De la sagesse/Livre III/Chapitre VII

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Premiere partie, qui est des debvoirs generaux et communs de tous envers tous. Et premierement de l’amour ou amitié . Amitié est une flamme sacrée allumée en nos poitrines, premierement par nature, et a monstré sa premiere ardeur entre le mary et la femme, les parens et les enfans, les freres et sœurs ; et puis se refroidissant a esté r’allumée par art et invention des alliances, compagnies, frairies, colleges et communautez. Mais, pource qu’en tout cela estant divisée en plusieurs pieces, elle s’affoiblissoit, et qu’elle estoit meslée et destrempée avec d’autres considerations utiles, commodes, delectables, pour se roidir et nourrir plus ardente, s’est ramassée toute en soy, et raccourcie plus estroicte entre deux vrays amis ; et c’est la parfaicte amitié, qui est d’autant plus chaude et spirituelle que toute autre, comme le cœur est plus chaud que le foye et le sang des veines. L’amitié est l’ame et la vie du monde, plus necessaire, disent les sages, que le feu et l’eaue : (…) : c’est le soleil, le baston, le sel de nostre vie ; car sans icelle tout est tenebres ; et n’y a aucune joye, soustien, ny goust de vivre : (…). Et ne faut penser que l’amitié ne soit utile et plaisante qu’en privé, et pour les particuliers ; car encore l’est-elle plus au public, c’est la vraye mere nourrice de la societé humaine, conservatrice des estats et polices. Et n’est suspecte ny ne desplaist qu’aux tyrans et aux monstres, non qu’ils ne l’adorent en leur cœur, mais pource qu’ils ne peuvent estre de l’ecot. L’amitié seule suffit à conserver ce monde ; et si elle estoit en vigueur par-tout, il ne seroit jà besoin de loy, qui n’a esté mise sus que subsidiairement et comme un second remede au deffaut de l’amitié, affin de faire et contraindre par son authorité ce qui debvroit estre librement et volontairement faict par amitié : mais la loy demeure beaucoup au dessoubs d’elle ; car l’amitié reigle le cœur, la langue, la main, la volonté et les effects. La loy ne peust pourvoir qu’au dehors. C’est pourquoy Aristote a dict que les bons legislateurs ont eu plus de soin de l’amitié que de la justice ; et pource que la loy et la justice souvent encore perd son credit, le troisiesme remede et moindre de tous a esté aux armes et à la force, du tout contraire au premier de l’amitié. Voylà par degrez les trois moyens du gouvernement politique ; mais l’amitié vaut bien plus que les autres, aussi les seconds et subsidiaires ne valent jamais tant que le premier et principal. Il y a grande diversité et distinction d’amitié : celle des anciens en quatre especes, naturelle, sociale, hospitaliere, venerienne, n’est poinct suffisante. Nous en pouvons marquer trois. La premiere est tirée des causes qui l’engendrent, qui sont quatre, nature, vertu : profict, plaisir, qui marchent quelquesfois toutes en troupe ; autresfois deux ou trois, et assez souvent une seule : mais la vertu est la plus noble et la plus forte ; car elle est spirituelle, et au cœur, comme l’amitié ; la nature est au sang, le profict en la bourse, le plaisir en quelque partie, et sentiment du corps. Aussi la vertu est plus libre, plus franche et nette ; et sans icelle les autres causes sont chetifves, lasches et caduques. Qui ayme pour la vertu ne se lasse poinct d’aymer ; et si l’amitié se rompt, ne se plainct poinct. Qui ayme pour le profict, si elle se rompt, se plainct impudemment, vient en reproche qu’il a tout faict et a tout perdu. Qui ayme pour le plaisir, si la volupté cesse, il se separe, et s’estrange du tout sans se plaindre. La seconde distinction, qui est pour le regard des personnes, se faict en trois especes : l’une est en droicte ligne, entre superieurs et inferieurs, et est, ou naturelle, comme entre parens et enfans, oncles et neveux ; ou legitime, comme entre le prince et les subjects, le seigneur et les vassaux, le maistre et les serviteurs, le docteur et le disciple, le prelat ou gouverneur et le peuple. Or ceste espece n’est poinct, à proprement parler, amitié, tant à cause de la grande disparité qui est entre eux, qui empesche la privauté et familiarité et entiere communication, fruict et effect principal de l’amitié, qu’aussi à cause de l’obligation qui y est, qui faict qu’il y a moins de liberté et de nostre choix et affection. Voylà pourquoy on leur donne d’autres noms que d’amitié ; car aux inferieurs on requiert d’eux honneurs, respect, obeyssance ; aux superieurs, soin et vigilance envers les inferieurs. La seconde espece d’amitié pour le regard des personnes est en ligne couchée et collaterale entre pareils ou presque pareils. Et ceste-cy est encore double ; car ou elle est naturelle, comme entre freres, soeurs, cousins ; et ceste-cy est plus amitié que la precedente, car il y a moins de disparité. Mais il y a de l’obligation de nature, laquelle comme d’un costé elle noue et serre, de l’autre elle relasche : car, à cause des biens et partages et des affaires, il faut quelquesfois que les freres et parens se heurtent ; outre que souvent la correspondance et relation d’humeurs et volontez, qui est l’essence de l’amitié, ne s’y trouve pas ; c’est mon frere, mon parent ; mais il est meschant, sot. Ou elle est libre et volontaire, comme entre compagnons et amis, qui ne se touchent et tiennent de rien que de la seule amitié, et ceste est proprement et vrayement amitié. 2 la troisiesme espece touchant les personnes est mixte et comme composée des deux, dont elle est ou doibt estre plus forte ; c’est la conjugale des mariez, laquelle tient de l’amitié en droicte ligne, à cause de la superiorité du mary, et inferiorité de la femme, et de l’amitié collaterale, estant tous deux de compagnie parties joinctes ensemble et se costoyant. Dont la femme a esté tirée non de la teste, ny des pieds, mais du costé de l’homme. Aussi les mariez par-tout et alternativement exercent et monstrent toutes ces deux amitiez : en public, la droicte ; car la femme sage honore et respecte le mary : en privé, la collaterale, privée et familiere. Ceste amitié de mariage est encore d’une autre façon double et composée ; car elle est spirituelle et corporelle, ce qui n’est pas ez autres amitiez, sinon en celle qui est reprouvée par toutes bonnes loix, et par la nature mesme. L’amitié donc conjugale par ces raisons est grande, forte et puissante. Il y a toutesfois deux ou trois choses qui la relaschent, et empeschent qu’elle puisse parvenir à perfection d’amitié : l’une, qu’il n’y a que l’entrée du mariage libre ; car son progrez et sa durée est toute contraincte, forcée, j’entends aux mariages chrestiens ; car par-tout ailleurs elle est moins contraincte, à cause des divorces qui sont permis : l’autre est la foiblesse et insuffisance de la femme, qui ne peust respondre et tenir bon à ceste parfaicte conference et communication des pensées et jugemens : son ame n’est pas assez forte et ferme pour fournir et soustenir l’estraincte d’un nœud si fort, si serré, si durable ; c’est comme nouer une chose forte et grosse avec une mince et deliée. Ceste-cy ne remplissant pas assez, s’eschappe, glisse, et se desrobe de l’autre. Encore y a-il icy qu’en l’amitié des mariez ils se meslent de tant d’autres choses estrangeres, les enfans, les parens d’une part et d’autre, et tant d’autres fusées à demesler qui troublent souvent et relaschent une vifve affection. La troisiesme distinction d’amitié regarde la force et intention, ou la foiblesse et diminution de l’amitié. Selon ceste raison, il y a double amitié : la commune et imparfaicte, qui se peust appeller bienveillance, familiarité, accointance privée, et a une infinité de degrez ; l’une plus estroicte, intime et forte que l’autre ; et la parfaicte, qui ne se void poinct, et est un phoenix au monde ; à peine est-elle bien conceuë par imagination. Nous les cognoistrons toutes deux en les despeignant et confrontant ensemble, et recognoissant leurs differences. La commune se peust bastir et concilier en peu de temps. De la parfaicte il est dict qu’il faut deliberer fort long-temps, et manger un muy de sel. 2 la commune s’acquiert, se bastit et se dresse par tant de diverses occasions et occurrences utiles, delectables ; dont un sage donnoit ces deux moyens d’y parvenir, dire choses plaisantes, et faire choses utiles : la parfaicte, par la seule vraye et vifve vertu reciproquement bien cogneuë. 3 la commune peust estre avec et entre plusieurs ; la parfaicte avec un seul, qui est un autre soy-mesme, et ainsi entre deux seulement, qui ne sont qu’un. Elle s’impliqueroit et s’empescheroit entre plusieurs ; car si deux en mesme temps demandoient estre secourus, s’ils me demandoient offices contraires, si l’un commettoit à mon silence chose qu’il est expedient à l’autre de sçavoir, quel ordre ? Certes la division est ennemie de perfection, et union sa germaine. 4 la commune reçoit du plus et du moins, des exceptions, restrictions et modifications, s’eschauffe ou relasche, subjecte à accez et recez, comme la fievre, selon la presence ou absence, merites, bienfaicts, etc. La parfaicte non, tousiours mesme, marchant d’un pas egal, ferme, hautain et constant. 5 la commune reçoit et a besoin de plusieurs reigles et precautions données par les sages, dont l’une est d’aymer sans interest de la pieté, verité, vertu : amicus usque ad aras . L’autre est d’aymer comme si l’on avoit à hayr, et hayr comme si l’on avoit à aymer, c’est-à-dire tenir tousiours la bride en la main, et ne s’abandonner pas si profusement, que l’on s’en puisse repentir, si l’amitié venoit à se denouer. Item, d’ayder et secourir au besoin sans estre requis ; car l’amy est honteux, et luy couste de demander ce qu’il pense luy estre deu : item, n’estre importun à ses amis, comme ceux qui se plaignent tousiours à la maniere des femmes. Or toutes ces leçons, très salutaires ez amitiez ordinaires, n’ont poinct de lieu en ceste souveraine et parfaicte amitié. Nous sçaurons encore mieux cecy par la peincture et description de la parfaicte amitié, qui est une confusion de deux ames très libre, pleine et universelle. Voyci trois mots. 1 confusion, non seulement conjonction et joincture, comme des choses solides ; lesquelles tant bien attachées, meslées, et nouées soyent-elles, si peuvent-elles estre separées, et se cognoissent bien à part. Les ames en ceste parfaicte amitié sont tellement plongées et noyées l’une dedans l’autre, qu’elles ne se peuvent plus r’avoir ny ne veulent, à la maniere des choses liquides meslées e nsemble. 2 très libre et bastie par le pur choix et pure liberté de la volonté, sans aucune obligation, occasion ny cause estrangere. Il n’y a rien qui soit plus libre et volontaire que l’affection. 3 universelle sans exception aucune de toutes choses, biens, honneurs, jugemens, pensées, volontez, vie. De ceste universelle et si pleine confusion vient que l’un ne peust prester ny donner à l’autre, et n’y a poinct entre eux de bienfaict, obligation, recognoissance, remerciement et autres pareils debvoirs, qui sont nourrissiers des amitiez communes, mais tesmoignages de division et difference : tout ainsi comme je ne sçais poinct de gré du service que je me fais ; ny l’amitié que je me porte ne croist poinct pour le secours que je m’apporte. Et au mariage mesme pour luy donner quelque ressemblance de ceste divine liaison, bien qu’il demeure bien au dessoubs : les donations sont deffendues entre le mary et la femme ; et s’il y avoit lieu de se pouvoir donner l’un à l’autre, ce seroit celuy qui employeroit son amy, et recepvroit le bienfaict, qui obligeroit son compagnon ; car cherchant l’un et l’autre, sur-tout et avec faim de s’entre-bien-faire, celuy qui en donne l’occasion, et en preste la matiere, est celuy qui faict le liberal, donnant ce contentement à son amy d’effectuer ce qu’il desire le plus. De ceste parfaicte amitié et communion, nous avons quelques exemples en l’antiquité. Blosius prins comme très grand amy de Tyberius Gracchus jà condamné, et interrogé ce qu’il eust faict pour luy, ayant respondu toutes choses, il luy fust demandé, comment s’il t’eust prié de mettre le feu aux temples, l’eusses-tu faict ? Il respondist que jamais Gracchus n’eust eu telle volonté, mais que, quand il l’eust euë, il y eust obey ; très hardie et dangereuse response. Il pouvoit dire hardiment que Gracchus n’eust jamais eu ceste volonté, c’estoit à luy à en respondre ; car, comme porte nostre description, l’amy parfaict non seulement sçait et cognoist pleinement la volonté de son amy, et cela suffit pour en respondre ; mais il la tient en sa manche, et la possede entierement. Et ce qu’il adjouste que, si Gracchus l’eust voulu, il l’eust faict, ce n’est rien dict, cela n’altere ny n’empire poinct sa premiere response, qui est de l’asseurance de la volonté de Gracchus. Cecy est des volontez et jugemens : 2 voyons des biens. Ils estoient trois amis (ce mot trois heurte nos reigles, et faict penser que ce n’estoit encore une amitié du tout parfaicte), deux riches, et un pauvre chargé d’une mere vieille et d’une fille à marier ; cestuy-ci mourant faict son testament, par lequel il legue à un de ses amis de nourrir sa mere et l’entretenir, et à l’autre de marier sa fille, et luy donner le plus grand douaire qu’il pourra ; et advenant que l’un d’eux vienne à deffaillir, il substitue l’autre. Le peuple se mocque de ce testament, les heritiers l’acceptent avec grand contentement, et chascun vient à jouyr de son legat ; mais estant decedé cinq jours après celuy qui avoit prins la mere, l’autre survivant et demeurant seul universel heritier entretint soigneusement la mere, et dedans peu de jours il maria en mesme jour sa fille propre unique, et celle qui luy avoit esté leguée, leur despartant par egales parts tout son bien. Les sages, selon la peincture susdicte, ont jugé que le premier mourant s’estoit monstré plus amy, plus liberal, faisant ses amis heritiers et leur donnant ce contentement de les employer à son besoin. 3 de la vie ; l’histoire est notoire de ces deux amis, dont l’un, estant condamné par le tyran à mourir à certain jour et heure, demanda ce delay de reste pour aller pourvoir à ses affaires domestiques en baillant caution ; le tyran luy ayant accordé à ceste condition, que, s’il ne se representoit au temps, sa caution souffriroit le supplice. Le prisonnier baille son amy, qui entre en prison à ceste condition : et le temps estant venu, et l’amy caution se deliberant de mourir, le condamné ne faillit de se representer. De quoy le tyran plus qu’esbahy, et delivrant tous les deux, les pria de le vouloir recepvoir et adopter en leur amitié pour tiers.