on a presque toujours d’autres sentiments plus vifs, de même que la connaissance des choses spirituelles est toujours accompagnée de quelques traces du cerveau qui rendent cette connaissance plus vive, mais d’ordinaire plus confuse. Il est vrai que bien souvent on ne reconnaît pas que l’on imagine quelque peu dans le même temps que l’on conçoit une vérité abstraite. La raison en est que ces vérités n’ont point d’images ou de traces instituées de la nature pour les représenter, et que toutes les traces qui les révèlent n’ont point d’autre rapport avec elles que celui que la volonté des hommes ou le hasard y a mis. Car les arithméticiens et les analystes mêmes, qui ne considèrent que des choses abstraites, se servent très-fort de leur imagination pour arrêter la vue de leur esprit sur leurs idées. Les chiffres, les lettres de l’alphabet et les autres figures qui se voient ou qui s’imaginent, sont toujours jointes aux idées qu’ils ont des choses, quoique les traces qui se forment de ces caractères n’y aient point de rapport, et qu’ainsi elles ne les rendent point fausses ni confuses ; ce qui fait que, par un usage réglé de chiffres et de lettres, ils découvrent des vérités très-difficiles et que sans cela il serait impossible de découvrir.

Les idées des choses qui ne peuvent être aperçues que par l’esprit pur pouvant donc être liées avec les traces du cerveau, et la vue des objets que l’on aime, que l’on hait, que l’on craint par une inclination naturelle, pouvant être accompagnée du mouvement des esprits, il est visible que la pensée de l’éternité, la crainte de l’enfer, l’espérance d’une félicité éternelle, quoique ce soient des objets qui ne frappent point les sens, peuvent exciter en nous des passions violentes.

Ainsi nous pouvons dire que nous sommes unis d’une manière sensible non-seulement à toutes les choses qui ont rapport à la conservation de la vie, mais encore aux choses spirituelles auxquelles l’esprit est uni immédiatement par lui-même. Il arrive même très-souvent que la foi, la charité et l’amour-propre rendent cette union aux choses spirituelles plus forte que celle par laquelle nous tenons à toutes les choses sensibles. L’âme des véritables martyrs était plus unie à Dieu qu’à leurs corps ; et ceux qui meurent pour soutenir une fausse religion qu’ils croient vraie, font assez connaître que la crainte de l’enfer a plus de force sur eux que la crainte de la mort. Il y a souvent tant de chaleur et d’entêtement de part et d’autre dans les guerres de religion et dans la défense des superstitions, qu’on ne peut douter qu’il n’y ait de la passion, et même une passion bien plus ferme et bien plus constante que toutes les autres, parce qu’elle est soutenue par les apparences de la raison aussi bien dans ceux qui sont trompés que dans les autres.

Nous sommes donc unis par nos passions à tout ce qui nous parait être le bien ou le mal de l’esprit comme à tout ce qui nous paraît. être le bien ou le mal du corps. Il n’y a rien que nous puissions connaître avoir quelque rapport avec nous qui ne soit capable de nous agiter ; et de toutes les choses que nous connaissons, il n’y en a aucune qui n’ait quelque rapport avec nous. Nous prenons toujours quelque intérêt dans les vérités même les plus abstraites lorsque nous les connaissons, parce qu’au moins il y a ce rapport entre elles et notre esprit que nous les connaissons. Elles sont nôtres pour ainsi dire par notre connaissance. Nous sentons qu’on nous blesse lorsqu’on les combat ; et si l’on nous blesse, il est certain que l’on nous agite et que l’on nous inquiète. Ainsi les passions ont une domination si vaste et si étendue, qu’il est impossible de concevoir aucune chose à l’égard de laquelle on puisse assurer que tous les hommes soient exempts de leur empire. Mais voyons présentement quelle est leur nature, et tâchons de découvrir toutes les choses qu’elles renferment.


CHAPITRE III.
Explication particulière de tous les changements qui arrivent an corps et à l’âme dans les passions.


On peut distinguer sept choses dans chacune de nos passions, excepté dans l’admiration, laquelle aussi n’est qu’une passion imparfaite.

La première chose est le jugement que l’esprit porte d’un objet, ou plutôt c’est la vue confuse ou distincte du rapport qu’un objet a avec nous.

La seconde est une actuelle détermination du mouvement de la volonté vers cet objet, supposé qu’il soit ou qu’il paraisse un bien. Avant cette vue, le mouvement naturel de l’âme ou était indéterminé, c’est-à-dire qu’il se portait vers le bien en général ; où il était déterminé ailleurs par la connaissance de quelque autre objet particulier. Mais dans le moment que l’esprit aperçoit le rapport que cet objet nouveau a avec lui, ce mouvement général de la volonté est aussitôt déterminé conformément à ce que l’esprit aperçoit. L’âme s’approche de cet objet par son amour, afin de le goûter et de reconnaître son bien par le sentiment de douceur que l’auteur de la nature lui donne comme une récompense naturelle de ce qu’elle se porte au bien. Elle jugeait que cet objet était un bien par une raison abstraite et qui ne la touchait pas ; mais elle en demeure convaincue par l’efficace du sentiment, et plus ce sentiment est vif, plus elle s’attache au bien qui semble le produire.

Mais si cet objet particulier est considéré comme mauvais ou comme capable de nous priver de quelque bien, il n’arrive point de nouvelle détermination au mouvement de la volonté, mais seulement une augmentation de mouvement vers le bien opposé à cet objet qui paraît mauvais, laquelle augmentation est d’autant plus grande que le mal parait plus à craindre. Car, en effet, on ne hait que parce que l’on aime, et le mal qui est hors de nous n’est jugé mal que par rapport au bien dont il nous prive. Ainsi le mal étant considéré comme la privation du bien, fuir le mal c’est fuir la privation du bien, c’est-à-dire tendre vers le bien. Il n’arrive donc point de nouvelle détermination dans le mouvement naturel de la volonté à la rencontre d’un objet qui nous déplait, mais seulement un sentiment de douleur, de dégoût ou d’amertume, que l’auteur de la nature imprime en l’âme comme une peine naturelle de ce qu’elle est privée du bien[4]. La raison toute seule ne suffisait pas pour l’y porter, il fallait encore ce sentiment affligeant et pénible pour la réveiller. Ainsi dans toutes les passions, tous les mouvements de l’âme vers le bien ne sont que des mouvements d’amour. Mais parce qu’on est touché de divers sentiments selon les différences circonstances qui accompagnent la vue du bien et le mouvement de l’âme vers le bien, on confond les sentiments avec les émotions de l’âme, et on imagine autant de différents mouvements dans les passions qu’il y a de différents sentiments.

Or, il faut ici remarquer que la douleur est un mal réel et véritable, et qu’elle n’est pas plus la privation du plaisir que le plaisir est la privation de la douleur ; car il y a différence entre ne point sentir de plaisir ou être privé du sentiment de plaisir et souffrir actuellement de la douleur. Ainsi tout mal n’est pas tel précisément à cause qu’il nous prive du bien, mais seulement, comme je me suis expliqué, le mal qui est hors de nous et qui n’est point une manière d’être qui soit en nous. Néanmoins, comme par les biens et les maux on entend d’ordinaire les choses bonnes et mauvaises, et nou pas les sentiments de plaisir et de douleur, qui sont plutôt les marques naturelles par lesquelles l’âme distingue le bien d’avec le mal, il semble qu’on peut dire sans équivoque que le mal nest que la privation du bien, et que le mouvement naturel de l’âme qui l’éloigne du mal est le même que celui qui la porte au bien. Car enfin, tout mouvement naturel étant une impression de l’auteur de la nature, qui n’agit que pour lui et qui ne peut nous tourner que vers lui, le véritable mouvement de l’âme est toujours essentiellement amour du bien, et n’est que par accident fuite du mal.

Il est vrai que la douleur se peut considérer comme un mal ; et en ce sens le mouvement des passions qu’elle excite n’est point réel ; car on ne veut point la douleur ; et si l’on veut positivement que la douleur ne soit pas. c’est qu’on veut positivement la conservation ou la perfection de son ètre.

La troisième chose qu’on peut remarquer dans chacune de nos passions est le sentiment qui les accompagne, sentiment d’amour, d’aversion, de désir, de joie, de tristesse. Ces sentiments sont toujours différents dans les différentes passions.

La quatrième est une nouvelle détermination du cours des esprits et du sang vers les parties extérieures du corps et vers celles du dedans. Avant la vue de |’objet de la passion, les esprits animaux étaient répandus dans tout le corps, pour en conserver généralement toutes les parties ; mais, à la présence du nouvel objet, toute cette économie se trouble. La plupart des esprits sont poussés dans les muscles des bras, des jambes, du visage et de toutes les parties extérieures du corps, afin de le mettre dans la disposition propre à la passion qui domine, et de lui donner la contenance et le mouvement nócessaire pour l’acquisition du bien ou pour la fuite du mal qui se présente. Que si les forces de l’homme ne lui suffisent pas dans le besoin qu’il en a, ces mêmes esprits sont distribués de telle manière qu’ils lui font préférer machinalement certaines paroles et certains cris, et qu’ils répandent sur son visage et sur le reste de son corps un certain air capable d’agiter les autres de la même passion dont il est ému. Car, comme les hommes et les animaux tiennent ensemble par les yeux et par les oreilles, lorsque quelqu’un est agité, il ébranle nécessairement tous ceux qui le regardent et qui l’entendent, et il fait naturellement sur leur imagination une impression qui les trouble et qui les intéresse à sa conservation.

Pour le reste des esprits animaux, il descend avec violence dans le cœur, les poumons, le foie, la rate et les autres viscères, afin de tirer contribution de toutes ces parties et de les hâter de fournir en peu de temps les esprits nécessaires pour conserver le corps dans l’action extraordinaire où il doit être, ou pour l’acquisition du bien ou pour la fuite du mal.

La cinquième est l’émotion sensible de l’âme, qui se sent agitée par ce débordement inopiné d’esprits. Cette émotion sensible de l’âme accompagne toujours ce mouvement d’esprits, afin qu’elle prenne part à tout ce qui touche le corps ; de même que le mouvement des esprits s’excite dans le corps dès que l’âme est portée vers quelque objet, L’âme étant unie au corps et le corps à l’âme, leurs mouvements sont réciproques.

La sixième sont les sentiments différents d’amour, d’aversion, de joie, de désir, de tristesse, causés non par la vue intellectuelle du bien ou du mal, comme ceux dont on vient de parler, mais par les différents ébranlements que les esprits animaux causent dans le cerveau.

La septième est un certain sentiment de joie, ou plutôt de douceur intérieure, qui arrête l’âme dans sa passion et qui lui témoigne qu’elle est dans l’état où il est à propos qu’elle soit par rapport à l’objet qu’elle considère. Cette douceur intérieure accompagne généralement toutes les passions, celles qui naissent de la vue d’un mal aussi bien que celles qui naissent de la vue d’un bien, la tristesse comme la joie. C’est cette douceur qui nous rend toutes nos passions agréables, et qui nous porte à y consentir et à nous y abandonner. Enfin c’est cette douceur qu’il faut vaincre par la douceur de la grâce et par la joie de la foi et de la raison ; car, comme la joie de l’esprit résulte toujours de la connaissance certaine ou évidente que l’on est dans le meilleur état où l’ou puisse être par rapport aux choses qu’on aperçoit, ainsi la douceur des passions est une suite naturelle du sentiment confus que l’on a qu’on est dans le meilleur état où l’on puisse être par rapport aux choses que l’on sent. Or il faut vaincre, par la joie de l’esprit et par la douceur de la grâce, la fausse douceur de nos passions qui nous rend esclaves des biens sensibles.

Toutes ces choses que nous venons de dire se rencontrent dans toutes les passions, si ce n’est lorsqu’elles s’excitent par des sentiments confus et que l’esprit n’aperçoit point ni de bien ni de mal qui les puisse causer, car alors il est évident que les trois premières choses ne s’y rencontrent point.

On voit aussi que toutes ces choses ne sont point libres, qu’elles sont en nous sans nous, et même malgré nous, depuis le péché, et qu’il n’y a que le consentement de notre volonté qui dépende véritablement de nous. Mais il semble à propos d’expliquer plus au long toutes ces choses et de les rendre plus sensibles par quelques exemples.

Supposons donc qu’un homme reçoive actuellement quelque affront, ou qu’étant naturellement d’une imagination forte et vive ou échauffée par quelque accident, comme par une maladie ou par une retraite de chagrin et de mélancolie, il se figure dans son cabinet que tel, qui ne pense pas même à lui, est en état et dans la volonté de lui nuire, la vue sensible ou l’imagination du rapport des actions de son ennemi avec ses propres desseins sera la première cause de sa passion.

Il n’est pas même absolument nécessaire que cet homme reçoive ou s’imagine recevoir quelque affront, ou trouver quelque opposition dans ses desseins, afin que le mouvement de sa volonté reçoive quelque nouvelle détermination : il suffit pour cela qu’il le pense par l’esprit seul et sans que le corps y ait de part. Mais comme cette nouvelle détermination ne serait pas une détermination de passion, mais une pure inclination très-faible et très-languissante, il faut plutôt supposer que cet homme souffre actuellement quelque grande opposition dans ses desseins, ou qu’il s’imagine fortement qu’on lui en doit faire, que d’en supposer un autre dont les sens et l’imagination n’aient point ou presque point de part à sa connaissance.

La seconde chose que l’on peut considérer dans la passion de cet homme est une augmentation du mouvement de sa volonté vers le bien dont son ennemi réel ou imaginaire lui veut empêcher la possession ; et cette augmentation est d’autant plus grande que l’opposition qu’on lui veut faire lui paraît plus forte. Il ne hait d’abord son ennemi que parce qu’il aime le bien ; et sa haine est d’autant plus grande que son amour est plus fort, parce que le mouvement de sa volonté dans sa haine n’est en effet ici qu’un mouvement d’amour, le mouvement de l’âme vers le bien n’étant pas différent de celui par lequel on en fuit la privation, comme l’on a déjà dit.

La troisième chose est le sentiment convenable à la passion ; et. dans celle-ci, c’est un sentiment de haine. Le mouvement de la haine est le même que celui de l’amour ; mais le sentiment de la haine est tout différent de celui de l’amour, ce que chacun peut savoir par sa propre expérience. Les mouvements sont des actions de la volonté ; les sentiments sont des modifications de l’esprit. Les mouvements de la volonté sont les causes naturelles des sentiments le l’esprit, et ces sentiments de l’esprit entretiennent à leur tour les mouvements de la volonté dans leur détermination. Le sentiment de haine est en cet homme une suite naturelle du mouvement de sa volonté qui s’est excité à la vue du mal, et ce mouvement est ensuite entretenu par le sentiment dont il est cause.

Ce que nous venons de dire de cet homme lui pourrait arriver quand même il n’auraít point de corps ; mais, parce qu’il est composé de deux parties naturellement unies, les mouvements de son esprit se communiquent à son corps, et ceux de son corps à son esprit. Ainsi la nouvelle détermination du mouvement de sa volonté produit naturellement une nouvelle détermination dans le mouvement des esprits animaux, laquelle est toujours différente dans toutes les passions, quoique le mouvement de l’àme soit presque toujours le même.

Les esprits sont donc poussés avec force dans les bras, les jambes et le visage, pour donner au corps la disposition nécessaire à la passion et pour répandre sur le visage l’air que doit avoir un homme que l’on offense, par rapport à toutes les circonstances de l’injure qu’il reçoit, et à la qualité ou à la force de celui qui la fait et de celui qui la souffre ; et cet épanchement des esprits est d’autant plus fort, plus abondant et plus prompt, que le bien est plus grand, que l’opposition est plus forte, et que le cerveau en est plus vivement frappé.

Si donc la personne de laquelle nous parlons ne reçoit que par imagination quelque injure, ou s’il en reçoit une réelle, mais légère et qui ne fasse point d’ébranlement considérable dans son cerveau, l’épanchement des esprits animaux sera faible et languissant, et il ne sera peut-être pas assez grand pour changer la disposition du corps ordinaire et naturelle. Mais si l’injure est atroce et que son imagination soit échauffée, il se fera un grand ébranlement dans son cerveau, et les esprits se répandront avec tant de force qu’ils formeront en un moment sur son visage et sur son corps l’air et la contenance de la passion qui le domine. S’il est assez fort pour vaincre, son air sera menaçant et fier ; s’il est faible et qu’il ne puisse résister au mal qui va l’accabler, son air sera humble et soumis : ses gémissements et ses pleurs excitant naturellement dans les assistants, et même dans son ennemi, des mouvements de compassion, ils en tireront le secours qu’il ne pouvait espérer de ses propres forces. Il est vrai que si les assistants et l’ennemi de ce misérable ont déjà les esprits et les fibres de leur cerveau ébranlés d’un mouvement violent et contraire à celui qui fait naître la compassion dans l’àme, les gémissements de cet homme ne feront que l’augmenter, et son malheur serait inévitable s’il demeurait toujours dans le même air et dans la même contenance. Mais la nature y a bien pourvu : car, à la vue de la perte prochaine d’un grand bien, il se forme naturellement sur le visage des caractères de rage et de désespoir si vifs et si surprenants, qu’ils désarment les plus passionnés et les rendent comme immobiles. Cette vue terrible et inopinée des traits de la mort peints par la main de la nature sur le visage d’un misérable, arrête, dans l’ennemi même qui en est frappé, le mouvement des esprits et du sang qui le portait à la vengeance ; et, dans ce moment de faveur et d’audience, la nature, retraçant l’air humble et soumis sur le visage le ce misérable, qui commence à espérer à cause de l’immobilité et du changement d’air de son ennemi, les esprits animaux de cet ennemi reçoivent la détermination dont ils n’étaient pas capables un moment auparavant ; de sorte qu’il entre machinalement dans les mouvements de compassion, qui inclinent naturellement son âme à se rendre aux raisons de la charité et de la miséricorde.

Un homme passionné ne pouvant, sans une grande abondance d’esprits, produire ni conserver dans son cerveau une image assez vive de son malheur et un ébranlement assez fort pour donner au corps une contenance forcée et extraordinaire, les nerfs qui répondent au dedans du corps de cette personne reçoivent, à la vue de quelque mal, les secousses et les agitations nécessaires pour faire couler dans tous les vaisseaux qui ont communication au cœur les humeurs propres pour produire les esprits que la passion demande. Car les esprits animaux se répandant dans les nerfs qui vont au foie, à la rate, au pancréas, et généralement à tous les viscères, ils les agitent et les secouent, et ils expriment, par leur agitation, les humeurs que ces parties conservent pour les besoins de la machine.

Mais si ces humeurs coulaient toujours de la même manière dans le cœur, si elles y recevaient une pareille fermentation en divers temps, et si les esprits qui en sont formés montaient également dans le cerveau, on ne verrait pas des changements si prompts dans les mouvements des passions. La vue d’un magistrat, par exemple, n’arrêterait pas un instant l’emportement d’un furieux qui court à la vengeance, et son visage tout ardent de sang et d’esprits ne deviendrait pas tout d’un coup blême et mourant par l'appréhension de quelque supplice.

Ainsi, pour empêcher que ces humeurs mêlées avec le sang n’entrent toujours de la même manière dans le cœur, il y a des nerfs qui en environnent les artères, lesquels, en se serrant et en se relâchant par impression que la vue de l’objet et la force de l’imagination produisent dans les esprits, ferment et ouvrent le chemin à ces humeurs. Et afin d’empêcher que les mêmes humeurs ne reçoivent une pareille agitation et une pareille fermentation dans le cœur en divers temps, il y a d’autres nerfs qui en causent les battements ; et ces nerfs, n’étant pas également agités dans les différents mouvements des esprits, ne poussent pas le sang avec la même force dans les artères. D’autres nerfs répandus dans le poumon distribuent l’air au cœur, en serrant et en relâchant les branches du canal qui sertà la respiration ; et ils règlent de cette sorte la fermentation du sang par rapport aux circonstances de la passion qui domine.

Enfin, pour régler avec plus de justesse et de promptitude le cours des esprits, il y a des nerfs qui environnent les artères, tant celles qui montent au cerveau que celles qui conduisent le sang à toutes les autres parties du corps. De sorte que l’ébranlement du cerveau, qui accompagne la vue inopinée de quelque circonstance à cause de laquelle il est à propos de changer tous les mouvements de la passion, détermine subitement le cours des esprits vers les nerfs qui environnent ces artères, pour fermer par leur contraction le passage au sang qui monte vers le cerveau ; et l’ouvrir par leur relâchement à celui qui se répand dans toutes les autres parties du corps.

Ces artères qui portent le sang vers le cerveau étant libres, et toutes celles qui le répandent dans tout le reste du corps étant fortement liées par ces nerfs, la tête doit être toute remplie de sang et le visage en doit être tout couvert. Mais quelque circonstance venant à changer l’ébranlement du cerveau qui causait cette disposition dans ces nerfs, les artères liées se délient et les autres au contraire se serrent fortement. Ainsi la tête se trouve vide de sang, la pâleur se peint sur le visage, et le peu de sang qui sort du cœur, et que les nerfs dont nous avons parlé y laissent entrer pour entretenir la vie, descend presque tout dans les parties basses du corps : le cerveau manque d’esprits animaux, et tout le reste du corps est saisi de faiblesse et de tremblement.

Pour expliquer et prouver en détail les choses que nous venons de dire, il serait nécessaire de donner une connaissance générale de la physique et une particulière du corps humain. Mais ces deux sciences sont encore trop imparfaites pour conserver toute l’exactitude que je souhaiterais : outre que si je poussais plus avant cette matière, cela me conduirait bientôt hors de mon sujet ; car il me suffit de donner ici une idée grossière et générale des passions, pourvu que cette idée ne soit point fausse.

Ces ébranlements du cerveau et ces mouvements du sang et des esprits sont la quatrième chose qui se trouve dans chacune de nos passions ; et ils produisent la cinquième, qui est l’émotion sensible de l’àme.

Dans l’instant que les esprits animaux sont poussés du cerveau dans le reste du corps pour y produire les mouvements propres à entretenir la passion, l’âme est poussée vers le bien qu’elle aperçoit ; et cela d’autant plus fortement que les esprits sortent du cerveau avec plus de force, parce que c’est le même ébranlement du cerveau qui agite l’âme et les esprits animaux.

Le mouvement de l’âme vers le bien est d’autant plus grand que la vue du bien est plus sensible ; et le mouvement des esprits qui sortent du cerveau pour se répandre dans le reste du corps est d’autant plus violent que l'ébranlement des fibres du cerveau, causé par l’impression de l’objet ou l’imagination, est plus fort.

Ainsi, ce même ébranlement du cerveau rendant la vue du bien plus sensible, il est nécessaire que l’émotion de l’âme dans les passions augmente avec la même proportion que le mouvement des esprits.

Ces émotions de l’âme ne sont pas différentes de celles qui suivent immédiatement de la vue intellectuelle du bien, desquelles nous avons parlé ; elles sont seulement plus fortes et plus vives, à cause de l’union de l’âme et du corps, et que cette vue qui les produit est sensible.

La sixième chose qui se rencontre est le sentiment de la passion ; sentiment d’amour, d’aversion, de désir, de joie, de tristesse. Ce sentiment n’est point différent de celui dont on a déjà parlé ; il est seulement plus vif, parce que le corps y a beaucoup de part. Mais il est toujours suivi d’un certain sentiment de douceur qui nous rend toutes nos passions agréables ; et c’est la dernière chose qui se trouve dans chacune de nos passions, comme nous avons déjà dit.

La cause de ce dernier sentiment est telle. A la vue de l’objet de la passion ou de quelque circonstance nouvelle, une partie des esprits animaux sont poussés de la tête vers les parties extérieures du corps, pour le mettre dans la contenance que demande la passion ; et quelques autres esprits descendent avec force dans le cœur, les poumons et les viscères pour en tirer les secours nécessaires, ce que nous avons déjà assez expliqué. Or, il n’arrive jamais que le corps soit dans l’état où il doit être, que l’âme n’en reçoive beaucoup de satisfaction ; et il n’arrive jamais que le corps soit dans un état contraire à son bien et à sa conservation que l’âme ne souffre beaucoup de peine. Ainsi, lorsque nous suivons les mouvements de nos passions et que nous n’arrêtons point le cours des esprits que la vue de l’objet de la passion cause dans notre corps, pour le mettre en l’état où il doit être par rapport à cet objet, l’âme reçoit par les lois de la nature ce sentiment de douceur et de satisfaction intérieure, à cause que le corps est dans l’état où il doit être. Au contraire, lorsque l’âme, suivant les règles de la raison, arrête ce cours des esprits et résiste à ces passions, elle souffre de la peine à proportion du mal qui en pourrait arriver au corps.

Car de même que la réflexion que l’âme fait sur elle est nécessairement accompagnée de la joie ou de la tristesse de l’esprit, et ensuite de la joie ou de la tristesse des sens ; lorsque faisant son devoir et se soumettant aux ordres de Dieu elle reconnaît qu’elle est dans l’état où elle doit être, ou que s’abandonnant à ses passions elle est touchée de remords qui lui apprennent qu’elle est dans une mauvaise —disposition ; ainsi le cours des esprits excité pour le bien du corps est accompagné de joie ou de tristesse sensible et ensuite de joie ou de tristesse spirituelle, selon que ce cours d’esprits animaux est empêché ou favorisé par la volonté.

Mais il y a cette différence remarquable entre la joie intellectuelle qui accompagne la connaissance claire du bon état de l’âme et le plaisir sensible qui accompagne le sentiment confus de la bonne disposition du corps, que la joie intellectuelle est solide, sans remords, et aussi immuable que la vérité qui la cause ; et que la joie sensible est presque toujours accompagnée de la tristesse de l’esprit ou du remords de la conscience, qu’elle est inquiète et aussi inconstante que la passion ou l’agitation du sang qui la produit. Enfin la première est presque toujours accompagnée d’une très-grande joie des sens, lorsqu’elle est une suite de la connaissance d’un grand bien que l’âme possède ; et l’autre n’est presque jamais accompagnée de quelque joie de l’esprit, quoiqu’elle soit une suite d’un grand bien qui arrive settlement au corps, mais qui est contraire au bien de l’âme.

Il est pourtant vrai que, sans la grâce de Jésus-Christ, la douceur que l’âme goûte en s’abandonnant à ses passions est plus agréable que celle qu’elle ressent en suivant les règles de la raison. Et c’est cette douceur qui est l’origine de tous les désordres qui ont suivi le péché originel ; et elle nous rendrait tous esclaves de nos passions, si le fils de Dieu ne nous délivrait de leur servitude par la délectation de sa grâce. Car enfin les choses que je viens de dire pour la joie de l’esprit contre la joie des sens ne sont vraies que parmi les chrétiens ; et elles étaient absolument fausses dans la bouche de Senèque, d’Épicure même, et cnfin de tous les philosophes qui paraissaient les plus raisonnables ; parce que le joug de Jésus-Christ n’est doux qu’à ceux qui appartiennent à Jésus-Christ, et sa charge ne nous semble légère que lorsque sa grâce la porte avec nous.


CHAPITRE IV.
Que les plaisirs et les mouvements des passions nous engagent dans l’erreur à l’égard du bien, et qu’il faut y résister sans cesse. Manière de combattre le libertinage.


Toutes les choses que nous venons d’expliquer des passions en général ne sont point libres ; elles sont en nous sans nous ; et il n’y a que le seul consentement de notre volonté qui dépende absolument de nous. La vue du bien est naturellement suivie du mouvement d’amour, du sentiment d’amour, de l’ébranlement du cerveau et du mouvement des esprits, d’une nouvelle émotion de l’âme qui augmente le premier mouvement d’amour, d’un nouveau sentiment de l’ãme qui augmente le premier sentiment d’amour, et enfin du sentiment de douceur qui récompense l’âme de ce que le corps est dans l’état où il doit être. Toutes ces choses se passent dans l’âme et dans le corps naturellement et machinalement, je veux dire sans qu’elle y ait part, et il n’y a que notre seul consentement qui soit véritablement de nous. C’est aussi ce consentement qu’il faut régler, qu’il faut conserver libre, malgré tous les eíïorts des passions. C’est à Dieu seul à qui il faut soumettre sa liberté : il ne faut se rendre qu’à la voix de l’auteur de la nature, à l’évidence intérieure, aux reproches secrets de sa raison. Il ne faut consentir que lorsqu’on voit clairement que l’on ferait mauvais usage de sa liberté si l’on ne voulait pas consentir ; c’est là la principale règle qu’il faut observer pour éviter l’erreur et le péché.

Il n’y a que Dieu seul qui nous fasse voir avec évidence que nous devons nous rendre à ce qu’il souhaite de nous ; il ne faut donc être esclave que de lui seul. Il n’y a point d’évidence dans les attraits et les caresses, dans les menaces et les frayeurs que les passions causent en nous ; ce ne sont que des sentiments confus et obscurs auxquels il ne se faut point rendre. Il faut attendre qu’une lumière plus pure nous éclaire, que ces faux jours des passions se dissipent, et que Dieu parle, Il faut rentrer en nous mêmes et chercher en nous celui qui ne nous quitte jamais et qui nous éclaire toujours. Il parle bas, mais sa voix est distincte ; il éclaire peu, mais sa lumière est pure. Non, sa voix est aussi forte qu’elle est distincte ; sa lumière est aussi vive et aussi éclatante qu’elle est pure ; mais nos passions nous tiennent toujours hors de chez nous, et par leur bruit et leurs ténèbres elles nous empêchent d’être instruits de sa voix et éclairés de sa lumière. Il parle même à ceux qui ne l’interrogent pas ; et ceux que les passions ont emportés le plus loin entendent néanmoins quelques-unes de ses paroles ; mais des paroles fortes, menaçantes et terribles, plus perçantes qu’une épée à deux tranchants, qui pénètre jusque dans les replis de l’âme, et qui discerne les pensées et les mouvements du cœur ; par tout est à découvert devant ses yeux, et il ne peut voir les dérèglements des pécheurs sans leur en faire intérieurement de sanglants reproches[5]. Il faut donc rentrer dans nous-mêmes et nous rapprocher de lui. Il faut l’interroger, l’écouter et lui obéir ; car si nous l’écoutons toujours, nous ne serons jamais trompés ; et si nous lui obéissons toujours, nous ne serons jamais assujettis à l’inconstance des passions et aux misères dues au péché.

Il ne faut pas s’imaginer, comme certains esprits forts que l’orgueil des passions a réduits à la condition des bêtes, et qui, ayant long-temps méprisé la loi de Dieu, semblent enfin n’en connaître plus d’autre que celle de leurs passions infâmes ; il ne faut pas, dis-je, s’imaginer, comme ces hommes de chair et de sang, que ce soit suivre Dieu et obéir à la voix de l’auteur de la nature, que de suivre les mouvements de ses passions et obéir aux désirs secrets de son cœur. C’est là le dernier aveuglement ; c’est, selon saint Paul, la peine temporelle de l’impiété et de l’idolâtrie, c’est-à-dire la punition des plus grands crimes[6]. En effet, cette peine est d’autant plus grande qu’au lieu d’apaiser la colère de Dieu, comme toutes les autres punitions de ce monde, elle l’irrite et l’augmente sans cesse jusqu’au jour terrible auquel cette juste colère éclatera sur les pécheurs.

Cependant leurs raisonnements ne manquent pas de vraisemblance, ils semblent fort conformes au sens commun, ils sont favorisés des passions, et toute la philosophie de Zénon ne saurait sans doute les détruire. Il faut aimer le bien, disent-ils ; le plaisir est le caractère que la nature a attaché au bien, et c’est par ce caractère, qui ne peut être trompeur puisqu’il vient de Dieu, que nous le discernons du mal. Il faut fuir le mal, disent-ils encore, la douleur est le caractère que la nature a attaché au mal ; et c’est par ce caractère, qui ne peut être trompeur puisqu’il, vient de Dieu, que nous le discernons du bien. On goûte du plaisir quand on s’abandonne à ses passions ; on sent de la peine et de la douleur quand on y résiste. Donc l’auteur de la nature veut que nous nous abandonnions à nos passions et que nous n’y résistions jamais, puisque le plaisir et la douleur qu’il nous fait sentir dans ces rencontres sont des preuves certaines de ses volontés sur nous. C’est donc suivre Dieu que de suivre les désirs de son cœur, et c’est obéir à sa voix que de se rendre à cet instinct de la nature qui nous porte à satisfaire nos sens et nos passions. C’est de cette sorte qu’ils raisonnent et qu’ils se confirment dans leurs opinions infâmes. C’est ainsi qu’ils tâchent de se mettre il couvert des reproches secrets de leur raison, et Dieu permet pour punition de leurs crimes qu’ils s’éblouissent de ces fausses lumières. Trompeuses lumières qui les aveuglent au lieu de les éclairer, mais qui les aveuglent d’un aveuglement qu’ils ne sentent point et dont ils ne souhaitent pas même d’être guéris. Dieu les livre à un sens réprouvé ; il les abandonne aux désirs de leur cœur, à des passions honteuses, à des actions indignes de l’homme, comme parle l’Écriture. afin qu’après s’être engraissés dans leurs débauches ils soient dans toute l’éternité les victimes du sacrifice de sa colère.

Mais il faut délier le nœud de la difficulté qu’ils proposent. La secte de Zénon n’ayant pu le délier l’a coupé d’abord en niant que le plaisir fût un bien et que la douleur fût un mal. Mais cette défaite est bien cavalière pour des philosophes, et je ne crois pas qu’elle fasse changer de sentiment ceux qui reconnaissent par expérience qu’une grande douleur est une grande misère. Ainsi Zénon et toute la philosophie païenne ne peut résoudre la difficulté proposée par les épicuriens, et il faut avoir recours à une autre philosophie plus solide et plus éclairée.

Il est vrai que le plaisir est bon et que la douleur est mauvaise, que c’est le plaisir et la douleur que l’auteur de la nature a attaché à l’usage de certaines choses qui nous fait juger si elles sont bonnes ou si elles sont mauvaises, que nous devons user des bonnes et fuir les mauvaises, et suivre presque toujours les mouvements des passions. Tout cela est vrai, mais cela ne regarde que le corps. Il faut presque toujours se laisser conduire à ses passions et à ses désirs pour conserver son corps et pour continuer long-temps une vie semblable à celle des bêtes. Les sens et les passions ne nous sont donnés que pour le bien du corps. Le plaisir sensible est le caractère que la nature a attaché à l’usage de certaines choses, afin que, sans avoir la peine de les examiner par la raison, nous nous en servissions pour la conservation du corps, mais non pas afin que nous les aimassions. Car nous ne devons aimer que ce que nous reconnaissons très-certainement par la raison être notre bien.

Nous sommes raisonnables, et Dieu qui est notre bien ne veut pas de nous un amour aveugle, un amour d’instinct, un amour pour ainsi dire forcé ; mais un amour de choix, un amour éclairé, un amour qui lui assujettisse notre esprit et notre cœur. Il nous porte à l'aimer en nous faisant connaître par la lumière qui accompagne la délectation de sa grâce qu’il est notre bien ; mais il nous porte au bien du corps seulement par instinct et par un sentiment confus du plaisir, parce que le bien du corps ne mérite pas l’application de notre esprit ni l’usage de notre raison.

De plus, notre corps, n’est pas nous ; c’est une chose qui nous appartient, mais sans laquelle, absolument parlant, nous pouvons subsister. Le bien de notre corps n’est donc pas notre bien. Les corps ne peuvent être le bien que des corps. Nous pouvons en user pour notre corps, mais nous ne devons pas nous y attacher. Notre âme a aussi son bien. savoir ce bien seul qui est au-dessus d’elle, qui seul la conserve, et qui seul produit en elle des sentiments de plaisir ou de douleur. Car enfin tous les objets de nos sens sont par eux-mêmes incapables de se faire sentir ; et il n’y a que Dieu qui nous apprenne qu’ils sont présents, par les sentiments qu’il nous en donne. Et c’est ce que les philosophes païens ne comprenaient pas.

Nous pouvons et nous devons aimer ce qui est capable de nous faire sentir du plaisir, je l’avoue. Mais c’est par cette raison-là que nous ne devons aimer que Dieu, parce qu’il n’y a que Dieu qui puisse agir dans notre âme, et que les objets sensibles ne peuvent au plus que remuer les organes de nos sens. Mais qu’importe, direz vous, de quelle part viennent ces sentiments agréables ! je veux les goûter. Ingrat que vous êtes ! reconnaissez la main qui vous comble de biens. Vous exigez d’un Dieu juste des récompenses injustes ; vous voulez qu’il vous récompense pour des crimes que vous commettez contre lui, et dans le temps même que vous les commettez. Vous vous servez de sa volonté immuable, qui est l’ordre et la loi de la nature, pour arracher de lui des faveurs que vous ne méritez pas, car vous produisez avec une adresse criminelle, dans votre corps, des mouvements qui l’obligent à vous faire goûter de toutes sortes de plaisirs. Mais la mort corrompra ce corps ; et Dieu, que vous avez fait servir à vos injustes désirs, vous fera servir à sa juste colère, il se moquera de vous à son tour.

Il est vrai que c’est une chose bien fâcheuse que la possession du bien du corps soit accompagnée du plaisir, et que la possession du bien de l’âme soit souvent jointe à la peine et à la douleur. On peut croire que c’est un grand dérèglement, par cette raison que le plaisir étant le caractère du bien, comme la douleur celui du mal, nous devrions sentir infiniment plus de douceur dans l’amour de Dieu que dans l’usage des choses sensibles, puisque Dieu est le vrai ou plutôt l’unique bien de l’esprit. Cela arrivera certainement un jour, et il y a quelque apparence que cela était ainsi avant le péché. Au moins est-il constant qu’avant le péché on ne sentait point de douleur dans l’exercice de son devoir.

Mais Dieu s’est retiré de nous depuis la chute du premier homme. Il n’est plus notre bien par nature, il ne l’est plus que par grâce ; car nous ne sentons plus naturellement de douceur dans son amour ; et bien loin de nous porter à l’aimer, il nous éloigne de lui. Si nous le suivons, il nous repousse ; si nous courons après lui, il nous frappe. Si nous nous opiniâtrons à le poursuivre, il continue de nous maltraiter, il nous fait souffrir des douleurs très-vives et très-sensibles. Mais lorsque, étant lassés de marcher dans les voies dures et pénibles de la vertu, sans être soutenus parle goût du bien ni fortifiés par quelque nourriture, nous nous repaissons des biens sensibles, il nous y attache par le goût du plaisir, et il semble qu’il nous veuille récompenser de ce que nous lui tournons le dos pour courir après ces faux biens. Enfin depuis le péché il semble que Dieu ne veuille plus que nous l’aimions, ni que nous pensions à lui, ou que nous le regardions comme notre seul et unique bien. Ce n’est que par la douceur de la grâce de notre médiateur JÉSUS-CHRIST que nous sentons que Dieu est notre bien : car le plaisir étant la marque sensible du bien, nous sentons que Dieu est notre bien ; puisque, par la grâce de JÉSUS-CHRIST, nous aimons Dieu avec plaisir.

Ainsi l’âme ne reconnaissant point son bien, ni par une vue claire ni par sentiment, sans la grâce de Jésus-Christ, elle prend le bien du corps pour le sien propre, elle l’aime et s’y attache encore plus étroitement par sa volonté, qu’elle n’y était attachée par la première institution de la nature. Car le bien du corps étant demeuré le seul qui se fasse maintenant sentir, il agit nécessairement sur l’homme avec plus de force. Le cerveau en est plus vivement frappé, et par conséquent l’àme le sent et l’imagine d’une manière plus touchante. Les esprits animaux en sont agités avec plus de violence, et par conséquent la volonté l’aime avec plus d’ardeur et plus de plaisir.

L’âme pouvait avant le péché effacer du cerveau l’image trop vive du bien du corps et faire évanouir le plaisir sensible qui accompagnait cette image. Le corps étant soumis à l’esprit, l’âme pouvait en un instant arrêter l’ébranlement des fibres du cerveau et l’émotion des esprits par la seule considération de son devoir. Mais depuis le péché cela n’est plus en sa puissance. Ces traces de l’imagination et ces mouvements des esprits ne dépendent plus d’elle, et, par une suite nécessaire, le plaisir qui est attaché par l’ordre de la nature à ces traces et à ces mouvements devient seul le maître du cœur. L’homme ne peut résister longtemps par ses propres forces à ce plaisir : il n’y a que la grâce qui le puisse vaincre entièrement ; la raison seule ne le peut, parce qu’en un mot il n’y a que Dieu comme auteur de la grâce, qui, pour ainsi dire, se puisse vaincre comme auteur de la nature, ou plutôt qui se puisse fléchir comme vengeur de la désobéissance d’Adam.

Les stoïciens, qui n’avaient qu’une connaissance confuse des désordres du péché originel, ne pouvaient répondre aux épicuriens. Car leur félicité n’était qu’une idée ; puisqu’il n’y a point de félicité sans plaisir, et qu’ils ne pouvaient goûter de plaisir dans les actions d’une solide vertu. Ils sentaient bien quelque joie en suivant les règles de leur vertu imaginaire, parce que la joie est une suite naturelle de la connaissance qu’a notre âme qu’elle est dans le meilleur état où elle puisse être. Cette joie de l’esprit pouvait leur soutenir le courage pour quelque temps, mais elle n’était pas’assez forte pour résister à la douleur et pour vaincre le plaisir. L’orgueil secret, et non pas la joie faisait bonne mine ; et lorsqu’ils n’étaient plus en vue ils perdaient toute leur sagesse et toute leur force, comme ces rois de théâtre qui perdent toute leur grandeur en un moment.

Il n’en est pas de même des chrétiens qui suivent exactement les règles de l’Évangile. Leur joie est solide, parce qu’ils savent très-certainement qu’ils sont dans le meilleur état où ils puissent être. Leur joie est grande, parce que le bien qu’ils goûtent par la foi et par l’espérance est infini. Car l’espérance d’un grand bien est toujours accompagnée d’une grande joie ; et cette joie est d’autant plus vive que l’espérance est plus forte, parce qu’une forte espérance, faisant imaginer le bien comme présent, produit nécessairement la joie, et même le plaisir sensible qui accompagne toujours la présence du bien. Leur joie n’est point inquiète, parce qu’elle est fondée sur les promesses d’un Dieu. confirmée par le sang du Fils de Dieu, entretenue par la paix intérieure et par la douceur inexplicable de la charité que le Saint-Esprit répand dans leur cœur. Rien ne les peut séparer de leur vrai bien, lorsqu’ils le goûtent et qu’ils se plaisent en lui par la délectation de la grâce. Les plaisirs des biens du corps ne sont point si grands que ceux qu’ils ressentent dans l’amour de Dieu. Ils aiment le mépris et la douleur, ils se nourrissent d’opprobre, et le plaisir qu’ils trouvent dans les souffrances, ou plutôt le plaisir qu’ils trouvent en Dieu lorsqu’ils méprisent tout le reste pour s’unir a lui, est si violent qu’il les transporte, qu’il leur fait parler un langage tout nouveau ; et qu’ils se glorifient même comme les apôtres dans leurs misères, et dans les injures qu’ils ont souffertes. Mais pour les apôtres ils sortirent du conseil, dit l’Écriture, tout remplis de joie de ce qu’ils avaient été jugés dignes de souffrir des opprobres pour le nom de Jésus[7]. Telle est la disposition d’esprit des véritables chrétiens lorsqu’ils ont reçu les derniers affronts pour la défense de la vérité.

Jésus-Christ étant venu rétablir l’ordre que le péché avait renversé, et l’ordre demandant que les plus grands biens soient accompagnés des plaisirs les plus solides, il est visible que les choses doivent arriver comme on vient de le dire. Mais outre la raison nous avons encore l’expérience ; car dès qu’une personne forme seulement la résolution de mépriser tout pour Dieu. il est d’ordinaire touché d’un plaisir ou d’une joie intérieure qui lui fait sentir aussi vivement que Dieu est son bien, qu’il le connaissait clairement.

Les vrais chrétiens nous assurent tous les jours que la joie, qu’ils ont de n’aimer et de ne servir que Dieu, ne se peut exprimer, et il est bien juste de les croire touchant ce qui se passe dans eux-mêmes. Les impies au contraire sont toujours dans des inquiétudes mortelles ; et ceux que le monde partage avec Dieu, partagent aussi la joie des justes et les inquiétudes des impies. Ils se plaignent de leurs misères, et il est juste aussi de croire que leurs plaintes ne sont point sans fondement. Dieu blesse les hommes dans le fond de leur cœur lorsqu’ils aiment autre chose que lui, et c’est cette blessure qui fait la véritable misère. Il répand une joie excessive dans leurs esprits lorsqu’ils s’attachent uniquement à lui. et c’est cette joie qui fait la solide félicité. L’abondance des richesses et l’élévation des honneurs sont hors de nous, ils ne peuvent nous guérir lorsque Dieu nous blesse. La pauvreté et le mépris sont aussi hors de nous, et ils ne peuvent nous blesser lorsque Dieu nous défend.

Il est clair par les choses que nous venons de dire que l’objet de nos passions n’est point notre bien ; que nous ne devons en suivre les mouvements que pour la conservation de notre vie ; que le plaisir sensible est à l’égard de notre bien ce que nos sensations sont à l’égard de la vérité, et que, de même que nos sens nous trompent touchant la vérité, nos passions nous trompent touchant notre bien ; que l’on doit se rendre à la délectation de la grâce, parce qu’elle nous porte avec évidence à l’amour du vrai bien, qu’elle n’est point suivie des reproches secrets de la raison, comme l’instinct aveugle et le plaisir confus des passions, et qu’elle est toujours accompagnée d’une secrète joie conforme à l’état dans lequel nous sommes ; qu’enfin, n’y ayant que Dieu qui puisse agir dans l’esprit de l’homme, l’homme ne peut trouver de félicité hors de Dieu, si on ne suppose ou que Dieu récompense la désobéissance, ou qu’il commande d’aimer davantage ce qui mérite le moins d’être aimé.


CHAPITRE V.
Que la perfection de l’esprit consiste dans son union avec Dieu par la connaissance de la vérité et par l’amour de la vertu ; et au contraire que son imperfection ne vient que de en dépendance du corps à cause du désordre de ses sens et de ses passions.


La plus petite réflexion est suffisante pour reconnaître que le bien de l’esprit est nécessairement quelque chose de spirituel. Les corps sont beaucoup au-dessous de l’esprit ; ils ne peuvent agir sur lui par leurs propres forces, ils ne peuvent même s’unir immédiatement à lui ; enfin ils ne sont point intelligibles par eux-mêms : ils ne peuvent donc être son bien. Les choses spirituelles, au contraire, sont intelligibles par leur nature ; elles peuvent s’unir à l’esprit : elles peuvent donc être son bien, supposé qu’elles soient au-dessus de lui ; car, afin qu’une chose puisse être le bien de l’esprit, il ne suffit pas qu’elle soit spirituelle comme lui, il est encore nécessaire qu’elle soit au-dessus de lui, qu’elle puisse agir sur lui, l’éclairer et le récompenser ; autrement elle ne peut le rendre ni plus parfait ni plus heureux, et par conséquent elle ne peut être son bien. De toutes les choses intelligibles ou spirituelles, il n’y a que Dieu qui soit en cette manière au-dessus de l’esprit ; il s’ensuit donc qu’il n’y a que Dieu qui soit ni qui puisse être notre vrai bien. Nous ne pouvons donc devenir plus parfaits ni plus heureux que par la possession de Dieu.

Tout le monde est convaincu que la connaissance de la vérité et l’amour de la vertu rendent l’esprit plus parfait, et que l’aveuglement de l’esprit et le dérèglement du cœur le rendent plus imparfait. La connaissance de la vérité et l’amour de la vertu ne peuvent donc être autre chose que l’union de l’esprit avec Dieu et qu’une espèce de possession de Dieu ; et l’aveuglement de l’esprit et le dérèglement du cœur ne peuvent aussi être autre chose que la séparation de l’esprit d’avec Dieu, et que l’union de cet esprit à quelque chose qui soit au-dessous de lui, c’est-à-dire au corps, puisqu’il n’y a que cette union qui le puisse rendre imparfait et malheureux. Ainsi c’est connaître Dieu que de connaître la vérité ou que de connaître les choses selon la vérité ; et c’est aimer Dieu que d’aimer la vertu ou d’aimer les choses selon qu’elles sont aimables ou selon les règles de la vertu.

L’esprit est comme situé entre Dieu et les corps, entre le bien et le mal, entre ce qui l’éclaire et ce qui l’aveugle, ce qui le règle et ce qui le dérègle, ce qui le peut rendre parfait et heureux et ce qui le peut rendre imparfait et malheureux. Lorsqu’il découvre quelque vérité ou qu’il voit les choses selon ce qu’elles sont en elles-mêmes, il les voit dans les idées de Dieu, c’est-à-dire par la vue claire et distincte de ce qui est en Dieu qui les représente ; car, comme j’aí déjà dit, l’esprit de l’homme ne renferme pas dans lui-même les perfections ou les idées de tous les êtres qu’il est capable de voir : il n’est point l’être universel. Ainsi il ne voit point dans lui-même les choses qui sont distinguées de lui. Ce n’est point en se consultant qu’il s’instruit et qu’il s’éclaire, car il n’est pas à lui-même sa perfection et sa lumière ; il a besoin de cette lumière immense de la vérité éternelle pour l’éclairer. Ainsi, lorsque l’esprit connaît la vérité, il est uni à Dieu, il connaît et possède Dieu en quelque manière.

Mais non-seulement on peut dire que l’esprit qui connait la véríté connaît en quelque manière Dieu qui la renferme ; on peut même dire qu’il connaît en quelque manière les choses comme Dieu les connaît. En effet, cet esprit connaît leurs véritables rapports, et Dieu les connaît aussi ; cet esprit les connaît dans la vue des perfections de Dieu qui les représentent, et Dieu les connaît aussi en’cette manière ; car enfin Dieu ne sent pas, Dieu n’imagine pas, Dieu voit dans lui-même, dans le monde intelligible quïil renferme, le monde matériel et sensible qu’il a créé. Il en est de même d’un esprit qui connait la vérité ; il ne la sent pas, il ne l’imagine pas. Les sensations et les fantômes ne représentent à l’esprit que de faux rapports ; et quiconque découvre la vérité, il ne la peut voir que dans le monde intelligible auquel il est uni et dans lequel Dieu même la voit : car ce monde matériel et sensible n’est point. intelligible par lui-même. L’esprit voit donc dans la lumière de Dieu comme Dieu même toutes les choses qu’il voit clairement, quoiqu’il ne les voie que d’une manière fort imparfaite et en cela bien différente de celle de Dieu. Ainsi, lorsque l’esprit voit la vérité, non-seulement il est uni à Dieu, il possède Dieu, il voit Dieu en quelque manière, il voit aussi en un sens la vérité comme Dieu la voit.

De même, lorsque l'on aime selon les règles de la vertu, on aime Dieu ; car lois qu’on aime selon ces règles, l’impression d’amour que Dieu produit sans cesse dans notre cœur pour nous tourner vers lui n’est point divertie par le libre arbitre ni changée en amour propre. L’esprit ne fait alors que suivre librement cette impression que Dieu lui donne. Or, Dieu ne lui donnant jamais d’impression qui ne tende vers lui, puisqu’il n’agit que pour lui, il est visible qu’aimer selon les règles de la vertu, c’est aimer Dieu.

Mais non-seulement c’est aimer Dieu ; c’est encore aimer comme Dieu aime. Dieu s’aime uniquement ; il n’aime ses ouvrages que parce qu’ils ont rapport à ses perfections, et il les aime à proportion qu’ils y ont rapport ; enfin c’est le même amour par lequel Dieu s’aime et les choses qu’il a faites. Aimer selon les règles de la vertu, c’est aimer Dieu uniquement, c’est aimer Dieu en toutes choses, c’est aimer les choses à proportion qu’elles participent à la bonté et aux perfections de Dieu, puisque c’est les aimer à proportion qu'elles sont aimables ; enfin c’est aimer par l’impression du même amour par lequel Dieu s’aime, car c’est l’amour par lequel Dieu s’aime et toutes choses par rapport à lui- qui nous anime lorsque nous aimons comme. nous devons aimer. Nous aimons donc alors comme Dieu aime.

Il est donc évident que la connaissance de la vérité et l’amour réglé de la vertu font toute notre perfection ; puisque ce sont les suites ordinaires de notre union avec Dieu, et qu’ils nous mettent même en possession de lui autant que nous en sommes capables en cette vie. L’aveuglement de l’esprit et le dérèglement du cœur font au contraire toute notre imperfection ; et ce sont aussi des suites de l’union de notre esprit avec notre corps, comme je l’ai prouvé en plusieurs endroits en faisant voir que nous ne connaissons jamais la vérité et que nous n’aimons jamais le vrai bien lorsque nous suivons les impressions de nos sens, de notre imagination et de nos passions.

Ces choses sont évidentes. Cependant les hommes, qui désirent tous avec ardeur la perfection de leur être, se mettent peu en peine d’augmenter l’union qu’ils ont avec Dieu, et ils travaillent sans csse à fortifier et à étendre celle qu’ils ont avec les choses sensibles. On ne peut trop expliquer la cause d’un si étrange dérèglement.

La possession du bien doit naturellement produire deux effets dans celui qui le possède : elle doit le rendre plus parfait et en même temps plus heureux ; mais cela n’arrive pas toujours. Il est impossible, je l’avoue, que l’esprit possède actuellement quelque bien et qu’il ne soit pas actuellement plus parfait ; mais il n’est pas impossible qu’il possède actuellement quelque bien sans être actuellement plus heureux. Ceux qui connaissent le mieux la vérité et qui aiment davantage les biens les plus aimables sont toujours actuellement plus parfaits que ceux qui sont dans l’aveuglement et dans le dérèglement, mais ils ne sont pas toujours actuellement plus heureux. Il en est de même du mal : il doit rendre imparfait et malheureux tout ensemble ; mais quoiqu’il rende toujours les hommes plus imparfaits, il ne les rend pas toujours plus malheureux, ou il ne les rend pas toujours malheureux à proportion qu’il les rend imparfaits. La vertu est souvent dure et amère, et le vice doux et agréable ; et c’est principalement par la foi et par l’espérance que les gens de bien sont véritablement heureux, pendant que les méchants sont actuellement dans les plaisirs et dans les délices. Cela ne doit pas être, mais cela est. Le péché a causé ce désordre, comme je viens de dire dans le chapitre précédent ; et c’est ce désordre qui est la principale cause non-seulement de tous les dérèglements de notre cœur, mais encore de l’aveuglement et de l’ignorance de notre esprit.

C’est ce désordre qui persuade notre imagination que les corps peuvent être le bien de l’esprit ; car le plaisir, comme j’ai déjà dit plusieurs fois, est le caractère ou la marque sensible du bien. Or, de tous les plaisirs dont nous jouissons ici-bas, les plus sensibles sont ceux que nous nous imaginons recevoir par les corps. Nous jugeons donc sans beaucoup de réflexion que les corps peuvent être et qu’ils sont même effectivement notre bien. Car il est très-difficile de combattre contre l’instinct de la nature et de résister aux preuves de sentiment : on ne s’en avise même pas. On ne pense point au désordre du péché ; on ne fait pas réflexion que les corps ne peuvent agir sur l’esprit que comme causes occasionnelles ; que l’esprit ne peut immédiatement ou par lui-même posséder quelque chose de corporel, et qu’il ne peut s’unir à aucun objet que par sa connaissance et par son amour ; qu’il n’y a que Dieu qui soit au-dessus de lui et qui puisse le récompenser ou le punir par des sentiments de plaisir ou de douleur, qui puisse l’éclairer et le mouvoir, en un mot qui puisse agir en lui. Ces vérités, quoique très-évidentes à des esprits attentifs, ne sont point si puissantes pour nous convaincre que l’expérience trompeuse de l’impression sensible.

Lorsque nous considérons quelque chose comme partie de nous mêmes, ou que nous nous considérons comme partie de cette chose, nous jugeons que c’est notre bien d’y être unis ; nous avons de l’amour pour elle, et cet amour est d’autant plus grand que la chose à laquelle nous nous considérons comme unis nous paraît une partie plus considérable du tout que nous composons avec elle. Or, il y a deux sortes de preuves qui nous persuadent qu’une chose est partie de nous-mêmes : l’instinct du sentiment et l’évidence de la raison.

C’est par l’instinct du sentiment que je suis persuadé que mon âme est unie à mon corps ou que mon corps fait partie de mon être : je n’en ai point d’évidence. Ce n’est point par la lumière de la raison que je le connais ; c’est par la douleur ou par le plaisir que je sens lorsque les objets me frappent. On nous pique la main, et nous en souffrons ; donc notre main fait partie de nous-mêmes. On déchire notre habit, et nous n’en soufrons rien ; donc notre habit n’est pas nous-mêmes. On nous coupe les cheveux sans douleur, on nous les arrache avec douleμr. Cela embarrasse les philosophes ; ils ne savent que décider. Mais leur embarras prouve que même les plus sages jugent plutôt par l’instinct du sentiment que par la lumière de la raison que telles choses font ou ne font point partie d’eux-mêmes. Car s’ils en jugeaient par l’évidence et la lumière de la raison, ils connaîtraient bientôt que l’esprit et le corps sont deux genres d’être tout opposés, que l’esprit ne peut s’unir au corps par lui-même, et que ce n’est que par l’union que l’on a avec Dieu que l’âme est blessée lorsque le corps est frappé, comme j’ai dit ailleurs. Ce n’est donc que par l’instinct du sentiment qu’on regarde son corps et toutes les choses sensibles auxquelles on est uni comme parties de soi-même, je veux dire comme parties de ce qui pense et de ce qui sent en nous, parce qu’en effet on ne peut pas reconnaître par l’évidence de la raison ce qui n’est pas, l’évidence ne découvrant jamais que la vérité.

Mais pour les choses intelligibles c’est tout le contraire, car c’est par la lumière de la raison que nous reconnaissons le rapport que nous avons avec elles. Nous découvrons par la vue claire de l’esprit que nous sommes unis à Dieu d’une manière bien plus étroite et bien plus essentielle qu’à notre corps ; que sans Dieu nous ne sommes rien ; que sans lui nous ne pouvons rien, nous ne connaissons rien, nous ne voulons rien, nous ne sentons rien ; qu’il est notre tout, ou que nous faisons avec lui un tout, si cela se peut dire ainsi, dont nous ne sommes qu’une partie infiniment petite. La lumière de la raison nous découvre mille motifs pour aimer uniquement Dieu, et pour mépriser les corps comme indignes de notre amour. Mais nous ne sentons point naturellement notre union avec Dieu. Ce n’est point par l’instinct du sentiment que nous sommes persuadés que Dieu est notre tout, si ce n’est par la grâce de Jésus-Christ, laquelle cause en certaines personnes ce sentiment, pour les aider à vaincre le sentiment contraire par lequel ils sont unis au corps. Car Dieu, comme auteur de la nature, porte les esprits à son amour par une connaissance de lumière et non point par une connaissance d’instinct ; et selon toutes les apparences ce n’est que depuis le péché qu’il ajoute comme auteur de la grâce l’instinct, la délectation prévenante à la lumière : à cause que notre lumière est maintenant beaucoup diminuée, qu’elle est incapable de nous porter à Dieu, et que l’effort du plaisir ou de l’instinct contraire l’affaiblit sans cesse et la rend inefficace.

Nous découvrons donc par la lumière de l’esprit que nous sommes unis à Dieu et au monde intelligible qu’il renferme ; et nous sommes convaincus par le sentiment que nous sommes unis à notre corps, et par notre corps au monde matériel et sensible que Dieu a créé. Mais comme nos sentiments sont plus vifs, plus touchants, plus fréquents, et même plus durables que nos lumières ; il ne faut pas s’étonner que nos sentiments nous agitent, et réveillent notre amour pour toutes les choses sensibles, et que nos lumières se dissipent et šévanouissent sans produire en nous aucune ardeur pour la vérité.

ll est vrai qu’il y a bien des gens qui sont persuadés que Dieu est leur vrai bien, qui l’aiment comme leur tout, et qui désirent avec ardeur d’augmenter et de fortifier l’union qu’ils ont avec lui. Mais il y en a très-peu qui sachent avec évidence que ce soit s’unir avec Dieu, selon les forces naturelles, que de connaître la vérité ; que ce soit une espèce de possession de Dieu même que de contempler les véritables idées des choses, et que ces vues abstraites de certaines vérités générales et immuables qui règlent toutes les vérités particulières soient des efforts d’un esprit qui s’attache à Dieu et qui quitte le corps. La métaphysique, les mathématiques pures, et toutes les sciences universelles qui règlent et qui renferment les sciences particulières, comme l’être universel renferme tous les êtres particuliers, paraissent chimériques presqu’à tous les hommes, aux gens de bien comme à ceux qui n’ont aucun amour pour Dieu. De sorte que je n’oserais presque dire que l’application à ces sciences est l’application de l’esprit à Dieu. la plus pure et la plus parfaite dont on soit naturellement capable, et que c’est dans la vue du monde intelligible qu’elles ont pour objet, que Dieu même connaît et produit ce monde sensible, duquel les corps reçoivent la vie comme les esprits vivent de l’autre.

Ceux qui ne suivent que les impressions de leurs sens et que les mouvements de leurs passions ne sont pas capables de goûter la vérité, parce qu’elle ne les flatte pas ; et les gens de bien qui s’opposent sans cesse à leurs passions lorsqu’elles leur présentent de faux biens, n’y résistent pas toujours lorsqu’elles leur cachent la vérité, ou lorsqu’elles la leur rendent méprisable ; parce qu’on peut être homme de bien sans être fort éclairé. Il n’est pas nécessaire pour être agréable à Dieu de savoir exactement que nos sens, notre imagination et nos passions nous représentent toujours les choses autrement qu’elles sont ; car enfin l’on ne voit pas que Jésus-Christ et les apôtres aient eu dessein de nous détromper de beaucoup d’erreurs que M. Descartes nous a découvertes sur cette matière.

Il y a bien de la différence entre la foi et l’intelligence, entre l’Évangile et la philosophie. Les hommes les plus grossiers sont capables de foi, et il y en a très-peu qui soient capables de la connaissance pure des vérités évidentes. La foi représente aux simples Dieu comme le créateur du ciel et de la terre, et cela suffit pour les porter à l’aimer et à le servir. La raison ne le considère pas seulement dans ses ouvrages, Dieu était ce qu’il est avant qu’il fût créateur ; elle tâche de l’envisager dans lui-même, ou par cette grande et vaste idée d’être infiniment parfait laquelle il renferme. Le Fils de Dieu, qui est la sagesse du Père, ou la vérité éternelle, s’est fait homme, et s’est rendu sensible pour se faire connaître aux hommes charnels et grossiers. Il les a voulu instruire par ce qui les aveuglait : il les a voulu porter à son amour et les détacher des biens sensibles par les mêmes choses qui les captivaient. Agissant avec des —fous, il s’est servi d’une espèce de folie pour les rendre sages. Ainsi les gens de bien et ceux qui ont le plus de foi n’ont pas toujours le plus d’intelligence. Ils peuvent connaître Dieu par la loi, et l’aimer, par le secours de la grâce, sans savoir qu’il est leur tout de la manière dont les philosophes peuvent l’entendre, et sans penser que la connaissance abstraite de la vérité soit une espèce d’union avec lui. Il ne faut donc pas être surpris s’il y a si peu de personnes qui travaillent à fortifier l’union naturelle qu’ils ont avec Dieu par la connaissance de la vérité, puisqu’il est nécessaire pour cela de combattre sans cesse contre les impressions des sens et des passions d’une manière bien différente de celle qui est familière aux personnes les plus vertueuses ; car les plus gens de bien ne sont pas toujours persuadés que les sens et les passions sont trompeurs en la manière que nous avons expliquée dans les livres précédents.

Il n’y a que les sentiments ou les pensées auxquelles le corps a quelque part qui causent immédiatement les passions, parce qu’il n’y a que Fébranlement des libres du cerveau qui excite quelque émotion particulière dans les esprits animaux. Ainsi il n’y a que les sentiments qui convainquent sensiblement que l’on tient à certaines choses pour lesquelles ils excitent de l’amour. Or l’on ne sent point l’union naturelle qu’on a avec Dieu lorsqu’on connaît la vérité ; on ne pense pas même à lui ; car il est et opère en nous d’une manière si secrète et si insensible que nous ne nous en apercevons pas. L’union que nous avons naturellement avec Dieu n’excite donc point notre amour pour lui. Mais il n’en est pas de même de l’union que nous avons avec les choses sensibles. Tous nos sentiments prouvent cette union : les corps nous frappent la vue lorsqu’ils agissent en nous, leur action n’a rien de caché. Notre propre corps nous est même plus présent que notre esprit, et nous le considérons comme la meilleure partie de nous-mêmes. Ainsi l’union que nous avons avec notre corps, et par notre corps, à tous les objets sensibles, excite en nous un amour violent qui augmente cette union, et qui nous rend dépendants des choses qui sont infiniment au-dessous de nous.


CHAPITRE VI.
Des erreurs les plus générales des passions ; quelques exemples particuliers.


C’est à la morale à découvrir toutes les erreurs particulières dans lesquelles nos passions nous engagent touchant le bien ; c’est à elle à combattre les amours déréglés, à rétablir la droiture du cœur, à régler les mœurs. Mais ici notre fin principale est de régler l’esprit, et de découvrir les causes de nos erreurs à l’égard de la vérité : ainsi nous ne pousserons pas davantage les choses que nous venons de dire, qui ne regardent que l’amour du vrai bien. Nous allons à l’esprit, et nous ne passons par le cœur que parce que le cœur en est le maître. Nous recherchons la vérité en elle-même et sans rapport à nous ; et nous ne considérons le rapport qu’elle a avec nous que parce que ce rapport est cause que l’amour-propre nous la cache et nous la déguise ; car nous jugeons de toutes choses selon nos passions, et par conséquent nous nous trompons en toutes choses, les jugements des passions n’étant jamais d’accord avec les jugements de la vérité.

C’est ce que nous apprend l’admirable saint Bernard par ces belles paroles[8] : L’amour et la haine, dit-il, ne savent point juger selon la vérité. Mais si vous voulez un jugement de vérité : Je juge selon ce que j’entends[9]. Ce n’est point par haine, ce n’est point par amour, ce n’est point par crainte. Voici un jugement de haine : Nous avons une loi, et il doit mourir selon notre loi[10]. Voici un jugement de crainte : Si nous le laissons faire ainsi, les Romains viendront et ruineront notre ville et notre nation[11]. Voici enfîn un jugement d’amour ; c’est lorsque David parlant de son fils parricide dit : Pardonnez à mon fils Absalon[12]. Notre amour, notre haine, notre crainte ne nous font faire que de faux jugements ; et il n’y a que la lumière pure de la vérité qui éclaire notre esprit, et que la voix distincte de notre maître commun qui nous fasse faire des jugements solides, pourvu que nous ne jugions que de ce qu’il nous dit, et que selon qu’il nous le dit : Sicut audio, sic judico. Mais voyons de quelle manière nos passions nous séduisent, afin que nous puissions leur résister avec plus de facilité.

Les passions ont un si grand rapport avec les sens, qu’il ne sera pas difficile d’expliquer de quelle manière elles nous engagent dans l’erreur, après ce que nous avons dit dans le premier livre. Car les causes générales des erreurs de nos passions sont entièrement semblables à celles des erreurs de nos sens.

La cause la plus générale des erreurs de nos sens est, comme nous avons fait voir dans le premier livre, que nous attribuons aux objets de dehors ou à notre corps les sensations qui sont propres à notre âme ; que nous attachons les couleurs sur la surface des corps ; que nous répandons la lumière, les sons et les odeurs dans l’air, et que nous fixons la douleur et le chatouillement dans les parties de notre corps qui reçoivent quelques changements par le mouvement des corps qui les rencontrent.

Il faut dire à peu près la même chose de nos passions. Nous attribuons imprudemment aux objets qui les causent ou qui semblent les causer toutes les dispositions de notre cœur, notre bonté, notre douceur, notre malice, notre aigreur et toutes les autres qualités de notre esprit. L’objet qui fait naître en nous quelque passion, nous paraît en quelque façon renfermer en lui-même ce qui se réveille en nous lorsque nous pensons à lui ; de même que les objets sensibles nous paraissent renfermer en eux-mêmes les sensations qu’ils excitent en nous par leur présence. Lorsque nous aimons quelque personne, nous sommes naturellement portés à croire qu’elle nous aime, et nous avons quelque peine à nous imaginer qu’elle ait dessein de nous nuire, ni de s’opposer à nos désirs. Mais si la haine succède à l’amour, nous ne pouvons croire qu’elle nous veuille du bien ; nous interprétons toutes ses actions en mauvaise part ; nous sommes toujours sur nos gardes et dans la défiance, quoiqu’elle ne pense pas à nous ou qu’elle ne pense qu’à nous rendre service. Enfin nous attribuons injustement à la personne qui excite en nous quelque passion toutes les dispositions de notre cœur ; de même que nous attribuons imprudemment aux objets de nos sens toutes les qualités de notre esprit.

De plus, par la même raison que nous croyons que tous les hommes reçoivent les mêmes sensations que nous des mêmes objets, nous pensons que tous les hommes sont agités des mêmes passions que nous pour les mêmes sujets, pourvu que nous croyions qu’ils en puissent être agités. Nous pensons que l’on aime ce que nous aimons, ou que l’on désire ce que nous désirons ; et de là naissent les jalousies et les secrètes aversions, si le bien que nous recherchons ne peut être possédé tout entier de plusieurs : car si plusieurs personnes peuvent le posséder sans le diviser, comme le souverain bien, la science, la vertu, etc., il arrive tout le contraire. nous pensons aussi que l’on hait, que l’on fuit, que l’on craint les mêmes choses que nous ; et de la viennent les liaisons et les conspirations secrètes ou manifestes selon la nature et l’état de la chose que l’on hait, par le moyen desquelles liaisons nous espérons de nous délivrer de nos misères.

Nous attribuons donc aux objets de nos passions les émotions qu’ils produisent en nous ; et nous pensons que tous les autres hommes, et même quelquefois que les bêtes en sont agitées comme nous. Mais outre cela nous jugeons encore plus témérairement que la cause de nos passions, qui n’est souvent qu’imaginaire, est réellement dans quelque objet.

Lorsque nous avons un amour passionné pour quelqu’un, nous jugeons que tout en est aimable. Ses grimaces sont des agréments ; sa difformité n’a rien de choquant ; ses mouvements irréguliers et ses gestes mal composes sont justes, ou pour le moins ils sont naturels. S’il ne parle jamais, c’est qu’il est sage ; s’il parle toujours, c’est qu’il est plein d’esprit ; s’il parle de tout, c’est qu’il est universel ; s’il interrompt les autres sans cesse. c’est qu’il a du feu, de la vivacité, du brillant ; enfin s’il veut toujours primer, c’est qu’il le mérite. Notre passion nous couvre ou nous déguise de cette sorte tous les défauts de nos amis, et au contraire elle relève avec éclat leurs plus petits avantages.

Mais si cette amitié qui n’est fondée, comme les autres passions, que sur l’agitation du sang et des esprits animaux, vient à se refroidir faute de chaleur ou d’esprits propres à l’entretenir ; et si l’intérèt ou quelque faux rapport change la disposition du cerveau, la haine, succédant à l’amour, ne manquera pas de nous faire imaginer dans l’objet de notre passion tous les défauts qui peuvent être un sujet d’aversion. Nous verrons dans cette même personne des qualités toutes contraires à celles que nous y admirions auparavant. Nous aurons honte de l’avoir aimée, et la passion dominante ne manquera pas de se justifier et de rendre ridicule celle dont elle a pris la place. »

La puissance et l’injustice des passions ne se bornent pas encore aux choses que nous venons de dire, elles s’étendent infiniment plus loin. Nos passions ne nous déguisent pas seulement leur objet principal, mais encore toutes les choses qui y ont quelque rapport. Non-seulement elles nous rendent aimables toutes les qualités de nos amis, mais encore la plupart des qualités des amis de nos amis. Elles passent même plus avant dans ceux qui ont quelque étendue et quelque force d’imagination ; car leurs passions ont sur leur esprit une domination si vaste et si étendue, qu’il n’est pas possible d’en marquer les bornes.

Les choses que je viens de dire sont des principes si généraux et si féconds d’erreurs, de préventions et d’injustices, qu’íl est impossible d’en faire remarquer toutes les suites. La plupart des vérités ou plutôt des erreurs de certains lieux, de certains temps, de certaines communautés, de certaines familles, en sont des conséquences. Ce qui est vrai en Espagne est faux en France ; ce qui est vrai à Paris est faux à Rome ; ce qui est certain chez les jacobins est incertain chez les cordeliers ; ce qui est indubitable chez les cordeliers semble être une erreur chez les jacobins. Les jacobins se croient obligés de suivre saint Thomas, et pourquoi ? c’est souvent parce que ce saint docteur était de leur ordre. Les cordeliers au contraire embrassent les sentiments de Scot, parce que Scot était cordelier.

Il y a de même des vérités et des erreurs de certains temps. La terre tournait il y a deux mille ans ; elle est demeurée immobile jusqu’à nos jours ; et voici qu’elle commence à s’ébranler. On a brûlé autrefois Aristote ; un concile provincial, approuvé par un pape, a très-sagement défendu qu’on enseignât sa physique. On l’a admiré depuis ce temps-là, et voici qu’on commence à le mépriser. Il y a des opinions reçues présentement dans les écoles qui ont été rejetées comme des hérésies, et ceux qui les soutenaient excommuniés comme des hérétiques par quelques évêques ; parce que les passions causant des factions, les factions produisent de ces vérités ou de ces erreurs aussi inconstantes que la cause qui les excite. Par exemple, les hommes sont indifférents à l’égard de la stabilité de la terre et de la forme[13] de corporéíté ; mais ils ne sont point indifférents pour ces opinions lorsqu’elles sont soutenues par ceux qu’ils haïssent. Ainsi, l’aversion soutenue par quelque sentiment confus de piété fait naître un zèle indiscret, qui s’échauffe et qui s’allume peu à peu, et qui produit enfin de ces événements qui ne paraissent étranges à tout le monde que long-temps après qu’ils sont arrivés.

On a de la peine à s’imaginer que la passion aille jusque-là ; mais c’est que l’on ne sait pas que nos passions s’étendent à tout ce qui les peut satisfaire. Aman ne voulait peut-être point de mal à tout le peuple juif ; mais Mardochée ne le salue pas, il est Juif : il faut donc perdre toute la nation, la vengeance en sera plus magnifique.

Il s’agit, entre des plaideurs, de savoir qui a droit à une terre : ils ne devraient apporter que leurs titres et ne dire que ce qui a rapport à leur affaire, ou qui la peut rendre meilleure. Cependant ils ne manquent pas de dire toute sorte de mal les uns des autres. de se contredire en toutes choses, de former des contestations et des accusations inutiles, et d’embrouiller leur procès d’une infinité d’accessoires qui confondent le principal. Enfin toutes les passions s’ótendent aussi loin que la vue de l’esprit de ceux qui en sont émus ; je veux dire qu’il n’y a aucune chose que nous pensions avoir quelque rapport avec l’objet de nos passions, à laquelle le mouvement de ces passions ne s’étende. Et voici comment cela se fait.

Les traces des objets sont tellement liées les unes les autres dans le cerveau, qu’il est impossible que le cours des esprits en réveille quel qu’une avec force, que plusieurs autres ne se rouvrent en même temps. L’idée principale de la chose à laquelle on pense est donc nécessairement accompagnée d’un grand nombre d’idées accessoires, lesquelles s’augmentent d’autant plus que l’impression des esprits animaux est plus violente. Or, cette impression des esprits ne peut manquer d’être violente dans les passions, à cause que les passions poussent sans cesse dans le cerveau, en abondance et avec beaucoup de force, les esprits propres pour conserver les traces des idées qui représentent leur objet. Ainsi, le mouvement d’amour ou de haine ne s’étend pas seulement à l’objet principal de la passion, mais encore à toutes les choses que l’on reconnaît avoir quelque rapport à cet objet ; parce que le mouvement de l’âme, dans la passion, suit la perception de l’esprit, de même que le mouvement des esprits animaux, dans le cerveau, suit les traces du cerveau, tant celles qui réveillent l’idée principale de l’objet de la passion que les autres qui y ont rapport.

Il ne faut donc pas s’étonner si les hommes poussent si loin leur haine ou leur amour, et s’ils font des actions si bizarres et si surprenantes. Il y a une raison particulière de tous ces effets, quoique nous ne la connaissions pas. Leurs idées accessoires ne sont point toujours semblables aux nôtres ; nous ne les pouvons connaître. Ainsi, il y a toujours quelque raison particulière qui les fait agir d’une manière qui nous paraît si extravagante.


CHAPITRE VII.
Des passions en particulier, et premièrement de l’admiration et de ses mauvais effets.


Tout ce que j’ai dit jusqu’ici des passions est général ; mais il n’est pas fort difficile d’en tirer des conséquences particulières. Il n’y a qu’à faire quelque réflexion sur ce qui se passe dans soi-même et sur les actions des autres, et l’on découvrira plus de ces sortes de vérités, d’une seule vue, que l’on n’en pourrait expliquer dans un temps considérable. Cependant il y a si peu de personnes qui s’avisent de rentrer dans eux-mêmes et qui fassent pour cela quelque effort d’esprit, qu’afin de les y exciter et de réveiller leur attention, il est nécessaire de descendre quelque peu dans le particulier.

Quand on se tâte et qu’on se frappe soi-même, il semble que l’on soit presque insensible ; mais quand on est seulement touché par les autres, on en reçoit des sentiments assez vifs pour réveiller l’attention. En un mot, on ne se chatouille pas soi-même, on ne s’en avise pas, et l’on n’y réussirait peut-être pas si l’on s’en avisait. C’est à peu près par cette même raison que l’esprit ne s’avise pas de se tâter et de se sonder soi-même, qu’il se dégoûte incontinent de cette sorte de recherche, et qu’il n’est ordinairement capable de reconnaître et de sentir toutes les parties de son âme que lorsque d’autres les touchent et les lui font sentir. Ainsi il est nécessaire, pour faciliter à quelques esprits la connaissance d’eux mêmes, de descendre quelque peu dans le particulier des passions, afin de leur apprendre, en les touchant, toutes les parties qui les composent.

Ceux qui liront ce qui suit doivent néanmoins être avertis qu’ils ne sentiront pas toujours que je les touche, et qu’ils ne se reconnaîtront pas toujours sujets aux passions et aux erreurs dont je parlerai, par la raison que toutes les passions particulières ne sont pas toujours les mêmes dans tous les homines.

Tous les hommes ont les mêmes inclinations naturelles qui n’ont point de rapport au corps ; ils ont même toutes celles qui ont rapport au corps, lorsque leur corps est parfaitement bien disposé. Mais les divers tempéraments des corps et leurs changements fréquents causent une variété infinie dans les passions particulières. Que si l’on ajoute à la diversité de la constitution du corps celle qui vient des objets, qui font des impressions bien différentes sur tous ceux qui n’ont pas les mêmes emplois ni la même manière de vivre, il est évident que tel se peut sentir fortement touché en quelque endroit de son âme par certaines choses, qui demeurera entièrement insensible à beaucoup d’autres. Ainsi on se tromperait souvent si on jugeait toujours par ce que l’on sent de ce que les autres doivent sentir.

Je ne crains point de me tromper lorsque j’assure que tous les hommes veulent être heureux ; car je sais avec une entière certitude que les Chinois et les Tartares, que les anges et les démons mêmes, enfin que tous les esprits ont de l’inclination pour la félicité. Je sais même que Dieu ne produira jamais aucun esprit sans ce désir. Ce n’est point l’expérience qui me l’a appris : jamais je ne vis ni Chinois ni Tartare. Ce n’est point le témoignage intérieur de ma conscience ; il n’apprend seulement que je veux être heureux. Il n’y a que Dieu qui me puisse convaincre intérieurement que tous les autres hommes, les anges et les démons veulent être heureux. Il n’y a que lui qui puisse m’assurer qu’il ne donnera jamais l’être à aucun esprit qui soit indifférent pour le bonheur ; car quel autre que lui pourrait m’assurer positivement de ce qu’il fait et même de ce qu’il pense ? Et comme il ne peut jamais me tromper, je ne puis douter de ce qu’il n’apprend. Je suis donc certain que tous les hommes veulent être heureux, parce que cette inclination est naturelle et qu’elle ne dépend point du corps.

Il n’en est pas de même des passions particulières. Si je suis passionné pour la musique, pour la danse, pour la chasse ; si j’aime les douceurs ou le haut goût, je n’en puis rien conclure de certain touchant les passions des autres hommes. Le plaisir est sans doute doux et agréable à tous les hommes ; mais tous les hommes ne trouvent pas du plaisir dans les mêmes choses. L’amour du plaisir est une inclination naturelle : cet amour ne dépend point du corps : il est donc général à tous les hommes. Mais l’amour de la musique, de la chasse ou de la danse n’est pas général, parce que la disposition du corps dont il dépend étant différente dans tous les hommes, toutes les passions qui en dépendent ne sont pas toujours les mêmes.

Les passions générales, comme le désir, la joie et la tristesse, tiennent le milieu entre les inclinations naturelles et les passions particulières. Elles sont générales comme les inclinations ; mais elles ne sont pas également fortes, parce que la cause qui les produit et qui les entretient n’est pas elle-même également agissante. Il y a une variété infinie dans les degrés d’agitation des esprits animaux, dans leur abondance et leur disette, leur solidité et leur délicatesse, et dans le rapport des fibres du cerveau avec ces esprits.

Ainsi, il arrive très-souvent que l’on ne touche les autres en aucun endroit de leur âme lorsque l’on parle des passions particulières ; mais lorsqu’on les touche, ils en sont fortement émus. Il en est au contraire des passions générales et des inclinations, on touche toujours lorsque l’on en parle ; mais on touche d’une manière si faible et si languissante ; qu’on ne se fait presque pas sentir. Je dis ces choses, afin que l’on ne juge pas si je me trompe par le seul sentiment qu’on a déjà reçu de ce que j’ai dit ou que l’on recevra de ce que je dirai dans la suite, mais par la considération de la nature des passions dont je traite.

Si l’on se proposait de traiter de toutes les passions particulières, ou si on les distinguait par les objets qui les excitent, il est visible qu’on ne finirait jamais et qu’on dirait toujours la même chose. On ne finirait jamais, parce que les objets de nos passions sont infinis ; et l’on dirait toujours la même chose, parce que l’on traiterait toujours du même sujet. Les passions particulières pour la poésie, pour l’histoire, pour les mathématiques, pour la chasse et pour la danse ne sont qu’une même passion générale ; car, par exemple, les passions de désir ou de joie pour tout ce qui plaît ne sont pas différentes, quoique les objets particuliers qui plaisent soient différents.

Il ne faut donc pas multiplier le nombre des passions selon le nombre des objets qui sont infinis, mais seulement selon les principaux rapports qu’ils peuvent avoir avec nous. Et de cette manière on reconnaîtra, comme nous l’expliquerons plus bas, que l’amour et l’aversion sont les passions-mères ; qu’elles n’engendrent point d’autres passions générales que le désir, la joie et la tristesse ; que les passions particulières ne sont composées que de ces trois primitives, et qu’elles sont d’autant plus composées que l’idée principale du bien ou du mal qui les excite est accompagnée d’un plus grand nombre d’idées accessoires, ou que le bien et le mal sont plus circonstanciés par rapport à nous.

Si l’on se souvient de ce que l’on a dit de la liaison des idées, et que dans les grandes passions les esprits animaux étant extrêmement agités réveillent dans le cerveau toutes les traces qui ont quelque rapport avec l’objet qui nous agite, on reconnaîtra qu’il y a des passions différentes d’une infinité de façons, lesquelles n’ont point de nom particulier, et qu’on ne peut expliquer d’autre manière qu’en disant qu’elles sont inexplicables.

Si les passions primitives, de la combinaison desquelles les autres l’engendrent, n’étaient point capables du plus ou du moins, on n’aurait pas de peine ã déterminer le nombre de toutes les passions. Mais le nombre des passions qui se font de l’assemblage des autres est nécessairement infini, parce qu’une même passion ayant des degrés infinis, elle peut, en se joignant avec les autres, se combiner en une infinité de manières ; de sorte qu’il n’y a peut-être jamais eu deux hommes émus d’une même passion, si par même passion l’on entend l’assemblage de tous les mouvements égaux et de tous les sentiments semblables qui se réveillent en nous à l’occasion de quelque objet.

Mais le plus et le moins ne changeant point l’espèce, on peut dire que le nombre des passions n’est pas infini, parce que les circonstances qui accompagnent le bien et le mal ne sont point infinies. Mais expliquons nos passions en particulier.

Lorsque nous voyons quelque chose pour la première fois, ou que l’ayant déjà vue plusieurs fois accompagnée de certaines circonstances, nous la voyons revêtue de quelques autres, nous en sommes surpris et nous l’admirons. Ainsi, une nouvelle idée ou une nouvelle liaison de vieilles idées cause en nous une passion imparfaite, qui est la première de toutes, et que l’on nomme admiration. Je dis que cette passion est imparfaite, parce qu’elle n’est point excitée par l’idée ni par le sentiment du bien.

Le cerveau se trouvant alors frappé en de certains endroits dans lesquels il ne l’avait jamais été, ou d’une manière toute nouvelle. l’âme en est sensiblement touchée, et par conséquent elle s’applique fortement à ce qu’il y a de nouveau dans son objet ; par la même raison qu’un simple chatouillement à la plante des pieds excite dans l’âme, par la nouveauté plutôt que par la force de l’impression, un sentiment très-sensible et très-applicant. Il y a encore d’autres raisons de l’application de l’âme aux choses nouvelles, mais je les ai expliquées en parlant des inclinations naturelles. On ne considère ici l’âme que par rapport au corps, et selon ce rapport c’est l’émotion extraordinaire des esprits animaux qui est la cause naturelle de son application aux choses nouvelles, car les émotions ordinaires des esprits n’excitent que très-peu notre attention.

Dans l’admiration précisément comme telle, on ne considère les choses que selon ce qu’elles sont en elles-mêmes ou selon ce qu’elles paraissent ; on ne les considère point par rapport à soi, on ne les considère point comme bonnes ou comme mauvaises ; et c’est pour cela que les esprits ne se répandent point dans les muscles pour donner au corps la disposition propre à la recherche du bien ou à la fuite du mal, et qu’ils n’agitent point les nerfs qui vont au cœur et aux autres viscères, pour hâter ou pour retarder la fermentation et le mouvement du sang, comme il arrive dans toutes les autres passions. Tout ce qu’il y a d’esprits tend vers le cerveau pour y tracer une image vive et distincte de l’objet qui surprend, afin que l’âme le considère et le reconnaisse ; mais tout le reste du corps demeure comme immobile et dans la même posture. Comme il n’y a point d’émotion dans l’âme, il n’y a point aussi de mouvement dans le corps.

Si les choses que l’on admire paraissent grandes, l’admiration est toujours suivie de l’estime et quelquefois de la vénération. Elle est au contraire toujours accompagnée de mépris, et quelquefois de dédain, lorsqu’elles paraissent petites.

L’idée de la grandeur produit dans le cerveau un grand mouvement d’esprits, et la trace qui la représente se conserve fort longtemps. Un grand mouvement d’esprits excite aussi dans l’àme l’idée de la grandeur, et il arrête beaucoup l’esprit à la considération de cette idée.

L’idée de petitesse produit dans le cerveau un petit mouvement d’esprits, et la trace qui la représente ne se conserve pas longtemps. Un petit mouvement d’esprits excite aussi dans l’âme une idée de petitesse, et il arrête peu l’esprit à la considération de cette idée. Ces choses méritent fort d’être remarquées.

Lorsque nous nous considérons nous-mêmes ou quelque chose qui nous est uni, notre admiration n’est jamais sans quelque passion qui nous agite. Mais notre agitation n’est que dans l’âme et dans les esprits qui vont au cœur, parce que n’y ayant point de bien qu’il faille rechercher, ni de mal qu’il faille éviter, les esprits ne se répandent point dans les muscles pour disposer le corps à quelque action.

La vue de la perfection de son être ou de quelque chose qui lui appartient produit naturellement l’orgueil, ou l’estime de soi-même, le mépris des autres, la joie, et quelques autres passions. La vue de sa propre grandeur produit la fierté ; la vue de sa force, la générosité ou la hardiesse ; et la vue de quelque autre qualité avantageuse produit naturellement une autre passion, qui sera toujours une espèce d’orgueil.

Au contraire, la vue de quelque imperfection de son être ou d’une chose qui lui appartient produit naturellement l’humilité, le mépris de soi-même, le respect pour les autres, la tristesse, et quelques autres passions. La vue de sa petitesse produit la bassesse ; la vue de sa faiblesse, la timidité ; et la vue de quelque qualité désavantageuse produit naturellement une autre passion, qui sera toujours une espèce d’humilité. Mais cette humilité, aussi bien que l’orgueil dont je viens de parler, n’est proprement ni vertu ni vice : ce ne sont l’une et l’autre que des passions ou des émotions involontaires, qui sont néanmoins très-utiles à la société civile, et même absolument nécessaires en quelques rencontres pour la conservation de la vie ou des biens de ceux qui en sont agitée.

Il est nécessaire, par exemple, d’être humble et timide, et même de témoigner au dehors la disposition de son esprit par une contenance modeste et par un air respectueux ou craintif, lorsqu’on est en présence d’une personne de haute qualité ou d’un homme fier et puissant ; car il est presque toujours avantageux pour le bien du corps que l’imagination s’abatte à la vue de la grandeur sensible, et qu’elle lui donne des marques extérieures de sa soumission et de sa vénération intérieure. Mais cela se fait naturellement et machinalement, sans que la volonté y ait de part, et souvent même malgré toute sa résistance. Les bêtes mêmes qui ont besoin, comme les chiens, de fléchir ceux avec qui elles vivent, ont d’ordinaire leur machine disposée de manière qu’elles prennent l’air qu’elles doivent avoir par rapport a ceux qui les environnent : car cela est absolument nécessaire pour leur conservation. Et si les oiseaux, ou quelques autres animaux, n’ont point la disposition du corps propre pour prendre cet air, c’est qu’ils n’ont pas besoin de fléchir ceux dont ils peuvent, par la fuite, éviter le courroux, et dont ils peuvent se passer pour la conservation de leur vie.

On ne peut trop considérer que toutes les passions, qui sont excitées en nous à la vue de quelque chose qui est hors de nous. répandent machinalement sur le visage de ceux qui en sont frappés l’air qui leur convient, c’est-à-dire un air qui, par son impression, dispose machinalement tous ceux qui le voient à des passions et à des mouvements utiles au bien de la société. L’admiration même, lorsqu’elle n’est causée en nous que par la vue de quelque chose qui est hors de nous et que les autres peuvent considérer, produit sur notre visage un air qui imprime machinalement l’admiration dans les autres, et qui agit même sur leur cerveau d’une manière si bien réglée, que les esprits qui y sont contenus sont poussés dans les muscles de leur visage pour y former un air tout semblable au nôtre.

Cette communication des passions de l’âme et des mouvements des esprits animaux, pour unir ensemble les hommes par rapport au bien et au mal, et pour les rendre entièrement semblables les uns aux autres. non-seulement par la disposition de leur esprit, mais encore par la situation de leur corps, est d’autant plus grande et plus remarquable que les passions sont plus violentes ; parce qu’alors les esprits animaux sont agités avec plus de force. Or, cela doit être ainsi, parce que les biens et les maux étant plus grands ou plus présents, il faut s’y appliquer davantage, et s’unir plus fortement les uns avec les autres pour les fuir ou pour les rechercher. Mais lorsque les passions sont fort modérées, comme l’est ordinairement l’admiration, elles ne se communiquent pas sensiblement, et ne répondent presque pas l’air par lequel elles ont coutume de se communiquer ; comme rien ne presse, il n’est pas à propos qu’elles fassent effort sur l’imagination des autres, ni qu’elles les détournent de leurs occupations, auxquelles il est peut-être plus nécessaire qu’ils s’emploient, qu’à considérer les causes de ces passions.

Il n’y a rien de plus merveilleux que cette économie de nos passions et que cette disposition de notre corps par rapport aux objets qui nous environnent. Tout ce qui se passe en nous machinalement est très-digne de la sagesse de celui qui nous a faits ; et comme Dieu nous a rendus capables de toutes les passions qui nous agitent, afin principalement de nous lier avec toutes les choses sensibles pour la conservation de la société et de notre être sensible, son dessein s’exécute si fidèlement par la construction de son ouvrage, qu’on ne peut s’empêcher d’en admirer l’artifice et les ressorts.

Cependant nos passions et tous ces liens imperceptibles par lesquels nous tenons à tout ce qui nous environne, sont souvent, par notre faute, des causes très-considérables de nos erreurs et de nos désordres. Car nous ne faisons point l’usage que nous devrions faire de nos passions ; nous leur permettons toutes choses, et nous ne savons pas même les bornes que nous devons prescrire à leur puissance. Ainsi les passions mêmes qui, comme l’admiration, sont très-faibles et qui nous agitent le moins, ont assez de force pour nous faire tomber dans l’erreur. En voici quelques exemples.

Lorsque les hommes, et principalement ceux qui ont l’imagination vigoureuse, se considèrent par leur plus bel endroit, ils sont presque toujours très-satisfaits d’eux-mêmes ; et leur satisfaction intérieure ne manque jamais de s’augmenter lorsqu’ils se comparent aux autres qui n’ont pas tant de mouvements qu’eux. D’ailleurs il y a tant de gens qui les admirent, et il y en a si peu qui leur résistent avec succès et avec applaudissement (car applaudit-on jamais à la raison en présence d’une imagination forte et vive ?) ; enfin, il se forme sur le visage de ceux qui les écoutent un air si sensible de soumission et de respect, et des traits si vifs d’admiration à chaque mot nouveau qu’ils profèrent, qu’ils s’admirent aussi eux-mêmes, et que leur imagination, qui leur grossit tous leurs avantages, les rend extrêmement contents de leur personne. Car, si l’on ne peut voir un homme passionné sans recevoir l’impression de sa passion, et sans entrer, en quelque manière, dans ses sentiments ; comment serait-il possible que ceux qui sont environnés d’un grand nombre d’admirateurs ne donnassent quelque entrée à une passion qui flatte si agréablement l’amour-propre ?

Or, cette haute estime que les personnes d’une imagination forte et vive ont d’elles-mêmes et de leurs qualités leur enfle le courage et leur fait prendre l’air dominant et décisif : ils n’écoutent les autres qu’avec mépris ; ils ne leur répondent qu’en raillant ; ils ne pensent que par rapport à eux, et, regardant comme une espèce de servitude l’attention de l’esprit, si nécessaire pour découvrir la vérité, ils sont entièrement in disciplinables. L’orgueil, l’ignorance et l’aveuglement vont toujours de compagnie. Les esprits forts, ou plutôt les esprits vains et superbes, ne veulent pas être disciples de la vérité ; ils ne rentrent dans eux-mêmes que pour se contempler et pour s’admirer. Ainsi celui qui résiste aux superbes luit au milieu de leurs ténèbres sans que leurs ténèbres soient dissipées.

Il y a, au contraire, une certaine disposition dans les esprits animaux et dans le sang, laquelle nous donne un sentiment trop bas de nous-mêmes : la disette, la lenteur et la délicatesse des esprits animaux, jointes avec la grossièreté des fibres du cerveau, nous rendent l’imagination faible et languissante ; et la vue, ou plutôt le sentiment confus de cette faiblesse et de cette langueur de notre imagination, nous fait entrer dans une espèce d’humilité vicieuse qu’on peut appeler bassesse d’esprit.

Tous les hommes sont capables de la vérité, mais ils ne s’adressent point à celui qui seul est capable de l’enseigner. Les superbes se tournent vers eux-mêmes ; ils n’écoutent qu’eux-mêmes, et les faux humbles se tournent vers les superbes et s’assujettissent à toutes leurs décisions : les uns et les autres n’écoutent que des hommes. L’esprit des superbes obéit à la’fermentation de leur propre sang, c’est-à-dire à leur propre imagination ; l’esprit des faux humbles se soumet à l’air dominant des superbes : ainsi les uns et les autres sont assujettis à la vanité et au mensonge. Le superbe est un homme riche et puissant, qui a un grand équipage, qui mesure sa grandeur par celle de son train, et sa force par celle des chevaux qui firent son carrosse ; le faux humble, ayant le même esprit et les mêmes principes, est un misérable, pauvre, faible et languissant, et qui s’imagine qu’il n’est presque rien, parce qu’il ne possède rien. Cependant notre équipage n’est pas nous ; et tant s’en faut que l’abondance du sang et des esprits, que la vigueur et l’impétuosité de l’imagination nous conduisent à la vérité. qu’au contraire il n’y a rien qui nous en détourne davantage. Ce sont ces bébétés, s’il est permis de les appeler ainsi, ces esprits froids et languissants, qui sont les plus capables de découvrir les vérités les plus solides et les plus cachées ; ils peuvent écouter, dans un plus grand silence de leurs passions, la vérité qui les enseigne dans le plus secret de leur raison : mais, malheureusement pour eux, ils ne pensent point à s’appliquer à ses paroles ; elle parle sans éclat sensible et d’une voix basse, et ce n’est que le bruit qui les réveille. Il n’y a que le brillant, que le grand et le magnifique en apparence, et selon le jugement des sens, qui les convainque : ils se plaisent à se laisser éblouir ; ils aiment mieux entendre ces philosophes qui ne racontent que leurs visions et leurs songes, et qui assurent, comme les faux prophètes, que la vérité leur a parlé lorsque la vérité ne leur a point parlé, que d’entendre la vérité même. Il y a plus de quatre mille ans que l’orgueil humain leur débite des mensonges sans qu’ils s’y opposent ; ils les respectent même et les conservent comme des traditions saintes et divines. Il semble que le Dieu de la vérité ne soit plus avec eux ; ils ne pensent plus à lui ; ils ne le consultent plus ; ils ne méditent plus, et ils couvrent leur paresse et leur nonchalance des apparences trompeuses d’une sainte humilité.

Il est vrai que nous ne pouvons découvrir la vérité par nousmèmes ; mais nous le pouvons toujours avec celui qui nous éclaire, et nous ne le pouvons jamais par le secours de tous les hommes joints ensemble. Ceux mêmes qui la connaissent le mieux ne nous la sauraient faire voir, si nous n’interrogeons nous-mêmes celui qu’ils ont interrogé, et s’il ne répond à notre attention comme il a répondu à la leur. Il ne faut donc point croire les hommes parœ que les hommes ont, parlé, car tout homme est trompeur ; mais parce que celui qui ne peut tromper nous a parlé, et nous devons sans cesse interroger celui qui ne peut jamais tromper. Nous ne devons point croire ceux qui ne parlent qu’aux oreilles, qui n’instruisent que le corps, qui n’agissent au plus que sur l’imagination ; mais nous devons écouter attentivement et croire fidèlement celui qui parle à l’esprit, qui instruit la raison, et qui, pénétrant jusque dans le plus secret de l’homme intérieur, est capable de l’éclairer et de le fortifier contre l’homme extérieur et sensible, qui le séduit et qui le maltraite sans cesse. Je répète souvent ces choses, parce que je les crois très-dignes d’une sérieuse réflexion. C’est Dieu seul qu’il faut honorer : il n’y a que lui qui soit capable de répandre en nous la lumière, comme il n’y a que lui qui soit capable de produire en nous les plaisirs.

Il se rencontre quelquefois dans les esprits animaux et dans le reste du corps une certaine disposition qui excite à la chasse, à la danse, à la course, et généralement à tous les exercices où la force et l’adresse du corps paraissent le plus. Cette disposition est fort ordinaire aux jeunes gens, et principalement à ceux dont le corps n’est pas encore tout à fait formé. Les enfants ne peuvent demeurer en place, ils sont toujours en action lorsqu’ils suivent leur humeur. Comme leurs muscles ne sont pas encore fortifiés ni même tout à fait achevés, Dieu, qui, comme auteur de la nature, règle les plaisirs de l’àme par rapport au bien du corps, leur fait trouver du plaisir dans l’exercice afin que leur corps se fortifie. Ainsi, dans le temps que les chairs et les fibres des nerfs sont encore molles, les chemins par lesquels il est nécessaire que les esprits animaux s’écoulent pour produire toutes sortes de mouvements se tracent et se conservent, et il ne sfamasse point d’humeurs qui les ferment ou qui, s’étant pourries, corrompent quelque partie.

Le sentiment confus que les jeunes gens ont de la disposition de leur corps fait qu’ils se plaisent dans la vue de sa force et de son adresse. Ils s’admirent lorsqu’ils en savent mesurer les mouvements ou lorsqu’ils sont capables d’en faire d’extraordinaires ; ils souhaitent même d’être en présence de gens qui les considèrent et qui les admirent. Ainsi ils se fortifient peu à peu dans la passion pour tous les exercices du corps, laquelle est une des principales causœ de l’ignorance et de la brutalité des hommes. Car, outre le temps que l’on perd dans ces exercices, le peu d’usage que l’on fait de son esprit est cause que la partie principale du cerveau, dont la flexibilité fait la force et la vivacité de l’esprit, devient entièrement inflexible, et que les esprits animaux ne se répandent pas facilement dans le cerveau d’une manière propre pour penser à ce que l’on veut.

C’est ce qui rend la plupart des gens de guerre et de la noblesse incapables de s’appliquer à quoi que ce soit. Ils raisonnent de toutes choses à la cavalière, comme l’on dit ordinairement ; et si l’on prétend leur dire ce qu’ils ne veulent pas entendre, au lieu de penser à ce qu’il faut répondre leurs esprits animaux se conduisent insensiblement dans les muscles qui font lever le bras. Ils répondent presque sans réflexion par quelque coup ou par quelque geste menaçant, à cause que, les esprits étant agités par les paroles qu’ils entendent, ils se portent vers les endroits les plus ouverts par l’habitude de l’exercice. Le sentiment qu’ils ont de la force de leur corps les confirme dans ces manières insolentes, et la vue de l’air respectueux de ceux qui les écoutent leur imprime une sotte confiance. pour dire fièrement et brutalement des sottises. Ils croient même avoir dit de belles et bonnes choses parce que la crainte et la prudence des autres leur a été favorable.

Il n’est pas possible de s’être appliqué à quelque étude ou de faire actuellement profession de quelque science sans qu’on le sache ; on ne peut être auteur ou docteur sans s’en souvenir. Mais ce seul souvenir produit naturellement dans l’esprit de bien des gens un si grand nombre de défauts qu’il leur serait très-avantageux de n’avoir point la qualité dont ils se font honneur. Comme ils s’imaginent qu’elle fait leur plus bel endroit, ils la considèrent toujours avec plaisir ; ils la présentent aux autres avec toute l’adresse possible, et ils prétendent qu’elle leur donne le droit de juger de toutes choses sans les examiner. Si l’on est assez imprudent pour les contredire, ils tâchent d’abord d’insinuer avec adresse et avec un air de douceur et de charité ce qu’ils sont et le droit qu’ils ont de décider. Mais si l’on est ensuite assez hardi pour leur résister et qu’ils manquent de réponse, ils disent alors ouvertement et ce qu’ils pensent d’eux-mêmes et ce qu’ils pensent de ceux qui leur résistent.

Tout sentiment intérieur de quelque avantage que l’on possède enfle naturellement le courage. Un cavalier qui se sent bien monté et bien armé, qui ne manque ni de sang ni d’esprits, est prêt de tout entreprendre ; la disposition où il se trouve le rend généreux et hardi. Il en est de même d’un homme d’étude, lorsqu’il se croit savant et que l’enflure de son cœur lui a corrompu l’esprit. Il devient, si cela se put dire, généreux et hardi contre la vérité. Quelquefois il la combat témérairement sans la reconnaître, et quelquefois il la trahit après l’avoir reconnue ; et, se confiant dans sa fausse érudition, il est toujours prêt de soutenir l’affirmative ou la négative, selon que l’esprit de contradiction le possède.

Il n’en est pas de même de ceux qui ne se piquent point de science ; ils ne sont point décisifs. Il est rare qu’ils parlent s’îls n’ont quelque chose à dire, et il arrive même assez souvent qu’ils se taisent dans le temps qu’ils devraient parler. Ils n’ont point cette réputation et ces marques extérieures de science, lesquelles engagent à parler sans savoir ce qu’on dit ; ils peuvent se taire. Mais les savants appréhendent de demeurer sans rien dire ; car ils savent bien qu’on les méprisera s’ils se taisent, lors même qu’ils n’ont rien à dire, et qu’on ne les méprisera pas toujours quoiqu’ils ne disent que des sottises, pourvu qu’ils les disent d’une manière scientifique.

Ce qui rend les hommes capables de penser les rend capables de la vérité ; mais ce ne sont ni les honneurs, ni les richesses, ni les degrés, ni la fausse érudition qui les rendent capables de penser, c’est leur nature. Ils sont faits pour penser parce qu’ils sont faits pour la vérité. La santé même du corps ne les rend point capables de bien penser ; tout ce qu’elle peut faire est de n’y mettre pas un si grand empêchement que la maladie. Notre corps nous aide en quelque manière à sentir et à imaginer, mais il ne nous aide point à concevoir. Car quoique sans le secours du corps nous ne puissions, en méditant, fixer nos idées contre l’effort continuel des sens et des passions, qui les troublent et qui les effacent à cause que nous ne pouvons présentement vaincre le corps que par le corps ; cependant il est visible que le corps ne peut éclairer l’esprit ni produire en lui la lumière de l’intelligence. Car toute idée qui découvre la vérité vient de la vérité même. Ce que l’âme reçoit par le corps n’est que pour le corps ; et lorsqu’elle se tourne vers les fantômes, elle ne voit que des illusions et des fantômes : je veux dire qu’elle ne voit point les choses comme elles sont en elles-mêmes, mais seulement les rapports qu’elles peuvent avoir avec le corps.

Si l’idée de grandeur ou de petitesse que nous avons de nous mêmes nous est souvent une occasion d’erreur, l’idée que nous avons des choses qui sont hors de nous et qui ont quelque rapport à nous ne fait pas une impression moins dangereuse. Nous venons de dire que l’idée de grandeur est toujours accompagnée d’un grand mouvement d’esprits, et qu’un grand mouvement d’esprits est toujours accompagné d’une idée de grandeur ; et qu’au contraire l’idée de petitesse est toujours accompagnée d’un petit mouvement d’esprits et qu’un petit mouvement d’esprits est toujours accompagné d’une idée de petitesse, De ce principe il est facile de conclure que les choses qui produisent en nous de grands mouvements d’esprits doivent naturellement nous paraître avoir plus de grandeur, c’est-à-dire plus de force, plus de réalité, plus de perfection que les autres, car par grandeur j’entends toutes ces choses et plusieurs autres. Ainsi, les biens sensibles nous doivent paraître plus grands et plus solides que ceux qui ne se font point sentir, si nous en jugeons par le mouvement des esprits et non point par l’ídée pure de la vérité. Une grande maison, un train magnifique, un bel ameublement, des charges, des honneurs, des richesses paraissent avoir plus de grandeur et de réalité que la vertu et que la justice.

Quand on compare la vertu aux richesses par la vue claire de l’esprit, alors on leur préfère la vertu ; mais lorsqu’on fait usage de ses yeux et de son imagination, et que l’on ne juge de ces choses que par l’émotion des esprits qu’elles excitent en nous, on préfère sans doute les richesses à la vertu.

C’est par ce principe que nous pensons que les choses spirituelles ou qui ne se font point sentir ne sont presque rien ; que les idées de notre esprit sont moins nobles que les objets qu’elles représentent ; qu’il y a moins de réalité et de substance dans l’air que dans les métaux, dans l’eau que dans la glace ; que les espaces depuis la terre jusqu’au firmament sont vides, ou que les corps qui les remplissent n’ont point tant de réalité et de solidité que le soleil et les étoiles. Enfin, si nous tombons en une infinité d’erreurs sur la nature et sur la perfection de chaque chose, c’est que nous raisonnons sur ce faux principe.

Un grand mouvement d’esprits, et par conséquent une forte passion, accompagnant toujours une idée sensible de grandeur, et un petit mouvement d’esprits et par conséquent une faible passion accompagnant aussi une idée sensible de petitesse, on s’applique beaucoup et l’on emploie trop de temps à l’étude de tout ce qui excite une idée sensible de grandeur, et l’on néglige tout ce qui ne donne qu’une idée sensible de petitesse. Ces grands corps, par exemple, qui roulent sur nos têtes, ont fait de tout temps impression sur les esprits ; on les a d’abord adorés à cause de l’idée sensible de leur grandeur et de leur éclat. Quelques génies plus hardis en eut examiné les mouvements, et ces astres ont été dans tous les siècles l’objet ou de l’étude ou de la vénération de beaucoup de gens. On peut même penser que la crainte de ces influences imaginaires qui effraient encore présentement les astrologues et les esprits faibles est une espèce d’adoration qu’une imagination abattue rend à l’idée de grandeur qui représente les corps célestes.

Le corps de l’homme, au contraire, infiniment plus admirable et plus digne de notre application que tout ce qu’on peut savoir de Jupiter, de Saturne et de toutes les autres planètes, n’est presque point connu. L’idée sensible des parties de chair disséquée n’a rien de grand et cause même du dégoût et de l’horreur ; de sorte que ce n’est que depuis quelques années que les personnes d’esprit regardent l’anatomie comme une science qui mérite leur application. Il s’est trouvé des princes et des rois astronomes et qui faisaient gloire de l’être ; la grandeur des astres semblait s’accommoder avec la grandeur de leur dignité. Mais je ne crois pas que l’on en ait vu qui se soient fait honneur de savoir l’anatomie et de bien disséquer un cœur et un cerveau. Il en est de même de beaucoup d’autres sciences.

Les choses rares et extraordinaires produisent dans les esprits les mouvements plus grands et plus sensibles que celles qui se voient tous les jours ; on les admire, on y attache par conséquent quelque idée de grandeur, et elles excitent ainsi dans les esprits des passions d’estime et de respect. C’est ce qui renverse la raison de bien des gens ; il y en a beaucoup qui sont si respectueux et si curieux pour tout ce qui nous reste de l’antiquité, pour tout ce qui vient de loin ou qui est rare et extraordinaire, que leur esprit en est comme esclave, car l’esprit n’ose juger ou se mettre au-dessus de ce qu’il respecte.

Il est vrai qu’il n’y a pas grand danger pour la vérité que des gens aiment les médailles, les armes et les habillements des anciens, ou ceux des Chinois ou des sauvages. Il n’est pas tout à fait inutile de savoir la carte de l’ancienne Rome ou les chemins de Tonkin à Nankin, quoiqu’il soit plus utile pour nous de savoir ceux de Paris à Saint-Germain ou et Versailles. Enfin on ne peut trouver à redire que des gens veuillent savoir au vrai l’histoire de la guerre des Grecs avec les Perses, ou des Tartares avec les Chinois, et qu’ils aient pour Thucydítle. et pour Xénophon, ou pour tout autre qu’il vous plaira, une inclination extraordinaire. Mais on ne peut souffrir que l’admiration pour l’antiquité se rende maîtresse de la raison, qu’il soit comme défendu de faire usage de son esprit pour examiner les sentiments des anciens, et que ceux qui en découvrent et qui en démontrent la fausseté passent pour présomptueux et pour teméraires.

Les vérités sont de tous les temps. Si Aristote en a découvert quelques-unes, l’on en peut aussi découvrir aujourd’hui. Il faut prouver les opinions de cet auteur par des raisons que l’on puisse recevoir : car si les opinions d’Aristote étaient solides de son temps, elles le seront encore maintenant. C’est une illusion que de prétendre prouver par des autorités humaines les vérités de la nature. Peut-être que l’on peut prouver qu’Aristote a eu de certaines pensées sur de certains sujets ; mais ce n’est pas être fort raisonnable que de lire Aristote ou quelque auteur que ce soit avec beaucoup d’assiduité et de peine pour en apprendre historiquement les opinions et pour en instruire les autres.

On ne peut considérer sans quelque émotion que certaines universités, qui ne sont établies que pour la recherche et la défense de la vérité, soient devenues des sectes particulières, qui font gloire d’étudier et de défendre les sentiments de quelques hommes. On ne peut lire sans quelque indignation les livres que les philosophes et les médecins composent tous les jours, dans lesquels les citations sont si fréquentes, qu’on les prendrait plutôt pour des écrits de théologiens et de canonistes que pour des traités de physique ou de médecine ; car le moyen de souffrir qu’on abandonne la raison et l’expérience, pour suivre aveuglément les imaginations d’Aristote, de Platon, d’Epicure, ou de quelque autre philosophe que ce puisse être !

Cependant on demeurerait peut-être immobile et sans parole à la vue d’une conduite si étrange, si l’on ne se sentait point blessé ; je veux dire si ces messieurs ne combattaient point contre la vérité, à laquelle seule on croit devoir s’attacher. Mais l’admiration pour les rêveries des anciens leur inspire un zèle aveugle contre les vérités nouvellement découvertes : ils les décrient sans les savoir ; ils les combattent sans les comprendre, et ils répandent, par la force de leur imagination dans l’esprit et dans le cœur de ceux qui les approchent et qui les admirent les mêmes sentiments dont ils sont prévenus.

Comme ils ne jugent de ces nouvelles découvertes que par l’estime qu’ils ont de leurs auteurs, et que ceux qu’ils ont vus et avec lesquels ils ont conversé n’ont point cet air grand et extraordinaire que l’imagination attache aux auteurs anciens, ils ne peuvent les estimer. Car l’idée des hommes de notre siècle n’étant point accompagnée de mouvements extraordinaires et qui frappent l’esprit, n’excite naturellement que du mépris.

Les peintres et les sculpteurs ne représentent jamais les philosophes de l’antiquité comme d’autres hommes ; ils leur font la tète grosse, le front large et élevé, et la barbe ample et magnifique. C’est une bonne preuve que le commun des hommes s’en forme naturellement une semblable idée ; car les peintres peignent les choses comme on se les figure, ils suivent les mouvements naturels de l’imagination. Ainsi l’on regarde presque toujours les anciens comme des hommes tout extraordinaires. Mais l’imagination représente au contraire les hommes de notre siècle comme semblables à ceux que nous voyons tous les jours et, ne produisant point de mouvement extraordinaire dans les esprits, elle n’excite dans l’ãme que du mépris et de l’indifférence pour eux.

J’ai vu Descartes, disait un de ces savants qui n’admirent que l’antiquité : je l’ai connu, je l’ai entretenu plusieurs fois ; c’était un honnête homme, il ne manquait pas d’esprit, mais il n’avait rien d’extraordinaire. Il s’était fait une idée basse de la philosophie de Descartes, parce qu’il en avait entretenu l’auteur quelques moments, et qu’il n’avait rien reconnu en lui de cet air grand et extraordinaire qui échauffe l’imagination. Il prétendait même répondre suffisamment aux raisons de ce philosophe, lesquelles l’embarrassaient un peu, en disant fièrement qu’il l’avait connu autrefois. Qu’il serait à souhaiter que ces sortes de gens pussent voir Aristote autrement qu’en peinture, et avoir une heure de conversation avec lui, pourvu qu’il ne leur parlât point en grec, mais en français, et sans se faire connaître qu’après qu’ils en auraient porté leur jugement !

Les choses qui portent le caractère de la nouveauté, soit parce qu’elles sont nouvelles en elles-mêmes, soit parce qu’elles paraissent dans un nouvel ordre ou dans une nouvelle situation, nous agitent beaucoup ; car elles touchent le cerveau dans des endroits d’autant plus sensibles qu’ils sont moins exposés aux cours des esprits. Les choses qui portent une marque sensible de grandeur nous agitent aussi beaucoup, car elles excitent en nous un grand mouvement d’esprits. Mais les choses qui portent en même temps le caractère de la grandeur et celui de la nouveauté ne nous agitent pas seulement ; elles nous renversent, elles nous enlèvent, elles nous étourdissent par les secousses violentes qu’elles nous donnent.

Ceux, par exemple, qui ne disent que des paradoxes se font admirer ; car ils ne disent que des choses qui ont le caractère de la nouveauté. Ceux qui ne parlent que par sentences et qui n’emploient que des mots choisis et propres pour le sublime se font respecter, car ils paraissent dire quelque chose de grand. Mais ceux qui joignent le sublime au nouveau, le grand à l’extraordinaire, ne manquent presque jamais d’enlever et d’étourdir le commun des hommes, quand même ils ne diraient que des sottises. Ce galimatias pompeux et magnifique (insani fulgores), ces fausses lumières des déclamateurs éblouissent presque toujours les esprits faibles ; elles font une impression si vive et si surprenante sur leur imagination, qu’ils en demeurent tout étourdis, qu’ils respectent cette puissance qui les abat et qui les aveugle, et qu’ils admirent comme des vérités éclatantes des sentiments confus qui ne peuvent s’exprimer.


CHAPITRE VIII.
Continuation du même sujet. Du bon usage que l’on peut faire de l’admiration et des autres passions.


Toutes les passions ont deux effets fort considérables, elles appliquent l’esprit et elles gagnent le cœur. En ce qu’elles appliquent l’esprit, elles peuvent être fort utiles à la connaissance de la vérité : pourvu que l’on sache en faire usage ; car l’application produit la lumière, et la lumière découvre la vérité. Mais en ce qu’elles gagnent le coeur, elles font toujours un mauvais effet ; parce qu’elles ne gagnent le cœur, qu’en corrompant la raison, et en lui représentant les choses non selon ce qu’elles sont en elles-mêmes, ou selon la vérité, mais selon le rapport qu’elles ont avec nous.

De toutes les passions celle qui va le moins au cœur, c’est l’admiration ; car c’est la vue des choses, comme bonnes ou comme mauvaises, qui nous agite ; la vue des choses comme nouvelles, comme grandes et extraordinaires sans autre rapport avec nous, ne nous touche presque pas. Ainsi l’admiration qui accompagne la connaissance de la grandeur ou de l’excellence des choses nouvelles que nous considérons corrompt beaucoup moins la raison que toutes les autres passions, et elle peut même être d’un grand usage pour la connaissance de la vérité ; pourvu que l’on ait beaucoup de soin d’empêcher qu’elle ne soit suivie des autres passions, comme il arrive presque toujours.

Dans l'admiration, les esprits animaux sont poussés avec force vers les endroits du cerveau qui représentent l’objet nouveau selon ce qu’il est en lui-même ; ils y font des traces distinctes et assez profondes pour s’y conserver long-temps ; et par conséquent l’esprit en à une idée assez claire ou assez nette, et il s’en ressouvient facilement. Ainsi l’on ne peut nier que l’admiration ne soit très-utile pour les sciences, puisqu’elle applique et qu’elle éclaire l’esprit. Il n’en est pas de même des autres passions ; elles appliquent l’esprit, mais elles ne l’éclairent pas. Elles l’appliquent, parce qu’elles réveillent les esprits animaux dont le cours est nécessaire pour la formation et la conservation des traces ; mais elles ne l’éclairent pas, ou elles l’éclairent d’un faux jour et d’une lumière trompeuse, parce qu’elles poussent de telle manière ces mêmes esprits, qu’ils ne représentent les objets que selon le rapport qu’ils ont avec nous, et non pas selon ce qu’ils sont en eux-mêmes.

Il n’y a rien de si difficile que de s’appliquer long-tempsà une chose lorsque, ne l’admirant point, les esprits animaux ne se portent pas facilement aux endroits nécessaires pour se la représenter. On a beau nous dire que nous soyons attentifs ; nous ne pouvons pas l’être, ou nous ne pouvons pas l’être long-temps, quoique d’ailleurs nous soyons persuadés, d’une certaine persuasion abstraite et qui n’agite point les esprits, que la chose mérite fort notre application, ll est nécessaire que nous trompions notre imagination pour réveiller nos esprits, et que nous nous représentions d’une manière nouvelle le sujet que nous voulons méditer, afin d’exciter en nous quelque mouvement d’admiration.

Nous voyons tous les jours des esprits qui ne trouvent point de goût à l’étude ; rien ne leur parait plus pénible que l’application de l’esprit. Ils sont convaincus qu’ils doivent étudier certaines matières, et ils font pour cela tous leurs efforts, mais ces efforts sont assez inutiles ; ils n’avancent pas beaucoup et ils se lassent incontinent. Il est vrai que les esprits animaux obéissent aux ordres de la volonté, et que l’on se rend attentif lorsqu’on le souhaite. Mais, lorsque la volonté qui commande est une volonté de pure raison, qui n’est point soutenue de quelque passion, cela se fait d’une manière si faible et si languissante, que nos idées ressemblent alors à des fantômes qu’on ne fait qu’entrevoir, et qui disparaissent en un moment. Nos esprits animaux reçoivent tant d’ordres secrets de la part de nos passions, et ils ont par nature et par habitude une si grande facilité il les exécuter, qu’ils sont très-aisément détournés le ces chemins nouveaux et difficiles ou la volonté les voulait engager. De sorte que c’est principalement dans ces rencontres que l’on a besoin d’une grâce particulière pour connaître la vérité, parce qu’on ne peut, par ses propres forces, résister long-temps au poids lu corps qui appesantit l’esprit ; ou, si on le peut, on ne fait jamais ce que l’on peut.

Mais lorsque quelque mouvement (l’admiration nous réveille, les esprits animaux se répandent naturellement vers les traces de l’objet qui l’ont excitée ; ils le représentent nettement à l’esprit, et il se fait dans le cerveau tout ce qui est nécessaire pour produire la lumière et l’évidence, sans que la volonté se fatigue à pousser les esprits rebelles. Ainsi ceux qui sont capables d’admiration sont beaucoup plus propres a l’étude que ceux qui n’en sont point susceptibles ; ils sont ingénieux, et les autres sont stupides.

Cependant, lorsque l’admiration devient excessive et qu’elle va jusqu’à l’étonnement ou à l’épouvante, ou enfin lorsqu’elle ne porte point à une curiosité raisonnable, elle fait un très-mauvais effet ; car alors les esprits animaux sont tout occupés à représenter l’objet par celui de ses côtés que l’on admire. On ne pense pas seulement aux autres faces selon lesquelles on le peut considérer. Les esprits animaux ne se répandent pas même dans les parties du corps pour y faire leurs fonctions ordinaires ; mais ils impriment des vestiges si profonds de l’objet qu’ils représentent, ils rompent un si grand nombre de fibres dans le cerveau, que l’idée qu’ils ont excitée ne se peut plus effacer de l’esprit.

Il ne suffit pas que l’admiration nous rende attentifs, il faut qu’elle nous rende curieux ; il ne subit pas que nous ayons considéré une des faces de quelque objet pour le connaître pleinement, il faut que nous ayons eu la curiosité de les examiner toutes, autrement nous n’en pouvons juger solidement. Ainsi lorsque l’admiration ne nous porte point à examiner les choses dans la dernière exactitude, ou lorsqu’elle nous en empêche, elle est très-inutile pour la connaissance de la vérité. Alors elle ne remplit l’esprit que de vraisemblances et de probabilités, et elle nous porte à juger témérairement de toutes choses.

Il ne suffit pas d’admirer simplement pour admirer, il faut admirer pour examiner ensuite avec plus de facilité. Les esprits animaux qui se réveillent naturellement dans l’admiration viennent s’offrir à l’ãme, afin qu’elle s’en serve pour se représenter plus distinctement son objet et pour le mieux connaître. C’est là l’institution de la nature ; car l’admiration doit porter à la curiosité, et la curiosité doit conduire à la connaissance de la vérité. Mais l’âme ne sait pas faire usage de ses forces. Elle préfère un certain sentiment de douceur qu’elle reçoit de cette abondance d’esprits qui la touchent à la connaissance de l’objet qui les excite. Elle aime mieux sentir ses richesses que de les dissiper par l’usage ; et elle ressemble en cela aux avares, qui aiment mieux posséder leur argent que de s’en servir dans leurs besoins.

Les hommes se plaisent généralement dans tout ce qui les touche de quelque passion que ce puisse être. Ils ne donnent pas seulement de l’argent pour se faire toucher de tristesse parla représentation d’une tragédie, ils en donnent aussi à des joueurs de gobelets pour se faire toucher d’admiration, car on ne peut pas dire que ce soit pour être trompés qu’ils leur en donnent. Ce sentiment de douceur intérieure que l’on sent en admirant est donc la principale cause pour laquelle on s’arrête dans l’admiration, sans en faire l’usage que la raison et la nature nous prescrivent ; car c’est ce sentiment de douceur qui tient les admirateurs si fort attachés aux sujets de leur admiration, qu’ils se mettent en colère lorsqu’on leur en montre la vanité. Quand un homme affligé goûte la douceur de la tristesse, on le fâche lorsqu’on le veut réjouir. Il en est de même de ceux qui admirent : il semble qu’on les blesse ; lorsqu’on s’efforce de leur faire voir que c’est sans raison qu’ils admirent, parce qu’ils sentent diminuer en eux le plaisir secret qu’ils reçoivent dans leur passion à proportion que l’idée qui la causait s’efface de leur esprit.

Les passions tâchent toujours de se justifier, et elles persuadent insensiblement que l’on a raison de les suivre. La douceur et le plaisir qu’elles font sentir à l’esprit, qui doit être leur juge, le corrompent en leur faveur, et voici à peu près de quelle manière on pourrait dire qu’elles le font raisonner : on ne doit juger des choses que selon les idées qu’on en a ; et de toutes nos idées, les plus sensibles sont les plus réelles, puisqu’elles agissent sur nous avec le plus de force ; ce sont donc celles selon lesquelles on doit le plutôt juger. Or le sujet que j’admire renferme une idée sensible de grandeur : donc j’en dois juger selon cette idée, car je dois avoir de l’estime et de l’amour pour la grandeur ; ainsi j’ai raison de m’arrêter à cet objet et de m’en occuper. En effet, le plaisir que je sens à la vue de l’idée qui le représente est une preuve naturelle que c’esl mon bien d’y penser ; car enfin il me semble que je m’agrandis quand j’y pense, et que mon esprit a plus d’étendue lorsqu’il embrasse une si grande idée. L’esprit cesse d’être lorsqu’il ne pense à rien ; si cette idée s’évanouissait, il me semble que mon esprit s’évanouirait avec elle, ou qu’il deviendrait plus petit et plus resserré s’il s’attachait à une idée qui fût plus petite. La conservation de cette grande idée est donc la conservation de la grandeur et de la perfection de mon être : j’ai donc raison d’admirer. Les autres devraient même avoir de l’admiration pour moi s’ils me faisaient justice ; en effet, je suis quelque chose de grand parle rapport que j’ai avec les grandes choses : je les possède en quelque manière par l’admiration que j’ai pour elles, et je le sens bien par l’avant-goût dont une sorte d’espérance me fait jouir. Les autres hommes seraient heureux aussi bien que moi, si connaissant ma grandeur ils s’attachaient comme moi il la cause qui la produit ; mais ce sont des aveugles, qui ne connaissent pas les belles et les grandes choses et qui ne savent pas s’élever ni se rendre considérables.

Un peut dire que l’esprit raisonne naturellement de cette manière sans y faire réflexíon lorsqu’il se laisse conduire aux lumières trompeuses de ses passions ; Ces raisonnements ont quelque vraisemblance, mais il est visible qu’ils n’ont aucune solidité ; et cependant cette vraisemblance, ou plutôt le sentiment confus de la vraisemblance qui accompagne ces raisonnements naturels et sans réflexion, ont tant de force, que si l’on n’y prend garde ils ne manquent jamais de nous séduire.

Par exemple, lorsque la poésie, l’histoire, la chimie, ou telle autre science humaine qu’il vous plaira, a frappé l’imagination d’un jeune homme de quelques mouvements d’admiration, s’il n’a soin de veiller sur l’effort que ces mouvements font sur son esprit, s’il n’examine à fond quels sont les avantages de ces sciences, s’il ne compare la peine qu’il aura à les apprendre avec le profit qu’il en pourra recevoir, enfin s’il n’est curieux autant qu’il le faut être pour bien juger, il y a grand danger que son admiration, ne lui faisant voir ces sciences que par le bel endroit, ne le séduise ; il est même fort à craindre qu’elle ne lui corrompe le cœur de telle manière qu’il ne puisse plus se défaire de son illusion, quoiqu’il la reconnaisse dans la suite ; parce qu’il n’est pas possible d’effacer de son cerveau des traces profondes qu’une admiration continuelle y aura gravées : c’est pour cela qu’il faut veiller sans cesse a la pureté de son imagination, c’est-ii-dire qu’il faut empêcher qu’il ne s’y forme de ces traces dangereuses qui corrompent l’esprit et le cœur ; et voici la manière dont il s’y faut prendre, qui sera utile non-seulement contre l’excès de l’admiration, mais aussi contre toutes les autres passions.

Lorsque le mouvement des esprits animaux est assez violent pour faire dans le cerveau de ces traces profondes qui corrompent l’imagination, il est toujours accompagné de quelque émotion de l’âme ; ainsi l’âme ne pouvant être émue sans le sentir, elle est suffisamment avertie de prendre garde à elle et d’examiner s’il lui est avantageux que ces traces s’achèvent et se fortifient ; mais dans le temps de l’émotion, l’esprit n’étant pas assez libre pour bien juger de l’utilité de ces traces, à cause que cette émotion le trompe et l’incline à les favoriser, il faut faire tous ses efforts pour arrêter cette émotion, ou pour détourner ailleurs le mouvement des esprits qui la cause, et cependant il est absolument nécessaire de suspendre son jugement.

Or il ne faut pas s’imaginer que l’âme puisse toujours par sa seule volonté arrêter ce cours d’esprits qui l’empêche de faire usage de sa raison. Ses forces ordinaires ne sont pas suffisantes pour faire cesser des mouvements qu’elle n’a pas excités ; de sorte qu’elle doit se servir d’adresse pour tâcher de tromper un ennemi qui ne l’attaque que par surprise.

Comme le mouvement des esprits réveille dans l’âme certaines pensées, nos pensées excitent aussi dans notre cerveau certains mouvements ; ainsi, lorsque nous voulons arrêter quelque mouvement t d’esprits qui s’e›cite en nous, il ne suffit pas de vouloir qu’il cesse, car cela n’est pas toujours capable de l’arrêter, il faut se servir d’adresse et se représenter des choses contraires à celles qui excitent et qui entretiennent ce mouvement, et cela fera révulsion ; mais si nous voulons seulement déterminer ailleurs un mouvement d’esprits déjà excité, nous ne devons pas penser à des choses contraires, mais seulement à des choses différentes de celles qui l’ont produit, et cela fera sans doute diversion.

Mais parce que la diversion et la róvulsion seront grandes ou petites, à proportion que nos nouvelles pensées seront accompagnées d’un grand ou d’un petit mouvement d’esprits, il faut avoir soin de bien remarquer quelles sont les pensées qui nous agitent le plus afin de pouvoir dans les occasions pressantes les représenter à notre imagination qui nous séduit, et il faut tâcher de se faire une habitude si forte de cette manière de résistance, qu’il ne s’excite plus dans notre âme de mouvement qui nous surprenne.

Si l’on a soin d’attacher fortement la pensée de l’éternité ou quel qu’autre pensée solide aux mouvements extraordinaires qui s’excitent en nous, il n’arrivera plus de mouvements violents et extraordinaires qu’ils ne réveillent en même temps cette idée et qu’ils ne fournissent par conséquent des armes pour leur résister : ces choses sont prouvees par l’expérience et par les raisons que l’on a dites lans le chapitre de la liaison des idées ; de sorte qu’on ne doit. pas s’imaginer qu’il soit absolument impossible de vaincre par adresse l’effort de ses passions lorsqu’on en a une ferme volonté.

Néanmoins, il ne faut pas prétendre qu’on se rende impeccable ni que l’on puisse éviter toute erreur par cette sorte de résistance ; car. premièrement, il est difficile d’acquérir et de conserver cette habitude que nos mouvements extraordinaires réveillent en nous certaines idées propres pour les combattre ; secondement, supposez qu’on l’ait acquise, ces mouvements d’esprits exciteront directement les idées qu’il faut combattre, et indirectement celles par lesquelles il les faut combattre ; de sorte que les mauvaises idées étant les principales, elles auront. toujours plus de force que celles qui ne sont qu’accessoires, et il sera toujours nécessaire que la volonté résiste ; en troisième lieu, ces mouvements d’esprits peuvent être si violents, qu’ils remplissent toute la capacité de l’âme, de sorte qu’il n’y reste plus de place, s’il est permis de parler ainsi, pour recevoir l’idée accessoire propre pour faire révulsion dans les esprits, ou pour l’y recevoir de telle manière qu’on la puisse considérer avec quelque attention ; enfin, il y a tant de circonstances particulières qui peuvent rendre ce remède inutile, que l’on ne doit pas trop s’y fier, quoi qu’il ne faille pas aussi le négliger. On doit sans cesse recourir à la prière pour recevoir du ciel le secours nécessaire dans le temps du combat, et tâcher cependant de se rendre présente à l’esprit quelque vérité si solide et si forte que l’on puisse par ce moyen vaincre les passions les plus violentes, car il faut que je dise ici en passant que des personnes de piété retombent souvent dans les mêmes fautes, parce qu’elles remplissent leur esprit d’un grand nombre de vérités qui ont plus d’éclat que de force, et qui sont plus propres à dissiper et à partager leur esprit qu’à le fortifier contre les tentations ; au lieu que des personnes grossières et peu éclairées sont fidèles dans leur devoir, parce qu’elles se sont rendu familière quelque grande et solide vérité qui les fortifie et qui les soutient en toutes rencontres.


CHAPITRE IX.
De l'amour et de l'aversion, et de leurs principales espèces.


L'amour et l’aversion sont les premières passions qui succèdent à l’admiration. Nous ne considérons pas long-temps un objet sans découvrir les rapports qu’il a avec nous, ou avec quelque chose que nous aimons. L’objet que nous aimons, et auquel par conséquent nous sommes unis par notre amour, nous étant presque toujours présent aussi bien que celui que nous admirons actuellement, notre esprit fait sans peine et sans de grandes réflexions les comparaisons nécessaires pour découvrir les rapports qu’ils ont entre eux et avec nous, ou bien il en est averti naturellement par des sentiments prévenants de plaisir et de douleur ; et alors le mouvement d’amour que nous avons pour nous et pour l’objet que nous aimons, s'étend jusqu’à celle que nous admirons, si le rapport qu’elle a immédiatement avec nous, ou avec quelque chose qui nous soit uni, nous paraît avantageux ou par la connaissance ou par le sentiment ; or ce nouveau mouvement de l’âme, ou plutôt ce mouvement de l'âme nouvellement déterminé, étant joint à celui des esprits animaux et suivi du sentiment qui accompagne la nouvelle disposition que ce nouveau mouvement d’esprit produit dans le cerveau, est la passion qu’on appelle ici amour.

Mais, si nous sentons par quelque douleur, ou si nous découvrons par une connaissance claire et évidente que l’union ou le rapport de l’objet que nous admirons nous est désavantageux, ou à quelque chose qui nous soit uni, alors le mouvement d’amour que nous avons pour nous et pour la chose qui nous est unie, se borne dans nous ou se porte vers elle ; il ne suit point la vue de l’esprit, il ne se répand point vers l’objet de notre admiration. Mais comme le mouvement vers le bien en général que l’auteur de lalnature imprime sans cesse dans l’âme ne la porte que vers ce que l’on connait et que l’on sent comme bon ou comme convenable à notre nature, on peut dire que le refus que fait l’âme de s’approcher et de s’unir avec un objet qui ne lui convient nullement, est une espèce de mouvement volontaire dont le terme est le néant ; or ce mouvement volontaire de l’âme étant joint à celui des esprits et du sang, et suivi du sentiment qui accompagne la nouvelle disposition que ce mouvement d’esprit produit dans le cerveau, est la passion que l’on appelle ici aversion.

Cette passion est entièrement contraire à l’amour, mais elle n’est jamais sans amour ; elle est entièrement contraire à l’amour, car elle sépare, et l’amour unit ; elle a le néant pour son terme, et l’amour a toujours l’être pour objet ; elle résiste au mouvement naturel et le rend inutile, et l’amour s’y abandonne et le rend victorieux. Mais elle n’est jamais séparée de l’amour ; car si le mal qui est son objet est pris pour la privation du bien, fuir le mal c’est fuir la privation du bien, c’est-à-dire tendre vers le bien ; et ainsi l’aversion de la privation du bien est l’amour du bien. Mais si le mal est pris pour la douleur, l’aversion de la douleur n’est pas l’aversion de la privation du plaisir, puisque la douleur étant un sentiment aussi réel que le plaisir, elle-n’en est pas la privation ; mais l’aversion de la douleur étant l’aversion de quelque misère intérieure, on n’aurait point cette aversion si l’on ne s’aimait : enfin le mal se peut prendre pour ce qui cause en nous la douleur. ou pour ce qui nous prive du bien ; et alors l’aversion dépend de l’amour de nous-mêmes, ou de l’amour de quelque chose in laquelie nous souhaitons d’être unis. L’amour et l’aversion sont donc les deux passions-mères opposées entre elles ; mais l’amour est la première, la principale et la plus universelle.

On distingue souvent, dans la morale, les vertus ou les espèces de charités par la différence des objets ; mais cela confond quelquefois la véritable idée qu’on doit avoir de la vertu, laquelle dépend plutôt de la fin qu’on se propose que de toute autre chose. Ainsi nous ne croyons pas en devoir faire de même des passions : nous ne les distinguerons point ici par les objets, parce qu’un seul objet peut les exciter toutes, et que dix mille objets peuvent n’en exciter qu’une même ; car encore que les objets soient différents entre eux, ils ne sont pas toujours différents par rapport à nous, et ils n’excitent pas en nous des passions différentes. Un bâton de maréchal de France promis est différent d’une crosse promise ; cependant ces deux marques d’honneur excitent à peu près dans les ambitieux la même passion, parce qu’elles réveillent dans l’esprit une même idée de bien : mais un bâton de maréchal de France, promis, accordé, possédé, ôte, excite des passions toutes différentes, à cause qu’il réveille dans l’esprit différentes idées de bien.

Il ne faut donc pas multiplier les passions selon les différents objets qui les causent, mais il en faut seulement admettre autant qu’il y a d’idées accessoires, qui accompagnent l’idée principale du bien ou du mal, et qui la changent considérablement par rapport à nous. Car l’idée générale du bien ou la sensation du plaisir qui est un bien à celui qui le goûte, agitant l’áme et les esprits animaux, elle produit la passion générale de l’amour, et les idées accessoires de ce bien déterminent l’agitation générale de l’âme et le cours des esprits animaux, d’une manière particulière qui met l’esprit et le corps dans la disposition où ils doivent être par rapport au bien que l’on aperçoit, et elles produisent ainsi toutes les passions particulières.

Ainsi, l’idée générale du bien produit un amour indéterminé, qui n’est qu’une suite de l’amour-propre ou du désir naturel d’ètre heureux.

L’idée du bien que l’on possède produit un amour de joie.

L’idée d’un bien que l’on ne possède pas, mais que l’on espere de posséder, c’est-à-dire que l’on juge pouvoir posséder, produit un amour de désir.

Enfin, l’idée d’un bien que l’on ne possède pas et que l’on n’espère pas de posséder, ou, ce qui fait le même effet, l’idée d’un bien que l’on n’espère pas de posséder sans la perte de quelque autre, ou que l’on ne peut conserver lorsqu’on le possède, produit un amour de tristesse. Ce sont là les trois passions simples ou primitives qui ont le bien pour objet, car l’espérance qui produit la joie n’est point une émotion de l’âme, mais un simple jugement.

Mais on doit remarquer que les hommes ne bornent point leur être dans eux-mêmes, et qu’ils l’étendent à toutes les choses et à toutes les personnes auxquelles il leur paraît avantageux de s’unir. De sorte qu’on doit concevoir qu’ils possèdent en quelque manière un bien, lorsque leurs amis en jouissent, quoiqu’ils ne le possèdent pas immédiatement par eux-mêmes. Ainsi, lorsque je dis que la possession du bien produit la joie, je ne l’entends pas seulement de la possession ou de l’union immédiate, mais de toute autre, car nous sentons naturellement de la joie lorsqu’il arrive quelque bonne fortune à ceux que nous aimons.

Le mal, comme j’ai déjà dit, se peut prendre en trois manières : ou pour la privation du bien, ou pour la douleur, ou enfin pour la chose qui cause la privation du bien ou qui produit la douleur.

Dans le premier sens, l’idée du mal étant la même que l’idée d’un bien que l’on ne possède pas, il est visible que cette idée produit la tristesse, ou le désir, ou même la joie, car la joie s’excite toujours lorsqu’on se sent privé de la privation du bien, c’est-à-dire lorsqu’on possède le bien. De sorte que les passions qui regardent le mal pris en ce sens sont les mêmes que celles qui ringardent le bien, parce qu’en effet elles ont aussi le bien pour leur objet.

Que si par le mal on entend la douleur, laquelle seule est toujours un mal réel á celui qui la soulfre dans le temps qu’il la souffre, alors le sentiment de ce mal produit les passions de tristesse et de désir de l’anéantissement de ce mal, passions qui sont des espèces d’aversion et non d’amoμr, car leur mouvement est entièrement opposé à celui qui accompagne la vue du bien, ce mouvement n’étant que l’opposition de l’âme qui résiste à l’impression naturelle, c’est-à-dire un mouvement dont le terme est le néant.

Le sentiment actuel de la douleur produit une aversion de tristesse.

La douleur que l’on ne souffre pas, mais que l’on craint de souffrir, produit une aversion de désir dont le terme est le néant de cette douleur.

Enñn, la douleur que l’on ne souffre pas et que l’on ne craint point de souffrir, ou, ce qui fait le même effet, la douleur que l’on n’appréhende point de souffrir sans quelque grande récompense, ou la douleur dont on se sent délivré, produit une aversion de joie. Ce sont là les trois passions simples ou primitives qui ont le mal pour objet, car la crainte qui produit la tristesse n’est point une émotion de l’âme, mais un simple jugement.

Enfin, si par le mal on entend la personne ou la chose qui nous prive du bien ou qui nous fait souffrir de la douleur, l’idée du mal produit un mouvement d’amour et d’aversion tout ensemble, ou simplement un mouvement d’aversion. L’idée du mal produit un mouvement d’amour et d’aversion tout ensemble, lorsque le mal est ce qui nous prive du bien, car c’est par un même mouvement que l’on tend vers le bien et que l’on s’éloigne de ce qui en empêche la possession. Mais cette idée produit seulement un mouvement d’aversion, lorsque c’est l’idée d’un mal qui nous fait souffrir de la douleur, parce que c’est par un même mouvement d’aversion que l’on hait la douleur et celui qui nous la fait souffrir.

Ainsi, il y a trois passions simples ou primitives qui regardent le bien, et autant d’autres qui regardent la douleur ou celui qui la cause, savoir : la joie, le désir et la tristesse. Car on a de la joie lorsque le bien est présent ou que le mal est passé ; on sent de la tristesse lorsque le bien est passé et que le mal est présent, et l’on est agité de désir lorsque le bien et le mal sont futurs.

Les passions qui regardent le bien sont des déterminations particulières du mouvement que Dieu nous donne pour le bien en général. et c’est pour cela que leur objet est réel ; mais les autres qui n’ont point Dieu pour cause de leur mouvement n’ont que le néant pour leur terme ; je veux dire que ces passions sont plutôt des cessations de mouvement que des mouvements réels ; on cesse alors de vouloir plutôt qu’on ne veut.


CHAPITRE X.
Des passions en particulier, et en général de la manière de les expliquer et de reconnaître les erreurs dont elles sont la cause.


Si l’on considère de quelle manière les passions se composent, on reconnaîtra visiblement que leur nombre ne se peut déterminer, et qu’il y en a beaucoup plus que nous n’avons de termes pour les exprimer. Les passions ne tirent pas seulement leurs différences de la différente combinaison des trois primitives, car de cette sorte il y en aurait fort peu ; mais leur différence se prend encore des différentes perceptions et des différents jugements qui les causent ou qui les accompagnent. Ces différents jugements que l’âme fait des biens et des maux produisent des mouvements différents dans les esprits animaux, pour disposer le corps par rapport à l’objet, et ils causent par conséquent dans l’âme des sentiments qui ne sont point entièrement semblables. Ainsi ils sont cause que l’on remarque de la différence entre certaines passions dont les émotions ne sont point différentes.

Cependant l’émotion de l’àme étant la principale chose qui se rencontre dans chacune de nos passions, il est beaucoup mieux de les rapporter toutes aux trois primitives dans lesquelles ces émotions sont fort différentes, que de les traiter confusément et sans ordre, par rapport aux différentes perceptions que l’on peut avoir d’une infinité de biens et de maux qui les causent.

Lorsque l'âme aperçoit un bien dont elle peut jouir, on peut dire peut-être qu’elle l’espère, quoiqu’elle ne le désire pas ; mais il est visible qu’alors son espérance n’est point une passion, mais un simple jugement. Car c’est l’émotion qui accompagne l’idée d’un bien, dont on juge que la jouissance est possible, qui fait que l’espérance est une passion véritable. Lorsque l’espérance se change en sécurité, c’est encore la même chose ; elle n’est passion qu’il cause de l’émotion de joie qui se mèle alors avec celle du désir ; car le jugement de l’âme qui considère un bien comme ne lui pouvant manquer, n’est une passion qu’à cause que l’avant-goût du bien nous agite. Enfin, lorsque l’espérance diminue et que le désespoir lui succède, il est encore visible que ce désespoir n’est une passion qu’à cause de l'émotion de la tristesse qui se mêle alors avec celle du désir ; car le jugement de l’âme qui considère un bien comme ne lui pouvant arriver, n’est point une passion si ce jugement ne nous agite.

Mais, parce que l’âme ne considère jamais de bien ou de mal sans quelque émotion et sans qu’il arrive même dans le corps quelque changement, on donne souvent le nom de passion au jugement qui produit la passion, à cause que l’on confond tout ce qui se passe et dans l’âme et dans le corps à la vue de quelque bien ou de quelque mal. Car les mots d’espérance, de crainte, de hardiesse, de honte, d’impudence, de colère, de pitié, de moquerie, de regret, enfin le nom de toutes les autres passions sont dans l’usage ordinaire, des expressions abrégées de plusieurs termes, par lesquels on peut expliquer en détail tout ce que les passions renferment.

On comprend par le mot de passion la vue du rapport qu’une chose a avec nous, l’émotion et le sentiment de l’âme, l’ébranlement du cerveau et le mouvement des esprits, une nouvelle émotion et un nouveau sentiment de l’âme, et enfin un sentiment de douceur qui accompagne toujours les passions et qui les rend toutes agréables. On entend toutes ces choses. Mais quelquefois on entend seulement par le nom de quelque passion, ou le jugement qui la cause, on l’émotion seule de l’âme, ou le mouvement seul des esprits et du sang, ou enfin quelque autre chose qui accompagne l’émotion de l’âme.

C'est une chose fort utile à la connaissance de la vérité que d’abréger les idées et leurs expressions ; mais souvent cela est cause de quelque erreur, principalement lorsque ces idées s’abrègent par un usage populaire. Car il ne faut jamais alléger ses idées que lorsqu’on se les est rendues très-claires et très-distinctes par une grande application d’esprit, et non pas comme l’on fait ordinairement des passions et de toutes les choses sensibles, lorsqu’on se les est rendues familières par des sentiments et par l’action seule de imagination qui trompe l’esprit.

Il y a bien de la différence entre les idées pures de l’esprit et les sensations ou les émotions de l’âme. Les idées pures de l’esprit sont claires et distinctes, mais il est difficile de se les rendre familières. Les sensations et les émotions de l’âme sont au contraire très-familières, mais il est impossible de les connaître clairement et distinctement. Les nombres, l’étendue et leurs propriétés se connaissent clairement, mais lorsqu’on ne les a pas rendus sensibles par quelques caractères qui les expriment, il est difficile de se les représenter, car tout ce qui est abstrait ne touche point. Les sensations au contraire et les émotions de l’âme se représentent facilement à l’esprit, quoiqu’on ne les connaisse que d’une manière fort confuse et fort imparfaite, et tous les termes qui les excitent frappent fortement l’âme et la rendent attentive. Il arrive de là que l’on s’imagine souvent bien comprendre des discours absolument incompréhensibles ; et lorsqu’on lit certaines descriptions des sentiments et des passions de l’àme, on se persuade qu’on les entend parfaitement, parce qu’on en est touché vivement et que tous les mots qui frappent les yeux agitent l’âme. Dès que l’on prononce devant nous le mot de honte, de désespoir, d’impudence, etc., il se réveille aussitôt dans notre esprit une certaine idée confuse et un certain sentiment obscur qui nous applique fortement ; et parce que ce sentiment nous est fort familier et qu’il se représente à nous sans peine et sans effort d’esprit, nous nous persuadons qu’il est clair et distinct. Cependant ces mots sont les noms des passions composées, et par conséquent des expressions abrégées que l’usage populaire a faites de plusieurs idées confuses et obscures.

Comme nous sommes obligés de nous servir des termes approuvés par l’usage, on ne doit pas être surpris de trouver de l’obscurité et quelquefois une espèce de contradiction dans nos paroles. Et si l’on fait réflexion que les sentiments et les émotions de l’âme, qui répondent aux termes dont on se sert en de semblables discours, ne sont pas tout à fait les mêmes dans tous les hommes, à cause de leurs différentes dispositions d’esprit ; on ne nous condamnera pas facilement lorsqu’on n’entrera pas dans nos opinions. Je ne dis pas tant ceci pour me mettre à couvert des objections qu’on me pourrait faire, que pour faire bien comprendre la nature des passions et ce qu’on doit penser des traités que l’on compose sur cette matière.

Après toutes ces précautions, je crois pouvoir dire que toutes les passions se peuvent rapporter aux trois primitives, savoir : au désir, à la joie et à la tristesse, et que c’est principalement par les différents jugements que l’âme fait des biens et des maux, que celles qui se rapportent à une même passion primitive sont différentes entre elles.

Je puis dire que l’espérance, la crainte et l’irrésolution qui tient le milieu entre ces deux, sont des espèces de désirs ; que la hardiesse, le courage, l’émulation, etc., ont plus de rapport à l’espérance qu’à toutes les autres, et que la peur, la lâcheté, la jalousie, etc., sont des espèces de craintes.

Je puis dire que l’allégresse et la gloire, la faveur et la reconnaissance sont des espèces de joies causées par la vue du bien que nous connaissons en nous, ou dans ceux auxquels nous sommes unis ; comme le ris ou la moquerie est une espèce de joie qui s’excite ordinairement en nous á la vue du mal qui arrive à ceux desquels nous sommes séparés ; enfin que le dégoût, l’ennui, le regret. la piété et l’indignation sont des espèces de tristesses causées par la vue de quelque chose qui nous déplaît.

Mais outre ces passions et plusieurs autres que je ne nomme point, qui se rapportent particulièrement à quel qu’une des passions primitives, il y en a encore plusieurs autres dont l’émotion est presque également composée, ou de celle du désir et de la joie, comme l’impudence, la colère et la vengeance ; ou de celles du désir et de la tristesse, comme la honte, le regret et le dépit ; ou de toutes les trois ensemble, lorsqu’il se trouve des motifs de joie et de tristesse joints ensemble. Mais quoique ces dernières passions n’aient pas, que je sache, des noms particuliers, elles sont cependant des plus communes ; parce qu’en cette vie nous ne goûtons presque jamais de bien sans quelque mal, et que nous ne souffrons presque jamais de mal sans quelque espérance d’en être délivré et de jouir de quelque bien. Et quoique la joie soit entièrement contraire à la tristesse, elle la souffre néanmoins, et même elle partage avec cette passion la capacité que l’àmea de vouloir, lorsque la vue du bien et du mal partage la capacité que l’âme a d’apercevoir.

Toutes les passions sont donc des espèces de désirs, de joies et de tristesses. Et la principale différence qui se trouve entre les passions de même espèce, se tire des différentes perceptions ou des différents jugements qui les causent ou, qui les accompagnent. Si bien que pour se rendre savant dans les passions, et pour en faire le dénombrement le plus exact qui soit possible, il est nécessaire de rechercher les différents jugements que l’on peut faire des biens et des maux. Mais comme nous recherchons principalement ici les causes de nos erreurs, nous ne devons pas tant nous arrêter à examiner les jugements qui précèdent et qui causent les passions, que ceux qui les suivent, et que l’ùme forme des choses lorsque quelque passion l’agite ; car ce sont ces derniers jugements qui sont les plus sujets à l’erreur.

Les jugements qui précédent et qui causent les passions, sont presque toujours faux en quelque chose, car ils sont presque toujours appuyés sur les perceptions de l’àme, en tant qu’elle considère les objets par rapport à elle, et non point selon ce qu’ils sont en eux-mêmes. Mais les jugements, qui suivent les passions, sont faux en toutes manières ; car les jugements que forment les passions toutes seules, sont uniquement appuyés sur les perceptions que l’àme a des objets par rapport à elle, ou plutôt par rapport à son émotion actuelle.

Dans les jugements qui précèdent les passions, le vrai et le faux sont joints ensemble ; mais lorsque l’âme est agitée, et qu’elle juge selon toute l’inspiration de la passion, le vrai se dissipe et le faux se conserve, pour servir de principe à d’autant plus de fausses conclusions que la passion est plus grande.

Toutes les passions se justifient : elles représentent sans cesse à l’âme l’objet qui l’agite, de la manière la plus propre pour conserver et pour augmenter son agitation. Le jugement ou la perception qui la cause, se fortifie à proportion que la passion s’augmente ; et la passion s’augmente à proportion que le jugement qui la produit à son tour se fortifie. Les faux jugements et les passions contribuent sans cesse à leur mutuelle conservation. De sorte que si le cœur ne cessait point de fournir les esprits propres pour entretenir les vestiges du cerveau et l’épanchement des mêmes esprits, ce qui est nécessaire pour conserver le sentiment et l’émotion de l’âme qui accompagnent les passions, elles augmenteraient sans cesse, et nous ne reconnaîtrions jamais nos erreurs. Mais comme toutes nos passions dépendent de la fermentation et de la circulation du sang, et que le cœur ne peut pas toujours fournir des esprits propres pour leur conservation, il est nécessaire qu’elles cessent, lorsque les esprits diminuent et que le sang se refroidit.

Si c’est une chose fort facile que de découvrir les jugements ordinaires des passions, ce n’est pas une chose qu’il faille négliger. Il y a peu de sujets plus dignes de l’application de ceux qui recherchent la vérité, qui tâchent de se délivrer de la domination de leur corps, et qui veulent juger de toutes choses selon les véritables idées.

On peut s’instruire sur ce sujet en deux manières : ou par la raison toute pure, ou par le sentiment intérieur que l’on a de soi-même, lorsqu’on est agité de quelque passion. Par exemple, l’on sait par sa propre expérience qu’on est porté à juger désavantageusement de ceux que l’on n’aime pas, et à répandre, pour ainsi dire, toute la malignité de sa haine pour en couvrir l’objet de sa passion. L’on reconnaît aussi par la pure raison, que ne pouvant haïr que ce qui est mauvais, il est nécessaire, pour la conservation de la haine, que l’esprit se représente son objet par le côté le plus mauvais. Car enfin il suffit de supposer que toutes les passions se justifient, et qu’elles tournent l’imagination et ensuite l’esprit d’une manière propre à conserver leur propre émotion, pour conclure directement quels sont les jugements que toutes les passions nous font former.

Ceux qui ont l’imagination forte et vive, qui sont extrêmement sensibles, et fort sujets aux mouvements des passions, sïnstruisent parfaitement de ces choses par le sentiment qu’ils ont de ce qui se passe en eux ; et ils en parlent même d’une manière plus agréable, et quelquefois plus instructive, que ceux qui ont plus de raison que d’imagination. Car on ne doit pas penser que ceux qui découvrent le mieux les ressorts de l’amour-propre, qui pénètrent le mieux et qui développent d’une manière plus sensible les replis du cœur de l’homme, soient toujours les plus éclairés. C’est souvent une marque qu’ils sont plus vifs, plus imaginatifs, et quelquefois plus malins et plus corrompus que les autres.

Mais ceux qui sans consulter leur sentiment intérieur, ne se servent que de leur raison pour rechercher la nature des passions, et ce qu’elles sont capables de produire, s’ils ne sont pas toujours aussi pénétrants que les autres, ils sont toujours plus raisonnables et moins sujets à l’erreur ; car ils jugent des choses selon ce qu’elles sont en elles-mêmes. Ils voient à peu près ce que les passionnés peuvent faire, selon qu’ils les supposent plus ou moins émus ; et ik ne jugent pas témérairement des choses que les autres feront ou ne feront pas en telles rencontres, par celles qu’ils feraient eux-mêmes ; car ils savent bien que tous les hommes ne sont pas également sensibles pour les mêmes objets, ni également susceptibles des émotions involontaires. Ainsi, ce n’est point en consultant les sentiments que les passions excitent en nous, mais en consultant la raison, que nous devons parler des jugements qui accompagnent les passions ; de peur que nous ne nous fassions connaître nous-mêmes, au lieu de faire connaître la nature des passions en général.


CHAPITRE XI.
Que toutes les passions se justifient, et des jugements qu’elles nous font faire pour leur justification.


Il n’est pas nécessaire de faire de grands raisonnements pour démontrer que toutes les passions se justifient ; ce principe est assez évident par le sentiment intérieur que nous avons de nous mêmes, et par la conduite de ceux que l’on voit agités de quelque passion : il suffit de l’exposer afin qu’on y fasse réflexion. L’esprit est tellement esclave de l’imagination, qu’il lui obéit toujours lorsqu’elle est échauffée. Il n’ose lui répondre lorsqu’elle est en fureur, parce qu’elle le maltraite s’il résiste, et qu’il se trouve toujours récompensé de quelque plaisir, lorsqu’il s’accommode à ses desseins. Ceux mêmes dont l’imagination est si déréglée qu’ils pensent être transformés en bêtes, trouvent des raisons pour prouver qu’ils doivent vivre comme elles ; qu’ils doivent marcher à quatre pattes, se nourrir des herbes de la campagne. et imiter toutes les actions qui ne conviennent qu’aux bêtes. Ils trouvent du plaisir à vivre selon les impressions de leur passion ; ils se sentent intérieurement punis lorsqu’ils y résistent ; et c’est assez afin que la raison qui s’accommode et qui sert ordinairement au plaisir, raisonne d’une manière propre pour en défendre la cause.

S’il est donc vrai que toutes les passions se justifient, il est évident que le désir nous doit porter par lui-même à juger avantageusement de son objet, si c’est un désir d’amour ; et désavantageusement, si c’est un désir, d’aversion. Le désir d’amour est un mouvement de l’âme excité par les esprits, qui la disposent à vouloir jouir ou user des choses qui ne sont point en sa puissance ; car si nous désirons même la continuation de notre jouissance, c’est que I”avenir ne dépend pas de nous. Il est donc nécessaire, pour la justification du désir, que l’objet qui le fait naître soit jugé bon en lui-même ou par rapport à quelque autre ; et il faut penser le contraire du désir qui est une espèce d’aversion.

Il est vrai qu’on ne peut juger qu’une chose soit bonne ou mauvaise, s’il n’y a quelque raison pour cela ; mais il n’y a aucun objet de nos passions qui ne soit bon en un sens. Si l’on peut dire qu’il y en a quelques-uns qui ne renferment rien de bon, et qui par conséquent ne puissent être aperçus comme bons par la vue de l’esprit ; on ne peut pas dire qu’ils ne puissent être goûtés comme bons, puisqu’on suppose qu’ils nous agitent ; et le goût ou le sentiment ne suffit que trop pour porter l’âme à juger avantageusement d’un objet.

Si l’on juge si facilement que le feu contient en lui-même la chaleur que l’on sent, et le pain la saveur que l’on goûte, à cause du sentiment que ces corps excitant en nous, quoique cela soit entièrement incompréhensible à l’esprit, puisque l’esprit ne peut concevoir que la chaleur et la saveur soient des manières d’être d’un corps ; il n’y a point d’objet de nos passions, si vil et si méprisable qu’il paraisse, que nous ne jugions bon lorsque nous sentons du plaisir dans sa jouissance. Car, comme l’on s’imagine que la chaleur sort du feu, à sa présence, on croit aveuglément que les objets des passions causent le plaisir que l’on goûte lorsqu’on en jouit ; et qu’ainsi ils sont bons, puisqu’ils sont capables de nous faire du bien. Il faut dire le même des passions qui ont le mal pour objet.

Mais, comme je viens de dire, il n’y a rien qui ne soit digne d’amour ou d’aversion, soit par lui-même, soit par quelque chose à laquelle il ait rapport ; et lorsqu’on est agité de quelque passion, on a bientôt découvert dans son objet le bien et le mal qui la favorise. Ainsi il est très-facile de reconnaître par la raison, quels peuvent être les jugements que les passions qui nous agitent forment en nous.

Car, si c’est un désir d’amour qui nous agite, on comprend bien qu’il ne manquera pas de se justifier par les jugements avantageux qu’il formera sur son objet. On voit aisément que ces jugements auront d’autant plus d’étendue, que le désir sera plus violent ; et que souvent ils seront entiers et absolus, quoique la chose ne paraisse bonne que par un très-petit endroit. On conçoit sans peine que ces jugements avantageux s’étendront à toutes les choses qui ont, ou qui sembleront avoir quelque liaison avec l’objet principal de la passion ; et cela d’autant plus que la passion sera plus forte et imagination plus étendue. Mais, si le désir est un désir d’aversion, il arrivera tout le contraire, par des raisons qu’il est également facile de comprendre. L’expérience prouve assez ces choses, et en cela elle s’accommode parfaitement avec la raison. Mais rendons ces vérités plus sensibles par des exemples.

Tous les hommes désirent naturellement de savoir, car tout esprit est fait pour la vérité ; mais le désir de savoir, tout juste et tout raisonnable qu’il est en lui-même, devient souvent un vice très-dangereux par les faux jugements qui l’accompagnent. La curiosité offre souvent à l’esprit de vains objets de ses méditations et de ses veilles : elle attache souvent à ces objets de fausses idées de grandeur ; elle les relève par l’éclat trompeur de la rareté, et elle les représente si couverts de charmes et d’attraits, qu’il est difficile qu’on ne les contemple avec trop de plaisir et d’attachement.

Il n’y a point de bagatelle dont quelques esprits ne s’occupent tout entiers, et leur occupation se trouve toujours justifiée par les faux jugements que leur vaine curiosité leur fait faire. Ceux par exemple qui sont curieux de mots, s’imaginent que c’est dans la connaissance de certains termes que consistent toutes les sciences. Ils trouvent mille raisons pour se le persuader ; et le respect que leur rendent ceux qu’un terme inconnu étourdit, n’est pas la plus faible, quoique ce soit la moins raisonnable.

Il y a certaines gens qui apprennent toute leur vie à parler, et qui devraient peut-être se taire toute leur vie ; car il est évident qu’en doit se taire lorsqu’on n’a rien de bon à dire ; mais ils n’apprennent pas à parler pour se taire. Ils ne savent point assez que pour bien parler il faut bien penser ; qu’il faut se rendre l’esprit juste, discerner le vrai d’avec le faux, les idées claires de celles qui sont obscures, ce qui vient de l’esprit de ce qui part de l’imagination. Ils s’imaginent être de beaux et de rares génies, à cause qu’ils savent contenter l’oreille par une juste mesure, flatter les passions par des figures et des mouvements agréables, réjouir l’imagination par des expressions vives et sensibles, quoiqu’ils laissent l’esprit vide d’idées, sans lumière et sans intelligence.

Il y a quelque raison apparente de s’appliquer toute sa vie à l’étude de sa langue, puisqu’on en fait usage toute sa vie : cela est capable de justifier la passion de certains esprits. Mais j’avoue qu’il est difficile de justifier par quelque raison vraisemblable la passion de ceux qui s’appliquent indifféremment à toutes sortes de langues. On peut excuser la passion de ceux qui se font une bibliothèque entière de toutes sortes de dictionnaires, aussi bien que la curiosité de ceux qui veulent avoir des monnaies de tous les pays et de tous les temps. Cela peut leur être utile en quelques rencontres ; et si cela ne leur fait pas grand bien, du moins cela ne leur fait-il point de mal. Ils ont un magasin de curiosités qui ne les embarrasse pas, car ils ne portent sur eux ni leurs livres ni leurs médailles. Mais comment justifier la passion de ceux qui font de leur tête même une bibliothèque de dictionnaires ? Ils perdent le souvenir de leurs affaires et de leurs devoirs essentiels pour des mots de nul usage. Ils ne parlent leur langue qu’en hésitant. Ils mêlent à tous moments dans leurs entretiens des termes ou inconnus ou barbares, et ils ne paient jamais les honnêtes gens d’une monnaie qui ait cours dans le pays. Enfin leur raison n’est pas mieux conduite que leur langue ; car tous les recoins et tous les replis de leur mémoire sont tellement pleins d’étymologies, que leur esprit est comme étouffé par la multitude innombrable de mots qui voltigent sans cesse autour de lui.

Cependant il faut tomber d’accord que le désir bizarre des philologues se justifie. Mais comment ? Écoutez les jugements que ces faux savants font des langues, et vous le saurez. Ou bien supposez de certains axiomes qui passent parmi eux pour incontestables, et tirez-en les conséquences qui s’en peuvent déduire. Supposez par exemple que les hommes qui parlent plusieurs langues, sont autant de fois hommes qu’ils savent de langues, puisque c’est la parole qui les distingue des bêtes ; que l’ignorance des langues est la cause de l’ignorance où nous sommes d’une infinité de choses, puisque les anciens philosophes et les étrangers sont plus habiles que nous. Supposez de semblables principes et concluez, et vous formerez des jugements propres in faire naître la passion pour les langues, lesquels, par conséquent, seront semblables à ceux que la même passion forme dans les philologues pour justifier leurs études.

Toutes les sciences les plus basses et les plus méprisables ont toujours quelque endroit qui brille à l’imagination, et qui éblouit facilement l’esprit par l’eelat que la passion y attache. Il est vrai que cet éclat diminue, lorsque les esprits et le sang se refroidissent, et que la lumière de la vérité commence à paraître ; mais cette lumière se dissipe aussi lorsque l’imagination reprend feu, et nous ne faisons plus alors qu’entrevoir ces belles raisons qui prétendaient condamner notre passion.

Au reste, lorsque la passion qui nous anime se sent mourir, elle ne se repent pas de sa conduite. On peut dire au contraire qu’elle dispose toutes choses, ou pour mourir avec honneur, ou pour revivre bientôt après ; je veux dire qu’elle dispose toujours l’esprit à former des jugements qui la justifient. Elle contracte encore en cet état une espèce d’alliance avec toutes les autres passions qui peuvent la secourir dans sa faiblesse, la fournir d’esprits et de sang dans son intelligence, rallumer ses cendres et l’en faire renaître ; car les passions ne sont point indifférentes les unes pour les autres. Toutes celles qui se peuvent souffrir contribuent fidèlement à leur mutuelle conservation. Ainsi, les jugements qui justifient le désir qu’on a pour les langues ou pour telle autre chose qu’il vous plaira, sont incessamment sollicités et pleinement confirmés par toutes les passions qui ne lui sont point contraires.

Le faux savant se présente à lui-même, tantôt comme environné de gens qui l’écoutent avec respect, tantôt comme victorieux de ceux qu’il a terrassés par des mots incompréhensibles, et presque toujours comme élevé au-dessus du commun des hommes. Il se flatte des louanges qu’on lui donne, des établissements qu’on lui propose, des recherches qu’on fait de sa personne. Il tient à tous les temps, il s’étend à tous les pays ; il ne se borne pas, comme les petits esprits, dans le temps présent, et, dans l’enceinte de sa ville, il se répand incessamment et son épanchement fait son plaisir. Combien donc de passions se mêlent avec celle qu’il a pour la fausse érudition, lesquelles travaillent toutes à la justifier, et sollicitent chaudement des jugements en sa faveur !

Si chaque passion n’agissait que pour elle sans se mettre en peine des autres, elles se dissiperaient toutes incontinent après leur naissance. Elles ne pourraient pas former assez de faux jugements pour leur subsistance, ni soutenir long-temps la vue de l’imagination contre la lumière de la raison. Mais tout est réglé dans nos passions de la manière la plus juste qui se puisse pour leur mutuelle conservation. Elles se fortifient les unes les autres, les plus éloignées se secourent ; et il suffit qu’elles ne soient pas ennemies déclarées, pour suivre entre elles toutes les règles d’une société bien ordonnée.

Si la passion de désir se trouvait seule, tous les jugements qu’elle formerait ne pourraient tendre qu’à représenter la possession du bien comme possible, car le désir d’amour précisément comme tel, n’est produit que par le jugement que l’on fait que la jouissance de quelque bien est possible. Ainsi ce désir ne pourrait former que des jugements sur la possibilité de la jouissance, puisque les jugements qui suivent et qui conservent les passions sont entièrement semblables à ceux qui les précèdent et qui les produisent. Mais le désir est animé par l’amour ; il est fortifié par l’espérance ; il est augmenté par la joie ; il est renouvelé par la crainte ; il est accompagné de courage, d’émulation, de colère et de plusieurs autres passions qui forment à leur tour des jugements dans une variété infinie, lesquels se succèdent les uns aux autres et soutiennent ce désir qui les a fait naître. Il ne faut donc pas être surpris si le désir pour une pure bagatelle, ou pour une chose qui nous est manifestement nuisible ou inutile, se justifie sans cesse contre la raison pendant plusieurs années ou pendant toute la vie d’un homme qui en est agité, puisqu’il y a tant de passions qui travaillent à sa justification. Voici en peu de mots comment les passions se justifient, car il faut expliquer les choses par des idées distinctes.

Toute passion agite le sang et les esprits. Les esprits agités sont conduits dans le cerveau par la vue sensible de l’objet ou par la force de l’imagination, d’une manière propre à former des traces profondes qui représentent cet objet. Ils plient et rompent même quelquefois par leur cours impétueux les fibres du cerveau, et l’imagination en demeure long-temps salie et corrompue ; car les plaies du cerveau ne se reprennent pas aisément, ses traces ne se ferment pas à cause que les esprits y passent sans cesse. Les traces du cerveau n’obéissent point à l’âme, elles ne s’effacent pas lorsqu’elle le souhaite, elles lui font au contraire violence et l’obligent même à considérer sans cesse les objets d’une manière qui l’agite et qui la trouble en faveur des passions. Ainsi les passions agissent sur l’imagination, et l’imagination corrompue fait effort contre la raison en lui représentant à toute heure les choses, non selon ce qu’elles sont en elles-mêmes afin que l’esprit prononce un jugement de vérité, mais selon ce qu’elles sont par rapport à la passion présente afin qu’il porte un jugement qui la favorise.

Les passions ne corrompent pas seulement l’imagination et l’esprit en leur faveur, elles produisent encore dans le reste du corps toutes les dispositions nécessaires à leur conservation. Les esprits qu’elles agitent ne s’arrêtent pas dans le cerveau, ils se portent, comme j’ai dit ailleurs, vers toutes les autres parties du corps. Ils se répandent principalement dans le cœur, dans le foie, dans la rate et dans les nerfs qui environnent les principales artères. Enfin ils se jettent dans les parties quelles qu’elles soient, qui peuvent fournir les esprits nécessaires à la conservation de la passion qui domine. Mais lorsque ces esprits se répandent ainsi dans toutes les parties du corps, ils y détruisent peu à peu tout ce qui peut résister à leurs cours, et ils y font un chemin si glissant et si rapide que le plus petit objet nous agite infiniment et nous porte par conséquent à former des jugements qui favorisent les passions. C’est ainsi qu’elles s’établissent et qu’elles se justifient.

Si l’on considère maintenant quelle peut être la constitution des fibres du cerveau, l’agitation et l’abondance des esprits et du sang dans les différents sexes et dans les différents âges, il sera assez facile de connaître à peu près à quelles passions certaines personnes sont plus sujettes, et, par conséquent, quels sont les jugements qu’elles forment des objets. Et pour en donner quelque exemple, je dis que l’on peut connaître à peu près par l’abondanre ou par la disette des esprits que l’on remarque dans différentes personnes, qu’une même chose leur étant également proposée et également expliquée, plusieurs formeront sur elle des jugements d’espérance et de joie, lorsque les autres en formeront de crainte et de tristesse.

Car ceux qui ont abondance de sang et d’esprits comme sont ordinairement les jeunes gens, les sanguins et les bilieux, concevant aisément de l’espérance à cause du sentiment secret qu’ils ont de leur force, ils croiront ne trouver aucune opposition à leurs desseins qu’ils ne puissent surmonter ; ils se repaîtront d’abord de l’avant-goût du bien dont ils espèrent de jouir ; et ils formeront toutes sortes de jugements propres à justifier leur espérance et leur joie. Mais les autres qui ont disette d’esprits agités, comme les vieillards, les mélancoliques et les flegmatiques. étant portés à la crainte et à la tristesse, à cause que leur âme se croit faible, parce qu’elle est dénuée d’esprits qui exécutent ses ordres ; ils formeront des jugements tout contraires, ils s’imagineront des difficultés insurmontables afin de justifier leur crainte, et ils s’abandonneront à l’envie, à la tristesse, au désespoir, et à certaines espèces d’aversions dont les faibles sont les plus susceptibles.


CHAPITRE XII.
Que les passions qui ont le mal pour objet sont les plus dangereuses et les plus injustes, et que celles qui sont le moins accompagnées de connaissance sont les plus vives et les plus sensibles.


De toutes les passions, celles dont les jugements sont les plus éloignés de la raison et les plus à craindre, sont toutes les espèces d’aversions, il n’y a point de passions qui corrompent davantage la raison en leur faveur, que la haine et que la crainte ; la haine dans les bilieux principalement ou dans ceux dont les esprits sont dans une agitation continuelle, et la crainte dans les mélancoliques ou dans ceux dont les esprits grossiers et solides ne s’agitent et ne s’apaisent pas avec facilité. Mais lorsque la haine et la crainte conspirent ensemble à corrompre la raison, ce qui est fort ordinaire, alors il n’y a point de jugements si injustes et si bizarres qu’on ne soit capable de former et de soutenir avec une opiniâtreté insurmontable.

La raison de ceci est que les maux de cette vie touchent plus vivement l’âme que les biens. Le sentiment de douleur est plus vif que le sentiment du plaisir. Les injures et les opprobres sont beaucoup plus sensibles que les louanges et les applaudissements ; et si l’on trouve des gens assez indifférents pour goûter de certains plaisirs et pour recevoir de certains honneurs, il est difficile d’en trouver qui souffrent la douleur et le mépris sans inquiétude.

Ainsi la haine, la crainte et les autres espèces d’aversions qui ont le mal pour objet sont des passions très-violentes. Elles donnent à l’esprit des secousses imprévues qui l’étourdissent et qui le troublent ; elles pénètrent bientôt jusque dans le plus secret de l’âme, et renversant la raison de son siège, elles prononcent sur toutes sortes de sujets des jugements d’erreur et d’iniquité pour favoriser leur folie et leur tyrannie.

De toutes les passions ce sont les plus cruelles et les plus défiantes, les plus contraires à la charité et à la société civile, et en même temps les plus ridicules et les plus extravagantes, car elles forment des jugements si impertinents et si bizarres, qu’ils excitent la risée et l’indignation de tous les hommes.

Ce sont ces passions qui mettaient dans la bouche des pharisiens ces discours extravagants : Que faisons-nous ? Cet homme fait plusieurs miracles. Si nous le laissons continuer, tout le monde croíra en lui[14], les Romains viendront et ruineront noire ville et notre nation. Ils tombaient d’accord que Jésus-Christ faisait plusieurs miracles. la résurrection de Lazare était incontestable. Quel était cependant le jugement de leurs passions ? De faire mourir Jésus-Christ et Lazare même qu’il avait ressuscité. Mais pour quelle raison faire mourir Jésus-Christ ? parce que si nous le laissons continuer, tout le monde croira en lui, les Romains viendront et ruineront notre ville et notre nation. Et pourquoi vouloir donner la mort à Lazare ? Parce que plusieurs Juifs se retiraient d’avec eux à cause de lui, et croyaient en Jésus[15]. Jugements cruels et extravagants tout ensemble : cruels par la haine et extravagants par la crainte, les Romains viendront et ruineront notre ville et notre nation.

Ce sont ces mêmes passions qui faisaient dire à une assemblée composée d’Anne le grand-prêtre, de Caïphe, Jean, Alexandre, et de tous ceux qui étaient de la race sacerdotale : Que ferons-nous à ces gens-ci ? car ils ont fait un miracle qui est connu de toute la ville, nous ne pouvons pas le nier. Mais afin que cela ne se répande pas davantage parmi le peuple. menaçons-les de les punir s’ils continuent d’enseigner au nom Je Jésus[16].

Tous ces grands hommes prononcent un jugement injuste et impertinent tout ensemble, parce que leurs passions les agitent et que leur faux zèle les aveugle. Ils n’osent punir les apôtres à cause du peuple, et parce que l’homme qui avait été miraculeusement guéri avait plus de quarante ans et était présent à l’assemblée, mais ils les menacent pour les empêcher d’enseigner au nom de Jésus. Ils s’imaginent devoir condamner une doctrine à cause qu’ils en ont fait mourir l’auteur. Vous voulez, disent-ils aux apôtres, nous charger du sang de cet homme[17].

Lorsque le faux zèle se joint à la haine, il la met à couvert des reproches de la raison, et il la justifie de telle manière qu’on ferait même scrupule de n’en pas suivre les mouvements. Et lorsque l’ignorance et la faiblesse accompagnent la crainte, elles l’étendent à une infinité de sujets, et elles en fortifient de telle sorte les émotions, que le moindre soupçon effarouche et trouble la raison.

Les faux zélés s’imaginent rendre service à Dieu lorsqu’ils obéissent à leurs passions. Ils suivent aveuglément les inspirations secrètes de leur haine comme des inspirations de la vérité intérieure ; et s’arrêtant avec plaisir aux preuves de sentiment qui justifient leur excès, ils se confirment dans leurs erreurs avec une opiniâtreté insurmontable.

Pour les ignorants et les esprits faibles, ils se font des sujets de crainte imaginaires et ridicules. Ils ressemblent aux enfants qui marchent dans les ténèbres sans guide et sans flambeau ; ils se figurent des spectres épouvantables, ils se troublent et se récrient comme si tout était perdu. La lumière les rassure s’ils sont ignorants ; mais si ce sont des esprits faibles, leur imagination en demeure toujours blessée. La moindre chose qui a quelque rapport à ce qui les a effrayés renouvelle les traces et le cours des esprits qui causent le symptôme de leur crainte. Il est absolument impossible de les guérir ou de les apaiser pour toujours.

Mais lorsque le faux zèle se rencontre avec la haine et la crainte dans un esprit faible, il se produit sans cesse dans cet esprit des jugements si injustes et si violents, qu’on ne peut y penser sans horreur. Pour changer un esprit possédé de ces passions, il faut un plus grand miracle que celui qui convertit saint Paul, et sa guérison serait absolument impossible si l’on pouvait donner des bornes à la puissance et à la miséricorde de Dieu.

Ceux qui marchent dans l’obscurité se réjouissent à la vue de la lumière ; celui-ci ne la peut souffrir. Elle le blesse, car elle résiste à sa passion. Sa crainte étant en quelque façon volontaire à cause que sa haine la produit, il se plaît d’en être frappé, parce qu’on se plaît d’être agité des passions mêmes qui ont le mal pour objet loisque le mal est imaginaire, ou plutôt lorsque l’on sait, comme dans spectacles, que le mal ne peut nous blesser.

Les fantômes que se figurent ceux qui marchent dans les ténèbres s’évanouissent à la lumière d’un flambeau, mais les fantômes de celui-ci ne se dissipent point à la lumière de la vérité. Elle ne peut pas facilement percer les ténèbres de son esprit, elle ne fait qu’irriter son imagination ; de sorte que, comme il s’applique uniquement à l’objet de sa passion, la lumière se réfléchit, et il semble que ces fantômes aient un corps véritable à cause qu’ils repoussent quelques faibles rayons de la lumière qui les frappe.

Mais quand on supposerait dans ces esprits assez de docilité et de réflexion pour écouter et pour comprendre des raisons capables de dissiper leurs erreurs, leur imagination étant déréglée par la crainte, et leur cœur corrompu par la haine et par le faux zèle. ces raisons, toutes solides qu’elles seraient en elles-mêmes ne pourraient arrêter long-temps le mouvement impétueux de ces passions violentes, ni empêcher qu’elles ne se justifiassent bientôt par des preuves sensibles et convaincantes.

Car on doit remarquer qu’il y a des passions qui passent et qui ne reviennent plus, et qu’il y en a d’autres constantes et qui subsistent long-temps. Celles qui ne sont point soutenues par la vue de l’esprit et par quelque raison vraisemblable, mais qui sont seulement produites et fortifiées par la vue sensible de quelque objet et par la fermentation du sang, ne durent pas ; elles meurent pour l’ordinaire incontinent après leur naissance. Mais celles qui sont accompagnées de la vue de l’esprit sont constantes, car le principe qui les produit n’est pas sujet au changement comme le sang et les humeurs. De sorte que la haine, la crainte et toutes les autres passions qui s’excitent ou qui se conservent en nous par la connaissance de l’esprit et non point par la vue sensible de quelque mal, doivent subsister long-temps. Ces passions sont donc les plus durables, les plus violentes, les plus injustes, mais elles ne sont pas les plus vives et les plus sensibles, comme on le va faire voir.

La perception du bien et du mal, laquelle excite les passions, se fait en trois manières : par les sens, par imagination et par l’esprit. La perception du bien et du mal par les sens, ou le sentiment du bien et du mal produit des passions très-promptes et très-sensibles. La perception du bien et du mal par la seule imagination en excite de bien plus faibles ; et la vue du bien et du mal par l’esprit seul n’en produit de véritables, que parce que cette vue du bien et du mal par l’esprit est toujours accompagnée de quelque mouvement des esprits animaux.

Les passions ne nous sont données que pour le bien du corps, et que pour nous unir par le corps à tous les objets sensibles ; car encore que les choses sensibles ne puissent être ni bonnes ni mauvaises à l’égard de l’esprit, elles sont toutefois bonnes ou mauvaises par rapport au corps auquel l’esprit est uni. Ainsi les sens et l’imagination découvrant beaucoup mieux les rapports que les objets sensibles ont avec le corps que l’esprit même, ces facultés doivent exciter des passions beaucoup plus vives qu’une connaissance claire et évidente. Mais parce que nos connaissances sont toujours accompagnées de quelque mouvement d’esprit, une connaissance claire et évidente d’un grand bien et d’un grand mal que les sens ne découvrent pas excite toujours quelque passion secrète.

Cependant toutes nos connaissances claires et évidentes du bien et du mal ne sont pas suivies de quelque passion sensible et dont on s’aperçoive, de même que toutes nos passions ne sont point accompagnées de quelque connaissance de l’esprit. Car si l’on pense quelquefois à des biens et à des maux sans se sentir ému, on se sent souvent ému de quelque passion sans en connaître et même quelquefois sans en sentir la cause. Un homme qui respire un bon air se sent ému de joie sans en savoir la cause, il ne connait pas le bien qu’il possède, qui produit cette joie ; et s’il y a quelque corps invisible qui, se mêlant dans le sang en empêche la fermentation, il se trouvera triste, et pourra même attribuer la cause de sa tristesse à quelque chose de visible qui se présentera devant lui dans le temps de sa passion.

De toutes les passions, il n’y en a point qui soient plus sensibles ni plus promptes, et qui par conséquent soient le moins accompagnées de la connaissance de l’esprit, que l’horreur et l’antipathie, l’agrément et la sympathie. Un homme sommeillant à l’ombre se réveille quelquefois en sursaut si une mouche le pique ou si une feuille le chatouille, comme si un serpent le mordait. Le sentiment confus de quelque chose aussi terrible que la mort même l’effraie, et, sans qu’il y pense, il se trouve agité d’une passion très-forte et très-violente qui est une aversion de désir. Un homme au contraire dans quelque besoin, découvre par hasard quelque petit bien dont la douceur le surprend, il s’attache à cette bagatelle comme au plus grand de tous les biens, sans y faire la moindre réflexion. Cela arrive aussi dans les mouvements de sympathie et d’antipathie. On voit dans une compagnie une personne dont l’air et les manières ont de secrètes alliances avec la disposition présente de notre corps, sa vue nous touche et nous pénètre, nous sommes portés sans réflexion à l’aimer et à lui vouloir du bien. C’est le je ne sais quoi qui nous agite, car la raison n’y a point de part. Il arrive le contraire à l’égard de ceux dont l’air et les manières répandent, pour ainsi dire, le dégoût et l’horreur. Ils ont je ne sais quoi de fade qui repousse et qui nous effraie ; mais l’esprit n’y connait rien, car il n’y a que les sens qui jugent bien de la beauté et de la laideur sensible, lesquelles sont l’objet de ces sortes de passions.

  1. Voy. ci-dessous liv. 6, ch. 3 de la deuxième part. de la Méthode.
  2. 1. Voy, le ch. 5 du premier liv.
  3. l. Sen., ep., l2l.
  4. Avant le péché ce sentiment n’était point une peine, mais seulement un avertissement : parce que, comme j’ai déjà dit, Adam pouvait, lorsqu’il le voulait, arrêter le mouvement des esprits animaux qui causaient la douleur. Ainsi s’il sentait de la douleur. c’est qu’il le voulait bien ; ou plutôt il n’en sentait point, parce qu’il n’en voulait point sentir.
  5. Hebr. c. 4.
  6. Rom. c. 1.
  7. Act. 5, 41.
  8. S. Bern. De grad humilitatis.
  9. Joan. 5, 30.
  10. Joan. 19, 7.-
  11. Joan. 11, 48.
  12. II. Reg. 18, 5.
  13. Concíle d’Angl., par Spelman, l’an 1287.
  14. Joan. c. 11, 47.
  15. Joan. c. 24, 11.
  16. Act. c. 4.
  17. Act. c. 6.