Dernière Terre (recueil)/Dernière terre

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Andrée Vernay Dernière Terre

Dernière terre


Porteuse de silence,
Esquisse de l’Éternel entre les sables
Et l'immense baptistère
Des eaux,
Ô Terre purifiée comme une femme qui sait la douleur
                                                       [de se donner :
Lianes de prières et de secrets
Sur ma mémoire qui n'oublie pas
Furieux pardon, sacrifice, volonté
De se perdre afin de racheter
Je ne sais quel droit de vivre sur la tombe de sa mort !
Je suis à toi désormais
Parce qu'une fois, une seule fois dans le temps,
Je t'ai reçue en moi
Et que, dans l'exclusive attention,
Après toi, j'ai répété le nom unique
De la triple substance
De terre, de ciel et d'eau !
Inoubliable blancheur dans la lumière !
Éclat suprême entre les terrestres frontières
Et les autres !
Je ne sais plus ta voix,
Je ne sais plus ta forme,
Mais je sais
Que l'une et l'autre se sont fondues pour devenir
La porte déchirée par laquelle tu ne cesse plus de passer
                                                              [en moi.
Gardienne de ma joie !
Gardienne de nos derniers sourires !
Où les gardes-tu donc pour qu'ils aient disparus ainsi,
Ô ma douce voleuse ?
Je t'aime !
Et nul ne comprendra cela,
Et nul ne saura la longue, longue, épuisante histoire de
                                                                [notre amour,
Car tout est si profond et si grave entre nous,
Que rien ne peut échapper à notre silence.
Je te porte dans l'initiale unité de la vie ;
Je te porte dans cette unité que rien ne déchire
Parce qu'elle sait les liens aveugles de la maternité ou
                                                               [de notre communion.
Ô fragile ! Ô lourde ! Ô terrible élection !
Je réfléchis le poids de tes siècles
Sur mes années légères ;
J'épouse l’œuvre du temps sur toi
Et je la partage à mon âge,
Et je deviens ce vertige entre la seconde et l'éternité
Parce que c'est en toi que je me rappelle...
Je ne prie pas sur mes souvenirs,
Mais je souffre pour eux au chevet des tiens.
Et, immobile, je t'écoute
Tandis qu'entraînés, les jours continuent, continuent
                                                              [vainement de passer...
Je te nomme dans la nuit parce qu'elle consomme et
                                                               [protège ;
Je te nomme dans le jour parce qu'il consume
Et je ne te nomme plus lorsqu'enfin, brûlée d'ombre ou
                                                                [de feu, je te retrouve pure.
Ô douce violence !
Désir que tout s'en aille afin de t'approcher,
Joue nue contre mes lèvres !
Chair du partage et du désir et de la Transfiguration !
Vivante, mortelle, ô douloureuse tentation
De cela qui ne se divise
Qu'en terre, en ciel et en eau,
Et qui s'appelle : "Toi" ô Là-Bas de mon amour !

Le froissement du sable comme du blé contre la meule,
Le froissement de l'eau contre la profondeur,
Le flottement du ciel au bord de l'eau...
C'est tout ce que je me rappelle...
Et aussi le bronze d'or de l'extrême azur,
Et je ne sais combien d'ailes,
Combien de transparences
Au-dessus de nos secrets pressés les uns contre les autres
Comme, plus visiblement, se pressaient nos ombres dans le vent.

... Plus que nous et toi...
Et cet échange immédiat
Qui, dans l'inexplicable intervalle,
Nous liait à tout
Et aussitôt nous déliait.
Fournaise et tombe du plus jeune espoir ;
Le plus jeune, le plus parfait, le plus patient mais le
                                                              [dernier -
Le seul -
Sans répit, je connais que tu n'es plus,
Ô ma terre!
Qu'un espace gisant en moi
Que la mort que tu sais franchit en un instant par dessus
                                                                [toute ma vie.
... Douceurs réintégrées pour toujours
Au jamais qui a fini de passer !
Rêve dans la veille !
Pas de musique et de nocturne
A travers la quotidienne apparence du jour !

Ô ma trop belle visiteuse !
Nous étions plusieurs...
Et parce que tu es venue entre nous,
Et parce que chacun de nous t'a confié le même amour,

Il y a de cela de pareil en chacun,
Qui est de toi et de cet amour
Et qui a fait que, dans le vent,
Nous nous sommes recueillis les uns dans les autres.
Je t'aime !
Ô ma terre !
... Mais il faudra noyer dans tes sables ton ciel et ton eau,

Afin qu'ils ne puissent plus jamais servir,
Ces mots qui furent le Mystère de notre Amour...