De la sagesse/Livre I/Chapitre XXXVIII

La bibliothèque libre.
LIVRE 1 CHAPITRE 37 De la sagesse LIVRE 1 CHAPITRE 39



di-verse du monde, selon laquelle le regard et l’influence du ciel et du soleil, l’air, le climat, le terroir, sont divers. Aussi sont divers, non seulement le teinct, la taille, la complexion, la contenance, les mœurs, mais encore les facultés de l’ame. Plaga cœli non solùm adrobur corporum, sed et animorum facit. — Athenis tenue cœlum, ex quo etiam acutiores Attici ; crassum Thebis, ideò pingues Thebani et valentes [1]. Dont Platon remercioit Dieu qu’il estoit né Athenien et non Thebain [2].

Ainsi que les fruicts et les animaux naissent divers selon les diverses contrées ; aussi les hommes naissent plus ou moins belliqueux, justes, temperans, dociles, religieux, chastes, ingenieux, bons, obeyssans, beaux, sains, forts [3] . C’est pourquoy Cyrus ne voulut accorder aux Perses d’abandonner leur pays aspre et bossu pour aller en un autre doux et plain, disant que les terres grasses et molles font les hommes mols, et les fertiles les esprits infertiles [4].

Suyvant ce fondement nous pouvons en gros partager le monde en trois parties, et tous les hommes en trois sortes de naturel : nous ferons donc trois assiettes generales du monde, qui sont les deux extremités de midy et nord, et la moyenne. Chaque partie et assiette sera de soixante degrés. L’une de midy est sous l’æquateur, trente degrés deçà et trente delà, c’est-à-dire tout ce qui est entre les deux tropiques, un peu plus où sont les regions ardentes et les meridionaux, l’Afrique et l’Ethiopie au milieu d’orient et d’occident ; l’Arabie, Calicut, les Moluques, les Laves [5], la Taprobane vers orient ; le Peru et grands mers vers occident. L’autre moyenne est de trente degrés, outre [6] les tropiques, tant deçà que delà vers les poles, où sont les regions moyennes et temperées, toute l’Europe avec sa mer mediterranée, au milieu d’orient et occident ; toute l’Asie, tant petite que grande, qui est vers orient, avec la Chine et le Japon, et l’Amerique occidentale. La tierce, qui est de trente degrés, qui sont les plus près des deux poles de chasque costé, où sont les regions froides et glaciales, peuples septentrionaux, la Tartarie, Moscovie, Estotilam [7], et la Magellane, qui n’est pas encore bien descouverte.

Suyvant ce partage general du monde, aussi sont differens les naturels des hommes en toutes choses, corps, esprit, religion, mœurs, comme se peust voir en ceste petite table. Car les

SEPTENTRIONAUX

Sont et grands, pituiteux, sanguins, blancs et blonds sociables, la vois forte, le cuir mol et velu, grands mangeurs et beuveurs, et puissans.

Grossiers, lourds, stupides, sots, faciles, legers, inconstans.

Peu religieux et dévotieux. Guerriers, vaillans, penibles, chastes, exempts de jalousie, cruels et inhumains.

MOYENS

Sont médiocres et tempérés en toutes choses, comme neutres, ou bien participans un peu de toutes ces deux extremités, et tenans plus de la religion de laquelle ils ont plus voysins.

MERIDIONAUX

Sont petits, mélancholiques, froids et secs, noirs ; solitaires, la voix gresle, le cuir dur avec un peu de poil et crespu, abstinens, foibles.

Ingenieux, sages, prudens, fins, opiniastres.

Superstitieux, contemplatifs.

Non guerriers, et lasches, paillards, jalous, cruels et inhumains[8].

Toutes ces differences se prouvent aisement. Quant à celles du corps, elles se cognoissent à l’œil ; et s’il y a quelques exceptions, elles sont rares et viennent du meslange des peuples, ou bien des vents, des eaues, et de la situation particuliere des lieux, dont une montaigne sera une notable difference en mesme degré, voire mesme pays et ville ; ceux de la ville haute d’Athenes estoient tout d’autre humeur, dict Plutarque [9] , que ceux du port de Pirée : une mon-mon mon-tagne du costé de septentrion rendra la vallée qui sera vers le midy toute meridionale, et au contraire aussi.

Quant à celles de l’esprit, nous sçavons que les arts mecaniques et ouvrages de main sont de septentrion, où ils sont penibles : les sciences speculatives sont venues du midy. Cesar [10] et les anciens appellent les Egyptiens très ingenieux et subtils. Moyse est dict instruict en leur sagesse [11] ; la philosophie est venue de là en Grece ; la majorité commence plustost chez eux, à cause de l’esprit et finesse : les gardes des princes, mesme meridionaux, sont de septentrion, comme ayant plus de force et moins de finesse et de malice : ainsi les meridionaux sont subjects à grandes vertus et grands vices, comme il est dict d’Annibal [12] : les septentrionaux ont la bonté et simplicité. Les sciences moyennes et mixtes, politiques, loix et eloquence, sont aux nations mitoyennes, ausquelles ont fleury les grands empires et polices.

Pour le troisiesme poinct, les religions sont venuës du midy, Aegypte, Arabie, Chaldée, plus de superstition en Afrique qu’au reste du monde ; tesmoin les vœux tant frequens, les temples tant magnifiques. Les septentrionaux, dict Cesar [13], peu soucieux de religion, sont attentifs à la guerre et à la chasse.

Quant aux mœurs, premierement touchant la guerre, il est certain que les grandes armées, arts, instrumens et inventions militaires, sont venues de septentrion. Les peuples de là, Scythes, Goths, Vandales, Huns, Tartares, Turcs, Germains, ont battu et vaincu toutes les autres nations, et ravagé tout le monde, dont est tant souvent dict, que tout mal vient d’aquilon. Les duels et combats sont venus de là. Les septentrionaux adorent le glaive fiché en terre [14], dict Solinus, invincibles aux autres nations, voire aux romains qui ont vaincu le reste, et ont esté destruicts par eux : aussi s’affoiblissent et s’alangourissent au vent de sud, et allant vers midy ; comme les meridionaux venant au nord, redoublent leurs forces. à cause de leur fierté guerriere, ils ne peuvent souffrir qu’on leur commande par braverie, ils veulent la liberté, au moins les commandemens electifs. Touchant la chasteté et la jalousie, en septentrion une seule femme a un homme, dict Tacitus [15] ; encore suffit-elle pour plusieurs, dict Caesar ; nulle jalousie, dict Munster [16] , où les hommes et femmes se baignent ensemble avec les estrangers. En midy, la polygamie est par-tout receue. Toute l’Afrique adore Venus [17], dict Solinus. Les meridionaux meurent de jalousie, à cause de quoy ils ont les eunuques gardiens de leurs femmes, que les grands seigneurs ont en grand nombre comme des haras [18].

Quant à la cruauté, les extremités sont semblables, mais pour diverses causes, comme se verra tantost aux causes : les punitions de la roue, et les empalemens des vifs, venus de septentrion [19] ; les inhumanités des Moscovites et Tartares sont toutes notoires. Les allemans, dict Tacite [20], ne punissent les coupables juridiquement, mais les tuent cruellement comme ennemis. Ceux de midy aussi escorchent tout vifs les criminels ; et leur appetit de vengeance est si grand, qu’ils en deviennent furieux s’ils ne l’assouvissent. Au milieu sont benins et humains. Les romains punissoient les plus grands crimes du bannissement simple ; les grecs usoient de breuvage doux de ciguë pour faire mourir les condamnez. Et Ciceron dict [21] que l’humanité et la courtoisie est partie de l’Asie mineure, et derivée au reste du monde.

La cause de toutes ces differences corporelles et spirituelles est l’inequalité et difference de la chaleur naturelle interne, qui est en ces pays et peuples, sçavoir forte et vehemente aux septentrionaux, à cause du grand froid externe, qui la resserre et renferme au dedans, comme les caves et lieux profonds sont chauds en hyver, et les estomachs, ventres hieme calidiores[22] ; foible aux meridionaux, estant dissipée et attirée au dehors par la vehemence de l’externe, comme en esté les ventres et lieux de dessoubs terre sont froids ; moyenne et temperée en ceux du milieu. De ceste diversité, dis-je, et inequalité de chaleur naturelle, viennent ces differences, non seulement corporelles, ce qu’il est aisé de remarquer, mais encore spirituelles ; car les meridionaux, à cause de leur temperament froid, sont melancholiques, et par ainsi arrestés, constans, contemplatifs, ingenieux, religieux, sages : car la sagesse est aux animaux froids comme aux elephans, qui, comme le plus melancholique de tous animaux, est le plus sage, docile, religieux, à cause du sang froid. De ce temperament melancholique advient aussi que les meridionaux sont paillards, à cause de la melancholie spumeuse, abradente [23] , et salace, comme il se voyt aux lievres ; et cruels, parce que ceste melancholie abradente presse violemment les passions et la vengeance. Les septentrionaux, pituiteux et sanguins, de temperament tout contraire aux meridionaux, ont les qualités toutes contraires, sauf qu’ils conviennent en une chose ; c’est qu’ils sont aussi cruels et inhumains, mais c’est par une autre raison, sçavoir : par defaut de jugement, dont comme bestes ne se sçavent commander et se contenir. Ceux du milieu, sanguins et choleres, sont temperés, d’une belle humeur, joyeux, disposts, actifs.

Nous pourrons encore plus exquisement et subtilement representer le divers naturel de ces trois sortes de peuples, par application et comparaison de toutes choses, comme se pourra voir en ceste petite table, où se voyt que proprement appartient, et se peust rapporter aux


SEPTENTRIONAUX.[24]
.

Le sens commun.
Fort comme des ours et bestes.
Mars, Lune : guerre, chasse.
Ouvriers, artisans, sodalts. Executer et obeir.
Jeunes mal-habiles.

MOYENS.


Discours et ratiocinations[25].
Raison et justice d'hommes.
Jupiter, Mercure : empereurs, orateurs.
Prudence, cognoissance du bien et du mal.
Homme faits, manieurs d'affaires.


MERIDIONAUX.


Intellect.
Finesse de renards, et religion de gens divins.
Saturne, Venus, contemplation, amour.
Science du vray et du faux.
Pontife, philosophes : contempler.
Veillards graves, sages, pensifs.


Les autres distinctions plus particulieres se peuvent rapporter à ceste-cy generale de midy et nord ; car l’on peust rapporter aux conditions des septentrionaux ceux d’occident, et ceux qui vivent aux montagnes, guerriers, fiers, amoureux de liberté, à cause du froid qui est aux montagnes. Aussi ceux qui sont eslongnés de la mer, plus simples et entiers. Et, au contraire, aux conditions des meridionaux, l’on peust rapporter les orientaux, ceux qui vivent aux vallées, effeminés, delicats, à cause de la fertilité, d’où vient la volupté [26] . Aussi les maritimes trompeurs et fins, à cause du commerce et du trafic avec diverses sortes de gens et nations.

Par tout ce discours il se voiyt qu’en general ceux de septentrion sont plus advantagés au corps, et ont la force pour leur part ; et ceux du midy en l’esprit, et ont pour eux la finesse ; ceux du milieu ont de tout, et sont temperés en tout. Aussi s’apprend par là que leurs mœurs ne sont, à vray dire, ny vices ny vertus, mais œuvres de nature ; laquelle du tout corriger et du tout renoncer, il est plus que difficile ; mais adoucir, temperer, ramener à peu près les extremitez à la mediocrité, c’est l’œuvre de vertu.

_____________________________________________________

CHAPITRE XLV [27].

Seconde distinction et difference plus subtils des esprits, et suffisances des hommes.

SOMMAIRE. — Trois sortes d'esprit : les esprit foibles, les esprits médiocres et les esprits supérieurs. — Autre distinction des esprits : les un agissent, avancent d'eux-mêmes, les autres ont besoins d'être excitée et poussés.

Exemples : Aristote. — Socrate et Platon.
__________


CETTE seconde distinction, qui regarde l’esprit et la suffisance, n’est si apparente et perceptible comme

    d'abradere, raser, racler, ratisser. — Bodin, d'où ceci est tiré, se sert de la même expression. De la Rep. L. v, ch. I.

  1. « Le climat de l'influence, non-seulement sur la force du corps, mais sur celle de l'esprit. — L'air d'Athènes est vif, et c'est pour cela que les Athéniens sont vifs et spirituels ; celui de Thèbes est épais, de là les Thébains sont lourds, gras et fort ». Vegetius. L. I, cap. 2. — Cicero, de Fato, cap. 4.
  2. Plutarque dit que Platon remerciait son bon démon et sa fortune, premièrement de ce qu'il était né homme et non pas bête ; en second lieu de ce qu'il était né grec et non pas barbare, et enfin de ce qu'il était né du tems de Socrate. — Voyez Plutarque, Vie de Marius, ver la fin.
  3. On trouve ce système dans Aristote (Politique, L. III, c. 14) ; il attribue les mêmes idées à Platon, qu'il cite L. II du même ouvrage, chap. 6.

    Tout le monde sait que le système de l'influence des climats a été développé par Montesquieu dans L'Esprit des Lois.

  4. Voy. Hérodote, L. IX, in fine. — Montaigne cite le même exemple, L. II, c.12.
  5. Ce serait sans doute les habitans du royaume de Lao, s'il fallait dire Laves ; mais comme ce nom est écrit Iaues dans les première et secondes éditions, il est évident qu'il s'agit ici les habitans de l'île de Java.
  6. Au-delà des tropiques.
  7. Devine qui pourra quel est ce pays, dont le nom est sans doute corrompu : on le trouve écrit ailleurs, tantôt Estotiland, tantôt Estotilande. Robbe croit que c'est le pays de Labrador; un autre géographe, la Nouvelle-Angleterre ; De Lisle a banni ce nom de ses cartes, et l'Estotiland; dit La Martinière, est présentement regardé comme une chimère. Au reste, c'est un mot des langues septentrionales, et il me paraît composé des mots germaniques west stadt, pays de la ville d'ouest, ou plutot de west staat land, pays de l'état de l'ouest.
  8. Voyez sur tout cela Bodin, de la République, L. V, C. I. Charron en a tiré presque tout ce qu'il dit dans les chapitres 42, 43 et 44.
  9. Plut. in Solone.
  10. César, de Bello civili, L. III
  11. Voyez, Actes des Apôtres, ch. VII, v.22.
  12. Voyez dans Tite-Live, l'éloge d'Annibal.
  13. César, de Bello Gallico, L. VI. c. 20 .
  14. Lucien dit que les Scythes adorent un cimeterre. Voyez la dialogue intitulé Jupiter le tragique, et le dialogue intitulé Toxaris. — Ammien Marcellin rapporte aussi que les Alains n'avaient aucun temple, et ne rendaient de culte qu'à une épée en terre. Am. Marcel. L. XXXI, c.2.
  15. De Morib. German cap. 18.
  16. Sébastien de Munster, auteur d'une Cosmographie, d'une Description de Bade, et de plusieurs ouvrages.
  17. Ante omnes barbaros, dit Tite-Live, Numidoe in Verem effusti.
  18. Voyez Hérodote, L. III, Diodore de Sicile, L. II, et Joseph, Antiq. Judaïq. L. IV.
  19. Bodin, L. V, c. I.
  20. De Mor. Germ. cap. 25 .
  21. Epistola prima ad Q. fratrem.
  22. « Les estomacs sont plus chauds en hiver ».
  23. Ce doit etre le mot latin abradens francisé, participe
  24. Charron a pris toute la distribution de cette table dans la République de Bodin, L. c, ch. I.
  25. Raisonnements.
  26. « Les Asiatiques, dit Aristote, sont ingénieux et adroits ; mais ils n'ont point de cœur. De là vient qu'il obéissent et servent toujours ». Polit. L. VII, c. 7.
  27. C'est le trente neuvième chapitre de la première édition.