Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Chapitre XXXV

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Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 226-233).

CHAPITRE XXXV.

DU SUICIDE ET DE L’ÉMIGRATION.


Le suicide est un délit qui semble ne pouvoir être soumis à aucune peine proprement dite ; car cette peine ne pourrait tomber que sur un corps insensible et sans vie, ou sur des innocens. Or le châtiment que l’on décernerait contre les restes inanimés du coupable, ne peut produire d’autre impression sur les spectateurs, que celle qu’ils éprouveraient en voyant fouetter une statue.

Si la peine est appliquée à la famille innocente, elle est odieuse et tyrannique, parce qu’il n’y a plus de liberté lorsque les peines ne sont pas purement personnelles.

Les hommes aiment trop la vie ; ils y sont trop attachés par tous les objets qui les environnent ; l’image séduisante du plaisir, et la douce espérance, cette aimable enchanteresse qui mêle quelque gouttes de bonheur à la liqueur empoisonnée des maux que nous avalons à longs traits, charment trop fortement les cœurs des mortels, pour que l’on puisse craindre que l’impunité contribue à rendre le suicide plus commun.

Si l’on obéit aux lois par l’effroi d’un supplice douloureux, celui qui se tue n’a rien à craindre, puisque la mort détruit toute sensibilité. Ce n’est donc point ce motif qui pourra retenir la main désespérée du suicide.

Mais celui qui se tue fait moins de tort à la société que celui qui renonce pour toujours à sa patrie. Le premier laisse tout à son pays, tandis que l’autre lui enlève sa personne et une partie de ses biens.

Je dirai plus. Comme la force d’une nation consiste dans le nombre des citoyens, celui qui abandonne son pays, pour se donner à un autre, cause à la société un dommage double de celui que peut faire le suicide.

La question se réduit donc à savoir s’il est utile ou dangereux à la société de laisser à chacun des membres qui la composent une liberté perpétuelle de s’en éloigner.

Toute loi qui n’est pas forte par elle-même, toute loi dont certaines circonstances peuvent empêcher l’exécution, ne devrait jamais être promulguée. L’opinion, qui gouverne les esprits, obéit aux impressions lentes et indirectes que le législateur sait lui donner ; mais elle résiste à ses efforts, lorsqu’ils sont violens et directs ; et les lois inutiles, qui sont bientôt méprisées, communiquent leur avilissement aux lois les plus salutaires, que l’on s’accoutume à regarder plutôt comme des obstacles à surmonter, que comme la sauvegarde de la tranquillité publique.

Or, comme l’énergie de nos sentimens est bornée, si l’on veut obliger les hommes à respecter des objets étrangers au bien de la société, ils en auront moins de vénération pour les lois vraiment utiles.

Je ne m’arrêterai point à développer les conséquences avantageuses qu’un sage dispensateur de la félicité publique pourra tirer de ce principe ; je ne chercherai qu’à prouver qu’il ne faut pas faire de l’état une prison.

Une loi qui tenterait d’ôter aux citoyens la liberté de quitter leur pays, serait une loi vaine ; car à moins que des rochers inaccessibles ou des mers impraticables ne séparent ce pays de tous les autres, comment garder tous les points de sa circonférence ? Comment garder les gardes eux-mêmes ?

L’émigrant, qui emporte tout ce qu’il possède, ne laisse rien sur quoi les lois puissent faire tomber la peine dont elles le menacent. Son délit ne peut plus se punir, aussitôt qu’il est commis ; et lui infliger un châtiment avant qu’il soit consommé, c’est punir l’intention et non le fait, c’est exercer un pouvoir tyrannique sur la pensée, toujours libre et toujours indépendante des lois humaines.

Essaiera-t-on de punir le fugitif, par la confiscation des biens qu’il laisse ? Mais la collusion, que l’on ne peut empêcher pour peu que l’on respecte les contrats des citoyens entre eux, rendrait ce moyen illusoire. D’ailleurs, une pareille loi détruirait tout commerce entre les nations ; et si l’on punissait l’émigré, en cas qu’il rentrât dans son pays, ce serait l’empêcher de réparer le dommage qu’il a fait à la société, et bannir pour jamais celui qui se serait une fois éloigné de sa patrie.

Enfin, la défense de sortir d’un pays ne fait qu’augmenter, dans celui qui l’habite, le désir de le quitter, tandis qu’elle détourne les étrangers de s’y établir. Que doit-on penser d’un gouvernement qui n’a d’autre moyen que la crainte, pour retenir les hommes dans leur patrie, à laquelle ils sont naturellement attachés par les premières impressions de l’enfance ?

La plus sûre manière de fixer les hommes dans leur patrie, c’est d’augmenter le bien-être respectif de chaque citoyen. De même que tout gouvernement doit employer les plus grands efforts pour faire pencher en sa faveur la balance du commerce, de même aussi le plus grand intérêt du souverain et de la nation, est que la somme de bonheur y soit plus grande que chez les peuples voisins.

Les plaisirs du luxe ne sont pas les principaux élémens de ce bonheur, quoique en empêchant les richesses de se rassembler en une seule main, ils deviennent un remède nécessaire à l’inégalité, qui prend plus de force à mesure que la société fait plus de progrès[1].

Mais les plaisirs du luxe sont la base du bonheur public, dans un pays où la sûreté des biens et la liberté des personnes ne dépendent que des lois, parce qu’alors ces plaisirs favorisent la population, tandis qu’ils deviennent un instrument de tyrannie chez un peuple dont les droits ne sont pas garantis. De même que les animaux les plus généreux et les libres habitans des airs préfèrent les solitudes inaccessibles et les forêts lointaines, où leur liberté ne court point de risque, aux campagnes riantes et fertiles que l’homme, leur ennemi, a semées de pièges, ainsi les hommes fuient le plaisir même, lorsqu’il est offert par la main des tyrans[2].

Il est donc démontré que la loi qui emprisonne les citoyens dans leur pays est inutile et injuste ; et il faut porter le même jugement sur celle qui punit le suicide.

C’est un crime que Dieu punit après la mort du coupable, et Dieu seul peut punir après la mort.

Mais ce n’est pas un crime devant les hommes, parce que le châtiment tombe sur la famille innocente, et non sur le coupable.

Si l’on m’objecte que la crainte de ce châtiment peut néanmoins arrêter la main du malheureux déterminé à se donner la mort, je réponds que celui qui renonce tranquillement à la douceur de vivre, et qui hait assez l’existence ici-bas pour lui préférer une éternité peut-être malheureuse, ne sera sûrement pas ému par la considération éloignée et moins forte de la honte que son crime attirera sur sa famille.


  1. Le commerce ou l’échange des plaisirs du luxe n’est pas sans inconvéniens. Ces plaisirs sont préparés par beaucoup d’agens ; mais ils partent d’un petit nombre de mains, et se distribuent à un petit nombre d’hommes. La multitude n’en peut goûter que rarement une bien petite portion. C’est pourquoi l’homme se plaint presque toujours de sa misère. Mais ce sentiment n’est que l’effet de la comparaison, et n’a rien de réel. (Note de l’auteur.)
  2. Lorsque l’étendue d’un pays augmente en plus grande raison que sa population, le luxe favorise le despotisme, parce que l’industrie particulière diminue à proportion de ce que les hommes sont plus dispersés, et que moins il y a d’industrie, plus les pauvres dépendent du riche, dont le faste les fait subsister. Alors il est si difficile aux opprimés de se réunir contre les oppresseurs, que les soulèvemens ne sont plus à craindre. Les hommes puissans obtiennent bien plus aisément la soumission, l’obéissance, la vénération, et cette espèce de culte qui rend plus sensible la distance que le despotisme établit entre l’homme puissant et le malheureux. — Les hommes sont plus indépendans lorsqu’ils sont moins observés, et ils sont moins observés lorsqu’ils sont en plus grand nombre. — Aussi lorsque la population augmente en plus grande proportion que l’étendue du pays, le luxe devient au contraire une barrière contre le despotisme. Il anime l’industrie et l’activité des citoyens. Le riche trouve autour de lui trop de plaisirs pour qu’il se livre tout-à-fait au luxe d’ostentation, qui seul accrédite dans l’esprit du peuple l’opinion de sa dépendance. Et l’on peut observer que dans les états vastes, mais faibles et dépeuplés, le luxe d’ostentation doit prévaloir, si d’autres causes n’y mettent obstacle ; tandis que le luxe de commodité tendra continuellement à diminuer l’ostentation dans les pays plus peuplés qu’étendus. (Note de l’auteur.)