Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Chapitre VI

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Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 31-34).

CHAPITRE VI.

DE L’EMPRISONNEMENT.


On laisse généralement aux magistrats chargés de faire exécuter les lois un droit contraire au but de la société, qui est la sûreté personnelle ; je veux dire le droit d’emprisonner à leur gré les citoyens, d’ôter la liberté à leur ennemi sous de frivoles prétextes, et conséquemment de laisser libres ceux qu’ils protègent, malgré tous les indices du délit.

Comment une erreur si funeste est-elle devenue si commune ? Quoique la prison diffère des autres peines, en ce qu’elle doit nécessairement précéder la déclaration juridique du délit, elle n’en a pas moins, avec tous les autres genres de châtimens, ce caractère essentiel, que la loi seule doit déterminer le cas où il faut l’employer.

Ainsi la loi doit établir, d’une manière fixe, sur quels indices de délit un accusé peut être emprisonné et soumis à un interrogatoire.

La clameur publique, la fuite, les aveux particuliers, la déposition d’un complice du crime, les menaces que l’accusé a pu faire, sa haine invétérée pour l’offensé, un corps de délit existant, et d’autres présomptions semblables, suffisent pour permettre l’emprisonnement d’un citoyen. Mais ces indices doivent être spécifiés d’une manière stable, par la loi, et non par le juge, dont les sentences deviennent une atteinte à la liberté politique, lorsqu’elles ne sont pas simplement l’application particulière d’une maxime générale émanée du code des lois.

À mesure que les peines seront plus douces, quand les prisons ne seront plus l’horrible séjour du désespoir et de la faim, quand la pitié et l’humanité pénétreront dans les cachots, lorsqu’enfin les exécuteurs impitoyables des rigueurs de la justice ouvriront leurs cœurs à la compassion, les lois pourront se contenter d’indices plus faibles, pour ordonner l’emprisonnement.

La prison ne devrait laisser aucune note d’infamie sur l’accusé, dont l’innocence a été juridiquement reconnue. Chez les Romains, combien voyons-nous de citoyens, accusés d’abord de crimes affreux, mais ensuite reconnus innocens, recevoir de la vénération du peuple les premières charges de l’état. Pourquoi, de nos jours, le sort d’un innocent emprisonné est-il si différent ?

Parce que le système actuel de la jurisprudence criminelle présente à nos esprits l’idée de la force et de la puissance, avant celle de la justice ; parce qu’on jette indistinctement, dans le même cachot, l’innocent soupçonné et le criminel convaincu ; parce que la prison, parmi nous, est plutôt un supplice qu’un moyen de s’assurer d’un accusé ; parce qu’enfin, les forces qui défendent au-dehors le trône et les droits de la nation, sont séparées de celles qui maintiennent les lois dans l’intérieur, tandis qu’elles devraient être étroitement unies.

Dans l’opinion publique, les prisons militaires déshonorent bien moins que les prisons civiles. Si les troupes de l’état, rassemblées sous l’autorité des lois communes, sans pourtant dépendre immédiatement des magistrats, étaient chargées de la garde des prisons, la tache d’infamie disparaîtrait devant l’appareil et le faste qui accompagnent les corps militaires ; parce qu’en général l’infamie, comme tout ce qui dépend des opinions populaires, s’attache plus à la forme qu’au fond[1].

Mais comme les lois et les mœurs d’un peuple sont toujours en arrière de plusieurs siècles, à ses lumières actuelles, nous conservons encore la barbarie et les idées féroces des chasseurs du Nord, nos sauvages ancêtres.


  1. « L’appareil et la forme de l’emprisonnement y font beaucoup, sans doute ; mais il y a dans le fond même une différence réelle. La prison militaire, dans l’opinion publique, ne suppose qu’une faute contre la discipline ; la prison civile suppose un délit contre la police ; et celle-ci intéresse plus directement l’ordre et le repos publics. Voilà pourquoi on y attache plus de honte. L’auteur a dit, à propos de la contrebande, qui n’entraîne point l’infamie : Les délits que les hommes ne croient pas pouvoir leur être nuisibles, ne les intéressent pas assez pour exciter l’indignation publique. » (Note de Diderot.)