Des anciennes provinces de la France - Le Berry/01

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Des anciennes provinces de la France - Le Berry
Revue des Deux Mondes3e période, tome 109 (p. 86-115).
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LE BERRY.

I.
ASPECT DE LA RÉGION. — LES GAULOIS BITURIGES. — FÉODALITÉ.


I. Histoire du Berry, par G. Thaumas de La Thaumassière, écuyer seigneur de Puy-Ferrand, avocat au parlement de Bourges, 1689. — II. Chroniques populaires du Berry recueillies pour l’instruction des autres provinces par Pierre Vermond. Paris, 1830. — III. Histoire du Berry, par M. Louis Raynal, premier avocat-général à la cour royale de Bourges. Bourges, 1845. — IV. Les trappistes de l’abbaye de Fongombault. Poitiers, 1850. — V. Esquisses pittoresques sur le département de l’Indre, par MM. de La Tremblaye et de La Villegille ; Châteauroux, 1854. — VI. Traditions, préjugés, dictons, locutions du Berry, par Laisné de La Salle. Châteauroux, 1857. — VII. Légendes rustiques, par George Sand, illustrations de Maurice Sand. Paris, 1858. A. Morel et Cie. — VIII. Études sur le Cher pendant la révolution, par Th. Lemas, Fischbacher. Paris, 1887. — IX. Dictionnaire historique, géographique, statistique de l’Indre, par M. Eugène Herbert. Paris, 1889 ; Picard. — X. De la formation de l’unité française, par M. Auguste Longnon, de l’Institut. Paris, 1890 ; H. Champion.


L’excès de centralisation qui fait de Paris le point unique de France où, administrativement, tout se dénoue, s’obtient et se refuse, donne lieu à des protestations chaque jour plus vives : La province se sent trop en tutelle, trop effacée. Beaucoup d’esprits qui brilleraient s’ils avaient la possibilité d’y montrer leur mérite, abandonnent leurs foyers avec l’espérance de fournir dans la capitale une carrière qui les illustre ou les enrichisse. Sur mille, en est-il cinq qui réussissent ? Je ne le pense pas. Ceux qui échouent ne font qu’augmenter le nombre des déclassés qui, sur une arène moins courue, fussent devenus des hommes de valeur et eussent été placés hors de pair.

La centralisation, a-t-on dit avec raison, dérobe au pays la liberté qui lui est due et l’habitue au despotisme. Voici ce que Alexis de Tocqueville dit à ce sujet : « Sans institutions locales, une nation peut se donner un gouvernement libre, mais elle n’a pas l’esprit de la liberté. Des passions passagères, des intérêts d’un moment, le hasard des circonstances peuvent lui donner les formes extérieures de l’indépendance ; mais le despotisme, refoulé dans l’intérieur du corps social, reparaît tôt ou tard à la surface. »

Ce que Tocqueville appelait l’intérieur du corps social est clairement indiqué, c’est Paris ; ce qu’il qualifiait de despotisme n’est autre chose que la centralisation à outrance. Ce n’est qu’à Paris, en effet, qu’une minorité turbulente peut peser sur les destinées de la France, et précipiter celle-ci dans des complications aboutissant à d’effroyables résultats. Est-ce que ces grèves, qui éclatent de tous côtés, n’indiquent pas qu’au lieu d’abdiquer, chacun songe à se ressaisir, à défendre au moyen de syndicats sa destinée et ses droits ! On semble vouloir revenir aux jurandes, aux maîtrises, à la réinstallation des anciennes universités, mais pourquoi ? Par crainte d’une absorption centralisatrice qui ne paraît profiter qu’aux habiles et aux détenteurs de grands capitaux.

Sans doute, nul ne songe à revenir vers ce que nos ancêtres ont éloigné d’eux, à reprendre des institutions reconnues oppressives ou fécondes en abus ; mais, comme le disait ce président de cour d’assises à Dumas père, en parlant des auteurs dramatiques, il y a des degrés en tout. Évidemment, personne n’oserait proposer de donner à chacun de nos départemens l’indépendance et l’autonomie dont jouissaient au moyen âge les anciennes provinces, et cependant, ne faudrait-il que se familiariser un peu plus avec l’historique de l’ancienne France, pour voir renaître cet esprit de liberté dont parle Tocqueville et quelque chose des particularités qui distinguaient nos provinces les unes des autres. « Le lien qui nous attache à la France, a dit M. Renan, ne diminue pas la force et la douceur de nos sentimens individuels et locaux. » Il reconnaît, toutefois, que si le Breton tient à Paris son pardon, et le Méridional son félibrige, l’un et l’autre y regrettent par moment leur village, et y maudissent la centralisation.

Je ne puis croire que les chemins de fer, la disparition de certains costumes, l’usage de la langue française, là où un patois local était seul parlé, aient absolument tout nivelé. Puisqu’il est fréquent que l’on plaise mieux par ses défauts que par ses qualités, je me permettrai de demander si la Normandie n’est pas toujours par excellence la terre de la chicane ? l’Aquitaine et l’Angoumois, celle des liesses gourmandes ? La Gascogne aurait-elle cessé d’être le pays des spirituelles hâbleries et des tranche-montagnes ? la Provence, le berceau des félibres ? la Bretagne, la gardienne de la foi ? Et le Berry, qui doit faire le sujet de cette étude, est-il donc changé au point que nous ne puissions plus retrouver dans l’habitant de l’Indre et du Cher, le Berrichon, tel qu’il a été dépeint par d’anciens historiens, c’est-à-dire doux, hospitalier, aimant ardemment la terre, jaloux de celle du voisin, réfractaire aux nouveautés, se laissant mourir de faim près d’un plat qui lui est inconnu, labourant son champ comme le labouraient les Gaulois, ses ancêtres aux yeux bleus, et, répondant à ceux qui veulent le faire sortir de l’ornière : « Nos pères ont fait ainsi, et nous ne saurions faire autrement. »

Pour quel motif le choix de mes études dans le passé s’est-il porté sur le Berry, quand toute autre province de France pouvait aussi bien me convenir ? En est-il, en effet, qui ne puisse aider à plaider la thèse que l’État ne perdrait rien de sa force et de son unité, si les départemens avaient le droit de se diriger quelque peu sans les lisières que Paris leur impose ? Je n’en connais pas, et, si j’ai choisi la province en question, c’est parce qu’elle fut l’un des derniers remparts de l’ancienne Gaule, la plus ancienne et la plus centrale des provinces de France, et l’un des premiers fleurons de sa couronne ; c’est parce je ne sais pas de région où, — à l’exception de la Bretagne et de la Normandie, — l’on ait cru et l’on croie encore plus aux farfadets se jouant au clair de lune sur la fougère, aux meneurs de loups, aux bêtes parlant dans les étables à l’heure où Jésus vint au monde, puis, à ces hommes sans tête qui se montrent tout à coup, la nuit, près des croix où quatre chemins se croisent. À qui déplairait-il d’entendre de nouveau dans les solitudes de la Sologne, aux étangs de la Brenne, dans les brandes d’Issoudun où ne poussent que l’ajonc et l’asphodèle, comme un écho de ces légendes à jamais disparues des villes ? À personne, sans doute. Le Berry, couvert de débris des âges mystérieux, dolmens et menhirs, semble avoir gardé dans ses légendes rustiques des souvenirs peut-être antérieurs au culte des druides. Les sacrifices humains planent comme une réminiscence, dans certains lieux déserts parsemés de roches granitiques, à Bussac et à Crevant, par exemple. Les fantômes, les cadavres mutilés, peuplent les landes et les larges chemins abandonnés devenus des « pâtureaux. » On y devine que les superstitions du moyen âge, souvent hideuses, ont dû plus d’une fois tourner ici au burlesque, en sabbats obscènes, en moines bourrus qui s’en allaient, menaçans et plaintifs, frapper aux portes des maisons dans la nuit. Le souvenir semble s’en perpétuer dans ces monstres dont les sculpteurs des cathédrales gothiques ont légué à la postérité les têtes bestiales.

Et par-delà ces lugubres visions, bien au-dessus d’elles, on sent comme un esprit simple qui voltige entre ciel et terre. C’est l’âme du paysan des campagnes berrichonnes, âme toujours simple, malgré une finesse innée, si bien mise en relief par les romans champêtres de George Sand, âme loyale et fortement attachée à cette seconde patrie dont parle Cicéron, et qui n’est autre que le coin de terre où nous naissons. N’est-ce donc rien, lorsque des romanciers affirment que l’homme des champs est pourri jusqu’à la moelle, de reconnaître que le caractère des habitans de ce qui fut l’ancien Berry, caractère si bien en harmonie avec la douceur d’un ciel où rarement gronde l’orage, est resté bon, hospitalier, honnête, même après les siècles, où le pays qui nous occupe fut marqué par des invasions, des combats de seigneur à seigneur et des guerres religieuses !

Ils sont nombreux, les motifs qui ont fait du Berry une terre fidèle à ses traditions. Cette province, fermée d’un côté par l’Allier et la Loire, bordée à peu près partout par les solitudes de la Sologne, du Gâtinais, du Bourbonnais, longtemps sans grandes voies de communication, est restée étrangère aux invasions modernes et aux grandes luttes qui, à tant d’époques, ensanglantèrent nos frontières. Après Waterloo, les armées alliées s’interdirent de franchir la Loire. À la chute du second empire, une patrouille de uhlans fit un raid jusqu’à Reuilly, mais pour se rabattre aussitôt sur Orléans. Bourges et le château de Valençay eurent le grand bonheur d’être préservés du contact de l’ennemi.

En remontant plus haut, on voit bien que la Terreur fit son apparition en Berry sous les traits de délégués de la Convention ; mais ces émissaires, quoique armés d’un pouvoir absolu, ne frappèrent que des mots, c’est-à-dire qu’ils débaptisèrent des rues, des places et des villes, pour leur donner des noms en rapport avec les célébrités du temps. La guerre civile n’y sévit point comme dans les provinces de l’ouest. La révolution de 89 y fut même reçue avec enthousiasme par l’esprit frondeur et indépendant de la bourgeoisie d’alors. D’où lui venait ce libéralisme ? De Louis XI qui, né à Bourges, avait poussé le peuple à la rébellion contre les nobles, pour mieux combattre les ennemis de sa couronne.

Si c’est à Louis XI que les habitans de la province du Berry devaient l’indépendance dont ils se targuaient vis-à-vis des nobles, c’est à leur privilège de franc-alleu qu’ils devaient leurs terres et leurs richesses agraires. La province fut encore redevable à Jacques Cœur, dont les relations s’étendaient hors d’Europe, de son commerce et de ses épargnes. Ce Berry si peu remuant, si peu industriel de nos jours, fut, dans son temps, un grand centre commercial ; sans autre moyen de communication que les anciennes voies romaines et d’anciens chemins, aujourd’hui abandonnés au pâturage, sans fleuve navigable et sans canaux jusqu’au xviiie siècle, il exportait au loin ses laines et ses draps. Il était en même temps l’entrepôt des produits étrangers. Puis, grâce à l’impulsion donnée à l’industrie par Colbert, des forges, des manufactures s’établirent. On s’y enrichissait encore par la contrebande du sel. Les faux-sauniers ont laissé dans les provinces avoisinantes des souvenirs qui ne se sont pas effacés. Entre temps, la bourgeoisie était lettrée, instruite, à la hauteur du rôle dirigeant qu’elle prétendait jouer. J’ai donné à comprendre que ce rôle est bien effacé aujourd’hui. Débordée par les couches nouvelles, elle cherche à maintenir son ancienne suprématie en se concentrant. Mauvais moyen qui la condamnerait à un anéantissement final si elle persistait à s’isoler.

Avec le moyen âge et au-delà de cette époque, le Berry s’offre à nous sous des aspects bien divers. Deux fois, il est tout un royaume : sous les descendans de Clovis et lorsque Charles VII fut ironiquement appelé le « roi de Bourges. » Duguesclin y combattit et Jeanne d’Arc y séjourna. Charlemagne le traversa. Il est pendant des siècles un tel champ de bataille, qu’à la suite du choc des Barbares, les vieux romans de chevalerie ne l’appellent plus que la « terre déserte. » Et, pénétrant plus encore dans le passé, on arrive à l’invasion romaine et à la lutte que les Gaulois Bituriges soutinrent contre Jules-César. Toujours plus loin dans l’histoire, on trouve la prise et le sac de Rome par ces mêmes Gaulois, possédés d’un esprit de conquête et d’émigration que leurs descendans n’ont plus aujourd’hui. C’est en cela que s’est produit un changement radical. Le Berrichon de notre époque ne s’expatrie plus que s’il y est contraint ; lui arrive-t-il de perdre de vue cette seconde patrie dont je parlais plus haut, il y retourne bien rarement.

Dès les premiers siècles de l’ère chrétienne, le Berry avait aussi été un centre religieux. Grégoire de Tours mentionne trois monastères qui y furent fondés par saint Ursus. Sur son territoire s’édifièrent de superbes églises romanes, les grandes abbayes de Déols et de Fongombault, des cathédrales aux sanctuaires vénérés par les rois de France. Il y fut tenu des conciles. Quoique cette région fût couverte de monastères et d’abbayes, c’est du Berry, — et c’est peut-être pour cela, — que Calvin partit pour prêcher la réforme, tout en laissant à Issoudun et à Sancerre des adhérens à ses doctrines.

Ce fut encore un centre guerrier et politique. Les grands noms de la France y ont laissé d’héroïques souvenirs. Les plus éclatans sont ceux des Ghauvigny, d’Ars, Arpin, Xaintrailles, La Trémouille, Montmorency et d’Aumont. Les roturiers du Berry eurent, longtemps avant les roturiers des autres provinces, le droit de posséder des fiefs ; ils naissaient dans un pays de franc-alleu et à ce titre, ils pouvaient, sans être nobles, acquérir des domaines. Enfin, c’est à Bourges que Necker institua l’une de ces réunions provinciales qui furent le prélude de l’assemblée nationale de 1789.

Ajoutons enfin qu’il y avait autrefois en Berry un centre scientifique et littéraire, et un autre centre juridique dont Cujas fut une des grandes lumières. Qu’en reste-t-il maintenant, et en quoi le Cher et l’Indre se distinguent-ils des autres départemens ? En rien, car une centralisation absorbante a tout nivelé.

I. — LIMITES, LÀ BRENNE, SORCELLERIE.
Des hauteurs centrales de la France, de la Haute-Marche et de la chaîne nuageuse des Monts-Dômes, où tant de cratères encore rouges de pouzzolane, tant de sources brûlantes mêlées à des entassemens de cendres, de scories et de bombes calcinées, témoignent de récentes convulsions, s’écoulent d’innombrables ruisseaux, dont plusieurs, devenus importans cours d’eau, arrosent le magnifique bassin de la Loire. Tous ces chemins qui marchent, selon l’image si vraie de Pascal, et, dans le nombre, le Cher, la Creuse, l’Indre, la Gargilesse, la Bouzanne, la Claise issue de la Brenne fiévreuse, ainsi que bien d’autres rivières moins importantes, sont loin d’avoir suffi à fertiliser ce bassin, là surtout, où, comme dans la Sologne, des courans rapides eussent été indispensables à l’assainissement des terrains plats. La Loire elle-même, grossie de l’Allier, se borne à l’enserrer au nord et à l’est d’une claire et limpide ceinture. Est-ce terreur de l’inconnu, de ce qui était « au-delà » qui fit que cette barrière si facile à franchir fut souvent

respectée ? Il est certain que l’ennemi s’est souvent arrêté devant elle. L’invasion qui suivit Waterloo la voulut, ainsi que je l’ai dit, entre des soldats victorieux et des soldats vaincus, mais ceux-ci tout aussi redoutés après qu’avant leur défaite. C’est par la Sologne, et en passant la Loire dans sa partie la plus basse, que Jules-César et ses légions pénétrèrent dans le pays des Gaulois Bituriges ; ce fut en se précipitant comme une avalanche des hauteurs habitées par les Arvernes, que les Visigoths firent la conquête des descendans dégénérés de Vercingétorix.

Le Cher, en coupant le bassin de la Loire dont en grande partie fut formée la province qui nous occupe, fit diviser le pays en Haut et Bas-Berry. À la révolution, du premier, fut formé le département du Cher ; du second, le département de l’Indre.

La région la plus fertile des deux est assurément celle qui commence dans la province sœur du Berry, le Bourbonnais, pour se continuer en suivant le cours du fleuve jusqu’à l’Orléanais, et finir par la riante Touraine. Elle se déroule en une succession de coteaux couverts de vignobles, de céréales, dont les plus élevés sont la Motte d’Humbigny et la brande de Saint-Saturnin. Les coteaux les plus bas comprennent les blanches collines du Sancerrois, collines que le donjon en ruine de la ville de Sancerre, et très en évidence de la voie ferrée qui passe à ses pieds, semble toujours protéger, ainsi qu’il les protégea au temps des guerres de la religion. Sur la rive gauche de la Loire, en remontant jusqu’à l’Allier, s’étendent de vastes plaines appelées le Val ; c’est une campagne unie, d’une fertilité admirable, justifiant sa qualification poétique. Jadis le Val était couvert de forêts de chênes, de hêtres et de charmes ; l’État n’en possède plus que quelques milliers d’hectares : pour une région quelque peu étendue, c’est la nudité. Ce fut aussi dans le Haut-Berry que se trouvaient des gisemens de minerais de fer d’une qualité recherchée. Jules-César parle de leur intelligente exploitation par les Gaulois Bituriges, et ce furent les Sarrasins qui apprirent aux descendans de ces Gaulois à remplacer les forges mobiles et à bras par des établissemens fixes à hauts fourneaux, mus par la force hydraulique.

Dans le Bas-Berry, sur les bords de la Creuse, là où les eaux admirablement bleues de cette rivière se raient par endroits de roches blanches, s’élèvent aussi des collines autrement pittoresques que celles dont la Loire baigne les bases crayeuses.

Les bords des excavations formées par les courans de la Creuse sont, il est vrai, stériles, désolés en maints endroits ; il s’en trouve où ne croissent que quelques pâles bouquets de bouleaux, de hêtres et de châtaigniers ; il est des aiguilles rocheuses que rongent les mousses et les lichens, et qui servent d’asile à d’innombrables vipères, mais il y a des recoins d’un charme infini et dont il est impossible de ne pas être ravi. C’est ce qui fait qu’on voit, tous les ans, des artistes, des peintres et des naturalistes, s’y installer comme ils s’installent à Barbizon, certains qu’ils sont d’y rencontrer ce que d’autres vont chercher au loin : les uns, des amoncellemens granitiques ou schisteux tout aussi colorés par le soleil que les gorges d’El-Kantara ; les autres, des plantes et des lépidoptères qu’on ne voit croître et voltiger qu’en Algérie. Dans cette région brûlée appelée la Varenne, on cultive aussi un peu d’orge, du seigle et de l’avoine. À côté, il en est une autre nommée le Fromental, et qui est une des parties les plus fertiles, ainsi que son nom l’indique, de cette limite sud du Berry.

Il n’y a pas loin de Gargilesse à la contrée du Bourbonnais, où des feux souterrains minent le sol ; elle n’est pas loin non plus, cette frontière romantique du vieux Berry, tellement semblable aux hautes terres d’Ecosse ou à une Suisse en miniature, qu’on y songe d’Ivanhoé et de Guillaume Tell. À chaque pas, on s’y heurte aux ruines d’une forteresse féodale, à quelque donjon, couronné de lierre comme un faune, ou à la chapelle éventrée d’un monastère abandonné. Hauts barons en révolte contre leurs suzerains, hobereaux détrousseurs de grands chemins, puissans abbés en délicatesse avec leurs évêques, s’y sentaient trop bien protégés par une nature sauvage pour qu’ils n’y jetassent pas les fondations d’un refuge inattaquable. Toute la féodalité, tout le moyen âge est là, gisant sous les ruines des abbayes d’Orsan et de Fongombault, sous les murs jaunis et croulans des châteaux et forteresses de Sainte-Sévère, Grozon, Culan, la Roche-Guillebault, Châteaubrun, les Deux-Clins, Gargilesse et Plaix-Joliet. « Ce qui n’a pas du tout d’histoire, dit George Sand en parlant de Gargilesse qu’elle aimait beaucoup, c’est le rivage agreste de cette partie de la Creuse encaissée entre deux murailles de micaschiste et de granit, depuis les roches Martin jusqu’aux ruines de Châteaubrun. Là n’existe aucune voie de communication qui ait pu servir aux petites armées des anciens seigneurs. Le torrent capricieux et tortueux, trop hérissé de rochers quand les eaux sont basses, trop impétueux quand elles s’engouffrent dans leurs talus escarpés, n’a jamais été navigable. On peut donc s’y promener à l’abri de ces réflexions, tristes et humiliantes pour la nature humaine que font naître la plupart des lieux à souvenirs. Ces petits sentiers, tantôt si charmans quand ils se déroulent sur le sable fin du rivage ou parmi les grandes herbes odorantes des prairies, tantôt si rudes qu’il faut les chercher de roche en roche dans un chaos d’écroulemens pittoresques, n’ont été tracés que par les petits pieds des troupeaux et de leurs pasteurs. C’est une Arcadie dans toute la force du mot. »

En remontant de la Creuse vers l’Indre, et dans l’espace qui sépare ces deux cours d’eau, se trouve la Brenne, l’une des régions les plus malsaines de France, plus triste que la Sologne, et dont les brouillards et les exhalaisons empestées causent les fièvres que lèvent transporte au loin, et où l’on est fort surpris de les voir apparaître. Pendant longtemps, la Brenne a eu des étangs dispersés sur une étendue de plus de huit mille hectares. La vie humaine n’y dépassait pas vingt-deux ans. Aujourd’hui on dessèche, on boise, et quelques prairies d’un vert pâle, quelques champs ensemencés, sont les indices d’une future transformation. Avant le xiiie siècle, assure-t-on, le pays était couvert de forêts giboyeuses et de cultures où les eaux couraient vivifiantes et pures. Le roi Dagobert s’y plaisait et y chassait avec son inséparable Éloi, lequel n’était encore que le trésorier de son maître. L’idée d’y creuser des étangs pour vendre du poisson aux habitans et surtout aux moines et aux nonnes en temps de carême, fit qu’on arrêta le cours des ruisseaux au moyen de digues. Le fond du sol étant imperméable comme celui des causses de la Lozère et de l’Aveyron, la Brenne devint un foyer de pestilence. La sauvagerie des habitans, que nul étranger ne visitait, que les fièvres rendaient hâves et livides, fut comme pour leurs congénères de la Sologne un sujet à sorcellerie et à récits fantastiques. La Brenne devint le pays par excellence des sorciers, des farfadets et surtout des meneurs de loups. La légende des lycanthropes répandue dans toute la France, en Brenne, devint presque de la réalité. Tout Brennois l’était, au dire de leurs voisins. Dans le Morvan, les ménétriers sont aussi meneurs de loups. S’ils ne se vouent pas au diable, ils n’apprennent jamais la musique. Dans ce pittoresque Morvan, les loups sont les sujets de Satan ; ce ne sont donc pas de vrais loups, mais des lycanthropes, ou des hallucinés qui se croient changés en loups.

Le lupeux vit aussi au pays de Brenne, dans ces plaines où à chaque pas on trouve des étangs qui ont leur légende, où rampent des serpens qui donnent la fièvre, des cocadrilles que l’on ne peut détruire qu’en desséchant les marécages où ils se traînent. Un voyageur qui parcourait ce pays malsain avec un guide entendit au crépuscule du soir une voix très douce qui disait simplement : Ah ! ah ! « Est-ce vous ? » demanda le voyageur étonné à son guide. Celui-ci se garda bien de répondre. Ils continuèrent à marcher au milieu d’ormeaux dont les branches coupées donnaient à ces arbres des formes monstrueuses, et sans que la petite voix cessât de faire entendre son doux : Ah ! ah ! — Mais quoi donc ? finit par crier le voyageur agacé. — Pour l’amour de Dieu, taisez-vous, lui dit tout bas le guide ; si vous parlez encore, nous sommes perdus !

Quand ils furent près de la ferme qui devait leur servir de gîte, l’étranger demanda au Brennois si ce qu’ils avaient entendu n’était pas le chant d’un oiseau de nuit ou le ululement d’une chouette ? « Ah ! monsieur, c’était le lupeux ! Ça vous tire des chemins si on lui répond, et il vous précipite dans l’étang le plus proche. Vous l’avez échappé belle ! »

II. — LA CHAMPAGNE, LA VALLÉE NOIRE, LÉGENDES RUSTIQUES.

Laissons le triste pays de Brenne, ses mornes étangs, pour pénétrer pendant quelques instans dans une région qui, il y a à peine trente années, était tout aussi désolée. Je veux parler de la Sologne berrichonne. Elle comprend le delta qui sépare la Loire et le Cher. Longtemps elle a été fiévreuse, empestée, mortelle à ses rares habitans. Grâce à l’impulsion donnée par la ferme impériale de Lamothe-Beuvron, à de nombreuses plantations de pins et de trembles, à des canaux profonds qui ont transformé l’eau stagnante en eau vive, le pays, si morne autrefois, est complètement transformé. Verts en été, jaunes en automne, des bouquets d’arbres réjouissent les yeux qu’attristaient autrefois des brandes incultes et désertes. Devenue un pays de chasse par excellence en raison de son éloignement des grands centres de population, la Sologne berrichonne est maintenant le rendez-vous des Nemrods de notre temps. Jappemens de chiens, cris de rabatteurs, fusillade nourrie, massacre d’innocens lapins, voilà ce qu’on voit et on entend à chaque automne, là où jadis régnait un silence de mort. Quant aux terrains, qui, depuis un temps immémorial, étaient sans valeur, ils ont, depuis 1880, quintuplé de valeur. Partout ailleurs, c’est sans exemple.

Pour compléter le tableau des divers terrains dont se composait l’ancien Berry, je n’ai plus qu’à parler de deux régions appelées autrefois la Champagne et le Boischaut. La première, située en partie dans le Bas-Berry, est une vaste formation crayeuse, dont les limites s’approchent de Châteauroux et de Buzançais, passent à Levroux, puis au-dessous de Vaton, et englobent les environs d’Issoudun, riches en produits maraîchers. Entre le Cher et l’Indre, la Champagne s’étendait encore jusqu’à la Touraine, entrant ainsi dans le Haut-Berry ; elle se prolongeait jusqu’à la partie nord de Sancerre et le canton de Sancergues. C’est un pays plat, monotone ; aux couchers de soleil d’une grande tristesse, pays de grands domaines, entièrement adonnés à la culture du blé et à l’élevage de moutons très recherchés.

La Champagne et ses mornes étendues, ses fermes isolées, a aussi ses légendes rustiques ; mais quel pays n’en a pas ? La Champagne est hantée par les martes et les fades, esprits mâles et femelles, par les Demoiselles du Berry, et les Lupins ou Lubins. Le marte est voué à perpétuité au relèvement des menhirs épars sur les collines ; la fade est une horrible créature qui court, les cheveux flottans, après les laboureurs pour qu’ils les aident à des travaux tellement mystérieux qu’il n’en reste aucune trace. Les Demoiselles se tiennent presque toujours immobiles, et leur forme est si vaporeuse, que le cavalier attardé qui les rencontre ne peut distinguer ni leurs membres ni leurs visages. Elles sont inoflensives, mais terrifiantes lorsqu’il leur prend fantaisie de sauter en croupe d’un voyageur, lequel se sent tout à coup entouré par deux bras nus et glacés. Les Lubins ou Lupins sont des animaux fantastiques qui, la nuit, se tiennent debout le long des murs blancs des fermes isolées, et hurlent à la lune. On les dit très peureux, — moins peureux probablement que ceux qui disent les avoir aperçus, — et ils s’enfuient à votre approche en jetant des clameurs d’épouvante.

La Vallée-Noire ou le Boischaut (1) est un pays de garenne, de riantes vallées, de traînes aux ombrages mystérieux, qu’embaume le chèvrefeuille enlacé aux aubépines, où se rencontrent des landes couvertes d’asphodèles et de bruyères, des larges voies appelées communaux, où paissent les brebis sous la garde de jeunes bergères, des pacages hérissés d’églantiers et de buissons épineux respectés de la charrue depuis une époque qui semble remonter aux druides, et où coulent des rivières minuscules comme l’Angolin et l’Igneroux.

La Vallée-Noire comprend presque tout l’arrondissement de La Châtre, et son étendue est deux fois plus grande que celle de la Brenne et de la Champagne réunies. Séparez du Bas-Berry ce qui appartient à ces deux tristes et monotones contrées, et vous aurez au naturel les délicieux paysages de Valenti ?ie, d’André et de Jeanne de George Sand. C’est le Bocage vendéen avec bien plus de poésie, et sans les bourrasques de l’Océan qui se font sentir au loin. Qu’on unisse les beautés de la Vallée-Noire aux sites boisés du Haut-Berry, le Val, le Pays-Fort, la Forêt et

(1) Bocagium, Bochetus, Borcaliæ. Voir Du Cange. Amand ; joignez-y les ruines grandioses de l’abbaye de Déols, celles des forteresses du Lys-Saint-Georges, de Châteaubrun, de Saint-Chartier, de Sainte-Sévère, du vieux château de Mont-Rond, où croît encore une plante d’Orient qui y fut apportée au temps des croisades, et vous aurez un ensemble parfait de ce qui plaît aux yeux et dans les souvenirs du passé. C’est au printemps ou plutôt en automne, quand le ciel et les vents sont démens, qu’il faut parcourir le Berry ; alors, vous vous apercevrez de l’affinité qui s’est établie entre les habitans et la contrée qui les a vus naître, qu’ils aiment au point d’en mourir lorsqu’on les en éloigne.

Comme le Berrichon de la Brenne et de la Champagne, l’habitant du Boischaut a aussi ses légendes, sa croyance au surnaturel. Là où quatre chemins se croisent dans la Vallée-Noire, apparaissent à minuit des hommes sans tête ; et c’est sur les rives de l’Indre que s’entendent les battoirs de mystérieuses lavandières. Elles sont de tous les pays où il y a de ces grenouilles dont le coassement imite à s’y méprendre le bruit d’un battoir frappant sur la pierre. « Il faut se garder de les approcher, disent ceux qui prétendent en avoir vu ; elles vous battraient comme linge. » La peillerouse est une femme qui se tient la nuit sous la guenillière des églises. On appelle guenillière, dans les campagnes du Berry, le porche à toiture rouge, aux piliers de bois vermoulu, sous lequel, pendant les offices, se tiennent les mendians.

Ce qu’ailleurs on appelle le gobelin, le lutin, le farfadet, le kobbold, l’orco, l’elfe, le trole, etc., se nomme en Berry le follet. Il en est de bons et de mauvais. Les plus malicieux se bornent à atouroler ou embrouiller le lin sur le fuseau, et à voler dans la huche au pain les galettes mises en réserve pour ses enfans par la ménagère. Ce sont les plus affamés des bambins qui doivent valoir aux follets leur réputation. Le paysan du Berry a, comme tous les autres paysans, des hallucinations, et alors il croit voir cramoisi ; le plus souvent ce sont des aérolithes ou les reflets du soleil couchant dans les clairières des forêts qui lui font croire à l’homme de feu. C’est l’homme de feu qui, l’été, fait flamber soudainement les taillis et même des maisons. Les fumeurs distraits croient fermement en lui. Il est aussi casseur de bois, cet incendiaire, car il frappe à coups redoublés sur les arbres quand de grandes rafales les secouent. Un jour que je chassais dans les Tailles, un bois fort épais des environs de Saint-Chartier, j’entendis la hache d’un braconnier s’abattre plusieurs fois sur un chêne. Je m’élançai dans la direction du bruit, mais le braconnier, à mon approche, avait fui avec plus de rapidité que je n’étais accouru. Le Berrichon que j’avais avec moi, — un élu du suffrage universel, conseiller municipal d’une commune voisine, — ne voulut jamais me suivre, prétendant que ce serait peine inutile de chercher le lieu où s’était commis le délit, car ce ne pouvait être que le fait de l’invisible casseur de bois. Je le traitai de poltron sans qu’il en montrât la moindre confusion, mais il me reprocha de ne croire à rien, ce en quoi il se trompait.

III. — CARACTÈRES, MŒURS, COUTUMES.

Par le Berrichon actuel, on pourrait croire qu’il serait aisé de reconstituer au moral comme au physique, de même que Guvier reconstituait une espèce perdue, le Biturige des Gaules, le Berruyer de la féodalité, le huguenot de Sancerre, le sujet du roi Louis XVI qui, en 1789, dans des cahiers renfermant le récit des souffrances du passé et de ses misères présentes, revendiquait une reconnaissance solennelle des droits de l’homme. On se tromperait beaucoup en le supposant.

Malgré la richesse du sol, l’élevage du mouton, l’industrie du tissage et la fabrication du fer qui enrichissaient les Bituriges au temps de la conquête romaine, les habitations du peuple étaient des plus misérables, couvertes de chaume et formées de planches et d’osiers tressés. Leurs mœurs étaient rudes, sans aucune douceur, et les banquets auxquels ils prenaient part dégénéraient en querelles sanglantes. Lorsqu’ils combattaient, ils découvraient par bravade leurs poitrines blanches et bien développées. Les brenns ou chefs portaient, ainsi qu’Aimé Millet a sculpté son gigantesque Vercingétorix, des casques et des bouchers décorés de quelque tête de monstre hideux ; ils avaient au cou des colliers, et des bracelets à leurs bras robustes ; presque toujours, de grandes moustaches blondes ombrageaient leurs lèvres. D’après A. Thierry, seuls, les gens du peuple avaient toute la barbe ; aujourd’hui, c’est le contraire, surtout dans les campagnes. Le pays était couvert alors de magnifiques forêts ; les menhirs qui s’y rencontrent affirment la croyance des Bituriges au druidisme. Il est une région curieuse dite des Mardelles ; elle se trouve non loin d’Issoudun ; ce sont des excavations faites dans la terre, en forme d’entonnoirs, et dont l’usage n’a jamais été expliqué clairement. Y célébrait-on un culte ? Ces mardelles ne se rencontrent que dans la brande, nom que l’on donne à des terres sans culture et où fleurissent la bruyère rose et l’ajonc. Les tumuli sont nombreux en Berry ; plusieurs ont été patiemment fouillés avec l’espoir qu’on y trouverait un trésor caché. Mais, comme partout, on y a déterré des armes Touillées, des ornemens, des ossemens humains et autres, et des amas de cendres.

S’il n’existe plus trace d’habitation biturige, on sait du moins que dans le Haut-Berry, les localités les plus anciennes sont Bourges, Mehun, Dun-le-Roi, Vierzon et Concressault ; il en est de même dans le Bas-Berry, de Déols, Issoudun, Argenton et Levroux. Un fait digne d’être remarqué, c’est que, lorsque les rives droites de l’Allier et de la Loire se couvraient de cités telles que Nevers, La Charité, Pouilly, Cosne, Briare, Gien, etc., les rives gauches restaient inhabitées.

Je l’ai dit dès le début, on ne trouve dans le Berrichon de notre époque aucun indice de ce qu’il fut jadis. Goûts, industrie, croyances religieuses, tout est changé. À l’esprit d’émigration qui le poussait des bords de l’Indre et du Cher jusqu’à ceux du Tibre, en Palestine, en Tunisie, en France, là où il y avait des Anglais à battre ou des coups à recevoir, a succédé un esprit casanier, un besoin très marqué de vivre et de mourir sous le toit où il est né. Toute nouveauté lui cause un frisson et lui fait prendre en défiance qui lui en parle. Le génie du négoce et d’expansion extérieure qui fut poussé si loin par Jacques Cœur ; la renommée ancienne de ses fers et de ses draps inusables, ont subi une éclipse totale. Certes, l’habitant du Berry n’est pas devenu athée, mais je doute qu’il s’ensevelisse sous les ruines d’une ville, comme il le fît à Sancerre du temps de Calvin, pour ne pas confesser des articles de foi quelque peu contraires à sa conscience. À part de rares et honorables exceptions, le coup d’État de Napoléon III et les proscriptions qui suivirent ne réveillèrent plus en lui l’esprit libéral et frondeur que Louis XI et Louis XIV châtièrent, du reste, plusieurs fois, très cruellement. Comme tous ces changemens ne se produisirent qu’à la fin du siècle dernier, il est permis de les attribuer à la centralisation à outrance qui date du même temps. Au lieu d’une province largement ouverte, le Berrichon ne vit plus devant lui que deux centres administratifs sans grande importance : Châteauroux et Bourges. Les plus ambitieux s’empressèrent de quitter leurs loyers, tellement Paris attire à lui toute lumière qui brille en dehors de son foyer.

Les Berrichons personnifient donc la stabilité, la douceur, une égalité d’humeur qui n’est pas exempte d’un esprit légèrement sceptique, l’indolence insurmontable de l’homme attaché à de calmes habitudes, et chez beaucoup, — chez le paysan surtout, — le labeur obstiné, patient, persévérant, un labeur de bœuf à la charrue, et qu’entretient jusqu’à la mort l’amour de la terre pour la terre elle-même, plus que pour le lucre qui doit en résulter. Depuis une longue continuité d’années, la grêle, les gelées tardives, s’acharnent sur les cultures du Berry ; un orage suffit pour imposer à ceux qui cultivent, de longs mois de privation, et ils n’ont pas un tonique qui les réconforte, car le lopin de vignes qu’ils entourent de tant de soins ne leur donne plus la verrée de piquette qui jadis les soutenait. Chaque année, ils reprennent la charrue, — la charrue sans roue des Romains, — avec une inaltérable résignation ; chaque année, ils taillent leurs ceps de vignes stériles avec la même sollicitude, et cela sans proférer une plainte, sans penser à demander un secours aux apôtres de la protection qui leur font payer le pain plus cher que par le passé, leur rendent la vie matérielle presque impossible. Comme si tous les paysans étaient propriétaires, comme s’il n’y avait pas dans nos campagnes des milliers de journaliers ! Et pourtant, à l’agitateur des villes qui viendrait leur conseiller d’étendre la grève jusqu’à leurs champs, ils montreraient leurs mains calleuses, ils les compareraient aux mains blanches du beau parleur, puis d’un coup d’épaule ils le rejetteraient hors de leur logis. Cette résignation est, en vérité, d’autant plus méritoire, que sans être athées ils ne sont pas religieux et que la foi dans un monde qui les récompensera de leur peine n’est pas ce qui les aveugle. Ils tiennent pourtant beaucoup à leur curé ; et ce serait pour eux une honte indélébile de ne l’avoir pas aux baptêmes de leurs enfans, à leur mariage, ou près de leur fosse quand se termine leur vie de labeur et de misère ; mais ils le gouaillent avec bonhomie en disant de lui à voix basse : « c’est un fainéant. »

Dans les campagnes berrichonnes règne la même antipathie que dans les villes, le même éloignement pour ce qui n’est pas d’un usage antédiluvien ; c’est ainsi que le bain froid, devenu un peu partout un besoin fréquent, est classé par le paysan berrichon au nombre des nouveautés dont il faut se défier. Semer dans une bonne terre autre chose que du froment, le grain sacré, ce serait une profanation dont le ciel le punirait en frappant son champ de stérilité. Malgré un fond d’égoïsme, général je crois, chez tous les gens de la campagne, le paysan de la Vallée-Noire, de la Sologne et de la Brenne a sa poésie à lui, aussi bien dans son langage ancien, mais correct, que dans sa tenue et ses mœurs. Il doit cette qualité innée à ce qu’il vit toujours au grand air, au milieu de champs déserts, de grandes prairies, où paissent, sans bruit et sous la garde d’une pastoure, de grands troupeaux de bœufs et de moutons. La pastoure berrichonne est contemplative, rêveuse, poétique à sa façon, car elle subit l’influence de la nature au milieu de laquelle elle vit depuis le lever du soleil jusqu’au lever de la première étoile du soir. Leur propension à croire aux êtres surnaturels n’en est-elle pas une preuve ? Peut-être n’y a-t-il pas de dérèglement d’imagination, excès d’une aimable naïveté, sans un grand fond de poésie.

Et des traditions antiques, des anciens usages, que reste-t-il ? Dans les cités, rien ; dans les campagnes, bien peu. Il est des fêtes où les habitans des campagnes et des petites villes se rendent en masse à quelque sanctuaire de vierge en renom, soit pour la prier qu’elle daigne faire cesser un fléau, une sécheresse qui brûle les moissons, ou de sauver de la phtisie un enfant chétif et malingre. Jusqu’à présent, depuis bien des siècles, Notre-Dame de Vaudoan est la plus accréditée. La chapelle est située au milieu d’une brande déserte, non loin du château de Briantes, l’ancienne demeure seigneuriale des Beaux Messieurs de Bois-Doré. Elle fut fondée en 1291, pillée en 1569 par les calvinistes, puis restaurée en 1648. Trente et une paroisses y venaient autrefois en procession. Louis XIII délégua trois gentilshommes de sa cour pour y faire à son intention un pèlerinage.

La fête champêtre de la Gerbaude qui ne se célèbre plus que chez les fermiers riches, tellement le vin est devenu rare, est une réminiscence des fêtes de Cérès, car c’est une gerbe de blé que l’on y glorifie. On entoure cette gerbe dorée par le soleil, de rubans et on la couronne de fleurs ; puis, au pas lent des bœufs, quand du ciel parsemé de claires et pâles étoiles descend le crépuscule sur la plaine embrasée, que les buissons qui bordent le chemin poudreux s’emplissent d’un bruit d’insectes aux élytres frémissantes, les moissonneurs et les glaneuses accompagnent en chantant la gerbe sacrée, la gerbe bénie, jusqu’à son entrée dans la ferme. On la place au centre de la cour, debout, non loin de la table sur laquelle sera servi le dernier souper de la moisson ; et malgré la fatigue des longues journées de travail, les fins chanteux du village entonnent alors à tour de rôle, et parfois jusqu’à l’aube, leurs airs d’amour et de guerre.

Les mariages et les funérailles ont encore un caractère tout particulier. Pour la célébration des premiers, il est d’usage que les grands-parens dépensent en deux ou trois jours de noce presque la totalité de leurs économies. Une cérémonie singulière, celle du chou, est encore pratiquée dans les villages de la Vallée-Noire, et l’allégorie en est, il me semble, un hommage rendu aux vertus villageoises. Les invités, en poussant des cris joyeux, se rendent dans un verger ; là, au son du violon et de la cornemuse, ils s’efforcent d’en arracher le plus plantureux, le plus pommé de tous les choux. C’est un labeur inouï autour de la tige, des contorsions incroyables, des accès de fureur comique, et pourtant le chou, quoique un peu abîmé, semble tenir à la terre par des racines d’acier. Survient un vieillard qui, avec des lunettes énormes sur le nez, après l’avoir lentement examiné, déclare gravement qu’il n’y a qu’une paire de bœufs qui puisse l’arracher de terre. L’attelage est amené, et alors, au milieu des cris étourdissans, l’opération finit par s’achever heureusement. Le chou enrubanné est porté sur le toit sous lequel doivent vivre les époux. Ce n’est pas fini : la maison de la fiancée doit être prise en quelque sorte d’assaut. La jeune femme, enfermée avec ses parens, écoute son fiancé qui, piteusement, chante du dehors, devant la porte close :

       Ouvrez la porte, ouvrez,
       Mariée, ma mignonne !
J’ons de beaux rubans à vous présenter,
Hélas ! ma mie, laissez-nous rentrer.


À quoi elle répond :

       Mon père est en chagrin,
       Ma mère en grand’tristesse ;
Moi, je suis une fille de trop grand prix
Pour ouvrir ma porte à ces heures-ci.


Il y a plusieurs variantes, et lorsque, dans le couplet final, le fiancé dit :

J’ons un beau mari à vous présenter,


alors la porte s’ouvre.

L’air de ces paroles est fort beau et empreint d’un grand sentiment de tristesse. Non moins joli est celui dont est accompagné le bouquet offert à la mariée par ses demoiselles d’honneur. En voici les paroles d’une simplicité charmante ; elles se chantent aussi, m’a-t-on dit, fréquemment en Bretagne, d’où elles viennent peut-être :

Prenez ce beau bouquet que ma main vous présente ;
Cueillez-en une fleur pour vous faire comprendre,
Que toutes vos couleurs comme elle passeront…

Pour aujourd’hui, la belle, ici, tout vous adore ;
Demain, il se peut bien que cela dure encore ;
Après-demain, la belle, il n’y faut plus songer !..

La cérémonie des funérailles chez les pauvres gens de la campagne a conservé son antique simplicité, et, de plus, un usage dont l’origine me semble bien ancienne. Il m’est souvent arrivé, en parcourant les plaines de la Vallée-Noire, de me croiser avec une charrette tirée par quatre jeunes bœufs, n’ayant d’autre charge qu’un cercueil en bois blanc, sans drap mortuaire et sans couronne d’aucune sorte. C’était un convoi de paysans que les fils du défunt, l’aiguillon à la main, et sa veuve, drapée dans une mante noire, le capuchon baissé, conduisaient à sa dernière demeure. À chaque croisement de voies, en Berry, s’élève invariablement sur un tertre gazonné une grande croix de bois ; là, le cortége funèbre s’arrête, des cierges s’allument, des prières sont dites, puis l’un des assistans dépose au pied de la grande croix rustique une autre petite croix minuscule faite de copeaux grossièrement taillés. Aux carrefours les plus fréquentés, l’amoncellement de ces offrandes pieuses, les unes toutes blanches encore, les autres vermoulues, est considérable. Et il en est toujours ainsi, là où quatre chemins se croisent, et jusqu’à la pierre des morts qui se trouve placée devant chaque église de village ; pierre moussue sur laquelle, depuis un temps immémorial, les corps sont déposés jusqu’à l’arrivée du prêtre. Que signifie cette coutume que l’on m’a dit être fort ancienne ? Est-ce pour recommander le défunt aux prières des passans ? Est-ce le dernier hommage rendu par le cultivateur qui n’est plus, à ces grandes croix dont les bras semblent bénir l’immense plaine, où, lui, le front baigné de sueur, et ses bœufs haletans, ont tant de fois creusé le sillon, et vers lesquelles il s’est pieusement tourné, comme les moissonneurs de Millet, à l’heure de l’angélus ? C’est un spectacle qui émeut, surtout en hiver, lorsque la bise souffle glacée sur les guérets, que le convoi se profile à l’horizon, ou marque d’un point sombre la plaine couverte d’une neige immaculée.

L’autre usage me semble remonter à une haute antiquité. Une écuelle est placée sur les tombes dès qu’elles ont été nivelées par la pelle du fossoyeur ; l’écuelle est vide, il est vrai, mais n’a-t-elle jamais contenu l’obole ou les grains de froment si souvent trouvés dans les anciens tombeaux ?

IV. — LE PAYS DES BITURIGES : DE JULES CÉSAR À CHARLES MARTEL.

Je me garderai bien de flatter la douce manie des historiens du Berry en répétant en leur docte compagnie que leurs ancêtres étaient presque antédiluviens. Il faut laisser aux fossiles ces origines par trop prétentieuses. C’est déjà bien assez de redire à la suite de Tite-Live que, sous le règne de Tarquin, les Gaulois Bituriges étaient prépondérans dans la Gaule celtique, et lui imposaient ses rois. L’un de ces monarques, Amigat, dominait précisément sur la Gaule, lorsque Tarquin était roi de Rome. Ce qui paraît hors de doute, c’est que la ville de Bourges, appelée Avarich par les Gaulois, Avaricum par César et l’historien Tite-Live déjà nommé, fut fondée avant qu’il ne fût question dans le monde de la Grèce et de l’empire romain. C’est déjà très beau.

Tellement peuplée était la Gaule celtique, qu’Amigat envoya deux enfans de sa sœur, Sitçovôse et Bellovèse, fonder au loin des colonies. Au dire de Plutarque, le premier conquit la Bohême, la Bavière, l’Autriche et la Souabe. Ce qu’il y a de consolant pour notre Gaule, c’est que ce seraient les descendans de ces émigrans qui, sous le nom de Francs, vinrent chasser les Ostrogoths, alors maîtres du pays dont ces mêmes Francs tiraient leur origine. Quant à Bellovèse, il franchit les cimes neigeuses des Alpes, conquit la Ligurie, bâtit les villes de Milan, Bologne et Brescia, et s’illustra par les exploits dont Tite-Live a laissé le récit. Jules-César, en s’emparant longtemps après de la Gaule, ne fit qu’user de représailles et venger Rome du sac qu’en firent nos ancêtres. Rien ne change, l’histoire se répète.

De toutes les colonies que fondèrent les Bituriges, ainsi que l’auteur des Commentaires désigne les habitans d’Avaricum, une des plus intéressantes à signaler est assurément celle qui s’éleva sur les bords de la Gironde et qui n’est autre chose que Bordeaux. Ces Bituriges fuyant, dit M. de La Thaumassière, la colère de leur vainqueur, — ils avaient brûlé vingt de leurs villes pour affamer les Romains, — appelèrent Burdigala la nouvelle cité, et ses habitans prirent le nom de Bituriges Vivisci ou Vibisqiies pour se distinguer de leurs frères restés en Berry, et que l’on nommait Bituriges Cubi ou Cubes.

C’est notre grand héros, Vercingétorix, qui avait conseillé aux chefs gaulois de brûler les villes et les villages, ne pouvant être défendus. Avaricum, la cité la plus importante de la province, devait être également livrée aux flammes ; mais ses habitans supplièrent qu’on ne la détruisît pas, jurant de la défendre jusqu’à la mort. Les marais et les petits cours d’eau qui l’entourent faisaient espérer que César renoncerait à l’assiéger. Il n’en fut rien. La ville fut prise après un siège long et douloureux ; le vainqueur, incapable de pitié et désireux de venger ses soldats vaincus à Chartres et à Orléans, en passa les habitans au fil de l’épée. Les femmes, les enfans ne furent pas épargnés ; huit cents des assiégés échappèrent au massacre en prenant la fuite dès que les troupes romaines entrèrent triomphantes dans la ville. Ils allèrent fonder Burdigala.

La prise de Bourges remettait sous la domination de Rome le pays comprenant la vaste presqu’île que forment l’Allier, la Loire et la Vienne. Les tribus gauloises ayant l’habitude de circonscrire leurs territoires d’après des limites physiques, montagnes, fleuves, forêts ou mers, on en a conclu, non sans une grande apparence de raison, que les Bituriges Cubiens s’étaient fixés dans le sinus tracé par ces trois cours d’eau.

Jules-César avait fait de la Gaule conquise trois divisions : la Belgique, la Celtique et l’Aquitaine. Après lui, son neveu et son héritier Auguste en forma quatre provinces appelées Narbonaise, Lyonnaise, Belgique et Aquitaine. Les limites de celle-ci, qui primitivement n’allait que des Pyrénées à la Garonne, se prolongèrent jusqu’à la Loire, et pour toujours, par suite de ce changement, les Bituriges passèrent de la Gaule celtique à l’Aquitaine agrandie. Cette Aquitaine fut elle-même partagée en deux gouvernemens ; l’un appelé la première Aquitaine, avec les cités des Arvernes, des Ruthènes, des Cambiovicenses, des Cadurques, des Lemovices, des Gabales et des Vellaves, avait Avaricum pour capitale ; l’autre, ou la deuxième Aquitaine, se composait des Bituriges Vivisci, fondateurs de Burdigala ou Bordeaux. Les Santons et autres tribus gauloises de l’ouest n’entrant pas dans notre sujet, nous n’avons pas à en parler.

Il faut faire remarquer qu’au ive siècle de notre ère, sous le règne d’Honorius et sans que le sénat et le peuple romain fussent consultés, la Gaule se divisait déjà en deux parties moralement bien distinctes ; divisions naturelles, dues simplement aux différences qui ne pouvaient manquer de se produire chez un grand peuple dont une partie habitait au sud et l’autre au nord ; dont l’un, celui de la langue d’oc, était un pays de droit écrit ; l’autre, langue d’oil, un pays de droit coutumier.

Le pays, habité par les Bituriges Cubiens, placé sur la rive gauche de la Loire, eût dû, par sa situation, être compris dans la langue d’oc, mais à la suite de longues et sanglantes luttes, il fut dominé par son antagoniste et voisin du nord, lequel, toutefois, ne se l’assimila jamais entièrement. Le christianisme, si pur et si puissant en Gaule à l’époque gallo-romaine, se conforma aux circonscriptions civiles qui délimitaient le territoire. La première Aquitaine fut donc une province ecclésiastique ; son évêque habhait la citémétropole des Bituriges, et, de même que le magistrat romain qui commandait à la province avait ses lieutenans hors de la capitale, de même, l’évêque d’Avaricum, qui ne prit qu’au ixe siècle le titre d’archevêque, avait ses vicaires à Clermont, Rodez, Albi, Cahors, Limoges, Le Puy et Mende. Partout où s’élevait un sanctuaire et un monastère, une église, se formait aussitôt un centre de population chrétienne. Comme le dit avec raison M. Raynal dans son Histoire du Berry, l’élément communal ne fut que la transformation de l’élément religieux, et ce qui le prouve victorieusement, c’est que les départemens du Cher et de l’Indre ne réunissent encore, de nos jours, pas plus de communes qu’il n’y a de paroisses.

En dépit de l’oppression qui pesa sur les Gaules sous le règne de Tibère, les Bituriges, qui n’avaient été déclarés que peuples libres quand les Éduens étaient autorisés à se dire alliés ou frères des Romains, sollicitèrent de l’empereur Glaude l’honneur d’être appelés à remplir des fonctions publiques. Malgré la vive opposition des patriciens, opposition dont Tacite nous a transmis le récit émouvant, leur demande fut agréée, et l’on vit les descendans de Brennus entrer, non en vainqueurs cette fois, mais en citoyens dans un sénat où figuraient les plus grands noms de la république et de l’empire. Pour que l’assimilation fût entière, les Gaulois, après un peu de résistance, se prêtèrent aux volontés de leurs vainqueurs en érigeant, dans les sanctuaires des druides impitoyablement persécutés par César, non-seulement des statues aux divinités de la Grèce et de Rome, mais encore en rendant des honneurs divins aux empereurs. À Avaricum, un collége de prêtres d’Auguste fut fondé, et l’un des desservans ne craignit pas de diviniser Drusilla, cette sœur incestueuse de Caligula dont il avait fait sa concubine. À Nîmes, une délégation du sénat biturige prit part à la dédicace de temples où Iris, Vesta, Diane et autres divinités du paganisme devaient être honorées.

Teutatès s’était éclipsé devant le Jupiter tonnant des Romains ; celui-ci allait disparaître à son tour à la voix de quelques humbles pêcheurs d’Orient qui ne demandaient aux hommes de bonne volonté que l’amour du prochain et le mépris des richesses.

Entre temps, le pays jouissait d’une véritable prospérité ; des voies s’ouvraient, permettant aux Gallo-Romains du Centre de trafiquer avec leurs frères du Nord et du Midi, de l’Est et de l’Ouest. Sous ce rapport, le pays des Bituriges Cubiens fut vraiment favorisé. Une voie romaine communiquant avec le pays des Lemovices le traversait, en passant par Argenton, — Argentomagus, jusqu’à Saint-Satur. Une autre voie débouchait du pays des Arvernes, entrait par Neris, — Aquœ Neri, chez les Bituriges, pour gagner Nouhant-le-Fuselier, l’ancien Noviodunum Biturigum, mais toujours en traversant la capitale. Une route qui partait du pays des Lemovices entrait en Berry par Château-Meillant, — Castrum Mediolanum, allait rejoindre, non loin de Bourges, la grande voie des Arvernes. Elle desservait Ardentes, Alerea, et Saint-Ambroix-sur-Arron, l’ancien Ernotrum. Une autre route qui partait de Bourges et qui allait finir à Tours, — Cœsarodunum, en touchant à Gabris ou Chabris, suivait les rives du Cher jusqu’à Thezée ou Tasciaca. La voie à Augustodunum, — Autun à Bourges, passait l’Allier non loin de sa jonction avec la Loire, et traversait Dunum, — le Dun-le-Roi de nos jours.

Il est resté des traces nombreuses de ces travaux des Romains, mais les guerres dont on lira plus loin le résumé empêchèrent leur entretien et, depuis de longs siècles, ces voies magnifiques et ingénieusement ouvertes sont restées sans utilité.

La vigne, introduite par l’empereur Probus, vint s’ajouter aux blés, aux lins, aux fers et à l’élevage des bêtes à laine qui enrichissaient agriculteurs et industriels. Cette culture devint tellement importante par la suite, que ceux qui s’en occupaient formèrent une puissante corporation dite des Vignerons. Jamais viticulteurs d’aucun pays ne furent plus sollicités par les Berrichons politiques de toute nuance que les vignerons du Berry.

C’est au temps de cette prospérité qu’Avaricum se transforma en Bilungum, S2ins autre motif visible que celui d’être en rapport avec le nom de ces habitans. Un forum, un théâtre, des temples, des arènes, attestent son importance, ainsi que celle d’autres localités et plus particulièrement Château-Meillant. Les Romains, pour rendre la voix de leurs acteurs plus sonore, élevaient la scène de leurs théâtres sur des amphores vides. Un amoncellement d’amphores à Château-Meillant en a conservé l’ingénieuse disposition.

L’empire romain, se sentant menacé de tous les côtés par l’approche des Barbares, et voulant enlever le plus possible de leurs richesses aux pays qui allaient lui échapper, pressura si fortement les Gaulois, et en particulier les Bituriges, que ceux-ci, sous le nom de Bagaudes, se mirent à piller leurs voisins. Que les provinces fussent ruinées par les Romains ou les Ostrogoths, le résultat n’était-il pas le même ? C’est alors que les citoyens de Bourges, craignant pour leurs richesses, entourèrent leur ville d’épaisses murailles ; elle n’en fut pas moins submergée sous le flot des Barbares, et les aigles romaines, après avoir plané pendant cinq siècles sous le ciel de la Gaule, disparurent à jamais.

En l’an 475, les Visigoths, sous la conduite d’Euric, occupaient tout le pays situé entre le Rhône, la Loire et les deux mers. Le Berry et l’Auvergne tombèrent en leurs mains. Il serait injuste de ne pas dire, à l’honneur de la seconde de ces provinces, qu’elle ne fut pas vaincue, mais cédée par Rome aux envahisseurs. L’Auvergne fut héroïquement défendue par Ecdicius, fils d’Avitus, beau-frère de Sidoine-Apollinaire, le grand évêque de Clermont. Peut-être en eût-il triomphé ou les eût-il lassés, si l’empereur Nepos, pour sauver ce qui lui restait de la Gaule, ne leur eût cédé le territoire des Arvernes. Que devint le Berry sous leur domination ? Tout ce que l’on sait, c’est qu’il fut paisible et que le Visigoth Victorius, duc et gouverneur des sept cités de la première Aquitaine, persécuta les Bituriges pour être restés fidèles à la mémoire et à la grandeur de Rome.

La victoire de Tolbiac, où Clovis fut secondé par les évêques de la Gaule, qui voyaient en lui le soldat désigné par Dieu pour combattre les Ariens, plaça le Berry sous la domination des Francs.

À la mort de Clovis, la province fut-elle donnée à Clodomir et à Théodoric, deux de ses fils ? C’est un point difficile à affirmer et qui importe peu aujourd’hui. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’en 558 elle fut au pouvoir de Clotaire, roi de Soissons, qui gouvernait dans les Gaules toutes les possessions des Francs. À Clotaire succède son fils Gontran, qui, quoique d’humeur peu batailleuse, versa à flots le sang des Berruyers, — on ne disait pas encore Berrichons, — pour défendre son héritage contre ses frères et ses alliés les ducs de Toulouse, de Poitiers et de Bordeaux.

Le règne de ce roi, qu’on appela, — je ne sais pourquoi, — le règne du bon roi Gontran, ne fut qu’une série de guerres sanglantes et d’expéditions lointaines. Jamais l’esprit d’aventure ne s’était manifesté en Berry et ne s’y manifesta aussi complètement qu’alors, et l’on se demande à quelle source féconde il pouvait retremper ses forces et renouveler le sang de ceux qui s’épuisaient à le défendre. Heureusement pour le bon Gontran, qu’il s’était entouré de prêtres et de Gallo-Romains qui lui inculquèrent des idées d’ordre, idées fort rares chez un descendant de rois dont toute la logique consistait à se battre vaillamment et à frapper fort.

Bourges devint un comté comme l’étaient déjà plusieurs grandes villes de France. C’était une création de Clovis, et ceux qui portaient le titre de comte étaient à la fois chefs civils et militaires. Leur diplôme d’institution leur enjoignait de garder envers le chef souverain une foi entière et inviolable, « de faire vivre dans la paix et le bon ordre, sous leur autorité, les hommes habitant dans les limites de leur juridiction, soit Francs, soit Romains, soit de toute autre nation quelconque ; de se montrer les défenseurs spéciaux des veuves et des orphelins ; de réprimer sévèrement les crimes des larrons et des autres malfaiteurs, afin que le peuple, trouvant la vie bonne sous leur gouvernement, se réjouisse et se tienne en repos ; et enfin, de verser chaque année exactement dans le trésor royal ce qui revenait au fisc. » La conclusion n’est-elle pas toujours la même et de tous les temps ?

Le diplôme n’empêcha pas les nobles comtes d’amasser de scandaleuses richesses : ayant tous les pouvoirs, ils en abusaient, et ce n’était guère qu’auprès des hauts membres du clergé ou de ce qui avait survécu à l’organisation des municipalités romaines, que les opprimés trouvaient aide et protection. Du reste, les rois francs ne réussirent pas toujours à maintenir les impôts qui avaient pesé sur les Gallo-Romains tant que le pouvoir de Rome avait duré. Les Francs eux-mêmes n’en voulaient pas payer, mais ils supportaient des charges assez sérieuses, telles que le service militaire et les dons qu’il fallait faire aux chefs lors des assemblées annuelles, ou bien à l’occasion de naissances, mariages et droits régaliens. Si les impôts romains avaient cessé pour tous, les cités, pour subvenir à leur entretien et à la conservation de leurs remparts, avaient transformé ces impôts en charges municipales. Les agens du fisc, qui surnagent toujours, même après les plus horribles naufrages, s’agitèrent si bien pour faire un recensement de gens taillables et corvéables, qu’ils réussirent à dresser des rôles de contribution. Mais, quand dans leur ardeur fiscale ils voulurent y comprendre les ecclésiastiques, les évêques intervinrent auprès du roi Dagobert, alors régnant, et telle fut leur influence, que le débonnaire monarque, effrayé des menaces de mort subite, — accidente ! — dont un pieux ermite le menaça, ordonna de déchirer les rôles, et qu’à l’avenir, pour conjurer toute surprise désagréable, le peuple de Bourges fût mis à l’abri de n’importe quelle exaction. On suppose bien que cette protection des princes de l’Église s’étendait sur la noblesse sénatoriale et d’épée, ainsi que sur les familles dont les membres avaient rempli de hautes fonctions. Les deux états, noblesse et clergé, qui devaient se détacher un peu plus tard si nettement du tiers-état, commençaient à se concerter et à se prêter une mutuelle assistance.

Comme il n’y avait pas d’officiers publics, ou, pour être plus clair, de notaires, et que, dans les pillages et les incendies, les titres de propriété disparaissaient souvent, voici la formule au moyen de laquelle ceux qui les avaient perdus faisaient rétablir leurs droits. Elle est extraite de la bibliothèque des chartes. « Les lois permettent que, toutes les fois qu’on a perdu ses titres de propriétés ou autres, soit par le fait d’un adversaire, soit par quelque accident, ce malheur reçoive de la publicité ; c’est pourquoi, excellent défenseur, ou vous, curie publique, composée des clercs de saint Étienne et des hommes magnifiques de la cité de Bourges, moi qui demeure dans le pays du Berry et qui vous suis soumis, je viens vous supplier qu’après les trois jours d’affiches, formalité que j’ai observée suivant la coutume, votre bonté m’autorise à établir ce qui était contenu dans mes titres, afin que la loi soutienne et protége les stipulations au lieu de les faire périr. »

Il résulte de ce document qu’il y avait en Berry, sous la première et la seconde race, une curie, des défenseurs, et que Bourges, par ses institutions, était presque encore romaine. Il y avait, en outre, une noblesse gallo-romaine, toujours puissante, même en présence des Francs victorieux, parce que dans cette noblesse se recrutait le clergé. On ne sait rien de notre province au temps des rois fainéans et des luttes des maires du palais de la Neustrie et de l’Austrasie. Toutefois, il semble avéré que dans le gouvernement des villes par les notables, les « hommes magnifiques de la cité, » magnifici viri civitatis, restèrent investis d’une juridiction à laquelle une royauté soupçonneuse, jalouse de ses priviléges, devait bientôt porter atteinte.

V. — DE L’EMPEREUR CHARLEMAGNE À HUGUES CAPET.

Au VIIe siècle, le Berry fit partie du royaume de Bourgogne, Clovis II ayant hérité de son père Dagobert, lequel avait lui-même reçu de Clotaire II toutes les possessions des Francs dans les Gaules. Mais trop de sympathies, trop de liens, le rattachaient aux provinces du Midi pour qu’il ne s’abandonnât pas au duc Eudes, dès que celui-ci, par suite de conquêtes et d’insurrections, fut devenu le maître de la seconde Aquitaine. Sans les Sarrasins, qui le vainquirent près de Bordeaux, et qui, très probablement, dévastèrent le centre de la France, peut-être eût-il triomphé de Charles-Martel, avec lequel il se mesura plusieurs fois, Celui-ci, après avoir rejeté de l’autre côté du Rhin Saxons, Bavarois, Allemands et Suèves, alors races pillardes, toujours disposées à chercher fortune hors de chez elles, dut accourir dans les plaines de Poitiers pour y anéantir l’armée d’Abd-el-Rhaman. Eudes mort, les fils de Charles -Martel, Pépin et Carloman, triomphèrent aisément des héritiers du duc Eudes. « Pépin le Bref, dit un chroniqueur, arriva devant Bourges avec la nation entière des Francs. » Il s’en empara après un siége pénible ; il y fit construire un palais, afin de bien établir que cette ville serait désormais le point d’où les rois carlovingiens surveilleraient et contiendraient les anciennes provinces ennemies. On suppose que cette habitation, dont il ne reste aucun vestige, lut construite non loin des remparts gallo-romains, là où, plus tard, s’éleva le palais des rois de la troisième race, et où fut édifiée, au commencement du xive siècle, la magnifique résidence de Jean duc de Berry. La reine Bertrade séjourna longtemps à Bourges, et Pépin, son époux, y tint une de ces assemblées de la nation franque auxquelles, tous les ans, assistaient les évêques, les ducs, les comtes et les grands bénéficiers. On y discutait les mesures politiques et militaires, les lois futures, les traités ; on y arrêtait encore les plans de la guerre, qui, presque toujours, éclatait à la suite de ces réunions tumultueuses.

Le règne de Charlemagne amena la paix un peu partout, ainsi que la prospérité qui toujours en résulte. Avant de disparaître de la scène du monde, le grand monarque avait compris la nécessité de donner à la seconde Aquitaine une organisation différente de celle qui fonctionnait dans les autres parties de son immense empire, et, à cet effet, il l’érigea en royaume, avec Toulouse pour capitale. C’est alors, aussi, que se forma le royaume de France, lequel subsista, presque sans modification, jusqu’à la fin du moyen âge. Il fut fondé par suite du traité de Verdun conclu, en l’année 843, entre les trois fils de Louis le Débonnaire. Les limites du royaume naissant allaient, à Fest, jusqu’à la Meuse et l’Escaut, et elles ne dépassaient, sur aucun point, la Saône et le Rhône jusqu’à ses embouchures ; à l’ouest, ses limites ne différaient pas beaucoup de celles de la France d’aujourd’hui. Quant à la puissance de son roi, c’est tout différent : elle ne s’exerçait qu’entre la Seine et la Loire, de Paris à Orléans. Ce qui sauva la France des dissensions qui ensanglantèrent l’Angleterre, l’Allemagne et l’Italie, toujours convoitée, ce qui fit son admirable unité, « c’est, dit Michelet, la transmission invariable de la couronne dans la ligne masculine ; elle a donné plus de suite à la politique de nos rois ; elle a balancé utilement la légèreté de notre oublieuse nation. »

À la mort de Charlemagne, ses fils indignes couvrirent ses vastes États de ruines, et le Berry dut passer par toutes les calamités de la guerre civile. Il y eut une succession d’abord lente, puis très rapide, de rois de France. En 840, c’est Charles le Chauve ; en 877, c’est un fils de ce Charles, Louis le Bègue ; en 879, c’est Louis III et Carloman ; en 884, Charles le Gros et Eudes, de la famille capétienne, en 887. De tous ces rois, il n’y en a qu’un intéressant le Berry, car il en fut le fléau. Louis le Bègue ayant à y venger la mort de l’un de ses comtes assassinés, il s’y précipita en fou furieux, en opprima les habitans, démolit sanctuaires et églises, et abandonna Bourges aux horreurs de la famine. Comme si ce n’était pas assez de ces calamités, les Normands remontent le cours de la Loire, poussent jusqu’à Clermont et surprennent Bourges, qu’ils pillent et qu’ils reviennent incendier dix ans après. Eudes, duc de France et comte de Paris, fils de Robert le Fort, était seul en mesure de combattre ces pillards ; les seigneurs qui, plus tard, devaient le proclamer roi, le secondèrent dans cette lutte dont il sortit victorieux. Le comte de Bourges et d’Auvergne, Guillaume le Pieux, loin de se joindre au vaillant comte de Paris pour combattre les hommes du Nord, eut l’idée étrange de lui faire opposition. Nouvelles luttes à la suite desquelles Guillaume mourut, et, avec lui, le dernier comte de Bourges. La féodalité, déjà puissante, va se développer davantage et créer en Berry un nombre considérable de centres seigneuriaux. Comment en eût-il été différemment ? Les terres de cette province, placées entre ce qu’on appelait alors la France et l’extrémité de l’Aquitaine, sans repos exposées aux influences rivales du Nord et du Midi, ne pouvaient que très difficilement s’ériger en un fief unique et puissant, et, seules, se défendre contre les entreprises de voisins ambitieux.

L’hérédité des offices royaux et des bénéfices, qui avait créé la féodalité, contribuait aussi de plus en plus au développement de celle-ci. Au début, ces offices et bénéfices, donnés à vie, devinrent par la suite héréditaires. Charles le Chauve dut s’incliner, bien à contre-cœur, devant leur douteuse légitimité. La féodalité ne sut ni se contenir ni se gouverner. Ce qui la perdit, ce ne furent point les spoliations commises sur d’impuissans vassaux, mais les dissensions qui éclataient entre seigneurs au sujet de leurs domaines, à leur manque d’unité et à la trop fréquente mise en pratique de cette maxime indigne : la force prime le droit. C’est au moment où elle s’accroît en force et en nombre, aux ixe et xe siècles, que s’élevèrent ces manoirs, donjons, châteaux-forts, forteresses, dont j’ai parlé au début. Les bords inégaux de l’Anglin et les rives autrefois boisées de la Creuse en furent hérissés. Tout seigneur, faible ou puissant, voulait posséder un refuge inabordable où il pût garder le fruit de ses rapines et se tenir à l’abri de représailles. Les environs en dépendaient : terres, offices, chasses, péages, foires, mouture du blé, cuisson du pain et autres droits seigneuriaux. Tellement nombreux devinrent ces nids à vautour que Charles le Chauve se vit obligé d’en ordonner la démolition.

Défense vaine et qui resta lettre morte devant le mouvement qui portait la féodalité du Berry à ne reconnaître aucun maître et à ne subir aucune loi. Ferons-nous l’historique de ces luttes ? Rien ne serait sans doute plus dramatique, comme aussi plus monotone. Disons pourtant que les hobereaux rapaces ne parvinrent pas toujours à faire disparaître en leur faveur la liberté native des héritages, ou, comme on disait alors, « la présomption d’allodialité. » Au nord de notre première France, on disait : Nulle terre sans seigneur. Passé la Loire, la maxime était : Nul seigneur sans titre. Les seigneurs de Boibelle, en Berry, qui disaient ne tenir leur principauté que de Dieu, de leur épée et du lignage, gardèrent ïdur indépendance absolue jusqu’à Louis XV. Et cependant, que de redoutables voisins les menaçaient ! Comme l’a dit un historien en parlant de cette seigneurie de Boibelle, « elle maintint son indépendance, comme quelquefois un petit oiseau s’échappe plus aisément des prises du grand oiseau de proie par sa modicité. » Le prince de Boibelle battit monnaie jusqu’au xviiie siècle ; il avait ses soldats, réglait ses impôts, et Louis XIV lui-même respecta tous ces droits. Quand, en 1766, Louis XV devint propriétaire de Boibelle et de l’Henrichemont actuel, il fut convenu que leurs habitans seraient exemptés de contributions pendant quinze ans.

Aux comtes de Bourges succédèrent des vicaires et des vicomtes, lesquels n’avaient été jusque-là que des officiers subalternes. Ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’ils s’attribuèrent ces hauts titres sans l’investiture royale. Des individus chargés d’emplois fort divers étaient sous leurs ordres. Comme les rois, ils avaient leur chancelier, leur sénéchal, leur bouteiller et leur viguier ou voyer, chargés de la justice et de la police. Il y avait également des vicaires et des prévôts qui prélevaient certaines amendes et exerçaient les droits de justice au nom de la vicomte, preuve qu’il y a avait un tribunal ou une cour de ce nom. Elle était composée de notables habitans, de nobles vassaux, et des personnages éminens du clergé. En 1262, le parlement de Paris devait décider que telle serait la composition des assises de Bourges et qu’elles auraient autorité pour juger les nobles. Le parlement ne faisait que confirmer probablement ce qui se pratiquait depuis l’origine des comtés.

On trouve des seigneurs du nom de Bourbon dans les premiers viguiers de Bourges, et, comme ils en remplirent longtemps les fonctions, il est permis de supposer que l’origine de leur fortune est due aux droits qu’ils percevaient sur les denrées et marchandises qui entraient dans la ville, sur les filles folles de leur corps, les duels, les gages que se donnaient les créanciers et jusque sur l’alignement des maisons et des rues. On cite parmi les grands vassaux de la vicomte de Bourges, les seigneurs de Dun sur Auron, ceux de Méhun sur l’Yèvre où mourut Charles VII ; au nord, sur les bords de la Loire, les seigneurs d’Aix d’Angillon, de la Chapelle, de Menetou, de Château-Gordon, de Saint-Satur, de Concressault, d’Argent et d’Aubigny. Par suite d’alliances, les sires de Sully-sur-Loire se mêlèrent aux familles nobles du Berry. De celles-ci, je ne parlerai que lorsqu’elles joueront un rôle dans l’histoire de la féodalité berrichonne. Leur réputation n’était pas toujours des meilleures. C’est ainsi qu’à la fin du Xe siècle, un seigneur Herbert de Seuly, possesseur d’immenses biens dans le Berry, ne se rendit fameux que par le grand nombre d’abbayes dont il s’empara par dol et violence. C’était sa spécialité. Il ne se bornait pas à piller ce qu’il y avait de bon à prendre dans le voisinage de son château, il allait, jusqu’aux rives de la Saudre, enlever à l’abbaye de Saint-Sulpice de Bourges une église ! Elle resta dans la famille d’Herbert, jusqu’à ce que la veuve et les enfans d’Archambaud de Sully, torturés par les remords, l’eussent restituée à son propriétaire. Par église, il faut entendre les terres qui en dépendaient, les redevances, le cens, les dîmes, les offrandes, les sépultures, les baptêmes, les relevailles des femmes en couche, la bénédiction des noces, la visite des malades, les confessions, la veillée auprès des morts, en un mot, ce qu’on appelait alors un fief presbytéral. C’était une excellente mine dont beaucoup de grands seigneurs enlevaient l’exploitation aux abbés et aux moines. Grâce aux flammes de l’enfer dont les religieux menaçaient ceux qui les dépouillaient, il y avait parfois restitution, comme ce fut le cas pour l’église dérobée par Herbert ; le prêtre, alors, faisait insérer dans l’acte de restitution d’effroyables malédictions contre ceux qui en méconnaîtraient la légitimité ; puis il prenait l’engagement de faire dire des messes à perpétuité pour le repos de l’âme repentante, d’inscrire son nom sur l’obituaire du couvent et de lui donner une sépulture dans un lieu couvert et sanctifié. Les dalles sous lesquelles dorment dans de très vieilles basiliques tant de morts aux épitaphes élogieuses peuvent bien ne recouvrir parfois que des sujets peu dignes de vénération.

Sur la rive gauche de l’Indre, en face de ce qui est aujourd’hui Châteauroux, à l’époque lointaine où nous sommes encore, il y avait une autre seigneurie du nom de Déols, et qui fut la plus puissante du Berry. L’origine des seigneurs de ce nom remonterait jusqu’à un sénateur romain du nom de Léocade, qui s’allia à une des plus grandes familles de la Gaule vaincue. L’un d’eux, Ebbes le Noble, à son retour de Jérusalem, avait fondé dans l’enceinte de son propre palais un monastère qui fut suivi de l’édification d’une abbaye célèbre du nom de Saint-Gildas. La cérémonie de fondation du monastère eut lieu en 917, en présence du duc de Guyenne, le vieux Guillaume. Il n’en reste plus aujourd’hui, ainsi que de l’abbaye, que des ruines superbes. Noblesse obligeait à Déols, et ce serait vainement que dans la longue lignée de ses seigneurs, dont le cri de guerre était Hierusalem ! Hierusalem ! on chercherait un mécréant du genre d’Herbert. Ce fut Ebbes le Noble qui repoussa une invasion de Magyars chassés par je ne sais quelle tourmente de Hongrie jusqu’en Berry. Il les battit à Châtillon-sur-Indre, à Loches, puis à Orléans. Son fils Radulf ou Raoul, craignant que l’animation guerrière qui régnait au siège de sa résidence ne troublât les moines du monastère, le leur abandonna, pour construire sur la rive opposée de l’Indre, à un kilomètre de Déols, un château-fort qui prit le nom de Château Raoul, et dont nous avons fait Châteauroux. Ses fossés aux épaisses murailles, ses fenêtres étroites, sa toiture élancée et pointue, ses mâchicoulis largement ouverts, donnent bien l’idée de l’architecture féodale de ce temps-là. Le dernier abbé de l’abbaye de Déols se nommait Piau ; il mourut en 1622. Henri II, prince de Condé, fit séculariser cette abbaye, ou pour mieux dire, il la fit supprimer par le pape Grégoire XV, pour mieux s’emparer des biens immenses dont elle se composait. Quant au dernier seigneur de Déols, Raoul VII, il mourut à Ravenne, à son retour de la terre-sainte. Ses deux fils s’étaient noyés en chassant sur l’étang de Grammont, situé dans la forêt de Châteauroux, et c’est à la suite de cette double catastrophe que leur père, au désespoir, avait entrepris son voyage en Palestine. Denise, sa fille, âgée de trois ans, hérita de biens immenses, qui s’étendaient du Cher à la Gartempe, un affluent de la Creuse, et comprenant presque tout le Bas-Berry. Au sud-est, ils passaient le Cher pour se prolonger sur sa rive droite. C’était un héritage de roi. Henri II, d’Angleterre, prit d’office la tutelle de Denise. On verra plus loin, par les prétentions que Philippe-Auguste éleva au sujet de cette tutelle, quelles calamités s’abattirent sur le Berry aquitain.


Edmond Plauchut.