De la vie heureuse (juxtalinéaire) - 27

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Traduction par Joseph Baillard.
librairie Hachette (p. 104-108).
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XXVII. Il est bien plus essentiel encore de vous commander ce silence, pour qu’à chaque oracle énoncé par elle vous écoutiez avec l’attention la plus recueillie. Qu’un imposteur par état s’en vienne agitant son sistre ; qu’un homme, habile à se taillader les membres, ensanglante d’une main légère ses bras et ses épaules ; qu’un autre hurle en rampant sur ses genoux dans les rues, ou qu’un vieillard en robe de lin, tenant une branche de laurier et une lanterne en plein jour, crie de toute sa force que quelque dieu est irrité, vous accourez tous, vous êtes tout oreilles : il est inspiré, affirmez-vous ; et de l’ébahissement des uns s’augmente l’ébahissement des autres. Mais voici Socrate qui, de cette prison purifiée par sa présence et devenue plus respectable que pas un sénat, vous adresse ce langage : « Quelle est cette frénésie ? quelle est cette nature ennemie des dieux et des hommes, qui vous fait diffamer les vertus, et dans vos propos malfaisants violer les choses saintes ? Si vous le pouvez, louez les bons ; sinon, passez outre. Que s’il vous plaît de donner cours à votre odieuse licence, ruez-vous les uns contre les autres. Lorsque en effet votre folie s’attaque au ciel même, je ne dis pas que vous faites un sacrilège, mais vous perdez votre peine. Moi, j’ai fourni jadis matière aux bouffonneries d’Aristophane : toute cette poignée de poètes burlesques a vomi contre moi ses sarcasmes envenimés. Ma vertu a dû son plus beau lustre aux atteintes qu’on lui portait : car le grand jour et les persécutions la servent, et nul n’apprécie mieux tout ce qu’elle vaut que ceux qui ont éprouvé ses forces en la provoquant. La dureté du caillou ne se fait bien connaître qu’à ceux qui le frappent. Je me livre à vos coups comme un rocher isolé sur une mer houleuse : les flots, quelque vent qui les pousse, le battent incessamment, sans pour cela l’ébranler de sa base ni, malgré tant de siècles et des attaques perpétuelles, le détruire. Attaquez-moi, donnez l’assaut : c’est en vous supportant que je triompherai. Contre une force insurmontable, toute agression, si vive qu’elle soit, ne fait tort qu’à elle-même. Cherchez donc quelque matière plus molle, plus prompte à céder, où puissent s’enfoncer vos traits. Avez-vous bien le loisir de scruter les faibles d’autrui, de vous faire juges de qui que ce soit ? « Pourquoi ce philosophe est-il si largement logé ? Pourquoi ce sage a-t-il si bonne table ? » Vous prenez garde aux pustules d’autrui, vous, sillonnés de tant d’ulcères. C’est comme qui rirait des taches rares d’un beau corps ou des moindres verrues, quand une lèpre hideuse le dévorerait lui-même. Reprochez à Platon d’avoir demandé de l’argent, à Aristote d’en avoir reçu, à Démocrite de s’en être peu soucié, à Épicure de l’avoir dissipé ; reprochez-moi sans cesse Alcibiade et Phèdre. O trop heureuse la vie dont vous jouirez, le jour où il vous sera donné d’imiter nos vices ! Que ne tournez-vous plutôt votre clairvoyance sur ces mauvaises passions qui de tous côtés vous poignardent, les unes vous assaillant du dehors, les autres consumant jusqu’à vos entrailles ? Non, les choses humaines n’en sont pas à ce point que, malgré l’ignorance où vous êtes de votre situation, vous ayez du loisir assez pour exercer vos langues à insulter qui vaut mieux que vous. »

XXVII. Quod multe magis necessarium est imperari vobis, ut, quoties aliquid ex illo proferetur oraculo, intenti et compressa voce audiatis. Quum sistrum aliquis concutiens ex imperio mentitur ; quum aliquis secandi lacertos suos artifex, brachia atque humeros suspense manu cruentat ; quum aliquis genibus per viam repens ululat, laurumque linteatus senex, et medio lucernam die præferens, conclamat iratum aliquem deorum : concurritis et auditis, et divinum esse eum, invicem mutuum alentes stuporem, affirmatis. Ecce Socrates ex illo carcere, quem intrando purgavit, omnique honestiorem curia reddidit, proclamat : « Quis iste furor ? quæ ista inimica diis hominibusque natura est, infamare virtutes, et malignis sermonibus sancta violare ? Si potestis, bonos laudate : si minus, transite. Quod si vobis exercere tetram istam licentiam placet, alter in alterum incursitate ; num quum in cælum insanitis, non dico, sacrilegium facitis, sed operam perditis. Præbui ego aliquando Aristophani materiam jocorum : tota illa comicorum poetarum manus in me venenatos sales suos effudit. Illustrata est virtus mea, per ea ipsa per quæ petebatur ; produci enim illi et tentari expedit ; nec ulli magis intelligunt quanta sit quam qui vires ejus lacessendo senserunt. Duritia silicis nulli magis quam ferientibus nota est. Præbeo me non aliter quam rupes aliqua in vadoso mari destituta, quam fluctus non desinunt, undecunque moti sunt, verberare : nec ideo aut loco eam movent, aut per tot ætates crebro incursu suo consumunt. Assilite, facite impetum : ferendo vos vincam. In ea, quæ firma et insuperabilia sum, quidquid incurrit, malo suo vim suam exercet. Proinde quærite aliquam mollem cedentemque materiam, in quam tela vestra figantur. Vobis autem vacat aliena scrutari mala, et sententias ferre de quoquam ? Quare hic philosophus laxius habitat, quare hic lautius cœnat ? Papulas observatis alienas, obsiti plurimis ulceribus. Hoc tale est, quale si quis pulcherrimorum corporum nævos aut verrucas derideat, quem fœda scabies depascitur. Objicite Platoni quod petierit pecuniam ; Aristoteli quod acceperit ; Democrito, quod neglexerit ; Epicuro, quod consumpserit ; mihi ipsi Alcibiadem et Phædrum objectate. O vos usu maxime felices, quum primum vobis imitari vitia nostra contigerit ! Quin potius mala vestra circumspicitis, quæ vos ab omni parte confodiunt, alia grassantia extrinsecus, alia in visceribus ipsis ardentia ? Non eo loco res humanæ sunt, etiamsi statum vestrum parum nostis, ut vobis tantum otii supersit, ut in probra meliorum agitare linguam vacet.