De la sagesse/Livre I/Chapitre XIX

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Texte établi par Amaury Duval, Rapilly (tome 1p. 142-146).
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CHAPITRE XVIII [1].

Volonté.


SOMMAIRE. — De la prééminence et de l'importance de la volonté. Comparaison de cette faculté avec celle de l'entendement. La différence de ces deux facultés. Trois choses excitent la volonté.

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LA volonté est une grande piece de très grande importance, et doibt l’homme estudier surtout à la bien reigler ; car d’icelle depend presque tout son estat et son bien : elle seule est vrayement nostre et en nostre puissance ; tout le reste, entendement, memoire, imagination, nous peust estre osté, altéré, troublé par mille accidens, et non la volonté. Secondement c’est elle qui entraine et emporte l’homme tout entier : qui a donné sa volonté n’est plus à soy, et n’a plus rien de propre. Tiercement c’est celle qui nous rend et nous denomme bons ou meschans, qui nous donne la trempe et la teincture. Comme de tous les biens qui sont en l’homme, la preud’hommie est le premier et principal, et qui de loin passe la science, l’habilité ; aussi faut-il dire que la volonté où loge la bonté et vertu est la plus excellente de toutes : et de faict pour entendre et sçavoir les belles, bonnes et honnestes choses, ou meschantes et deshonnestes, l’homme n’est bon ny meschant, honneste ny deshonneste, mais pour les vouloir et aymer : l’entendement a bien d’autres preeminences ; car il est à la volonté comme le mary à la femme, le guide et flambeau au voyager, mais en celles icy il cede à la volonté.

La vraye difference de ces facultés est en ce que par l’entendement les choses entrent en l’ame, et elle les reçoit, comme portent les mots d’apprendre, concevoir, comprendre, vrays offices d’icelui : et y entrent non entieres et telles qu’elles sont, mais à la proportion, portée et capacité de l’entendement, dont les grandes et hautes se raccourcissent et abaissent aucunement par ceste entrée, comme l’ocean n’entre tout entier en la mer mediterranée, mais à la proportion de l’emboucheure du destroit de Gibraltar. Par la volonté au contraire, l’ame sort hors de soy et va se loger et vivre ailleurs en la chose aimée, en laquelle elle se transforme, et en porte le nom, le tiltre et la livrée, estant appellée vertueuse, vicieuse, spirituelle, charnelle ; dont s’ensuist que la volonté s’anoblit aymant les choses dignes et hautes, s’avilit s’adonnant aux moindres et indignes, comme la femme selon le party et mary qu’elle prend.

L’experience nous apprend que trois choses esguisent nostre volonté, la difficulté, la rareté et l’absence, ou bien crainte de perdre la chose ; comme les trois contraires la relaschent, l’aisance, l’abondance ou satieté, et l’assiduelle [2] presence et jouyssance asseurée : les trois premiers donnent prix aux choses, les autres trois engendrent mespris. Nostre volonté s’esguise par le contraste, se despite contre le desny : au rebours nostre appetit mesprise et outrepasse ce qui luy est en main pour courir à ce qu’il n’a pas.

Permissum fit vile nefas........
Quod licet ingratum est, quod non licet acriùs urit[3].

Voire cela se void en toutes sortes de voluptés : omnium rerum voluptas ipso quo debet fugari periculo, crescit [4]. Tellement que les deux extremités, la faulte [5] et l’abondance, le desir et la jouyssance, nous mettent en mesme peine : cela faict que les choses ne sont pas estimées justement comme il faut, et que nul prophete en son pays.

Comment il faut mener et reigler sa volonté se dira cy-après [6].


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Passions et affections.[modifier]

ADVERTISSEMENT.
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LA matiere des passions de l’esprit est très grande et plantureuse, tient un grand lieu en ceste doctrine de sagesse : à les sçavoir bien cognoistre et distinguer, ce qui se fera maintenant en ce livre : aux remedes de les brider, regir et moderer generaux, c’est pour le second livre : aux remedes particuliers d’une chascune au troisiesme livre, suyvant la methode de ce livre mise au [7] preface. Or, pour en avoir icy la cognoissance, nous en parlerons premierement en general en ce chapitre, puis particulierement de chascune aux chapitres suyvans. Et n’ay poinct veu qui les despeigne plus naïfvement et richement que le sieur Du Vair [8] en ses petits livrets moraux, desquels je me suis fort servy en ceste matiere passionnée [9].

  1. C'est le dix-neuvième de la première édition.
  2. L'assidue est continuelle.
  3. « Une chose défendue n'a plus de prix quand elle est permise ; ce qui est permis ne plaît plus, ce qui ne l'est pas enflamme davantage. »
  4. « En toutes choses le plaisir croît par le péril même qu'il y a à s'y livrer. »
  5. La disette (ce qui fait faute).
  6. L. I, c. 2 ; L. II, c.6.
  7. C'est ainsi qu'on lit dans la première édition, et dans celle de Bastien : celle de Frantin a encore ici rajeuni le style, en mettant à la préface.
  8. Il s'agit sans doute ici de Guillaume Du Vair, qui fut premier président au parlement de Provence, garde de sceaux, et enfin évêque de Lisieux. Ses ouvrages ont été recueillis en un vol. in-fol. et publiés en 1641. Il était né en 1588 et mourut en 1621. Voyez son article dans Moréri.
  9. En cette matière des passions.