Des païens et des sous-fermiers/Édition Garnier

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DES PAÏENS

ET DES SOUS-FERMIERS[1]



Un jour le cardinal de Fleury, en présentant au roi les fermiers généraux qui venaient de signer un bail : « Voilà, dit-il, sire, les quarante colonnes de l’État[2]. »

Quelques jours après, un sous-fermier, nommé Blaise Rabau (car il y avait alors des sous-fermiers), alla le dimanche au sermon de la paroisse dans sa terre près de Beaugency, pour édifier ses vassaux ; le prédicateur avait pris pour texte : « Qui n’écoute pas l’Église soit regardé comme un païen ou comme un publicain[3] ! »

M. Rabau, accompagné de ses amis, sortit en colère, et emmena sa compagnie, aussi indignée que lui. Le prédicateur du village, qui n’y entendait point finesse, alla se présenter à souper chez son seigneur, selon sa coutume : « Vous êtes bien insolent, lui dit M. Rabau, de m’insulter en chaire, et de m’appeler païen ! Je vous ferai condamner par la chambre de Valence. Apprenez que si les fermiers sont les colonnes de l’État, j’en suis au moins un chapiteau. Où avez-vous pêché, s’il vous plaît, les injures que vous me dites ?

— Monseigneur, répliqua le prédicateur, je vous demande pardon, ce n’est pas ma faute, le texte est de l’Écriture.

— Qu’on la réforme, dit M. Rabau ; je vous en charge, et vous en répondrez à mes commis. »

Le prédicateur restait muet et confus. Un énorme receveur des tailles, qui était assis auprès du seigneur, prit alors la parole et dit : « Je ne lis jamais que des édits du roi sur les finances ; je ne sais ce que c’est que païen et publicain ; s’il y a en effet un livre où il soit mal parlé des receveurs de tailles, c’est un livre contre l’État et les bonnes mœurs ; j’en parlerai à monsieur l’intendant, qui certainement fera condamner le livre au premier concile. » Toute la compagnie parla avec la même énergie.

« Quoi ! disait M. Blaise Rabau, je vous paye pour venir prêcher dans ma paroisse, et votre texte me dit des injures ! Quel rapport, s’il vous plaît, entre un païen et un fermier des aides et gabelles ? Ne suis-je pas un homme nécessaire à l’État ? La société peut-elle subsister sans qu’il y ait des citoyens chargés du recouvrement des deniers publics ? Ceux qui les percevaient chez les Romains n’étaient-ils pas chevaliers ? non pas chevaliers de Saint-Michel, mais chevaliers avec un gros anneau d’or. Ne formaient-ils pas le second ordre de la république, comme je l’ai ouï dire à un savant de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, qui vient dîner chez moi tous les mardis, et qui s’en va dès qu’il a mangé ? Il ne m’a jamais dit que ces gens-là fussent damnés à Rome. Un fermier général ne peut avoir été mis dans le rang des païens que par des gueux qui n’ont pas de quoi payer, et qui veulent plaire à la populace. Remarquez que tous ces drôles qui déclament contre les riches n’ont jamais eu de pot au feu, et viennent nous demander à souper. Ne manquez pas de m’apporter votre rétractation par écrit, afin que je la paraphe.

— Monseigneur, lui répliqua le révérend père prédicateur, il me vient une idée : on pourrait accommoder les choses ; il est vrai que les publicains sont toujours mis dans l’Écriture avec les païens ; mais vous n’êtes point païen, donc vous n’êtes point publicain. »

Blaise Rabau, après avoir rêvé, lui dit : « Père, qu’entendez-vous donc par publicain ?

— Il me semble, dit l’orateur, que publicain vient de public, et qu’il n’y a de damnés que ceux qui lèvent les deniers publics. »

À cette fatale réponse, une juste colère transporta toute l’assemblée ; on allait jeter le Père par les fenêtres, quand il leur dit : « Messieurs, cette sentence éternelle ne vous regarde pas ; encore une fois, vous n’êtes pas publicains.

— Comment cela, maraud ? dit M. Rabau, qui ne se possédait plus.

— C’est, dit le prédicateur, que les publicains, chez les Grecs et chez les Romains, étaient ceux qui recevaient les deniers du public : ils en rendaient compte au public, et c’est pour cela qu’ils étaient excommuniés ; mais vous, messieurs, vous percevez les deniers du roi, vous ne rendez point compte au public : ainsi l’anathème ne peut être pour vous, et vous ne trouverez nulle part que les sous-fermiers du roi soient excommuniés.

— Ah ! mon révérend père, que vous êtes un galant homme ! s’écria M. Rabau. Mais si vous étiez à Venise, où les trésoriers rendent compte de leur maniement à la république, comment expliqueriez-vous votre texte ?

— Oh ! dit le père, rien n’est plus aisé ; je ferais voir évidemment que l’anathème n’est prononcé que contre les fermiers d’un royaume : et c’est ainsi que nous expliquons tous les textes. »

FIN DES PAÏENS ET DES SOUS-FERMIERS.
  1. Cet opuscule parut, en 1765, dans le tome III des Nouveaux Mélanges.
  2. Oui, dit le marquis de Souvré, ils soutiennent l’État comme la corde soutient le pendu. (K.) — Voltaire a déjà cité le mot de Fleury dans son Plaidoyer pour Ramponeau, tome XXIV, page 117.
  3. Matthieu, xviii, 17.