Des possessions asiatiques au delà du Caucase

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RUSSIE

DES POSSESSIONS ASIATIQUES


AU-DELÀ


DU CAUCASE.

Les victoires du général Paskewitch en Asie, et les acquisitions successives faites aux dépens de la Perse et de la Porte-Ottomane, ont appelé l’attention sur les progrès de la Russie dans ces contrées lointaines et mal connues même à Saint-Pétersbourg. La persévérance de cet empire à reculer la limite de ses frontières du côté de l’Asie, l’article du traité d’Andrinople qui le met en possession d’Anapa, de Poti et du territoire d’Akhaltzik, sembleraient trahir quelque arrière-pensée de la part du gouvernement russe. Obéit-il seulement à cet instinct de conquêtes qui pousse alternativement ses armées sur l’Europe ou sur l’Asie ? Maître de la navigation de la mer Caspienne, voudrait-il attirer par cette voie le commerce de l’Orient dans ses gouvernemens d’Astrakhan, de Géorgie et de Daghestan ? Menace-t-il d’attaquer l’Angleterre au sein même de ses royaumes de l’Inde ? Questions vastes et complexes qui embrassent l’avenir de l’Europe tout entière. Le moment est donc venu d’étudier, d’après des documens authentiques, la situation de ces espèces de colonies qui touchent à la mer Noire d’un côté, à la mer Caspienne de l’autre, de reconnaître et l’état moral de leurs habitans et leur aspect physique, de préciser enfin le degré d’utilité qu’elles offrent à la Russie, soit comme entrepôt du commerce de l’Orient, soit comme point de départ pour la conquête de l’Inde.

Les provinces ultra-caucasiques forment aujourd’hui un état compact et dont les limites sont nettement déterminées, au nord par la ligne du Caucase, au midi par l’Araxe et les pachaliks de Kars et d’Akhaltzik, à l’est par la mer Caspienne, et à l’ouest par la mer Noire : on peut évaluer leur population à plus de deux millions d’habitans. Les principales provinces sont la Géorgie, la Mingrélie, l’Iméréthie, le Chirwan, le Daghestan, le khanat-d’Érivan, etc. Quelques-unes, soumises à l’autorité nominale de leurs anciens maîtres, sont en apparence tributaires de la Russie, et, de fait, ses esclaves : telles sont surtout la Mingrélie et le Gouriel. La Porte a long-temps conservé dans ce pays quelques postes avancés, sujets d’inquiétudes perpétuelles pour la Russie. Mais depuis le traité d’Andrinople, ces craintes ont dû cesser. L’occupation d’Anapa, sur la côte des Abazes, enlève aux populations mahométanes du Caucase l’espoir d’être soutenues dans leurs révoltes par leurs frères en religion, et de plus, il paraîtrait que cette conquête des Russes interrompt des relations entretenues par les routes intérieures du pays avec les Tartares sunnites de la Boukharie, qui, tous les trois ans, offraient au sultan, comme à leur chef religieux, un tribut de 3 millions[1]. La cession de Poti livre aux Russes, avec la libre navigation du Phase, le moyen de transporter en Iméréthie les vivres nécessaires à leurs troupes ; et celle d’Akhaltzik assure la soumission de la Mingrélie et du Gouriel. L’influence de la Turquie sur ces contrées est donc effacée pour toujours.

Si l’on nous demande quel est le droit de la Russie à la possession de ces provinces, notre réponse sera facile : c’est le droit du plus habile et du plus fort. Chacune ayant été acquise séparément et à titres divers, nous nous contenterons de citer quelques exemples. Sous le règne de Catherine ii, le roi de Géorgie, Héraclius, menacé par la Perse et la Turquie, réclame l’alliance des Russes qui occupent aussitôt sa capitale, Tiflis. Mais des rixes s’étant élevées dans les rues entre les soldats des deux nations, les Russes, à la prière d’Héraclius, se replient sur la ligne du Caucase. Quelques années plus tard, les Persans envahissent la Géorgie pour punir Héraclius de ses liaisons avec Catherine. Nouvelle demande de secours de la part du prince : mais cette fois, les bataillons russes assistent paisiblement du haut du Caucase aux désastres de leurs alliés. Héraclius est écrasé, Tiflis mise à feu et à sang, les habitans traînés en esclavage, et c’est alors seulement que le général Zouboff vient lentement reprendre les ruines de Tiflis, ravager le Daghestan, puis se retire encore, laissant les faibles sujets d’Héraclius en butte aux invasions des Persans et des montagnards. Une telle conduite était habilement calculée pour rendre pesante aux Géorgiens leur indépendance nationale. On décida quelques-uns de leurs seigneurs à troquer cette misérable indépendance contre le joug de la Russie ; en 1800, le prince George remit officiellement son sceptre aux mains de Paul ier, et les Russes s’établirent sur les cendres des villes géorgiennes, non sans une assez vive résistance.

Voilà pour la conquête de la Géorgie : le même système d’envahissement progressif a réuni à ce royaume les khanats, voisins de Chirwan, de Guendjé, de Kouba, etc. Titianoff, gouverneur de la Géorgie en 1801, pour rendre plus complète la suzeraineté de l’empereur sur ces khanats, s’avisa d’un parti tranchant et décisif : c’était de chasser les familles régnantes. Dès lors, hostilités sourdes ou déclarées, menaces, corruption, tout fut employé pour accomplir cette œuvre déloyale. Le khan de Guendjé se fit bravement tuer sur son dernier canon : peu résistèrent. Cependant, en 1820, le khan de Kouba, expulsé de ses domaines, soulevait le Daghestan ; puis, battu par le général Madatoff, errant dans les montagnes avec quelques cavaliers, il ralliait encore à sa fortune les tribus indépendantes, mais sans espoir de ramener jamais la victoire sous leurs drapeaux.

Pour apaiser le ressentiment qu’une telle usurpation a dû soulever dans l’âme des vaincus, il aurait fallu le prodige d’une administration à la fois sévère et bienveillante, ferme et paternelle : tel n’a point été jusqu’à présent le caractère de l’administration russe. Le général Iermoloff n’avait pas trouvé de moyen plus sûr pour châtier les peuplades turbulentes du Caucase, que de faire couper la main droite à chaque prisonnier d’une tribu rebelle : c’est aussi à cet officier qu’on doit l’horrible usage de passer au fil de l’épée tous les habitans des villages où un soldat russe est mort assassiné. Et cependant le général Iermoloff est le gouverneur le plus distingué qui ait encore paru dans ce pays : assez instruit dans les sciences de l’Europe, dur et sévère, mais d’une probité irréprochable, ennemi du faste asiatique, ayant la taille, le port, les habitudes d’un Scythe, il effrayait les montagnards, et réprimait en même temps la rapacité de tous ces employés concussionnaires que l’empereur envoyait en exil dans ses possessions de Géorgie. Cette intégrité, objet des réclamations perpétuelles des fonctionnaires subalternes, et de vagues soupçons de connivence avec les conspirateurs de 1825, ont causé la chute d’Iermoloff : son successeur est, comme on le sait, le feld-maréchal Paskewitch.

La soumission du pays au gouvernement russe est donc précaire et n’a d’autre fondement que la crainte. Il est vrai que, depuis les mouvemens de 1820, les peuplades indigènes, à l’exception de celles des montagnes, restées insoumises, supportent patiemment le joug. Les rigueurs d’Iermoloff, la défaite du khan de Kouba, la fuite de celui de Chirwan, le désarmement d’une partie de l’Iméréthie, ont établi cette espèce de paix que la force obtient toujours. Mais il est permis de croire que l’empereur compte peu de sujets dévoués dans ces provinces. Quelques nobles Géorgiens et surtout Iméréthiens, ont échangé leur importance locale contre des pensions ou des grades dans l’armée russe : ils briguent même, dit-on, la faveur de faire admettre leurs fils dans les écoles de Cadets, fondées sur les divers points de l’empire. Mais la masse de la population est restée étrangère à cette conversion politique, et l’administration des conquérans n’est pas assez éclairée pour faire oublier l’origine de leur pouvoir. Ils n’ont pu même parvenir, jusqu’à présent, à mettre leurs sujets complètement à l’abri des incursions des montagnards : seulement ils ont aboli ce honteux trafic qui peuplait de Géorgiens et de Géorgiennes les camps ou les harems de la Perse et de la Turquie. Mais ce bienfait même n’a pas été senti : M. Klaproth observe avec beaucoup de raison, dans son tableau du Caucase, « que, pour les habitans des régions caucasiennes, être conduit à Constantinople était un moyen de parvenir, et que, dans un pays où les femmes sont enfermées, où les parens vendent leurs filles en leur donnant un époux ; dans un tel pays, une fille doit désirer de tomber en partage au plus opulent, qui peut lui rendre la vie agréable par ses richesses. » Aussi plus d’une Géorgienne rêve encore les délices du sérail et les jardins embaumés de Constantinople et de Téhéran, et de pauvres paysans, enrôlés dans les régimens russes, ont redit sans doute avec regret ces merveilleuses histoires de l’Orient, où les esclaves deviennent beys et riches pachas à leur tour. Ce don de la civilisation moscovite n’a donc point gagné les cœurs des Géorgiens, et le sentiment d’honneur national, froissé par la conquête, est encore vivace chez ce peuple de gens de guerre. Dans le Kara-bagh et le Daghestan, les tribus mahométanes ont toujours un asile et des secours au service des ennemis de la Russie. À Bakou, dans le khanat de Chirwan, le retour de la paix et l’établissement d’un tribunal composé de Russes et de Persans, n’avaient pu encore, il y a peu d’années, raviver le commerce de la mer Caspienne. Plus d’un gouverneur passera encore dans ce pays, avant que vainqueurs et vaincus vivent en paix sur la même terre.

Il ne faut donc point se bercer de trompeuses illusions. Il ne faut pas croire, surtout, que les empereurs en soient venus au point d’asservir les tribus des montagnes au joug qu’ils ont progressivement étendu jusqu’au littoral de la mer Caspienne. En Géorgie, et généralement dans les plaines, il règne, depuis 1820, une espèce de calme. Mais les guerriers libres des montagnes, les Lesghis, les Tchetchentses, les Abazes, les Tcherkesses, ne sont sujets russes que de nom, quelques-uns ont même pleinement conservé leur sauvage indépendance.

Les Lesghis, surtout, ont la réputation d’être les plus habiles armuriers et les plus intrépides soldats du Caucase ; ils comptent 138,000 familles ; les plus puissans après eux sont les Tcherkesses, dont le casque et la cotte de maille rappellent assez nos chevaliers du moyen âge. Tous ces peuples ont d’ailleurs entre eux un caractère commun : la haine des étrangers, une passion effrénée pour le brigandage, et une misère pareille qui les pousse sur les terres de leurs voisins. Aucun lien religieux ne les unit aux Russes ; quelques Tcherkesses sont mahométans ; la plupart, à demi-païens, n’ont pour culte qu’un amas de superstitions incohérentes, une vénération sans motifs pour le nom du prophète Élie, un vague respect pour les croix et les églises, et de ridicules observances qu’ils ne peuvent expliquer. Leur occupation constante, c’est la guerre et le pillage. Les Lesghis infestent continuellement les confins de la Géorgie ; les Tchetchentses tiennent la route militaire, qui, traversant le Caucase, conduit de Mosdok à Vladikaukas et à Tiflis ; et telle est la terreur qu’ils inspirent, que les courriers officiels ne se hasardent à franchir ces passages, qu’avec une escorte de cent cinquante hommes et deux pièces de canon. Quant aux Abazes, ils serrent habituellement de si près le fort de Sokhoum-Kala, sur la mer Noire, que les détachemens russes ne peuvent, sans danger, aller couper du bois à plus d’une lieue des remparts. Retirés au sein de leurs rochers, où ils fabriquent leurs armes, et qui leur fournissent assez abondamment du plomb et du salpêtre, ces montagnards bravent toute la puissance des Russes, et ceux ci ne leur font sentir leur voisinage que par des expéditions sans résultat ; mais les courses à main armée suffisent pour entretenir le ressentiment des tribus et ce culte de la vengeance, ce long souvenir du sang répandu, qui, chez ces peuples, comme en Corse ou en Arabie, se transmet des pères aux fils. Ainsi, entre les Caucasiens et le joug moscovite, il y a non-seulement cette haine des envahisseurs, si naturelle à un peuple indépendant, mais encore la haine particulière de chaque famille contre les meurtriers d’un parent ou d’un ami. C’est de tels élémens si variés et si discordans, que les gouverneurs russes sont appelés à faire sortir une nation homogène, unie dans un même amour pour son souverain ; nous doutons que le jour de cette révolution soit arrivé, et qu’il soit réservé au général Paskevitch de l’accomplir.

Si de l’état moral des populations caucasiennes, nous passons à leur état matériel et à la situation physique de ce pays, nous trouverons encore de graves obstacles à l’établissement de cette paix et de cette prospérité intérieure que le gouvernement russe offre comme leurre et comme appât au commerce européen. La fertilité de la Géorgie a été vantée outre mesure ; c’est pourtant un sol d’une nature argileuse, entrecoupé de torrens qui y roulent, à chaque mauvaise saison, un grand nombre de cailloux ; la vigne seule y vient en abondance, et encore les habitans n’en tirent-ils qu’un médiocre parti. Ajoutez à cela que faute d’une population suffisante, faute d’industrie et aussi de bonne volonté, ce sol est à peine cultivé, et ne fournit pas même la quantité de céréales nécessaire à la nourriture de l’armée russe. Des approvisionnemens considérables, surtout en farines de seigle, sont transportés en Mingrélie, en Géorgie et dans le Gouriel, par le Phase, ou la route qui traverse le Caucase. Il en est de même de la plupart des effets d’équipement et d’habillement, de sorte qu’à l’exception du vin, les Russes sont obligés de tirer de l’intérieur de l’empire la presque totalité des objets qu’ils consomment, et font annuellement dans ces provinces conquises, une dépense d’environ huit millions de francs. L’aspect du pays est misérable. La Géorgie et la Mingrélie, épuisées par la guerre et les incursions des montagnards, des Persans et Turcs de Poti et d’Akhaltzik, n’ont plus qu’une faible population, des villes composées, des villages ruinés de quelques huttes ; et un canton entier de la Mingrélie, l’Abkasie, située au pied du Caucase, n’est qu’un vaste désert. Tiflis, siége de l’administration centrale, et peut-être Khoutaïssi, chef-lieu de l’Iméréthie, rappellent seules les villes d’Europe ; encore leur population se compose-t-elle, en grande partie, d’Arméniens et autres étrangers, attirés par le commerce, et d’employés ou de militaires Russes. Pour rendre à ces derniers leur exil supportable, le gouvernement a fait venir au-delà du Caucase les femmes des soldats mariés, et il a installé quelques régimens dans des camps disposés sur le modèle de nos villes. Mais, en plusieurs endroits, l’intempérie du climat a trompé tous ces efforts : quelques cantons de l’Iméréthie sont d’une telle insalubrité, que le cinquième des Cosaques employés à la garde des stations militaires, y meurt avant trois ans de séjour. Le khanat de Kouba est le tombeau d’un grand nombre de soldats, et le mauvais état du service sanitaire dans les hôpitaux russes augmente encore cette mortalité.

Jusqu’ici l’administration a travaillé assez maladroitement à améliorer cet état de choses, si toutefois elle s’en est sérieusement occupée. Au lieu de diriger de vastes entreprises d’assainissement, elle s’est contentée d’éloigner quelques postes des endroits insalubres. Le général Iermoloff voulut, il est vrai, fonder quelques manufactures, mais ces tentatives n’ont eu qu’un médiocre succès. À Tiflis, l’archevêque arménien a établi une école de langues étrangères, et on s’est même avisé d’y créer, en 1828, une gazette qui paraît chaque semaine en russe et en géorgien, et renferme des détails politiques et statistiques sur les provinces du Caucase. Mais cette érudition de luxe implantée dans la capitale, ne s’est guère étendue à l’intérieur des terres où les habitans demeurent dans l’ignorance la plus absolue, manquent d’écoles, de routes même, et n’ont entre eux aucun moyen de communication intellectuelle ou matérielle. Il faut se défier en général de ces récits merveilleux que l’on nous fait en Europe, sur les progrès rapides des lumières dans les provinces nouvellement conquises, et sur les prodigieux effets de l’administration moscovite. La civilisation, dans les provinces reculées de la Russie, ressemble à ces villages de bois, à ces arcs de triomphe en carton peint, que Potemkin semait en Crimée sous les pas de Catherine ii. Tout cela n’est qu’une décoration de théâtre élevée pour le plaisir des yeux, et qui croulera au premier souffle.

Tel est l’état où se trouvent aujourd’hui les possessions au-delà du Caucase ; tel est le résultat nécessaire des faits que nous avons énoncés. Maintenant, nous nous demanderons quelle est la nature des avantages que l’occupation de ces contrées offre à la Russie. Le moment est-il venu qui fera de cette ancienne Colchide l’entrepôt du commerce de l’Europe avec les Indes, ou plutôt ces provinces ne sont-elles pas pour les Czars, un avant-poste, une espèce de place d’armes, d’où ils comptent s’élancer plus tard à la conquête de l’Asie ?

Toutes les fois qu’on a agité cette question, les partisans de la politique russe ont avancé hardiment que l’intérêt et le but des empereurs étaient d’ouvrir dans ces provinces une espèce de marché, de bazar universel, où l’Asie viendrait échanger ses produits contre ceux de l’Europe ; et il y a pour la Russie un double avantage à accréditer ce système. D’une part, elle amène ainsi le commerce du Nord dans ses ports de la mer Noire ; de l’autre, elle se donne les apparences et les profits de la modération et du désintéressement. M. Gamba a particulièrement soutenu cette opinion ; il voit dans l’occupation des provinces ultrà-caucasiennes un moyen de ne faire qu’un seul monde de l’Europe et de l’Asie, de les réunir par la mer Noire. Tiflis, éloignée d’environ cent lieues de la mer Noire et de la mer Caspienne, deviendrait le centre de ce commerce, et Bakou en serait la succursale obligée. Par la mer Noire, Tiflis touche au continent de l’Europe ; par la mer Caspienne, elle communique avec l’Afghanistan, la Boukharie, le Thibet ; par Bender-Abou-Chehir, sur le golfe Persique, elle reçoit les produits venus de Bombay et des Indes britanniques. « De plus, l’immense avantage de faire partie d’un empire chrétien et civilisé assure à Tiflis une prospérité égale à celle d’Ormus, qui en sera une nouvelle Palmyre, une nouvelle Alexandrie. » Voilà l’utopie de M. Gamba : « La force des choses, dit-il, doit entraîner les relations entre l’Europe et l’Asie vers cette nouvelle route. » Ainsi, le commerce du monde est déplacé : le sceptre de l’industrie, vrai talisman qui change tout en or, passe nécessairement des mains des Anglais entre celles des Russes, et le trafic par caravanes recommence comme aux jours de Rubruquis et de Marco-Polo : ce n’était pas la peine de doubler le cap de Bonne-Espérance et de conquérir l’Inde.

Malheureusement, cette théorie brillante est fondée sur des hypothèses, et présuppose plusieurs faits très-contestables, savoir : que l’Europe trouverait à la fois sûreté et utilité dans un vaste commerce avec les provinces ultrà-caucasiennes, que ces provinces peuvent entretenir avec les Indes des communications promptes et faciles, et que la Russie est en mesure de donner naissance à ce commerce.

Le commerce ne se nourrit que d’échanges. Où l’on ne produit rien, on n’achète rien : car, en dernière analyse, on ne tire que de son industrie personnelle les moyens d’acheter les produits de l’industrie étrangère. Or, l’isthme caucasien est sans industrie et sans agriculture ; on n’y trouve en abondance que les bois de construction et le vin ; encore le vin ne peut-il devenir un objet de commerce faute de savoir le préparer et le garder. Quant à l’agriculture, elle est dans l’enfance, et nous avons déjà vu que, soit négligence, soit ignorance des habitans, elle ne saurait fournir la quantité de céréales que réclament les besoins d’une faible population, accrue de quarante mille soldats russes. Il n’y a donc pas d’échanges possibles avec ce pays. De plus, les communications intérieures, soit par terre, soit par eau, n’existent que sur les cartes officielles. Les rivières ne sont pas navigables, et le Phase lui-même ne porte bateau que jusqu’à une courte distance de son embouchure. Le petit nombre de chemins tracés est impraticable, infesté de montagnards, inaccessible aux caravanes et aux voyageurs s’ils n’ont sans cesse à leurs côtés une escorte de cosaques. Ajoutez à cela que le caractère sauvage et belliqueux des indigènes répugne aux travaux paisibles de l’agriculture et surtout aux spéculations de l’industrie, et que, pour introduire dans ce pays le germe d’une véritable prospérité commerciale, il faut non-seulement en changer l’aspect, en bouleverser le sol, y créer des routes et des canaux, mais encore en refaire, pour ainsi dire, les habitans, et leur donner une vie, une allure et des mœurs nouvelles.

L’examen dissipe ces flatteuses illusions qui nous montraient dans Tiflis et l’isthme caucasien, Tyr ou Carthage près de renaître. Cette contrée pauvre et à peine cultivée ne fournira pas, par ses propres ressources, la matière d’un vaste commerce avec l’Europe ; encore moins pourra-t-elle devenir l’entrepôt de l’Orient et de l’Inde britannique, le lieu qui unira Bombay et Téhéran à Vienne et à Paris.

Nous laissons ici de côté, soit la difficulté de la route à travers le Caucase, soit les dangers que présente la navigation de la mer Noire ; car, à la rigueur, ces obstacles ne sont pas invincibles aux efforts et à la patience de l’esprit mercantile. Nous supposons les produits qui doivent alimenter les marchés de l’Hindoustan arrivés à Tiflis, transportés même jusqu’aux bords de l’Araxe ou de la mer Caspienne : qu’en fera-t-on ?

Pour les introduire dans cette riche colonie anglaise, en concurrence avec les cargaisons qui surchargent les vaisseaux de la Compagnie des Indes, il faudra traverser ou la Perse jusqu’au golfe Persique, ou la Boukharie et le royaume de Caboul ; mais dans l’un comme dans l’autre cas, il faudra s’exposer à toutes les persécutions, à toutes les avanies dont les tribus mahométanes indépendantes ne manqueront pas de poursuivre une entreprise commerciale formée par des chrétiens. Récemment encore, une caravane d’Arméniens, venant de Géorgie, a été pillée à Tauris, sous les yeux même des gouverneurs. Que sera-ce quand il faudra s’engager sur les territoires où les nomades errent en liberté ? Que sera-ce surtout si la guerre vient à éclater entre la Perse et la Russie ? Et comment protéger, dans son retour de Bender-Abou-Chéhir à Èrivan, la caravane qui aura, sur la foi des traités, affronté une première fois les périls de cette route ? Ici, les difficultés se présentent en foule. Si les marchands traversent la Perse pour embarquer leurs produits sur le golfe Persique et les envoyer à Bombay, qui leur donnera et des vaisseaux de transport et des navires de guerre pour assurer le trajet ? Et s’ils préfèrent la route de terre par l’Afghanistan, ils n’auront d’autre débouché immédiat que l’Hindoustan, c’est-à-dire une faible partie des colonies anglaises, dont le commerce ne suffira jamais à défrayer les dépenses énormes de pareilles entreprises.

Il est de plus une autre considération que nous emprunterons textuellement à M. Klaproth, et qui nous semble décisive. « Quand même on supposerait, dit-il, que des espérances aussi chimériques puissent se réaliser, la difficulté et la cherté du transport des marchandises seraient toujours des obstacles insurmontables au commerce par terre avec l’Inde : car peut-on comparer les avantages de ce transport à ceux des transports par mer ? Les grands navires de la compagnie des Indes, par exemple, sont de douze cents tonneaux, c’est-à-dire qu’ils portent vingt-quatre mille quintaux. Un chameau, dans un voyage de longue durée, ne peut porter au plus que six quintaux. Il faudrait donc une caravane de quatre mille chameaux et de quatre cents conducteurs, outre l’escorte, pour transporter la cargaison d’un seul bâtiment de la compagnie des Indes… Qu’on calcule la différence des frais entre ces deux manières de faire arriver en Europe les marchandises de l’Asie méridionale, et l’on concevra sans peine qu’aucun commerçant ne voudrait courir les chances d’une opération de ce genre. »

Ainsi la route ordinaire de l’Inde, celle qu’a tracée sur les mers le génie de Gama, reste encore la plus prompte, la plus sûre, la plus avantageuse pour le commerce européen. Il n’ira pas compromettre ses ressources dans des entreprises hasardeuses, que la Russie encouragerait peut-être un jour pour les oublier le lendemain. Car tel est le sort de bien des plans, de bien des projets dans une administration dont les rouages sont à la fois si imparfaits et si compliqués. Et quand elle songerait sérieusement à faire de ses villes dévastées du Caucase une place d’échanges pour le monde entier, son impéritie commerciale, la pauvreté et les mœurs du pays, la nature même du sol, renverseraient ses desseins. Alexandre, dans son ukase du 20 octobre 1821, essaya de jeter les fondemens de cette œuvre. Il accorda aux négocians russes ou étrangers qui s’établiraient en Géorgie et en Iméréthie de grands priviléges : l’exemption de l’impôt personnel, du droit de douane, l’autorisation de demander des escortes aux chefs militaires : il étendit cette exemption de droits aux produits de la Circassie et de l’Abazie, et diminua d’un quart le prix du sel pour les habitans de ces contrées. Mais le commerce ne s’établit pas par ordonnance ; il se développe spontanément là où le besoin s’en fait sentir, où il y a paix et confiance publique, industrie et richesse. L’ukase d’Alexandre est resté sans effets marqués, et si le général Iermoloff a paru, pendant son commandement, favoriser les vues commerciales de M. Gamba, c’est simplement qu’il désirait diminuer pour les officiers russes de Tiflis les frais de transport des marchandises européennes. D’ailleurs, avec tout son despotisme, il n’a pu seulement introduire en Géorgie les troupeaux de béliers mérinos, et l’art d’en apprêter la laine. Et vraiment il serait étrange que la Russie pût doter des provinces indociles et barbares des bienfaits de l’industrie, quand ses inhabiles tentatives pour la fixer définitivement dans ses gouvernemens d’Europe n’ont abouti qu’à des résultats précaires, à des établissemens de luxe, sans influence sur la prospérité réelle de la nation !

Tiflis ne fera donc point oublier encore au commerce le chemin de Calcutta, et ne verra pas les caravanes venues d’Europe et de l’Inde britannique se croiser à l’entrée de ses bazars. Autre est la destinée de la Géorgie et du Daghestan : cette destinée commune à toutes les frontières russes, c’est d’être une station militaire, une place d’armes et d’observation.

Sans doute le territoire inégal et malsain des provinces caucasiennes n’est pas aussi favorable que les plaines de la Pologne, à la disposition de ces camps renouvelés des Romains où l’on forme des régimens russes à la conquête du monde. Pourtant ces obstacles naturels qui détruisent radicalement la possibilité d’un vaste développement commercial, ne s’opposent guère à un certain développement de force militaire. Les communications sont rares et difficiles dans l’isthme, il est vrai ; mais les deux routes qui existent suffisent au passage d’une armée. La population est pauvre et clair-semée : elle aurait donc peu de chances de succès en cas de révolte ; cette pauvreté même et ce fier dédain pour la vie agricole et paisible l’exciteront nécessairement à s’enrôler dans les troupes russes, s’il s’offre espoir de combat et de butin. La guerre demeure donc le moyen le plus naturel d’utiliser ces possessions coûteuses : c’est également celui qui convient le mieux à l’organisation présente de la Russie.

Mais cette guerre, qui menacera-t-elle ? quel sera son but, son théâtre ? où sera ce champ de bataille ? il est facile de le prévoir.

On ne peut croire, en effet, qu’il soit dans les intentions de la Russie de s’étendre indéfiniment aux dépens de la Perse et de la Turquie d’Asie. De nouveaux empiétemens sur ces deux états, n’ajouteraient rien à sa puissance et à sa richesse et l’engageraient dans des luttes journalières avec les tribus indépendantes qui couvrent cette partie de l’empire Turc, et surtout de la Perse. Que faire d’une longue suite de provinces telles que les khanats d’Erivan, et de Naczkhiwan où l’on trouve deux villes et à peine quelques villages, où la population est nomade presque tout entière, et promène ses tentes de désert en désert. La Russie compte déjà tant de possessions de ce genre, qu’elle ne doit pas en désirer davantage ; ce qu’il lui faut, c’est de l’or et du soleil. Mais à l’Orient de l’isthme caucasien, derrière les déserts de la Perse et le royaume des Afghans, à une distance considérable sans doute, mais que la conquête diminue chaque jour, il est une terre riche et fertile, un de ces climats du midi vers lesquels un instinct de butin et de gloire pousse incessamment les hommes du nord, l’Hindoustan. Fécondité du sol, commerce florissant, population docile au joug, tous les avantages que peut ambitionner la Russie, se rencontrent dans la possession de ce pays. Certes il y a là de quoi dédommager des frais et des périls de cette aventureuse entreprise. L’Inde vaut bien quelques millions de roubles, et quelques milliers de soldats. L’Angleterre elle-même lui a facilité les voies par ses imprudences ; sa cupidité mercantile, en l’excitant à étendre de plus en plus sa domination sur l’occident de l’Inde, l’a rapprochée de son terrible adversaire ; et le despotisme de ses agens a semé dans l’ame des chefs nationaux, des ressentimens qui n’attendent peut-être pour éclater que des circonstances favorables. Ces circonstances, la Russie les fera naître : les documens déjà publiés dans ce recueil ne laissent guère de doute sur ses intentions ultérieures à cet égard.

Il reste maintenant à savoir quelle route conduira les armées russes au milieu des comptoirs de l’Inde britannique, et si la guerre viendra d’Erivan, de Bakou ou d’Orembourg, en d’autres termes : les Russes traverseront-ils la Perse ou la Boukharie, et dans cette dernière hypothèse, s’introduiront-ils en Boukharie par la mer Caspienne ou les steppes des Kirghis[2] ?

On a cru long-temps en Europe que la conquête de la Perse était la condition préalable et nécessaire d’une invasion dans l’Inde : c’est une erreur aujourd’hui presqu’universellement reconnue.

La Perse, difficile à soumettre et plus encore à garder, ne présente, depuis Téhéran jusqu’à l’Afghanistan, qu’un vaste désert salé où l’armée Russe périrait de fatigue et de misère : ce royaume ne sera donc pas le point de départ de la conquête. La Boukharie, c’est-à-dire Khiva, Balkh et le royaume de Cachemire, voilà pour la Russie le véritable chemin de l’Inde.

Nous n’ajouterons rien aux détails que la Revue des deux mondes a récemment donnés sur le projet d’invasion par la Boukharie. Nous rappellerons seulement que la possession de Khiva paraît être depuis long-temps le but d’une des nombreuses ambitions de la Russie. En 1716, Pierre-le-Grand envoya le général Bikovits, puis deux autres officiers, lever le plan des environs de la mer d’Aral ; et on assure même que la mort de Bikovits, assassiné par les Boukhares, arrêta seule l’exécution d’un plan qui consistait à occuper dès lors la ville de Khiva. Depuis, les Russes ont fréquemment entretenu des émissaires dans ces contrées ; et il est facile de prévoir que leurs premiers efforts seront dirigés contre cette place qui est pour eux la clef de la Tartarie.

Deux routes amènent également leurs armées dans cette vieille patrie des sciences et des arts de l’Orient ; elles peuvent traverser les steppes des Kirghis et côtoyer la mer d’Aral, jusqu’à Khiva ; elles peuvent aussi débarquer sur les bords de la mer Caspienne. L’invasion par les steppes épargne l’embarras d’improviser une marine sur la mer Caspienne ; et les mines dont le pays abonde facilitent la création de fonderies, d’arsenaux, et autres établissemens militaires. D’autre part, on évite, par la voie de la mer, les fatigues d’une longue et pénible route à travers les déserts. Une connaissance parfaite des localités peut seule guider le gouvernement russe dans le choix définitif du plan qu’il adoptera.

On voit que, si l’armée part d’Orembourg, les provinces ultrà-caucasiennes ne jouent qu’un rôle secondaire dans l’histoire de l’invasion ; mais, si le débarquement est jugé préférable, elles deviennent le siége et le point d’appui de l’expédition. Dans ce cas, elles travaillent aussi à l’agrandissement de cet empire qui va conquérant de toutes parts des terres et des soldats. Elles lui paient largement le bienfait de sa protection onéreuse et de sa rude administration. Elles s’associent à sa destinée, et prennent leur part dans les dépouilles des nations. La guerre en Orient !… quelle séduction pour des barbares, et comme on oublie vite la misère de son pays et les rigueurs des officiers russes, quand on a pillé Samarcande et qu’on a l’Inde ouverte devant soi ! Ainsi, telle est la destinée de la Russie, qu’une acquisition l’entraîne nécessairement à une autre, et que, pour faire pardonner ses usurpations à de nouveaux sujets, il faut qu’elle les rende complices d’une usurpation nouvelle. Où s’arrêtera le torrent, et quelle digue le resserrera dans ses limites ? c’est le secret de l’avenir.

Nous n’ajouterons plus qu’un seul mot : lorsque Rome et Carthage se saisirent corps à corps, prenant pour champ de bataille la terre et les mers, le monde entier fut précipité dans la querelle. L’Europe se rappellera cette antique histoire, quand la Russie disputera pièce à pièce à l’Angleterre ses comptoirs de l’Inde.

D’H…


  1. Voir le Voyage dans la Russie méridionale, par M. Gamba, consul de France à Tiflis, et surtout les excellens travaux de M. Klaproth, sur les provinces du Caucase.
  2. On sait que dans les dernières années de son règne, l’empereur Alexandre a reçu à Orembourg la soumission de la plupart des chefs de cette partie de la Tartarie.