De la sagesse/Livre III/Chapitre XI

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LIVRE 3 CHAPITRE 11


du bienfaict, obligation et recognoissance. mière nous procure l’admiration, l’estime ; la seconde, la bienveillance et l’amour. — Il y a des règles à suivre dans les bienfaits. D’abord il importe de ne pas donner au vice ce qui appartient au mérite et à la vertu. Mais si les méchans sont tellement mêlés avec les bons, que l’on ne puisse les séparer, il ne faut pas priver les bons des bienfaits, à cause des méchans. Ensuite, il faut donner volontiers, sans délai, sans espérance que le bienfait sera rendu ; il faut aussi que les bienfaits soient honorables pour celui qui les reçoit, et alors ils peuvent être connus du public ; tandis qu’ils doivent rester cachés s’il en résultait quelque déplaisir ou quelque honte pour celui que l’on oblige. Enfin, il faut que les bienfaits ne portent préjudice à personne : obliger l’un aux dépens de l’autre, c’est’, dit le sage, sacrifier le fils en la présence du père. 11 ne faut de la part du bienfaiteur, ni jactance, ni vanterie ; il doit renouveler les bienfaits au besoin, sans sc plaindre, sans craindre l’ingratitude. C’est humilier celui qui reçoit que d’exiger de lui des garanties, des cautions : un honnête homme est bien moins lié par des actes, que par l’honneur et la conscience. — Du bienfait naît la reconnaissance, qui, à son tour, produit des bienfaits. La reconnaissance est un devoir facile à remplir : il n’y a qu’à laisser aller, son cœur. Les bêtes —mêmes sont reconnaissantes des bienfaits. L’ingratitude, a dit un philosophe, est un vice contre nature : il y a quelque espèce de justice, et quelquefois du courage à se venger d’une injure ; mais il n’y a rien que de lâche et de honteux à méconnaître un bienfait. Voici les lois de la reconnaissance : recevoir le bienfait, avec un air de satisfaction, et même de joie, afin que le bienfaiteur ne croie pas vous avoir offensé ou humilié ; n’oublier jamais le bienfait, quand même le bienfaiteur deviendrait votre ennemi ; enfin,

la science et matiere du bienfaict et de la recognoissance de l’obligation actifve et passifve est grande, de grand usage, et fort subtile. C’est en quoy nous faillons le plus : nous ne sçavons ny bien faire, ny le recognoistre. Il semble que la grace, tant le merite que la recognoissance, soit courvée, et la vengeance ou la mescognoissance soit à gain, tant nous y sommes plus prompts et ardens. (…). Nous parlerons donc icy premierement du merite et bienfaict, où nous comprenons l’humanité, liberalité, aumosne ; et leurs contraires, inhumanité, cruauté : et puis de l’obligation, recognoissance et mescognoissance, ou ingratitude, et vengeance. Dieu, nature, et toute raison, nous convient à bien faire et meriter d’autruy. Dieu par son exemple et son naturel, qui est toute bonté ; et ne sçaurions mieux imiter Dieu que par ce moyen : (…). Nature, tesmoin qu’un chascun se delecte à voir celuy à qui il a bien faict : c’est son semblable : (…). C’est l’œuvre de l’homme de bien et genereux de bien faire et meriter d’autruy, voire d’en chercher les occasions, (…) ; et dict-on que le bon sang ne peust mentir, ny faillir au besoin. C’est grandeur de donner, petitesse de prendre : (…). Qui donne se faict honneur, se rend maistre du preneur ; qui prend se vend. Qui premier, dict quelqu’un, a inventé les bienfaicts, a forgé des ceps et menottes pour lier et captiver autruy. Dont plusieurs ont refusé de prendre, pour ne blesser leur liberté, specialement de ceux qu’ils ne vouloient aymer ny recognoistre, comme porte le conseil des sages, ne prendre du meschant, pour ne luy estre tenu. Caesar disoit qu’il n’arrivoit aucune voix à ses oreilles plus plaisante que prieres et demandes : c’est le mot de grandeur, demande-moy : (…). C’est aussi le plus noble et honorable usage de nos moyens : lesquels cependant que les tenons et possedons privement, portent des noms vils et abjects ; maisons, terres, deniers : mais estant mis au jour et employez au secours d’autruy, sont ennoblis de tiltres nouveaux, illustres ; bienfaicts, liberalitez, magnificences. C’est la meilleure et plus utile emploitte qui soit, (…), par laquelle le principal est bien asseuré, et le profict en est très grand. Et, à vray dire, l’homme n’a rien vrayement sien que ce qu’il donne : car ce que l’on retient et garde si serré se gaste, diminue, et eschappe par tant d’accidens et la mort enfin ; mais ce qui est donné ne se peust desperir ou envieillir : dont Marc Antoine, abattu de la fortune, et ne luy restant plus que le droit de mourir, s’escria n’avoir plus rien que ce qu’il avoit donné : (…). C’est donc une très belle et noble chose en tout sens, que ceste douce, debonnaire et prompte volonté de bien faire à tous ; comme au contraire n’y a vice plus vilain et detestable que la cruauté, et contre nature, dont aussi est appellée inhumanité : laquelle vient de cause contraire à celle du bienfaict ; sçavoir de coüardise et lascheté, comme a esté dict. Il y a deux façons de bien faire à autruy, en luy profitant et en luy plaisant : par le premier l’on est admiré, estimé ; pour le second l’on est aymé, et bien voulu. Le premier est beaucoup meilleur ; il regarde la necessité et le besoin, c’est agir en pere et en vray amy. Plus, il y a doubles bienfaicts : les uns sont debvoirs, qui sortent d’obligation naturelle ou legitime ; les autres sont merites et libres, qui partent d’affection pure. Ceux-cy semblent plus nobles : toutesfois si ceux-là se font avec attention et affection, bien qu’ils soyent deubs, sont excellens. Le bienfaict et le merite n’est pas proprement ce qui se donne, se void, se touche ; ce n’en est que la matiere grosse, la marque, la monstre : mais c’est la bonne volonté. Le dehors est quelquesfois petit, et le dedans est très grand ; car c’a esté avec une très grande faim et affection, jusques à en chercher les occasions ; on a donné tant que l’on a peu, et de ce qui faisoit besoin, ou estoit le plus cher, (…). Au rebours de don grand, la grace petite ; car c’est à regret, s’il le faict demander et marchander long-temps, et songe s’il le donneroit : c’est de son trop avec parade ; le faict fort valoir ; le donne plus à soy et son ambition, qu’ à la necessité et au bien du recepvant. Item, le dehors peust estre incontinent ravy, esvanouy, le dedans demeure ferme ; la liberté, santé, l’honneur, qui vient d’estre donné, peust estre tout à l’instant enlevé et emporté par un autre accident, le bienfaict nonobstant demeure entier. Les advis pour se bien conduire au bienfaict seron t ceux-cy, selon l’instruction des sages. Premierement à qui ? à tous ? Il semble que bien faire aux meschans et indignes, c’est faire tout en un coup plusieurs fautes ; cela donne mauvais nom au donneur, entretient et eschauffe la malice, rend ce qui appartient à la vertu et au merite, comme aussi au vice. Certes les graces libres et favorables ne sont deuës qu’aux bons et dignes : mais en la necessité et en la generalité, tout est commun. En ces deux cas les meschans et ingrats y ont part, s’ils sont en necessité, ou bien s’ils sont tellement meslez avec les bons, que les uns n’en puissent avoir sans les autres : car il vaut mieux bien faire aux indignes à cause des bons, que d’en priver les bons à cause des meschans. Ainsi faict Dieu du bien à tous, pleuvant et eslanceant ses rayons indifferemment. Mais ses dons speciaux, il ne les donne qu’ à ceux qu’il a choisis pour siens : (…). Au besoin donc, en l’affliction et necessité, il faut bien faire à tous : (…). Nature et l’humanité nous apprend de regarder et nous prester à ceux qui nous tendent les bras, et non à ceux qui nous tournent le dos ; à ceux plustost à qui nous pouvons faire du bien, qu’ à ceux qui nous en peuvent faire. C’est generosité, se mettre du party battu de la fortune, pour secourir les affligez, et soustraire autant de matiere à l’orgueil et impetuosité du victorieux, comme fit Chelonis, fille et femme de roy, laquelle ayant son pere et son mary mal ensemble, lors que le mary eut le dessus contre son pere, fit la bonne fille, suyvant et servant son pere par-tout en ses afflictions : puis venant la chance à tourner, et son pere estant le maistre, se tourna du costé de son mary, l’accompagnant en toutes ses traverses. En second lieu, il faut bien faire volontiers et gayement : (…). Celuy qui prie, s’humilie, se confesse inferieur, couvre son visage de honte, honore grandement celuy qu’il prie : dont disoit Caesar, après s’estre deffaict de Pompée, qu’il ne prestoit plus volontiers l’oreille, et ne se plaisoit tant en aucune chose, que d’estre prié ; et à ces fins donnoit esperance à tous, voire aux ennemis, qu’ils obtiendroient tout ce qu’ils demanderoient. Les graces sont vestues de robbes transparentes et desceintes, libres, et non contrainctes. Tost et promptement : cestuy-ci semble despendre du precedent, les bienfaicts s’estiment au prix de la volonté. Or qui demeure long-temps à secourir et donner, semble avoir esté long-temps sans le vouloir : (…). Comme au rebours la promptitude redouble le bienfaict : (…). La neutralité et l’amusement qui se faict icy n’est approuvé de personne que des af fronteurs. Il faut user de diligence en tout cas. Il y a donc icy cinq manieres de proceder, dont les trois sont reprouvées : refuser et tard, c’est double injure : refuser tost et donner tard, sont presque tout un : et y en a qui s’offenseroient moins de prompt refus : (…). C’est donc le bon de donner tost ; mais l’excellent est d’anticiper la demande, deviner la necessité et le desir. Sans esperance de reddition, c’est où gist principalement la force et vertu du bienfaict : si c’est vertu, elle n’est poinct mercenaire : (…). Le bienfaict est moins richement assigné, où y a retrogradation et reflexion : mais quand il n’y a poinct de lieu de revanche, voire l’on ne sçait d’où vient le bien, là le bienfaict est justement en son lustre. Si l’on regarde à la pareille, l’on donnera tard, et à peu. Or il vaut beaucoup mieux renoncer à toute pareille, que laisser à bien faire et meriter : cherchant ce payement estranger et accidental, l’on se prive du naturel et vray, qui est la joye, et gratification interne d’avoir bien faict. Aussi ne faut-il estre prié deux fois d’une mesme chose : faire injure est de soy vilain et abominable, et n’y faut autre chose pour s’en garder : aussi, bien meriter d’autruy est beau et noble, et ne faut autre chose pour s’y eschauffer. Et en un mot, ce n’est pas bien faire, si l’on regarde à la pareille ; c’est traficquer et mettre à profict : (…). Il ne faut pas confondre et mesler des actions tant diverses : (…). Tels meritent bien d’estre trompez qui s’y attendent : (…). Celle n’est femme de bien, qui, pour mieux rappeller et reschauffer, ou par craincte, refuse : (…). Aussi ne merite celuy qui faict bien pour le r’avoir. Les graces sont vierges, sans esperance de retour, dict Hesiode. Bien faire à la façon que desire et qui vient à gré à celuy qui reçoit, affin qu’il cognoisse et sente que c’est vrayement à luy que l’on l’a faict. Sur quoy est à sçavoir qu’il y a doubles bienfaicts : les uns sont honorables à celuy qui les reçoit, dont ils se doibvent faire en public : les autres utiles, qui secourent à l’indigence, foiblesse, honte et autre necessité du recepvant. Ceux-cy se doibvent faire secrettement, voire s’il est besoin que celuy seul le sçache qui le reçoit ; et s’il sert au recepvant d’ignorer d’où le bien vient (pource que peust-estre il est touché de honte, qui l’empescheroit de prendre, encore qu’il en eust besoin), il est bon et expedient de luy celer, et luy faire couler le bien et secours par soubs main. C’est assez que le bienfacteur le sçache, et sa conscience luy serve de tesmoin, qui en vaut mille. Sans lesion ou offense d’autruy, et sans prejudice de la justice : bien faire sans mal faire : donner à l’un aux despens de l’autre, c’est sacrifier le fils en la presence du pere, dict le sage. Et prudemment : l’on est quelquesfois bien empesché à respondre aux demandes et prieres, à les accorder ou refuser. Ceste difficulté vient du mauvais naturel de l’homme, mesmement du demandeur, qui se fasche par trop de souffrir un refus, tant juste soit-il et tant doux. C’est pourquoy aucuns accordent et promettent tout, tesmoignage de foiblesse ; voire ne pouvant, ou, qui plus est, ne voulant tenir, et remettant à vuider la difficulté au poinct de l’execution, ils se fient que plusieurs choses arriveront, qui pourront empescher et troubler l’effect de la promesse, et ainsi delivreront le prometteur de son obligation ; ou bien estant question de tenir, l’on trouvera des excuses et des eschappatoires, et cependant contentent pour l’heure le demandeur. Mais tout cela est reprouvé ; il ne faut accorder ny promettre que ce que l’on peust, doibt et veust tenir. Et se trouvant entre ces deux dangers de mal promettre, car il est ou injuste, ou indigne et messeant, ou faire un refus qui irritera et causera quelque sedition ou ruine, l’advis est de rompre le coup, ou en dilayant la response, ou bien composant tellement la promesse en termes generaux ou ambigus, qu’elle n’oblige poinct precisement. Il y a icy de la subtilité et finesse, eslongnée de la franchise ; mais l’injustice du demandeur en est cause et le merite. D’un cœur humain et affection cordialle, (…) ; specialement envers les affligez et indigens, c’est ce qu’on appelle misericorde. Ceux qui n’ont ceste affection, (…), sont inhumains, et marques pour n’estre des bons et eslus : mais c’est d’une forte, ferme et genereuse, et non d’une molle, effeminée, et troublée. C’est une passion vicieuse, et qui peust tomber en meschante ame, de laquelle il est parlé en son lieu ; car il y a bonne et mauvaise misericorde. Il faut secourir aux affligez sans s’affliger, et adapter à soy le mal d’autruy, n’y rien ravaller de la justice et dignité ; car Dieu dict qu’il ne faut poinct avoir pitié du pauvre en jugement : ainsi Dieu et les saincts sont dicts misericordieux et pitoyables. Sans se jacter, en faire feste, ny bruict, c’est espece de reproche : ces vanteries ostent tant la grace, voire descrient et rendent odieux les bienfaicts : (…). C’est en ce sens qu’il est dict que le bienfacteur doibt oublier les bienfaicts. Continuer, et par nouveaux bienfaicts confirmer et rajeunir les vieux (cela convie tout le monde à l’aymer, et rechercher son amitié), et jamais ne se repentir des vieux, quoiqu’on sente avoir semé en terre sterile et ingrate : (…). L’ingrat ne faict tort qu’ à soy : le bienfaict pour cela n’est pas perdu ; c’est une chose consacrée, qui ne peust estre violée ny estraincte par le vice d’autruy. Et pource qu’un autre est meschant, ne faut pas laisser d’estre bon et de continuer son office : mais, qui plus est, l’œuvre du noble cœur et genereux est, en continuant à bien faire, rompre et vaincre la malice et ingratitude d’autruy, et le remettre en santé : (…). Sans troubler ou importuner le recepvant en sa jouyssance, comme font ceux qui, ayant donné une dignité ou charge à quelqu’un, veulent encore après l’exercer ; ou bien luy procurer un bien, pour puis en tirer tout ce qui leur plaira. Celuy qui a receu ce bien ne le doibt endurer, et pour ce n’est poinct ingrat ; et le bienfacteur efface son bienfaict et cancelle l’obligation. Un de nos papes refusant à un cardinal, qui le prioit peust-estre de chose injuste, et luy alleguant d’estre cause qu’il estoit pape, respondit bien : laisse-moy donc estre pape, et ne m’oste ce que tu m’as donné. Après ces reigles et advis de bien faire, il est à sçavoir qu’il y a des bienfaicts plus recepvables et agreables les uns que les autres, et qui sont plus ou moins obligeans : ceux-là sont les mieux venus, qui sortent de main amie, de ceux que l’on est disposé d’aymer sans ceste occasion : au contraire, il est grief d’estre obligé à celuy qui ne plaist, et auquel on ne veust rien debvoir. Ceux aussi qui viennent de la main de celuy qui y est aucunement obligé ; car il y a de la justice, et obligent moins. Ceux qui sont faicts en la necessité et au grand besoin, ceux-cy ont une grande force ; ils font oublier toutes les injures et offenses passées, s’il y en avoit eu, et obligent fort ; comme au contraire le refus en telle saison est fort injurieux, et faict oublier tous les precedens bienfaicts. Ceux qui se peuvent recognoistre et recepvoir la pareille ; comme au contraire les autres engendrent hayne : car celuy qui se sent du tout obligé sans pouvoir payer, toutes les fois qu’il void son bienfacteur, il pense voir le tesmoin de son impuissance, ou ingratitude, et luy faict mal au coeur. Il y en a qui plus sont honnestes et gracieux, plus sont poysans au recepvant, s’il est homme d’honneur, comme ceux qui lient la conscience, la volonté ; car ils serrent bien plus et le font demeurer en cervelle, et en craincte de s’oublier et faillir. L’on est bien plus prisonnier soubs la parole que soubs la clef. Il vaut mieux estre attaché par les liens civils et publics que par la loy d’honnesteté et de conscience ; plustost deux notaires qu’un. Je me fie en vous, en vostre foy et conscience : cestuy-ci faict plus d’honneur, mais estrainct, serre, sollicite, et presse bien plus : en celuy-là l’on s’y porte plus laschement ; car l’on se fie que la loy et les attaches externes reveilleront assez quand il faudra. Où y a de la contraincte, la volonté se relasche : où y a moins de contraincte, la volonté se resserre : (…). Du bienfaict naist l’obligation, et d’elle aussi il en sort et est produict ; ainsi est-il l’enfant et le pere, l’effect et la cause, et y a double obligation actifve et passifve. Les parens, les princes et superieurs, par debvoir de leur charge, sont tenus de bien faire et profiter à ceux qui leur sont commis et recommandez par la nature ou par la loy, et generallement tous ayant moyens envers tous necessiteux et affligez, par le commandement de nature. Voylà l’obligation premiere ; puis des bienfaicts, soyent-ils deubs et esmanez de ceste premiere obligation, ou bien libres et purs merites, sort l’obligation seconde et acquise, par laquelle les recepvans sont tenus à la recognoissance et remerciement : tout cecy est signifié par Hesiode, qui a faict les graces trois en nombre, et s’entretenant par les mains. La premiere obligation s’acquitte par les bons offices d’un chascun, qui est en quelque charge, lesquels seront tantost discourus en la seconde partie, qui est des debvoirs particuliers ; mais elle s’affermit, se relasche, et amoindrit accidentalement, par les conditions et le faict de ceux qui les reçoivent : car leurs offenses, ingratitudes et indignitez deschargent aucunement ceux qui sont obligez d’en avoir soin ; et semble que l’on en peust presque autant dire de leurs deffauts naturels. L’on peust justement moins aymer son enfant, son cousin, son subject non seulement malicieux et indigne, mais encore laid, bossu, malheureux, mal né ; Dieu mesme luy en a rabattu cela de son prix et estimation naturelle : mais il faut, en se refroidissant, garder moderation et justice ; car cecy ne touche pas le secours de la necessité, et les offices deubs par la raison publicque, mais l’attention et affection, qui est l’interne obligation. La seconde obligation née des bienfaicts est celle que nous avons à traicter et reigler maintenant : premierement, la loy de recognoissance et remerciement est naturelle, tesmoin les bestes, non seulement privées et domestiques, mais farouches et sauvages, ausquelles se trouvent de notables exemples de recognoissance, comme du lyon envers l’esclave romain, (…). Secondement c’est acte certain de vertu, et tesmoignage de bonne ame, dont est plus à estimer que le bienfaict, lequel souvent vient d’abondance, puissance, amour de son propre interest, rarement de la pure vertu ; la recognoissance tousiours d’un bon cœur ; dont le bienfaict peust estre plus desirable, mais la recognoissance plus loüable. Tiercement, c’est une chose aisée, voire plaisante, et qui est en la main d’un chascun. Il n’y a rien si aisé que d’agir selon nature, rien si plaisant que de s’acquitter et dem eurer libre. Par tout cecy est aisé à voir combien est lasche et vilain vice la mescognoissance et ingratitude, desplaisant et odieux à tous : (…). Contre nature, dont Platon, parlant de son disciple Aristote, l’appelloit l’ingrat mulet ; elle est aussi sans excuse, et ne peust venir que d’une meschante nature : (…). La vengeance qui suyt l’injure, comme la mescognoissance le bienfaict, est bien plus forte et pressante (car l’injure presse plus que le bienfaict, etc.) : c’est une très violente passion, mais non pas de beaucoup près si vilain et difforme vice que l’ingratitude : c’est comme des maux qu’il y a, qui ne sont poinct dangereux, mais sont plus douloureux et pressans que les mortels. En la vengeance y a quelque espece de justice, et ne s’en cache-l’on poinct : en l’ingratitude n’y a que toute poltronnerie et honte. La recognoissance, pour estre telle qu’il faut, doibt avoir ces conditions : premierement recepvoir gracieusement le bienfaict avec visage et parole amiable et riante : (…). Comme on a trouvé le cœur et la main d’autruy ouverte à bien faire, aussi faut-il avoir la bouche ouverte à le prescher, et, affin que la memoire en soit plus ferme et solemnelle, nommer le bienfaict et le present du nom du bienfacteur. Le quatriesme est à rendre, avec ces quatre mots d’advis : 1 que ce ne soit tout promptement, ny trop curieusement ; cela a mauvaise odeur, et semble que l’on ne veuille rien debvoir, mais payer le bienfaict : c’est aussi donner occasion au bienfaisant de penser que son bienfaict n’a pas esté bien receu : se monstrer trop ambitieux et soigneux de rendre, c’est encourir soupçon d’ingratitude. Il faut donc que ce soit quelque temps après, et non fort long, affin de ne laisser vieillir le present (les graces sont peinctes jeunes), et avec belle occasion, laquelle s’offre de soy-mesme, ou bien soit estudiée sans esclat et sans bruict. 2 que ce soit avec usure et surpasse le bienfaict, comme la bonne terre, (…) ; ou à tout le moins l’egale, avec toute demonstration que l’on estoit obligé à mieux, et que cecy n’est pas pour satisfaire à l’obligation, mais pour monstrer qu’on se recognoist obligé. 3 que ce soit très volontiers et de bon coeur : (…). 4 si l’impuissance y est de le rendre par effect, au moins la volonté y doibt estre, qui est la premiere et principale partie, et comme l’ame tant du bienfaict que de la recognoissance : mais elle n’a poinct de tesmoin que soy-mesme ; et faut recognoistre non seulement le bien receu, mais encore celuy qui a esté offert, et qui pouvoit estre receu, c’est-à-dire la volonté du bienfacteur, qui est, comme a esté dict, le principal.