Des trois hypostases (Porphyre)

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Fragments et extraits de philosophes néoplatoniciens - Des trois hypostases
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PORPHYRE.
DES TROIS HYPOSTASES[1].
I. Première hypostase. L’Un, le Bien.

Porphyre rapporte dans le quatrième livre de son Histoire des Philosophes[2] que « Platon a pensé et dit qu’aucun nom ne convient au Dieu qui est un (ἑνὸς θεοῦ), que l’entendement humain ne peut le connaître, et que les dénominations tirées des choses inférieures ne le désignent qu’imparfaitement. Si l’on veut absolument essayer de lui appliquer quelqu’un des noms que nous employons, on doit l’appeler de préférence l’Un et le Bien[3]. Le nom d’Un exprime sa simplicité et son caractère absolu (αὐτάρκεια) : car il n’a besoin de rien, ni de parties, ni d’essence, ni de facultés, ni d’opérations[4] ; il est seulement la cause de toutes ces choses[5]. Le nom de Bien fait comprendre que c’est de lui que procède tout ce qui est bon, en tant que les autres êtres imitent selon leur pouvoir son caractère propre (ἰδιότης), s’il faut ainsi parler, et qu’ils sont conservés par lui[6]. » (Saint Cyrille, Contre Julien, I, p.  31, éd. de 1636.)

Le Dieu suprême (ὁ πρῶτος θεὸς) est incorporel, immuable, indivisible ; il n’existe dans aucune chose autre que lui-même ; il n’est pas enchaîné à lui-même [il est souverainement indépendant] ; par conséquent, il n’a besoin de rien qui soit hors de lui[7]. (Porphyre, De l’Abstinence des viandes, II, 37.)

Plus le Père de toutes choses est simple, pur, absolu, dégagé de la matière, plus celui qui veut approcher de lui doit être pur et chaste sous tous les rapports, plus il doit s’appliquer à purifier d’abord son corps, puis son âme, en donnant à chacune de ses facultés, et en général à chacune des parties auxquelles il est uni, le genre de chasteté que comporte leur nature[8]. (Porphyre, ibid., I, 57.)

Au Dieu qui est au-dessus de tous les autres nous n’offrirons pas un encens matériel, nous ne consacrerons aucun objet sensible : car tout ce qui est matériel est indigne d’un principe complètement dégagé de la matière. Nous ne lui parlerons donc pas ; nous ne nous adresserons même pas à lui intérieurement, si notre âme est souillée par quelque passion ; mais nous l’honorerons par un silence pur, par des conceptions pures de sa perfection. Nous unissant à Dieu et lui devenant semblables (συναφθέντες καὶ ὀμοιωθέντις αὐτῷ), nous lui offrirons notre élévation propre (ἡ αὐτῷν ἀναγωγὴ) comme une sainte hostie qui lui serve de louange et opère notre salut[9]. La perfection de ce sacrifice consiste donc dans la contemplation impassible de Dieu[10]. (Porphyre, ibid., II, 34.)

II. Deuxième hypostase. L’Intelligence.

Porphyre rapporte, dans le quatrième livre de son Histoire des Philosophes, que, « selon Platon, le Bien a engendré d’une manière incompréhensible pour les hommes l’Intelligence universelle, qui subsiste par elle-même, qui contient les êtres véritables et l’essence universelle des êtres[11]. Cette Intelligence est souverainement belle, est le Beau même : car elle possède par elle-même la forme de la beauté[12]. Elle est née, avant les siècles, de Dieu qui est sa cause. Elle s’est engendrée elle-même et elle a été son propre père (αὐτογὲννητος καὶ αὐτοπάτωρ) : car la procession de l’Intelligence s’est opérée sans que Dieu entrât en mouvement pour l’engendrer[13]. L’Intelligence a procédé de Dieu en s’engendrant elle-même (αὐτογόνως) ; elle a procédé, dis-je, sans aucun rapport avec le temps : car le temps n’existait pas encore, et, depuis même qu’il a existé, il n’a rien été pour elle ; l’Intelligence existe donc en dehors du temps et est seule éternelle. De même que le Dieu premier et unique, quoique toutes choses aient été faites par lui, existe de toute éternité, parce qu’il n’est pas au nombre de ces choses et que rien qui soit digne de lui ne saurait être ajouté à son existence ; de même, l’Intelligence unique, éternelle, subsiste en dehors du temps et est le Temps même des choses qui sont dans le temps, pendant qu’elle demeure dans l’identité de son existence éternelle[14]. » (Saint Cyrille, Contre Julien, I, p. 32.)

III. Troisième hypostase. L’Âme du monde.

Porphyre [dans son quatrième livre de L’Histoire des philosophes], expose en ces termes l’opinion de Platon : « La substance divine a dans sa procession formé trois hypostases (ἄρχι τριῶν ὑποστάσεων τὴν τοῦ προελθεῖν οὐσίαν). Le Dieu suprême est le Bien ; au second rang est le Démiurge, et au troisième, l’Âme du monde[15] : car la Divinité s’étend jusqu’à l’Âme[16]. » Porphyre affirme donc clairement que la substance divine a dans sa procession formé trois hypostases. En effet, le Dieu de l’univers est unique, mais sa notion s’étend en quelque sorte dans la Trinité sainte et consubstantielle formée par le Père, le Fils et l’Esprit-Saint, que Platon appelle l’Âme du monde. L’Esprit vivifie et procède du Père, vivant par le Fils : C’est en lui que nous vivons, que nous sommes mus et que nous sommes[17]. La parole de notre Seigneur Jésus-Christ est vraie : C’est l’Esprit qui vivifie[18]. Le même Porphyre ajoute : « C’est pourquoi Platon, s’expriment sur ce sujet d’une manière énigmatique dans ses écrits secrets (ἐν ἀποῤῥήτοις), dit : Tout est autour du Roi et est par lui : il est la cause de toutes les choses qui sont belles ; le second principe préside aux choses du second ordre, et le troisième principe aux choses du troisième ordre[19]. Ainsi, selon Platon, toutes choses dépendent des trois Dieux : elles dépendent au premier degré du Roi de tout ; au second degré, du Dieu qui procède de lui ; au troisième degré, du Dieu qui procède du second. » (Saint Cyrille, Contre Julien, I, p. 34[20].)

  1. Nous rassemblons sous ce titre plusieurs fragments et extraits de Porphyre qui peuvent servir de commentaire au livre I de l’Ennéade V. Voy. également ci-dessus le résumé de la théorie des trois hypostases, p. 573.
  2. D’après Eunape, cet ouvrage de Porphyre était intitulé Vie des philosophes. Il comprenait quatre livres : le 1er renfermait la Vie de Pythagore, que nous possédons et dont nous donnons un extrait ci-après ; le 2e, la vie d’un philosophe qui n’est indiqué par aucun auteur ; le 3e, la Vie de Socrate (citée par saint Cyrille, Contre Julien, I, p. 28 ; VI, p. 185, 208, etc.) ; le 4e, la Vie de Platon dont nous donnons ici les fragments cités par saint Cyrille.
  3. Voy. les Ennéades de Plotin, t. I, p. 250-257 ; t. III, p. 80, 543.
  4. Voy. t. III, p. 523-524.
  5. « Nous dirons avec Porphyre que le Principe unique de toutes choses est le Père de la triade intelligible… Dans ce cas, nous ne placerons point les triades immédiatement après le Principe unique de toutes choses, comme l’enseignent les Oracles, et comme veulent l’établir, non-seulement les philosophes récents, mais encore Porphyre et Jamblique. » (Damascius, Des Principes, éd. Kopp, p. 115 et 348.)
  6. Voy. Plotin, t. III, p. 650.
  7. Voy. t. I p. lxxxiii ; t. III, p. 511, 530.
  8. Voy. t. III, p. 540-541.
  9. Voy. t. III, p. 563.
  10. « Dieu, étant le Père de toutes choses, n’a besoin de rien ; nous attirons ses grâces sur nous lorsque nous l’honorons par la Justice, par la chasteté et par les autres vertus, et que notre vie est une continuelle prière par l’imitation de ses perfections et la recherche de sa vérité. » (Porphyre, Philosophie des oracles ; dans saint Augustin, Cité de Dieu, X, 19.)
  11. Voy. Plotin, t. III, p. 14-15.
  12. Voy. t. III, p. 117-131, 441-461.
  13. Voy. t. III, p. 13.
  14. Voy. t. I, p. LXXII ; t. II, p. 174-181.
  15. Voy. t. I, p. LXXX-LXXXI.
  16. Ce passage est cité une seconde fois par saint Cyrille exactement dans les mêmes termes, livre VI, p. 271.
  17. Actes, XVII, 28. Voy. ci-dessus p. 557, note 5.
  18. Saint Jean, VI, 64.
  19. Cette citation est empruntée à la Lettre 2 de Platon. Voy. ci-dessus p. 18, note 1.
  20. Saint Cyrille porte dans le même ouvrage le jugement suivant sur la théorie néoplatonicienne des trois hypostases : « Lorsqu’ils admettent trois hypostases principales et qu’ils affirment que la substance de Dieu s’étend jusqu’à trois hypostases, lorsqu’ils emploient quelquefois le nom même de la Trinité, ils sont d’accord avec les croyances des Chrétiens, et il ne leur manquerait rien s’ils voulaient bien appliquer aux trois hypostases le terme de consubstantialité, pour faire concevoir l’unité de Dieu en qui la triplicité n’implique pas une différence de nature, et en qui les hypostases ne sont pas inférieures l’une à l’autre. » (Contre Julien, VIII, p. 270.) Voy. encore les autres passages de saint Cyrille cités ci-dessus, p. 5, note 1 ; p. 6, note 3 ; p. 14, notes 2-3 ; p. 15, note 1.