LIVRE 3 CHAPITRE 6 | ◄ | De la sagesse | ► | LIVRE 3 CHAPITRE 8 |
LIVRE 3 CHAPITRE 7
Premiere partie,
qui est des debvoirs generaux et communs
de tous envers tous. Et premierement
de l’amour ou amitié
.
Amitié est une flamme sacrée allumée en
nos poitrines, premierement par nature, et a
monstré sa premiere ardeur entre le mary et
la femme, les parens et les enfans, les freres
et sœurs ; et puis se refroidissant a esté
r’allumée par art et invention des alliances,
compagnies, frairies, colleges et communautez.
Mais, pource qu’en tout cela estant divisée en
plusieurs pieces, elle s’affoiblissoit, et qu’elle
estoit meslée et destrempée avec d’autres
considerations utiles, commodes, delectables,
pour se roidir et nourrir plus ardente, s’est
ramassée toute en soy, et raccourcie plus estroicte
entre deux vrays amis ; et c’est la parfaicte
amitié, qui est d’autant plus chaude et
spirituelle que toute autre, comme le cœur est
plus chaud que le foye et le sang des veines.
L’amitié est l’ame et la vie du monde, plus
necessaire, disent les sages, que le feu et
l’eaue : (…) : c’est le soleil, le baston, le sel de
nostre vie ; car sans icelle tout est tenebres ; et
n’y a aucune joye, soustien, ny goust de vivre :
(…). Et ne faut penser que l’amitié ne soit utile
et plaisante qu’en privé, et pour les particuliers ;
car encore l’est-elle plus au public, c’est
la vraye mere nourrice de la societé humaine,
conservatrice des estats et polices. Et n’est
suspecte ny ne desplaist qu’aux tyrans et aux
monstres, non qu’ils ne l’adorent en leur cœur,
mais pource qu’ils ne peuvent estre de l’ecot.
L’amitié seule suffit à conserver ce monde ; et
si elle estoit en vigueur par-tout, il ne seroit
jà besoin de loy, qui n’a esté mise sus que
subsidiairement et comme un second remede
au deffaut de l’amitié, affin de faire et contraindre
par son authorité ce qui debvroit estre
librement et volontairement faict par amitié :
mais la loy demeure beaucoup au dessoubs
d’elle ; car l’amitié reigle le cœur, la langue,
la main, la volonté et les effects. La loy ne
peust pourvoir qu’au dehors. C’est pourquoy
Aristote a dict que les bons legislateurs ont eu
plus de soin de l’amitié que de la justice ; et
pource que la loy et la justice souvent encore
perd son credit, le troisiesme remede et moindre
de tous a esté aux armes et à la force, du
tout contraire au premier de l’amitié. Voylà
par degrez les trois moyens du gouvernement
politique ; mais l’amitié vaut bien plus que les
autres, aussi les seconds et subsidiaires ne valent
jamais tant que le premier et principal.
Il y a grande diversité et distinction d’amitié :
celle des anciens en quatre especes, naturelle,
sociale, hospitaliere, venerienne, n’est
poinct suffisante. Nous en pouvons marquer
trois. La premiere est tirée des causes qui
l’engendrent, qui sont quatre, nature, vertu :
profict, plaisir, qui marchent quelquesfois
toutes en troupe ; autresfois deux ou trois, et
assez souvent une seule : mais la vertu est la
plus noble et la plus forte ; car elle est
spirituelle, et au cœur, comme l’amitié ; la nature
est au sang, le profict en la bourse, le plaisir
en quelque partie, et sentiment du corps.
Aussi la vertu est plus libre, plus franche et
nette ; et sans icelle les autres causes sont
chetifves, lasches et caduques. Qui ayme pour la
vertu ne se lasse poinct d’aymer ; et si l’amitié
se rompt, ne se plainct poinct. Qui ayme pour
le profict, si elle se rompt, se plainct
impudemment, vient en reproche qu’il a tout faict et
a tout perdu. Qui ayme pour le plaisir, si la
volupté cesse, il se separe, et s’estrange du
tout sans se plaindre.
La seconde distinction, qui est pour le regard
des personnes, se faict en trois especes :
l’une est en droicte ligne, entre superieurs et
inferieurs, et est, ou naturelle, comme entre
parens et enfans, oncles et neveux ; ou legitime,
comme entre le prince et les subjects,
le seigneur et les vassaux, le maistre et les
serviteurs, le docteur et le disciple, le prelat ou
gouverneur et le peuple. Or ceste espece n’est
poinct, à proprement parler, amitié, tant à
cause de la grande disparité qui est entre eux,
qui empesche la privauté et familiarité et entiere
communication, fruict et effect principal
de l’amitié, qu’aussi à cause de l’obligation
qui y est, qui faict qu’il y a moins de liberté
et de nostre choix et affection. Voylà pourquoy
on leur donne d’autres noms que d’amitié ; car
aux inferieurs on requiert d’eux honneurs,
respect, obeyssance ; aux superieurs, soin et
vigilance envers les inferieurs. La seconde espece
d’amitié pour le regard des personnes est
en ligne couchée et collaterale entre pareils ou
presque pareils. Et ceste-cy est encore double ;
car ou elle est naturelle, comme entre freres,
soeurs, cousins ; et ceste-cy est plus amitié que la precedente, car il y a moins de disparité.
Mais il y a de l’obligation de nature, laquelle
comme d’un costé elle noue et serre, de l’autre
elle relasche : car, à cause des biens et partages
et des affaires, il faut quelquesfois que
les freres et parens se heurtent ; outre que
souvent la correspondance et relation d’humeurs
et volontez, qui est l’essence de l’amitié,
ne s’y trouve pas ; c’est mon frere, mon
parent ; mais il est meschant, sot. Ou elle est
libre et volontaire, comme entre compagnons
et amis, qui ne se touchent et tiennent de rien
que de la seule amitié, et ceste est proprement
et vrayement amitié.
2 la troisiesme espece touchant les personnes
est mixte et comme composée des deux,
dont elle est ou doibt estre plus forte ; c’est la
conjugale des mariez, laquelle tient de l’amitié
en droicte ligne, à cause de la superiorité
du mary, et inferiorité de la femme, et de l’amitié
collaterale, estant tous deux de compagnie
parties joinctes ensemble et se costoyant.
Dont la femme a esté tirée non de la teste, ny
des pieds, mais du costé de l’homme. Aussi les
mariez par-tout et alternativement exercent
et monstrent toutes ces deux amitiez : en public,
la droicte ; car la femme sage honore et
respecte le mary : en privé, la collaterale,
privée et familiere. Ceste amitié de mariage est
encore d’une autre façon double et composée ;
car elle est spirituelle et corporelle, ce
qui n’est pas ez autres amitiez, sinon en celle
qui est reprouvée par toutes bonnes loix, et
par la nature mesme. L’amitié donc conjugale
par ces raisons est grande, forte et puissante.
Il y a toutesfois deux ou trois choses qui la
relaschent, et empeschent qu’elle puisse parvenir
à perfection d’amitié : l’une, qu’il n’y a
que l’entrée du mariage libre ; car son progrez
et sa durée est toute contraincte, forcée, j’entends
aux mariages chrestiens ; car par-tout
ailleurs elle est moins contraincte, à cause des
divorces qui sont permis : l’autre est la foiblesse
et insuffisance de la femme, qui ne
peust respondre et tenir bon à ceste parfaicte
conference et communication des pensées et
jugemens : son ame n’est pas assez forte et
ferme pour fournir et soustenir l’estraincte
d’un nœud si fort, si serré, si durable ; c’est
comme nouer une chose forte et grosse avec
une mince et deliée. Ceste-cy ne remplissant
pas assez, s’eschappe, glisse, et se desrobe de
l’autre. Encore y a-il icy qu’en l’amitié des
mariez ils se meslent de tant d’autres choses
estrangeres, les enfans, les parens d’une part
et d’autre, et tant d’autres fusées à demesler
qui troublent souvent et relaschent une vifve affection.
La troisiesme distinction d’amitié regarde
la force et intention, ou la foiblesse et diminution
de l’amitié. Selon ceste raison, il y a
double amitié : la commune et imparfaicte,
qui se peust appeller bienveillance, familiarité,
accointance privée, et a une infinité de
degrez ; l’une plus estroicte, intime et forte
que l’autre ; et la parfaicte, qui ne se void
poinct, et est un phoenix au monde ; à peine
est-elle bien conceuë par imagination.
Nous les cognoistrons toutes deux en les
despeignant et confrontant ensemble, et recognoissant
leurs differences. La commune se
peust bastir et concilier en peu de temps. De
la parfaicte il est dict qu’il faut deliberer fort
long-temps, et manger un muy de sel.
2 la commune s’acquiert, se bastit et se
dresse par tant de diverses occasions et occurrences
utiles, delectables ; dont un sage donnoit
ces deux moyens d’y parvenir, dire choses
plaisantes, et faire choses utiles : la parfaicte,
par la seule vraye et vifve vertu reciproquement
bien cogneuë.
3 la commune peust estre avec et entre
plusieurs ; la parfaicte avec un seul, qui est
un autre soy-mesme, et ainsi entre deux seulement,
qui ne sont qu’un. Elle s’impliqueroit
et s’empescheroit entre plusieurs ; car si deux
en mesme temps demandoient estre secourus,
s’ils me demandoient offices contraires, si l’un
commettoit à mon silence chose qu’il est expedient
à l’autre de sçavoir, quel ordre ? Certes
la division est ennemie de perfection, et union
sa germaine.
4 la commune reçoit du plus et du moins,
des exceptions, restrictions et modifications,
s’eschauffe ou relasche, subjecte à accez et
recez, comme la fievre, selon la presence ou
absence, merites, bienfaicts, etc. La parfaicte
non, tousiours mesme, marchant d’un pas
egal, ferme, hautain et constant.
5 la commune reçoit et a besoin de plusieurs
reigles et precautions données par les
sages, dont l’une est d’aymer sans interest de
la pieté, verité, vertu : amicus usque ad aras
.
L’autre est d’aymer comme si l’on avoit à hayr,
et hayr comme si l’on avoit à aymer, c’est-à-dire
tenir tousiours la bride en la main, et ne
s’abandonner pas si profusement, que l’on
s’en puisse repentir, si l’amitié venoit à se
denouer.
Item, d’ayder et secourir au besoin sans
estre requis ; car l’amy est honteux, et luy
couste de demander ce qu’il pense luy estre
deu : item, n’estre importun à ses amis, comme
ceux qui se plaignent tousiours à la maniere
des femmes. Or toutes ces leçons, très salutaires
ez amitiez ordinaires, n’ont poinct de
lieu en ceste souveraine et parfaicte amitié.
Nous sçaurons encore mieux cecy par la
peincture et description de la parfaicte amitié,
qui est une confusion de deux ames très
libre, pleine et universelle. Voyci trois mots.
1 confusion, non seulement conjonction et
joincture, comme des choses solides ; lesquelles
tant bien attachées, meslées, et nouées soyent-elles,
si peuvent-elles estre separées, et se cognoissent
bien à part. Les ames en ceste parfaicte
amitié sont tellement plongées et noyées
l’une dedans l’autre, qu’elles ne se peuvent
plus r’avoir ny ne veulent, à la maniere des
choses liquides meslées e nsemble. 2 très libre
et bastie par le pur choix et pure liberté de la
volonté, sans aucune obligation, occasion ny
cause estrangere. Il n’y a rien qui soit plus
libre et volontaire que l’affection. 3 universelle
sans exception aucune de toutes choses,
biens, honneurs, jugemens, pensées, volontez,
vie. De ceste universelle et si pleine confusion
vient que l’un ne peust prester ny donner
à l’autre, et n’y a poinct entre eux de bienfaict,
obligation, recognoissance, remerciement
et autres pareils debvoirs, qui sont
nourrissiers des amitiez communes, mais tesmoignages
de division et difference : tout ainsi
comme je ne sçais poinct de gré du service
que je me fais ; ny l’amitié que je me porte
ne croist poinct pour le secours que je m’apporte.
Et au mariage mesme pour luy donner
quelque ressemblance de ceste divine liaison,
bien qu’il demeure bien au dessoubs : les donations
sont deffendues entre le mary et la
femme ; et s’il y avoit lieu de se pouvoir donner
l’un à l’autre, ce seroit celuy qui employeroit
son amy, et recepvroit le bienfaict,
qui obligeroit son compagnon ; car cherchant
l’un et l’autre, sur-tout et avec faim de
s’entre-bien-faire,
celuy qui en donne l’occasion,
et en preste la matiere, est celuy qui faict le
liberal, donnant ce contentement à son amy
d’effectuer ce qu’il desire le plus. De ceste parfaicte amitié et communion,
nous avons quelques exemples en l’antiquité.
Blosius prins comme très grand amy de Tyberius
Gracchus jà condamné, et interrogé
ce qu’il eust faict pour luy, ayant respondu
toutes choses, il luy fust demandé, comment
s’il t’eust prié de mettre le feu aux temples,
l’eusses-tu faict ? Il respondist que jamais
Gracchus n’eust eu telle volonté, mais que, quand
il l’eust euë, il y eust obey ; très hardie et
dangereuse response. Il pouvoit dire hardiment
que Gracchus n’eust jamais eu ceste volonté,
c’estoit à luy à en respondre ; car, comme
porte nostre description, l’amy parfaict non
seulement sçait et cognoist pleinement la volonté
de son amy, et cela suffit pour en respondre ;
mais il la tient en sa manche, et la
possede entierement. Et ce qu’il adjouste que,
si Gracchus l’eust voulu, il l’eust faict, ce n’est
rien dict, cela n’altere ny n’empire poinct sa
premiere response, qui est de l’asseurance de
la volonté de Gracchus. Cecy est des volontez
et jugemens : 2 voyons des biens. Ils estoient
trois amis (ce mot trois heurte nos reigles, et
faict penser que ce n’estoit encore une amitié
du tout parfaicte), deux riches, et un pauvre
chargé d’une mere vieille et d’une fille à marier ;
cestuy-ci mourant faict son testament,
par lequel il legue à un de ses amis de nourrir
sa mere et l’entretenir, et à l’autre de marier
sa fille, et luy donner le plus grand douaire
qu’il pourra ; et advenant que l’un d’eux vienne
à deffaillir, il substitue l’autre. Le peuple se
mocque de ce testament, les heritiers l’acceptent
avec grand contentement, et chascun
vient à jouyr de son legat ; mais estant decedé
cinq jours après celuy qui avoit prins la mere,
l’autre survivant et demeurant seul universel
heritier entretint soigneusement la mere, et
dedans peu de jours il maria en mesme jour
sa fille propre unique, et celle qui luy avoit
esté leguée, leur despartant par egales parts
tout son bien. Les sages, selon la peincture
susdicte, ont jugé que le premier mourant
s’estoit monstré plus amy, plus liberal, faisant
ses amis heritiers et leur donnant ce contentement
de les employer à son besoin. 3 de
la vie ; l’histoire est notoire de ces deux amis,
dont l’un, estant condamné par le tyran à
mourir à certain jour et heure, demanda ce
delay de reste pour aller pourvoir à ses affaires
domestiques en baillant caution ; le tyran luy
ayant accordé à ceste condition, que, s’il ne se
representoit au temps, sa caution souffriroit
le supplice. Le prisonnier baille son amy, qui
entre en prison à ceste condition : et le temps
estant venu, et l’amy caution se deliberant
de mourir, le condamné ne faillit de se representer.
De quoy le tyran plus qu’esbahy,
et delivrant tous les deux, les pria de le vouloir
recepvoir et adopter en leur amitié pour
tiers.