De minuit à sept heures/Partie 1/Chapitre II

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II

« Vous êtes ruinée… épousez-moi. »


Mme Destol, sans attendre sa fille, avait quitté la première la salle du comité.

Quand Nelly-Rose remonta dans sa petite auto pour regagner à son tour l’appartement de l’avenue du Trocadéro, elle était encore sous l’influence de la surexcitation de la séance ; elle se calma pendant le trajet, et c’est avec une allégresse tranquille qu’elle entra dans le grand salon où se trouvaient sa mère et, autour de la table de bridge, les quatre inséparables que la jeune fille appelait les trois mousquetaires.

Mme Destol achevait de raconter la séance du comité et principalement l’incident soulevé par la déclaration irréfléchie de Nelly-Rose.

Trois des auditeurs, messieurs d’âge mûr, riaient. Le quatrième, Justin Valnais, ne riait pas, lui. C’était un grand jeune homme maigre, très élégant, portant la courte moustache à la mode, les cheveux calamistrés, qui ne rappelait en rien le héros de roman dont Nelly-Rose lui avait, par raillerie, donné le nom.

Il avait écouté avec dépit le récit de Mme Destol. Il aimait Nelly-Rose de toute la passion dont sa nature réservée et un peu égoïste était capable. Il souhaitait l’épouser. Elle refusait. Pourquoi ? Il ne comprenait pas. Associé d’agent de change, il était riche et lui eût fait une situation brillante. Et elle se moquait de lui, le désespérait par des incartades dont il souffrait dans son respect extrême des convenances bourgeoises. Pourtant, depuis quelques jours, il avait de secrets motifs d’espérer…

— Ah ! Te voilà, fit Mme Destol à sa fille… J’ai mis ces messieurs au courant de ton incartade…

Nelly-Rose s’écria gaiement :

— Oh ! mère, tu penses encore à ça ? Mais, c’est sans importance !

— Sans importance parce qu’on a très bien compris que tu parlais au hasard. Mais, ma chérie, on ne dit pas de pareilles choses. Réfléchis, voyons, tu es prête à tout… À quoi ?

Nelly-Rose rit encore et haussa les épaules.

— Est-ce que je sais, moi !

— Ah ! voyons, ma petite, cependant…

— Mais non, maman, il n’y a pas de cependant ! J’ai parlé au hasard, c’est vrai, mais en obéissant à un tas de pensées confuses, qui me faisaient admettre… je ne sais trop quoi… si, tiens, par exemple, un baiser comme en mettent aux enchères, dans les ventes de charité, les jolies vendeuses…

— Mais ce n’est pas un baiser que tu as mis aux enchères, petite malheureuse, c’est toi-même !

Nelly-Rose sursauta :

— Moi-même ! Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Eh bien oui, toi-même… Puisque tu es prête à tout…

Nelly-Rose haussa encore les épaules.

— Je t’en prie, maman, n’attache pas d’importance à quelques mots jetés à l’aventure et qui n’auront aucune suite.

Mme Destol secoua la tête.

— Qu’est-ce que tu en sais ?… Les journaux peuvent apprendre l’incident, le raconter… et par cela même te compromettre.

— Mais non, mais non, personne ne prendra ça au sérieux.

— Espérons-le… Allons, mes amis, un tour de bridge avant le dîner.

Valnais avait écouté la conversation, le sourcil froncé et l’air malheureux. À la dernière phrase de Mme Destol, il se leva.

— Jouez sans moi, dit-il, j’ai un peu mal à la tête.

Pendant que les autres s’installaient, Mme Destol faisant le quatrième, il rejoignit Nelly-Rose qui feuilletait une revue.

— Voulez-vous venir avec moi dans la pièce voisine, Nelly-Rose, j’ai à vous parler, lui dit-il à mi-voix.

Elle le regarda, hésita et le suivit dans un boudoir râpé, luxueux, et aussi peu ordonné que le salon.

— Alors, qu’avez-vous de si capital à me dire, mon bon Valnais ? demanda-t-elle en fixant franchement sur lui ses beaux yeux.

— Nelly-Rose, n’ayez pas ce ton détaché et moqueur. Cela me trouble, me fait perdre mes idées… et aujourd’hui il faut que je vous parle très sérieusement. Pourquoi avez-vous fait cette folie, cette offre téméraire, inconvenante ? Oh ! Je sais bien, la pureté de votre cœur… Mais enfin, même imaginer que vous accepteriez de vendre un baiser… quel que soit le but ! Vous ne vous rendez pas compte, Nelly-Rose… Évidemment, pour vous c’est une gaminerie sans conséquence, une plaisanterie. Mais, pour moi… pour moi qui vous…

Elle l’interrompit en lui collant, avec un éclat de rire, la main sur la bouche :

— Chut… Vous me l’avez déjà dit, d’Artagnan !

Il ôta cette petite main qui le bâillonnait, l’embrassa, et, presque plaintif, gémit :

— Vous riez toujours… Vous ne m’aimerez donc jamais, Nelly-Rose ?

Elle lui retira sa main qu’il avait gardée dans la sienne.

— Mon bon Valnais, je vous aime beaucoup, vous êtes un excellent ami…

— Oui, un excellent ami… que vous aimez beaucoup, il sourit avec une amertume sincère, mais un peu comique. Eh bien, non, Nelly-Rose, ça ne me suffit pas… Je vous aime, moi. Je vous aime passionnément… Nelly-Rose, je vous en supplie, consentez à être ma femme.

Elle rit encore.

— Mais, je ne veux pas me marier, Valnais. Je suis bien comme je suis. Pourquoi voulez-vous que je m’enchaîne ?

— Oui, pour beaucoup de jeunes filles le mariage est une délivrance de leur condition dépendante… quoique maintenant… Tandis que vous, Nelly-Rose, avec votre sentiment du devoir, votre loyauté… en vous mariant, vous contracterez des engagements auxquels vous ne manquerez pas. Mais…

— Mais je ne me marierai qu’en aimant… Et…

— Et vous ne m’aimez pas… Vous ne voulez pas m’aimer…

— Je vous avoue, mon ami, que je n’y songe guère.

— Et moi qui vous aime tant, qui vous ferais une vie si heureuse. Oh ! je sais vos habitudes d’indépendance…, mais je ne serais pas un tyran. Je vous laisserais libre de continuer vos études, de poursuivre les œuvres qui vous intéressent. Je pourrais vous appuyer financièrement… Je suis, vous le savez, très riche.

Elle eut un geste d’insouciance. Il reprit :

— Oh ! je connais votre désintéressement, Nelly-Rose. Mais, d’autre part, vous êtes habituée à la vie large, au luxe, ainsi que votre mère… Et malheureusement…

Il hésitait. Elle le regarda, étonnée, vaguement inquiète :

— Quoi donc ?

— Eh bien, Nelly-Rose, il faut que la vérité vous soit connue. Vous savez que Mme Destol me confie en partie le soin de ses affaires, en partie seulement, hélas !… Vous savez aussi quel est le caractère de votre mère, généreux, libéral, mais insouciant, mais bohème… passez-moi le mot. Eh bien, l’énorme fortune de votre père, qui était déjà ébranlée dans les dernières années de sa vie, puisque c’est pour la rétablir, paraît-il, qu’il entreprit au début de la guerre un voyage en Roumanie, n’a fait, depuis, que diminuer… Votre mère, avant de recevoir mes conseils, n’a pas su l’administrer, ses revenus faiblissaient à mesure que toutes les conditions de la vie augmentaient. Alors, pour ne pas restreindre son train d’existence, elle a commis l’imprudence de jouer à la Bourse, de spéculer enfin à mon insu. Elle a naturellement perdu… Et, à présent, elle est ruinée. Il lui reste à peine de quoi vivre pendant six mois…

Cette fois, Nelly-Rose ne riait plus. Elle avait pâli et ses lèvres tremblaient. Elle adorait sa mère et savait que celle-ci ne pourrait supporter la pauvreté.

— Mon Dieu, murmura-t-elle, chère maman, comment fera-t-elle ? Moi, tout m’est égal. Je travaillerai, je m’accommoderai de n’importe quoi… Mais elle, Valnais ? C’est affreux… elle sera trop malheureuse… Que faire ?

Valnais, sincèrement ému, mais dont l’amour, comme toutes les amours, était égoïste, se rapprocha.

— Acceptez de m’épouser, Nelly-Rose. Je vous jure que votre mère pourra continuer à vivre largement, selon ses goûts, et je vous jure que vous serez heureuse.

Elle faillit s’indigner de cette mise en demeure, de ce calcul fondé sur sa détresse, mais elle se rendit compte qu’il ne comprenait pas que ses paroles avaient un tel sens.

— Alors, dit-elle seulement, je dois me sacrifier ?

— Vous sacrifier ? Quel mot cruel, Nelly-Rose ! C’est donc un sacrifice ?

Elle le regarda en face et, après un moment :

— Oui.

Mais aussitôt elle eut regret de sa dureté. Pour le consoler, elle reprit gentiment :

— Écoutez, Valnais, dans six mois — puisqu’il nous reste six mois — nous verrons. Oui, dans six mois, ce sera oui…

Elle avait dû faire un effort pour prononcer ces derniers mots, et elle ajouta, comme pour elle-même :

— Si d’ici là rien ne nous sauve, maman et moi.

— Oh ! Nelly-Rose, protesta Valnais, vous avez vraiment des phrases… Alors, si le salut vous vient ce sera ma perte à moi, la défaite de mon amour ? Mais, d’ailleurs, je suis bien tranquille. Une fortune ne va pas vous tomber du ciel. Que pouvez-vous espérer ? Un mariage riche ? Alors, Nelly-Rose, autant moi qu’un autre.

Il avait prononcé ces derniers mots d’un ton si piteux que la jeune fille ne put s’empêcher de sourire.

— Le salut peut venir d’ailleurs, dit-elle.

— De quoi donc ?

— De l’héritage de mon père.

— Mais je vous ai dit qu’il n’en reste rien… Nelly-Rose, vous ne voulez pas parler de cette histoire de mines de pétrole en Roumanie ? C’est chimérique !

— Qu’en savez-vous ? Êtes-vous seulement au courant de l’affaire pour la condamner ainsi ?

— Votre mère m’en a dit quelques mots, mais cela m’a paru tout de suite absolument chimérique, je vous le répète, et je suis, en affaires, trop positif pour y avoir attaché grande importance. Il s’agit, je crois, de mines de pétrole situées en Roumanie, non loin de la Pologne. C’est pour cela que M. Destol se trouvait en Roumanie. Je ne me trompe pas, n’est-ce pas ?

— Non. Mon père, en effet, venait d’acheter la plus grande partie des titres de ces mines. Ils ne lui furent pas livrés à temps et il mourut pendant l’invasion de la Roumanie. Il est hors de doute, nous le savons, maman et moi, par l’enquête que nous avons fait faire là-bas, que l’achat fut réglé et que les titres appartiennent authentiquement à mon père, c’est-à-dire à nous.

— Et ces titres représentent naturellement une somme importante ?

— Mon père en avait la majorité. Achetés à bas prix, ils représentent maintenant près de quarante millions.

— Peste ! Je comprends que vous n’auriez plus besoin de ma fortune, humble auprès de cela. Mais quelle preuve avez-vous que cela vous appartient ? Comment récupérer ? Que sont-ils devenus, ces titres ? Où est le reçu du règlement ? À qui votre père a-t-il confié ces papiers indispensables pour faire valoir vos droits ? Non, c’est de la folie !

— C’est très sérieux. Et une certaine indication qui, il y a quelques jours, nous est parvenue, fait croire que mon père, avant sa mort, a tout confié à un Russe avec qui il était très lié et qui parvint à regagner la Russie. Cela se passait pendant la période qui s’étend entre l’invasion de la Roumanie par les Allemands et la tempête révolutionnaire russe.

— Et vous vous imaginez, ma pauvre Nelly-Rose, que le hasard permettra de retrouver dans ce chaos ?… Il faudrait un miracle.

La jeune fille sourit.

— Pourquoi pas ? J’y crois, moi,