De la ville au moulin/18

La bibliothèque libre.
Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 235-241).
◄  XVII
XIX  ►



XVIII


        Joli mois de Mai
        Joli mois des filles
    Des filles et des garçons,
    Des garçons et des filles.

Dans le jardin de la maison aux rosiers roses, c’est Rose qui chante ainsi en faisant la ronde avec Raymond et la petite fille. Elle est heureuse de se retrouver ici où les enfants peuvent jouer et courir à l’aise et où un nouveau bonheur se prépare pour elle.

Depuis que nous tâchons de rendre habitable ce qui reste de la jolie maison, nous avons chaque jour la visite d’un jeune capitaine qui fut l’ami de Firmin au temps où tous deux étaient sergents. Celui-là même qui a tendu la main et reçu les roses en partant pour la guerre. Ce jeune capitaine semble avoir reporté sur Raymond et sa petite sœur toute l’amitié qu’il avait pour leur père. Il les entoure de prévenances et partage leurs jeux. Et pour que Rose ait, comme autrefois, le plus beau jardin du pays, il a semé des graines de toutes sortes et planté des fleurs de toutes couleurs.

De tous les rosiers roses qu’avait plantés Firmin trois seulement ont résisté aux misères du temps, mais ces trois-là montrent qu’ils sont de force à supporter tous les malheurs. N’ayant pas été taillés ni guidés pendant ces quatre dernières années, ils se sont étendus à leur fantaisie, en largeur comme en hauteur, se rejoignant ainsi que des amis qui se reconnaissent et se soutiennent pour mieux lutter contre l’adversité. Il semble qu’à eux trois ils aient voulu remplacer toutes les autres fleurs disparues. Et, pour entrer dans la maison, il nous faut nous courber sous leurs guirlandes et repousser leurs bouquets roses qui barrent le seuil, cachent la porte et aveuglent les fenêtres.

Aujourd’hui Rose a quitté le deuil. Ce deuil qu’elle a porté le temps voulu comme une marque nécessaire et visible de son chagrin. Mais en même temps qu’elle a ôté sa robe noire on dirait qu’elle a ôté la raideur qui figeait les traits de son visage redevenu presque aussi rose que son nom. Dans sa robe claire qui lui couvre à peine les jambes, elle ne semble pas être la mère des deux petits qu’elle fait tourner et sauter si joyeusement. Comme marque de son chagrin il ne lui reste qu’un léger pli aux paupières et un son grave dans la voix. Elle a tellement pleuré son mari, elle l’a tellement supplié de venir la prendre pour l’emmener là où il est !


Sous ce clair soleil de mai 1919 les souvenirs de mort s’effacent pour moi aussi et il m’est impossible d’imaginer Firmin sans vie ; mais, dans cette maison qui fut la sienne, sa voix me manque et, pour l’entendre, je relis certaines lettres que je porte sur moi comme des reliques. La voix de Firmin me parait sortir du papier ; elle s’élève en claironnant ou s’abaisse en confidence et toujours j’y retrouve ce léger tremblement de tendresse qui surprenait et inspirait confiance. Pour l’instant on dirait que la voix de Firmin se mêle à celle du jeune capitaine qui tourne avec Rose et les petits en chantant gaîment :

Joli mois de Mai
Joli mois des filles…

Mon séjour ici s’achève. Demain je serai à Paris où je retrouverai vide une fois encore le logement de Manine. Reine est malade et, pour la guérir, sa mère l’a conduite à la montagne où l’air est pur.

Nicole dont la santé donne les mêmes inquiétudes est allée les rejoindre entraînant avec elle Mme Lapierre qui m’écrit : « À vous Annette qui gardez un espoir, je prête ma maison. Cette maison que je ne quitte pas sans regrets, dans laquelle j’ai élevé mon fils avec amour et où j’aurais tant aimé le voir vivre. »


Dans le logement de Manine, qui était comme une auberge où chacun allait et venait à sa guise, le silence s’est fait. Un silence lourd et plein d’ombre malgré le bruit de la rue et la lumière du soleil passant à travers les fenêtres fermées. Dans ce logement où tant de voix ont gémi et imploré, je fais mes pas légers comme si je craignais d’éveiller l’écho des douleurs passées. Le soir, en rentrant de la buanderie, je m’assieds à ma place habituelle et, aussitôt, ceux qui sont partis à jamais se groupent dans mon souvenir. C’est toujours le visage de Nicolas qui m’apparaît le premier, un visage de tout jeune homme, si étonné d’être obligé de s’en aller mourir loin du moulin. C’est ensuite le regard d’oncle meunier qui me dit clairement : « Valère peut revenir ».

Je ne crois pas au retour de Valère. La guerre finie, me souvenant « qu’on a toujours le temps de pleurer et qu’il faut agir d’abord » j’ai entrepris à Nice des recherches qui n’ont pas plus abouti que celles d’oncle meunier pendant la guerre. « Valère est perdu, perdu pour toujours. »

C’est cela que je me répète sans cesse. Mais Firmin avait raison lorsqu’il disait que les disparus laissent au moins l’espoir de les revoir. Cet espoir je le garde sans vouloir me l’avouer à moi-même. La nuit, je m’éveille en sursaut, croyant entendre un pas monter l’escalier et s’approcher de ma porte.

Toujours j’y regarde sous cette porte. Hier, apercevant quelque chose de blanc je me suis baissée espérant que c’était une lettre. J’avais bien vu pourtant que ce n’était qu’un tout petit bout de chiffon.

« Valère est perdu. »

Malgré cela, de loin comme de près, tous les hommes de haute taille retiennent mon attention. Même ce vieillard malade que je vois passer depuis quelque temps au bras d’une jeune femme qui le soutient.

Valère, dans sa vieillesse, aura certainement ces cheveux gris, ces épaules voûtées et cet abandon de tout le corps.

Il me semble que j’aimerais mieux savoir la vérité sur Valère ; sa mort m’apporterait-elle une peine plus grande que celle qui m’est venue de notre séparation ?

Aujourd’hui dimanche, inactive et toutes mes pensées tendues vers les chers absents, je rencontre de nouveau le clair regard d’oncle meunier me disant : « Valère peut revenir. »

Comme si j’avais entendu réellement ces mots j’ouvre la fenêtre. C’est de la clarté, c’est de la chaleur qui entre et tout mon corps se réchauffe au soleil comme autrefois à une caresse de Valère Chatellier. Ce n’est pas assez d’une fenêtre, j’ouvre les trois qui donnent sur le boulevard.

« Oh ! si Valère revient, qu’il puisse voir au moins que tout n’est pas mort dans le logement de Manine. »

Tandis que les pièces s’emplissent d’air et de lumière je regarde au dehors, à droite et à gauche, mais Valère n’est pas là. Les arbres sont d’un vert magnifique et dans le ciel bleu les hirondelles jouent et crient. Les passants ne se hâtent pas comme les jours de semaine, mais aucun d’eux ne songe à regarder les fenêtres de Manine. Seul, le grand vieillard tourne la tête par ici tout en marchant. On dirait même qu’il ralentit son pas déjà si lent.

Je m’intéresse de plus en plus à ce vieillard malade. Je voudrais connaître son nom et savoir de quoi il souffre. Il est vêtu de grosse laine malgré la chaleur et, dans son vêtement trop large son bras gauche paraît inerte. Il va tête nue alors qu’il est engoncé dans un cache-nez qui lui couvre presque tout le visage. Peut-être, ainsi que Valère Chatellier, a-t-il été un homme droit, souple, à l’allure aisée et au col bien dégagé. Je le suis des yeux. Et, parce qu’il a le même repliement du genou que Valère, mon cœur se dérange et fait du bruit.


En mettant de l’ordre dans la chambre de Reine, j’ai trouvé dans une boîte la photographie d’un jeune homme que je ne connais pas. Longtemps j’ai tenu dans mes mains cette image au front plat, à la bouche ferme et aux yeux craintifs et fiers tout à la fois. Au verso, Reine, de sa fine écriture a mis une date, une date récente et qui ne répond à rien de ce que je sais.

J’ai tiré de ma poche la lettre reçue le matin même, avec l’espoir d’y trouver une indication.

Du haut de sa montagne Reine m’écrit :


« Notre maison d’ici est semblable à notre maison du moulin. Elle a aussi une chambre abandonnée dont la fenêtre s’ouvre sur le jardin et la porte sur trois marches de pierre qui regardent la rivière et le pré. Tout comme au moulin, par les nuits de lune, les lupeaux[1] viennent chanter sur les marches. Cette nuit, ne pouvant dormir, je suis allée les voir. Ils étaient nombreux, et tous le nez en l’air flûtaient leur note fine à la lune. Ma présence ne les a pas dérangés. On aurait dit qu’ils étaient endormis et chantaient sans le savoir.

« Je voudrais pour le reste de ma vie demeurer dans la chambre abandonnée du moulin. J’y entrerais un jour toute vêtue de blanc. Ce serait par un soir de haute lune et il n’y aurait pas besoin d’allumer les flambeaux. Sur les marches de pierre les lupeaux viendraient souffler dans leur flûte d’or et, par la fenêtre ouverte, le vent apporterait tout le parfum des tilleuls en fleurs. Mes pensées alors s’envoleraient une à une et j’entrerais doucement dans le sommeil. »


La lettre de Reine se termine sur deux lignes biffées au point de ne pouvoir en lire une seule phrase.

Je la replie lentement et la remets dans ma poche :

« Reine, petite fille de dix-sept ans, l’amour serait-il venu à toi déjà ? »



  1. Petits crapauds