Descartes, son caractère et son génie

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Descartes, son caractère et son génie
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 73 (p. 345-369).
DESCARTES
SON CARACTÈRE ET SON GÉNIE

I. Œuvres inédites de Descartes, publiées par M. Foucher de Careil. — II. Descartes, sa Vie, ses Travaux, ses Découvertes avant 1637, par M. Millet. — III. Précurseurs et Disciples de Descartes, par Émile Saisset. — IV. Histoire de la philosophie cartésienne, par M. Francisque Bouillier, 3e édition.

En 1637, paraît le Discours de la Méthode, suivi de la Géométrie et des Météores. Descartes avait quarante et un ans. À partir de cette date, il appartient à la publicité et à l’histoire. D’autres écrits suivent les précédens : son école se fonde. Les universités se remplissent de ses adhérens. L’église, passagèrement hostile, s’autorise et se couvre de ses doctrines. Tous les savans de l’Europe le consultent. Les princesses et les reines se mettent à son école. C’est alors que, dans toute la force de l’âge et du génie, dans toute la splendeur de sa gloire, il meurt à Stockholm, au milieu du siècle, en 1650, à l’âge de cinquante-quatre ans.

Si rien n’est plus connu que l’histoire de Descartes à partir de la date célèbre de cette première publication, rien au contraire ne l’est moins que son histoire antérieure. La publication de 1637 ne peut pas être considérée comme un premier essai de jeune homme : c’est au contraire une œuvre de maître, un coup de génie, qui dès le premier instant place Descartes au nombre des conquérans et des dominateurs de la science. Une révolution logique et philosophique, l’invention d’une science toute nouvelle, la géométrie analytique, — telles étaient les deux œuvres capitales que ce débutant apportait au monde savant. Ces livres, bien loin d’être le commencement, n’étaient au contraire que la conclusion et le couronnement d’immenses travaux que jusqu’alors Descartes n’avait faits que pour lui-même, et dont il donnait maintenant la meilleure partie au public. On voit encore, par le Discours de la Méthode, que Descartes, sans avoir encore rien publié, était déjà célèbre. Ses conversations, ses conférences, ses correspondances, avaient donné de lui la plus haute idée à tous les savans qui le connaissaient; de proche en proche son nom s’était répandu, et une grande attente s’attachait à lui. On le pressait de tous côtés de faire connaître ses découvertes, de publier ses écrits, et, ce qui est rare, l’attente, bien loin d’être déçue, était dépassée; la gloire la plus éclatante, le succès le plus rapide, récompensaient ses laborieux efforts.

C’était donc un travail aussi intéressant que neuf de nous faire connaître Descartes avant sa gloire et son triomphe, avant ses premiers écrits, de l’étudier dans l’enfantement progressif de ses pensées, d’expliquer et de commenter par les circonstances précises de sa vie l’histoire psychologique que Descartes raconte de lui-même dans son premier chapitre du Discours de la Méthode ; c’est ce travail qui vient d’être fait par un jeune professeur de l’université sous ce titre : Descartes, sa vie, ses travaux, ses découvertes avant 1637. L’auteur, M. Millet, s’est appliqué à ce travail avec une conscience et une ardeur des plus louables. Il est difficile d’aimer son œuvre plus qu’il ne le fait, ce qui est une condition de bien faire; non-seulement il a consulté les documens imprimés, mais il a écrit partout où l’on avait pu conserver quelques vestiges de Descartes, en Hollande, en Suède, en Angleterre; il a recueilli quelques faits nouveaux, et a profité surtout avec habileté et discernement des trois sources les plus importantes qu’il eût à sa disposition : la Correspondance de Descartes, la Vie de Descartes, par Baillet, les Fragmens inédits découverts et publiés par M. Foucher de Careil.

Sans contester toutefois ce que l’auteur a pu ajouter par ses connaissances philosophiques et scientifiques à la Vie de Descartes de Baillet, j’avouerai que je le trouve bien sévère à l’égard de ce livre, et qu’il ne me paraît pas reconnaître suffisamment tout ce qu’il lui doit. Il l’accuse d’être emphatique, lourd, de manquer de critique, de discernement philosophique. Je le veux bien; mais ce n’est pas une raison pour nier le mérite de cet excellent ouvrage. Sans doute Baillet est un écrivain naïf et peu exercé, il a la phrase longue, le récit diffus et beaucoup d’autres défauts; mais il est admirablement consciencieux, il a consulté toutes les sources qui étaient à sa disposition, et il les a indiquées avec une parfaite précision. Son récit, un peu lent, ne laisse pas d’être vivant par le détail et par les circonstances qu’il déroule devant nous ; ce n’est pas une biographie, ce sont des mémoires, et ces mémoires sont d’une lecture intéressante, comme tout ce qui nous fait pénétrer dans l’intimité des hommes célèbres. Nous y voyons non-seulement la vie particulière de Descartes, mais les circonstances générales dans lesquelles il a vécu. Rien ne nous autorise à révoquer en doute l’exactitude des faits rappelés par Baillet, car M. Millet, si sévère qu’il soit, n’a pu y relever une seule erreur. Quant aux travaux scientifiques et philosophiques, Baillet, il faut le reconnaître, est plutôt un témoin passif qu’un critique : il rapporte plus qu’il ne juge ; mais en cela même il prouve son bon sens, et il a encore pour nous cet important avantage d’avoir eu entre les mains des écrits de Descartes que nous n’avons plus, ou que nous n’avons qu’en partie : les extraits qu’il nous en donne ont donc une très grande valeur. Enfin le style de Baillet, sans avoir ni éclat ni concision, n’est nullement emphatique, il est naturel ; ce n’est pas le style fier de la société aristocratique de ce temps>là, c’est un style bourgeois, sans grandeur, mais solide, sain, honnête et d’une bonhomie parfaite. La Vie de Descartes de Baillet me paraît de la famille des Mémoires de Fontaine, ce livre excellent et charmant de l’école de Port-Royal.

Indépendamment de la Vie de Descartes et de sa Correspondance, l’auteur a encore eu à sa disposition une autre source récemment découverte, les Fragmens inédits, l’une des trouvailles les plus intéressantes de M. Foucher de Careil. C’est peut-être ici le lieu de rappeler en quelques mots l’histoire assez bizarre des papiers de Descartes, que M. Millet nous raconte avec beaucoup de détail : c’est une des parties les plus curieuses et les plus instructives de son livre. Descartes avait laissé deux séries de papiers, les uns en Hollande, les autres en Suède. Les papiers de Hollande avaient été confiés par lui, au moment de son départ pour Stockholm, à un de ses amis, M. de Hooghelande. Ils étaient enfermés dans un coffre que l’on ouvrit trois semaines après la mort du philosophe pour en faire l’inventaire. On n’a jamais revu ni cet inventaire ni ces papiers, parmi lesquels devait se trouver, suivant M. Millet, le traité du Monde, le plus complet ouvrage de Descartes. Notre jeune et ardent critique s’est mis courageusement à la recherche de ces papiers perdus, et il ne désespère pas un jour de les retrouver.

Quant aux papiers que Descartes avait emportés en Suède avec lui, ils eurent également d’assez fâcheuses aventures. L’inventaire en fut fait par M. Chanut, ambassadeur de France et ami de Descartes, et le tout fut envoyé par lui à son beau-frère, M. Clerselier, autre ami et disciple du philosophe, qui habitait Paris. Ils furent chargés sur un bateau qui accomplit heureusement la longue traversée de Stockholm à Paris; mais à Paris même, près du Louvre, le bateau sombra, et les papiers allèrent au fond de la Seine, où ils restèrent trois jours. Après qu’ils eurent été repêchés, ils furent confiés à des domestiques peu intelligens qui les firent sécher pêle-mêle sur des cordes, et les remirent à Clerselier dans le plus grand désordre. C’est avec ces matériaux informes que Clerselier publia sa première édition des Lettres de Descartes et quelques autres ouvrages; mais cette édition est bien loin de contenir tous les écrits de Descartes mentionnés dans l’inventaire de Stockholm. Parmi ces divers écrits, qui ont encore été entre les mains de Baillet, se trouvait un Cahier-Journal (de 1619 à 1621) et quelques fragmens de physique et de mathématiques, qui furent vus par Leibniz à son passage à Paris. Sa curiosité extrême pour toutes les raretés philosophiques lui en fit prendre une copie : c’est cette copie que M. Foucher de Careil a retrouvée à Hanovre et qu’il a publiée sous le titre de Fragmens inédits.

Enfin, dans le dénombrement des sources diverses que l’auteur a pu et dû consulter, on ne peut oublier la savante et complète Histoire de la philosophie cartésienne, dont l’auteur, M. Francisque Bouillier, vient précisément de nous donner la troisième édition, encore perfectionnée. Le livre de M. Bouillier est un de ceux qui font le plus d’honneur à l’érudition française en philosophie. C’est un de nos livres que l’Allemagne connaît et estime le plus. Si le livre de Bordas-Dumoulin sur le même sujet conserve son originalité soit par la force philosophique, soit par l’étendue des connaissances scientifiques, celui de M. Bouillier est supérieur par l’étendue des recherches, et aussi par la savante et heureuse ordonnance de la composition. Le livre de Bordas-Dumoulin est plein d’éclairs; mais il est incomplet et mal ordonné. La science pure y déborde sur la métaphysique. Dans le livre de M. Francisque Bouillier, toutes les proportions sont observées : les grandes doctrines sont exposées d’une manière complète et lumineuse; mais c’est surtout le détail des faits que l’auteur a étudié avec une exactitude et une précision supérieures. Il a suivi toutes les vicissitudes du cartésianisme dans tous les pays de l’Europe, et jusqu’à ses dernières ramifications dans le XVIIIe siècle. L’histoire littéraire a autant à profiter que l’histoire philosophique dans cet important ouvrage. Puisque j’en suis à mentionner tous les travaux récens publiés en France sur Descartes et son temps, je ne dois pas oublier le beau livre d’Emile Saisset ; Précurseurs et disciples de Descartes, dont la Revue a dans le temps publié les principaux chapitres. Je rappellerai les pages consacrées par M. Cousin, dans le Journal des Savans, à la défense de Descartes contre Leibniz. Enfin l’Histoire de la philosophie moderne, de M. Henri Ritter, traduite par M. Challemel-Lacour, fournit encore un témoignage important à consulter précisément par sa discordance avec toutes les voix admiratives que nous venons de signaler. Nous nous servirons librement de ces documens divers dans l’étude que nous présentons à nos lecteurs sur le caractère et le génie de Descartes.


I.

Nous ne voulons pas suivre ici et reproduire pas à pas la biographie de Descartes. On la trouvera fort détaillée soit dans son premier biographe, Baillet, soit dans l’ouvrage de M. Millet. Nous voudrions seulement recueillir quelques traits de cette physionomie, l’une des plus originales et des plus vivantes de l’histoire de la philosophie.

Un des traits qui frappent le plus dans le caractère de Descartes, c’est sa passion pour les voyages, passion très rare à son époque, surtout parmi les savans. On peut dire que Descartes a vu toute l’Europe (la Russie et la Turquie exceptées). A peine âgé de vingt et un ans, il passe en Hollande, en Bavière, puis en Autriche, en Hongrie, en Bohême, d’où il remonte par la Pologne et la Poméranie jusque sur les bords de la Baltique, qu’il longe jusqu’à l’Elbe. Là il s’embarque pour la Frise, rentre en Hollande par le Zuyderzée, repasse par Bruxelles, et revient à Paris. Il ne reste pas longtemps en France. Le voilà parti pour la Suisse, puis pour l’Italie; il visite Venise et Rome, revient en France pour s’échapper encore et cette fois se fixer définitivement en Hollande. De là il fait un voyage en Angleterre, un autre en Danemark, rêve d’aller jusqu’à Constantinople, et enfin, sollicité par la reine Christine, passe en Suède, où sa poitrine délicate ne peut pas supporter les rigueurs du climat et où il meurt.

On pourrait croire que pendant le séjour assez long qu’il a fait en Hollande Descartes sera resté un peu tranquille. Nullement; sans cesse il changeait de place, et son biographe Baillet, désespérant de pouvoir le suivre pas à pas dans ses continuels changemens de domicile, se contente de nous les énumérer en une seule fois, pour ne pas compliquer l’histoire de ses travaux et de son esprit par l’histoire de ses déplacemens. « D’Amsterdam, nous dit-il, il alla demeurer en Frise, près de la ville de Franker en 1629, et il revint la même année à Amsterdam, où il passa l’hiver. S’il exécuta le dessein de son voyage en Angleterre, ce fut en 1631, et il revint achever cette année à Amsterdam. On ne sait pas précisément où il passa l’année 1632, mais en 1633 il alla demeurer à Deventer, dans la province d’Over-Yssel. De là il retourna à Amsterdam, où il passa une partie de l’année 1634, durant laquelle il fit quelques tours à La Haye et à Leyde. Il fit ensuite le voyage de Danemark, et il revint à Amsterdam, d’où il fit une retraite de quelques mois à Dort. De là il passa une seconde fois à Deventer en 1635. Il retourna ensuite dans la Frise occidentale, et demeura quelques temps à Leuvarden. Il y passa l’hiver, et il revint ensuite à Amsterdam, où il demeura quelques mois, au bout desquels il passa à Leyde. » Je me lasse de poursuivre la série de ces déplacemens, qui occupent encore dans Baillet toute une longue page, et je me contente de faire observer que, pour un homme qui s’était retiré du monde afin d’être tranquille, il employait un singulier moyen. Il est évident que chez Descartes l’esprit pur était en dehors du temps et de l’espace; mais le corps était toujours en mouvement.

Descartes, faisant lui-même, dans son Discours de la Méthode, sa biographie psychologique et intellectuelle, nous représente ses voyages comme une partie de son entreprise philosophique. Peu satisfait de la science des écoles, il s’était décidé, nous dit-il, « à fermer tous ses livres pour consulter le grand livre du monde. » Je ne doute pas à la vérité que le désir de savoir n’ait été une des raisons qui l’aient conduit ainsi à travers l’Europe dans d’interminables pérégrinations. C’est néanmoins un fait curieux que l’on ne puisse signaler dans sa philosophie aucune trace sensible de cette influence. Cette philosophie est tout abstraite, toute spéculative, tout intérieure. Si l’on ne savait point, par l’ouvrage de Baillet et par la première partie du Discours de la Méthode, que Descartes a vu le monde autant que qui que ce soit, personne ne pourrait le deviner en étudiant sa philosophie. Cette philosophie ne se ressent en aucune manière de ce contact si intime avec la réalité, et elle semble absolument en contradiction avec sa vie. Après avoir tant vu, tant expérimenté, n’est-il pas étrange que la première pensée de notre philosophe ait été que peut-être tout cela n’existe pas? En général, les hommes qui ont beaucoup vu les choses humaines, qui ont eu le goût du spectacle de la vie, ne sont guère disposés à douter de leurs sens et à considérer la réalité extérieure comme une chimère. Ils douteront plus volontiers des idées pures que de leur corps et des choses concrètes : c’est le contraire chez Descartes. Comme homme, il a connu de près les choses réelles; comme philosophe, il s’est renfermé systématiquement dans la région de l’esprit pur.

Que dans sa philosophie spéculative Descartes n’ait rien laissé pénétrer de ce que l’expérience de la vie avait pu lui apprendre, on peut encore se l’expliquer; mais il semble que cette expérience aurait dû porter ses fruits d’une manière quelconque, et se manifester quelque part. C’est ce qu’on ne voit pas dans ses écrits. On s’attendrait à y rencontrer une mine de réflexions et de pensées sur les caractères, les mœurs, les opinions, sur les différens peuples, les diverses classes de la société, en un mot sur le cœur humain. C’est ce qu’on rencontre dans d’autres philosophes mêlés, comme l’a été Descartes, au monde et aux hommes. Je citerai par exemple Aristote et Bacon. Le premier, précepteur d’Alexandre et ayant vécu longtemps à la cour de Philippe, a pu et a dû y acquérir l’expérience de la vie. Aussi cette expérience se manifeste-t-elle d’une manière éclatante dans ses écrits. Sa Politique est une merveille de sens pratique en même temps que de génie scientifique; il réunit le génie de Machiavel au génie de Montesquieu, et les procédés de la politique empirique lui sont aussi familiers que les lois générales de la société. Il en est de même de sa Morale ; ce n’est pas seulement un admirable traité théorique, c’est encore une mine inépuisable d’observations pénétrantes et profondes sur le cœur humain. On pourrait en extraire un ouvrage sur les caractères bien plus beau que celui de Théophraste. Dans sa Rhétorique, la théorie des passions, la peinture des différens âges si souvent reproduites par la poésie, attestent également le moraliste auquel n’a pas manqué, quoi qu’en dise Bacon, le suc de l’expérience et de la réalité. Ce dernier philosophe, lui aussi, avait vu de près les choses de la vie réelle. Les Essais de morale et de politique sont le témoignage de cette vivante expérience. Ils nous enseignent l’art de la vie sans excès de scrupules, et comme pourrait le faire un homme du monde versé dans les mystères de ce que l’on appelle la sagesse pratique.

Rien de semblable dans les écrits de Descartes. Il a vu tous les peuples de l’Europe, et cependant jamais un seul trait de lui sur leurs divers caractères et sur leurs mœurs, bien plus différentes alors qu’aujourd’hui. Même ce bon peuple hollandais, auquel il a demandé la sécurité et la liberté, il n’a pas cherché à nous le peindre, ou, s’il en parle, c’est pour nous dire que les habitans d’Amsterdam ne le troublent pas plus dans ses méditations que ne feraient les arbres d’une forêt. Il a vu les cours et les armées, il a étudié les hommes de toutes les conditions et dans toutes les classes de la société; mais nulle part il n’a songé à nous apprendre ce qu’il avait retiré de ce commerce et ce qu’il pensait des mœurs des courtisans ou des militaires, des bourgeois, du peuple ou des grands. Son Traité des Passions, où l’on pourrait s’attendre à trouver des pensées de ce genre, ne contient qu’une psychologie tout abstraite, ou plutôt une physiologie arbitraire. Sa correspondance si étendue traite presque exclusivement de matières scientifiques ou métaphysiques. On en tirerait à grand’peine un recueil de maximes, de pensées, de réflexions, telles qu’on en trouve chez les moralistes, et qui témoigne de la connaissance du monde et de la vie.

En réfléchissant sur les observations précédentes, il m’a semblé que, comme il arrive souvent, Descartes aura, très innocemment sans doute, mais un peu arbitrairement, arrangé après coup sa vie intellectuelle. Lorsqu’il est arrivé à avoir pleine conscience de son entreprise philosophique, il a cru, possédé par l’idée qui le dominait alors, que toutes ses pensées avant ce moment avaient dû rentrer dans ce cadre ; il a fait de ses voyages mêmes une préparation, une initiation à sa méthode; il a systématisé toute sa vie, depuis sa sortie du collège jusqu’à la construction définitive de son œuvre. Peut-être les choses ne se sont-elles pas tout à fait passées ainsi. Lorsque Descartes a commencé à voyager, il était très jeune et avait à peine vingt et un ans. Rien ne pouvait encore lui faire pressentir qu’il serait l’illustre réformateur de la philosophie moderne. Il est donc peu probable que ses voyages aient été pour lui dès lors ce qu’ils lui ont paru après coup, à savoir un stage entre l’éducation de l’école et l’éducation personnelle et scientifique qu’il se donna plus tard, un milieu entre la science de collège et la science pure, un passage de l’une à l’autre. Sans doute un esprit sérieux comme celui de Descartes ne voyage que dans l’intention de s’instruire; mais autre chose est le désir de s’instruire en général, autre chose l’intention systématique et arrêtée de se faire une philosophie personnelle. Dans notre pensée, si Descartes a tant voyagé, c’est uniquement parce qu’il aimait les voyages. Il eût tout aussi bien fondé une philosophie nouvelle sans sortir de chez lui. Le voyageur n’a certainement pas nui au philosophe; mais il l’a fort peu servi : ce sont deux personnages qui se sont réunis dans un seul et même homme, mais qui auraient pu être séparés, et même qui ont été réellement et sont demeurés séparés.

Il est impossible de ne pas être frappé, quand on lit la vie de Descartes, d’un genre de curiosité qui le caractérise et qui se distingue évidemment de la curiosité scientifique. Il est de ces hommes qui aiment à voir, et ce qu’il aime voir, ce sont les grands et brillans spectacles, les spectacles accompagnés de pompe, de mouvement et de bruit, goût singulier chez un philosophe contemplatif. Baillet nous le représente courant à Francfort assister au couronnement de l’empereur, fête splendide et luxueuse dont aucune de nos solennités modernes ne pourrait donner une juste idée[1]. Il va à Venise pour assister au mariage du doge avec l’Adriatique, il se rend à Rome pour le jubilé. Il avait également le goût, comme il le dit lui-même, de voir « les cours et les armées. » A La Haye, au retour de son voyage d’Allemagne, trois petites cours se partageaient la société distinguée du pays : celle des états-généraux, celle du prince d’Orange, celle de la reine de Bohême[2]. Descartes les fréquente toutes les trois. De La Haye à Paris, il s’arrête à Bruxelles pour visiter la cour de la princesse Isabelle. Le voici à Paris; mais, nous dit Baillet, il apprend que la cour est à Fontainebleau, il part pour Fontainebleau. C’est ce goût de jeunesse qui, venant à se réveiller, le décide à se rendre à la cour de la reine Christine, où il devait trouver la mort. Le même genre de curiosité le conduisit dans les armées, d’abord en Hollande dans l’armée du prince Maurice de Nassau, puis dans celle du duc de Bavière. A Paris, on le voit également partir pour le siège de La Rochelle, afin d’assister à ce spectacle mémorable et extraordinaire.

Malgré son goût avoué pour les cours et les armées, on se méprendrait gravement, si l’on voyait dans Descartes un courtisan ou un soldat. Non, c’est un curieux, un amateur, un contemplateur. Jamais il ne sollicita aucune faveur d’aucun prince, jamais il n’entretint de relations intimes avec aucun, si ce n’est un commerce philosophique, comme on le vit d’abord avec la princesse Elisabeth et plus tard avec la reine Christine. Quant aux armées, d’après le récit que nous fait Baillet, il en prenait bien à son aise. Il visitait les savans, il méditait tout seul dans les bivouacs, tout prêt du reste à se battre quand il le fallait, car il avait l’épée prompte et le cœur ferme, mais plutôt encore par curiosité d’amateur que par amour pour le métier.

Plus j’étudie la vie de Descartes et son caractère, plus je me persuade qu’il y avait un tour romanesque dans son imagination, quelque étrange que cela puisse paraître à ceux qui ne connaissent de lui que le géomètre et le métaphysicien. Ce côté romanesque, je le trouve déjà dans ce goût passionné et infatigable pour les voyages, dans cette curiosité des spectacles rares et brillans que j’ai signalés. Je le retrouve encore dans un autre trait fort étrange de son caractère, le goût des disparitions mystérieuses. A plusieurs reprises on le voit tout à coup s’échapper du milieu du monde, qu’il aimait beaucoup, s’évanouir, cacher sa retraite à tous ses amis, et se plaire à demeurer à la fois invisible et présent en ne communiquant avec le monde extérieur que par le moyen d’un correspondant privilégié. C’est à dix-huit ans qu’a lieu sa première disparition de ce genre. Arrivé à Paris en 1613, suivi d’un domestique, à l’âge de dix-sept ans, il commença par se livrer à la société des jeunes gens de son âge, à goûter les plaisirs de la jeunesse, surtout le plaisir du jeu, préférant toutefois les jeux de calcul aux jeux de hasard, parce qu’ils donnaient plus à faire à l’activité de son esprit. Après quelques mois employés dans ces distractions un peu frivoles, le goût du travail le saisit; il disparaît, ses jeunes amis le cherchent en vain. Il se retire dans une maison écartée du faubourg Saint-Germain[3], s’y enferme avec un ou deux domestiques, et reste ainsi deux années caché à tous les yeux et échappant à toutes les recherches de ses compagnons de plaisir. Ce ne fut qu’au mois de décembre 1616 qu’il fut rencontré par l’un d’eux, qui le ramena à ses sociétés habituelles. Plus tard, en 1628, il habitait la maison d’un de ses amis, M. Levasseur d’Etioles, où sa réputation déjà grande attirait beaucoup de monde[4]. Fatigué des dissipations que cette société lui occasionnait, il s’échappe et disparait encore une fois, sans que M. Levasseur pût savoir ce qu’il était devenu; celui-ci cependant, au bout de six semaines, ayant rencontré par hasard son domestique dans la rue, est conduit par lui au logis de Descartes, reprend possession de son hôte, et le ramène à Mme Levasseur, à qui Descartes en galant homme fit toute sorte de satisfactions. On voit du reste par là qu’il était d’un caractère facile à vivre, et que, s’il s’échappait aisément, il se laissait ramener de même. Enfin, ce goût de retraite devenant de plus en plus impérieux, il s’échappa encore, cette fois définitivement, non-seulement du cercle de ses amis, non-seulement de Paris, mais de la France. En 1629, il s’exile volontairement en Hollande, cachant sa résidence à tous ses amis, Mersenne et Picot exceptés, le premier son correspondant scientifique, le second chargé de ses affaires personnelles. Évidemment ce goût de solitude qui se manifeste à plusieurs reprises chez Descartes est une singularité remarquable, qui ne s’explique pas seulement par le besoin de paix et de loisir, car bien des savans dans le monde ont su concilier la retraite avec la société. Il y a quelque chose de plus dans la passion de Descartes; il y a le goût du mystère, c’est-à-dire un certain élément que je ne crains pas d’appeler romanesque.

N’oublions pas non plus, comme symptôme remarquable de la même disposition d’imagination, cette sorte de rêve extatique que Descartes raconte lui-même dans son Olympica, et où, dans un accès d’enthousiasme, le 10 novembre 1619, il jeta, dit-il, les fondemens d’une « invention merveilleuse, » accès dont il fut si ému, qu’il lui attribua une origine surnaturelle, puisque lui-même nous dit qu’il fit alors le vœu d’un pèlerinage à Notre-Dame de Lorette. Singulier rapprochement entre Descartes et Pascal ! L’un et l’autre eurent une nuit d’extase et d’hallucination inexplicables, l’un et l’autre crurent à une sorte d’intervention miraculeuse en leur faveur; mais les effets furent bien différens : chez l’un, la crise détermina l’abandon de la science et l’anéantissement en Dieu; chez l’autre au contraire, ce fut le coup de foudre qui fit de lui un inventeur et un créateur[5].

On rencontre d’ailleurs dans la vie de Descartes quelques aventures qui semblent faites pour un héros de roman. On le voit, par exemple, faisant la cour à une personne très distinguée, qui fut plus tard connue dans le monde sous le nom de Mme de Rosay. Revenant un jour de Paris, où il l’avait accompagnée avec d’autres dames, il fut attaqué par un rival sur le chemin d’Orléans, le désarma, lui rendit son épée, et lui dit qu’il devait la vie à cette dame pour laquelle lui-même venait d’exposer la sienne. Dans une autre circonstance, il fit encore voir et sa présence d’esprit et son courage. Lui-même nous a raconté cette aventure dans ses Expérimenta. Embarqué un jour sur le Zuyderzée, seul avec son valet au milieu de cinq ou six mariniers, il s’aperçut bientôt, en prêtant l’oreille à la conversation de ces hommes, dont il comprenait la langue, que sa vie était menacée. A sa mine paisible et douce, ils l’avaient pris pour un marchand plutôt que pour un gentilhomme. Ils jugèrent qu’il devait avoir de l’argent, et prirent la résolution de le tuer et de le jeter à la mer après l’avoir dépouillé. Pensant qu’il ne savait d’autre langue que celle dont il se servait avec son domestique, ils ne croyaient pas être compris de lui. Tout à coup Descartes prend un visage résolu et courroucé, tire l’épée, parle à ces misérables dans leur langue, et les menace de les tuer sur place, s’ils font le moindre mouvement contre lui. « Ce fut dans cette rencontre, dit Baillet, qu’il s’aperçut de l’impression que peut faire la hardiesse d’un homme sur une âme basse; je dis une hardiesse qui s’élève beaucoup au-dessus des forces et du pouvoir dans l’exécution, et qui, en d’autres occasions, pourrait passer pour une pure rodomontade. Celle qu’il fit paraître alors eut un effet merveilleux sur l’esprit de ces misérables. » L’épouvante qu’ils ressentirent fut suivie d’un étourdissement qui les empêcha de considérer leurs avantages, et ils le conduisirent paisiblement au port.

Parmi les événemens romanesques de la vie de Descartes, il est permis de compter la naissance d’une fille. Cette fille s’appelait Francine. Nous savons par Baillet qu’elle mourut à l’âge de trois ans dans les convulsions, et que Descartes éprouva de cette perte le plus violent chagrin. Jusqu’ici nous ne savions absolument rien de la mère de Francine : M. Millet nous apprend son nom, il a fait relever sur les registres de Hollande l’acte de baptême de cette enfant. Elle a été baptisée le 28 juillet 1635, le père ayant signé René, fils de Joachim (c’est bien notre Descartes), et la mère Hélène, fille de Jean. Maintenant de quelle nature ont été les rapports de Descartes avec cette Hélène? Après la mort de Descartes, les adeptes passionnés de notre philosophe, ne voulant pas, dit-on, laisser subsister une seule tache sur son nom, firent courir le bruit que Descartes avait été marié secrètement; mais l’honnête Baillet, quelque zélé qu’il fût pour son héros, ajoute peu de foi à cette supposition, et il dit naïvement que, « si M. Descartes a été marié, son mariage a été si clandestin que les casuistes les plus subtils auraient peine à ne pas lui donner le nom de concubinage. » Cependant, même après les dénégations de Baillet, il faut se garder de trancher témérairement la question, et la petite découverte de M. Millet, que nous venons de mentionner, fournit une présomption nouvelle et assez inattendue à l’hypothèse du mariage. En effet, ayant fait faire en Hollande des recherches sur la naissance de Francine, on lui répondit d’abord qu’après bien des soins inutiles on n’avait rien trouvé, ce qui n’était point d’ailleurs étonnant : la fille de Descartes étant un enfant naturel, avait dû être inscrite sur un livre particulier, destiné ad hoc, et qui portait le nom de Caalverenboek, livre aujourd’hui perdu. Cependant des recherches nouvelles, poursuivies avec zèle, obtiennent un meilleur succès, et M. Vitringa découvre l’acte de baptême signalé plus haut sur les registres de paroisse de Deventer. Or on n’inscrivait sur ces registres que les enfans légitimes. C’est là évidemment en faveur du mariage de Descartes une présomption très forte, je dirais même décisive, si l’on pouvait s’assurer que l’exclusion signalée était absolue, et qu’on ne fit jamais d’exception en faveur de quelque personnage considérable, ce qui a pu être le cas de Descartes. Néanmoins ce fait vient évidemment à l’appui du bruit qui avait couru en Hollande, et que Baillet, étant loin de la source, a pu prendre pour une invention charitable. Supposons maintenant qu’il y ait eu réellement mariage secret, quel motif peut avoir eu Descartes de le dissimuler? J’imagine pour ma part qu’Hélène, fille de Jean, n’était peut-être pas d’une naissance très distinguée, que Descartes, assez fier d’ailleurs de sa condition, et pour éviter les tracasseries, qu’il n’aimait pas, soit les reproches de sa famille, soit le blâme de ses amis, aura voulu cacher le fait de sa mésalliance. De plus nous avons signalé déjà le singulier goût de Descartes pour le mystère, ses retraites secrètes, ses cachotteries et les combinaisons compliquées qu’il mettait en usage pour se dérober à la curiosité du public. Il cachait sa vie, il a donc pu cacher son mariage. Son imagination romanesque, qui avait horreur du commun, a pu préférer les apparences, fort peu déshonorantes d’ailleurs en ce temps-là chez un gentilhomme, d’un commerce illicite à la situation plus honnête, mais plus bourgeoise, d’un mariage affiché.

Ces diverses circonstances nous montrent dans Descartes un tout autre homme que le métaphysicien abstrait et spéculatif auquel nous sommes habitués, un homme d’un caractère ferme et hardi, prêt à toutes les circonstances, connaissant la vie et ses hasards, nullement emprunté en présence des choses réelles. Un trait cependant, et un trait remarquable, réunit les deux hommes que nous venons de distinguer : c’est que, malgré sa curiosité pour les choses du monde. Descartes n’a jamais été, comme il le dit lui-même, « qu’un spectateur et non un acteur dans les comédies qui s’y jouent. » Cette fois il se définit lui-même avec une parfaite exactitude. Il n’a jamais été qu’un spectateur et n’a point voulu être autre chose. Il a vu le spectacle de la vie, mais il n’a pas joué lui-même. Dans ses voyages comme dans sa philosophie, il ne fut qu’un contemplatif. Jamais il n’eut aucune responsabilité, jamais il ne voulut en avoir. Né avec quelque aisance, dit-il lui-même non sans une certaine fierté nobiliaire, « il ne se sentait pas, grâce à Dieu, de condition qui l’obligeât à faire un métier de la science pour le soulagement de sa fortune. » Il se refusa donc toujours à prendre un état. Ses parens le pressèrent à plusieurs reprises d’acheter une charge, et Descartes fit toujours semblant de vouloir leur complaire; mais il trouvait toujours des défaites nouvelles, et M. Millet a raison de reprocher à Baillet d’avoir pris au sérieux ces projets d’établissement. Descartes refusa donc toute sa vie de prendre aucune part de responsabilité dans les affaires humaines. Il ne voulut pas même faire métier de science. Il résulte de là que sa vie, quoique très agitée, n’a pas été une vie active, et peut-être est-ce là qu’il faut chercher la raison d’une certaine stérilité psychologique et morale dans ses écrits. Pour bien connaître les hommes, il ne suffit pas de les regarder agir, il faut agir avec eux : autrement les expériences ne sont pas assez intéressantes pour laisser des traces dans l’imagination et dans la mémoire. Descartes avait sans doute assez vu les hommes pour savoir se comporter avec eux dans toutes les circonstances qui pouvaient se présenter; mais la vie humaine n’intéressait que son imagination du moment. C’était une distraction et non une occupation. La pente naturelle, l’inclination de son esprit, étaient d’oublier le dehors pour vivre en dedans. Les grands philosophes que nous signalions plus haut pour leur profonde connaissance du cœur, Aristote et Bacon, n’avaient pas été seulement des spectateurs, ils avaient été de vrais acteurs dans les comédies du monde. Ce n’est pas un petit rôle à jouer que celui de précepteur de prince, et le lord-chancelier d’Angleterre avait vu de près (de trop près, hélas ! pour son honneur) les choses et les hommes. Quant à Descartes, qui n’a jamais voulu que voir sans agir, il ne put être et ne fut jamais qu’un spéculatif.

Cette crainte de la responsabilité est encore vraisemblablement la cause qui nous explique un des traits les moins louables du caractère de Descartes : je veux dire cet excès de circonspection qui lui fit renier Galilée, détruire ou du moins cacher son Traité du Monde après le jugement de l’inquisition, et en toutes choses rechercher la sécurité un peu aux dépens de la hardiesse et de la dignité. Certainement Descartes n’était pas lâche, il avait même le cœur haut, et, quand il était attaqué, il répondait sur le ton d’un héros de Corneille. Il faut le voir répliquer au jésuite Bourdin, qui avait eu l’imprudence de se jouer à lui : la fierté et l’éloquence ne peuvent s’élever plus haut. Cependant le même homme, dont l’épée et la plume lançaient des éclairs, était d’une prudence qui allait jusqu’à la timidité et même plus loin, lorsqu’il s’agissait de faire accepter sa philosophie par l’autorité dominante alors, l’autorité ecclésiastique. On ne peut vraiment pas approuver la complaisance de Descartes à l’égard des autorités théologiques et surtout sa conduite dans l’affaire de Galilée. Lorsqu’il apprend que la doctrine de celui-ci a été condamnée à Rome, il écrit à Mersenne qu’il est résolu à brûler tous ses papiers ou du moins à ne les laisser voir à personne. Il rappelle la maxime bene vixit, qui bene latuit. En attendant, il se soumet, et s’étonne que tout le monde ne fasse pas comme lui. Il va même jusqu’à chercher des raisons contre le mouvement de la terre, et dans une lettre adressée à un ecclésiastique il s’efforce de démontrer que ce mouvement n’est pas réel. Cette faiblesse de Descartes, si peu justifiable et si peu d’accord avec la fermeté et la hardiesse de son caractère, s’explique, selon nous, de la manière suivante. Il a refusé de s’engager dans les chaînes des occupations humaines, il a voulu être entièrement libre, dégagé de toute responsabilité et de toute nécessité servile : c’est là, je le veux bien, un noble sentiment; mais il y a un revers : lorsqu’on s’est dégagé et désintéressé de toute action et de toute obligation déterminée, on arrive peu à peu à craindre quelque engagement que ce soit : on redoute les affaires, tout vous devient embarras, et, comme il est impossible d’éviter toujours la rencontre des difficultés réelles, on recule devant elles, on leur laisse l’avantage pour se replier sur soi-même. Ainsi on a commencé par sacrifier tout à sa propre liberté, et l’on finit par sacrifier sa liberté même à sa sécurité.

Descartes fut donc avant tout et en toutes choses un curieux : curieux par l’imagination et les sens, curieux par l’esprit. Il fut un spectateur des choses humaines comme de l’univers, et refusa d’y être acteur à aucun titre. De là ses pérégrinations et ses solitudes, de là ses audaces et ses timidités, de là dans ses écrits la profondeur unie à la froideur, je ne sais quoi de haut et de timoré à la fois; de là enfin ce mélange de romanesque et de géométrie qui caractérise sa vie, et qui caractérise aussi sa philosophie, suivant le mot de Voltaire : « Descartes a fait le roman de la nature. Newton en a fait l’histoire. »

Descartes, par sa vie et par son caractère, appartient bien au règne de Louis XIII, à l’époque où la vie n’était pas encore assise et régulière comme elle l’est devenue depuis. On y aimait l’originalité et les aventures, le noble et le galant, les coups d’épée et les belles conversations; par-dessus tout on craignait le commun et le bourgeois. Pascal, qui a vu la dernière heure de cette époque vivante et pittoresque, en a traduit en quelque sorte toute la poétique dans ces mots palpitans : « la vie tumultueuse est agréable aux grands esprits; mais ceux qui sont médiocres n’y ont aucun plaisir, ils sont machines partout… La vie de tempête surprend, frappe et pénètre. » Descartes, il est vrai, n’a jamais eu aucun goût pour la vie de tempête; mais il aimait « une vie d’action, qui éclate en événemens nouveaux, » pourvu qu’il n’y fût pour rien. Il eût accordé à Pascal « que les pensées pures fatiguent et abattent : c’est une vie unie à laquelle l’homme ne peut s’accommoder, il lui faut du remuement et de l’action; » mais ce remuement que Pascal demande à la passion, Descartes le cherchait dans l’imagination. L’un et l’autre aimaient profondément la vie, mais l’un pour jouir et souffrir, l’autre pour contempler : aussi éloignés d’ailleurs l’un que l’autre des soins vulgaires, et méprisant également « ceux qui sont nés médiocres; » âmes incomplètes toutes deux, car l’une manque de sérénité et l’autre d’émotion, mais originales et vivantes, et telles que notre siècle prosaïque en fournira de moins en moins.

Je crois avoir retracé fidèlement quelques-uns des traits les plus saillans de cette grande figure de Descartes, que nous connaissons si peu, quoique nous en parlions sans cesse. Il semblerait, à entendre les philosophes, que Descartes a passé sa vie à se dire : Cogito, ergo sum. J’admire autant que qui que ce soit ce célèbre aphorisme; mais je voudrais en sortir. Dans sa dispute avec Gassendi, celui-ci raille Descartes agréablement en l’appelant : ô esprit (o spiritus), et Descartes riposte en appelant le spirituel curé : ô chair (o caro). Nous avons été curieux de voir comment ces deux élémens s’unissaient et se combattaient dans le même homme, et nous avons essayé de faire la psychologie de celui qui passe pour avoir fondé la psychologie.


II.

Un savant critique de l’Allemagne d’une grande autorité, M. Henri Ritter, s’exprime sur la philosophie de Descartes avec une sévérité excessive. « Si nous passons en revue, dit-il, les différentes parties de sa philosophie, nous y trouvons peu de choses vraiment originales; elle se compose pour la plus grande partie d’idées qui, de son tem.ps même, ne pouvaient plus passer pour nouvelles. Les preuves de l’existence de Dieu sont une vieille propriété de l’école théologique ; il ne les a pas entourées d’une nouvelle lumière. S’il a attribué à la preuve ontologique plus de valeur qu’on ne lui en attribuait ordinairement, on ne lui en fera pas un mérite. Son principe : je pense, donc je suis, n’était jamais tombé dans l’oubli depuis que saint Augustin l’avait posé à l’entrée de la science. Campanella l’avait repris avec une vigueur presque égale, et les sceptiques français eux-mêmes n’avaient pas manqué de poser la connaissance de nous-mêmes comme le principe de toute connaissance... A considérer tout ce qu’il y a de décousu dans les diverses parties de son système, combien peu il a émis d’idées nouvelles, on éprouve quelque embarras à expliquer d’où est venu l’immense succès de sa doctrine. »

Il est difficile de porter sur un grand homme un jugement plus dédaigneux et plus acerbe. Cependant, si nous nous contentions d’opposer notre propre opinion à celle du savant critique, notre jugement pourrait paraître entaché de partialité patriotique. Commençons donc par nous couvrir de l’autorité d’un grand Allemand tout aussi compétent que M. Ritter pour juger de la vraie valeur d’une philosophie, je veux dire Hegel. Voici comment celui-ci s’exprime sur Descartes dans son Histoire de la philosophie : « Descartes est dans le fait le vrai fondateur de la philosophie moderne, en tant qu’elle prend la pensée pour principe. L’action de cet homme sur son siècle et sur les temps nouveaux ne sera jamais exagérée. C’est un héros; il a repris les choses par les commencemens, et il a retrouvé de nouveau le vrai sol de la philosophie, auquel elle est revenue après un égarement de mille ans. » On voit par ces lignes quelle était l’admiration de Hegel pour Descartes, et elles confirment cette parole du même philosophe que rapporte M. Cousin : « Votre nation, disait-il, a fait assez pour la philosophie en lui donnant Descartes. » Ce n’est donc pas un vain patriotisme qui nous autorise à considérer le philosophe français comme le vrai fondateur de la philosophie moderne, c’est le témoignage de toute l’école hégélienne, témoignage entièrement désintéressé dans cette question.

Si Descartes est le créateur de la philosophie moderne, il serait difficile de lui refuser l’originalité, car on pourrait être encore un esprit original à beaucoup moins de frais; mais tous ceux qui connaissent l’histoire de la philosophie savent à quel point la question d’originalité est embarrassante. Il est toujours possible à un esprit prévenu de montrer que tel philosophe manque d’originalité. Jamais on ne peut surprendre une idée qui ait un tel caractère de nouveauté que l’on ne puisse en trouver le germe dans quelque philosophe antérieur ou contemporain. Même dans les sciences exactes et positives, c’est déjà une grande difficulté d’assurer à chacun le sien; la difficulté est infiniment plus grande en philosophie, car dans les sciences il s’agit de découvertes précises et positives qui peuvent avoir une date, en philosophie au contraire il ne s’agit que d’idées. Or une idée ne se distingue pas aussi aisément d’une autre idée qu’une loi physique d’une autre loi, un théorème d’un autre théorème; une grande pensée philosophique contient toujours le tout plus ou moins virtuellement. C’est pourquoi toutes les grandes pensées philosophiques, considérées de certains côtés, se ressemblent et s’identifient. Ainsi on dira que les idées de Platon sont la même chose que les nombres de Pythagore, que l’acte d’Aristote est la même chose que l’idée de Platon. Ainsi l’on dira encore que le mécanisme de Descartes est le même que celui d’Épicure, que son axiome : je pense, donc je suis, est déjà dans saint Augustin, que son doute méthodique est emprunté aux sceptiques. En raisonnant de la même manière, je me fais fort de prouver que Hegel n’a aucune originalité, car il n’a fait qu’unir la méthode de Fichte à la doctrine de Schelling, — que Schelling n’a aucune originalité, car il n’a fait que reproduire Spinoza avec plus d’imagination et moins de rigueur, — que Spinoza n’en a pas davantage, car il n’a fait que combiner la méthode cartésienne avec le fond de l’alexandrinisme de Plotin. Or Descartes, suivant M. Ritter, n’est nullement original, et Plotin de son côté ne l’est pas non plus, car il doit tout à Platon.

On voit qu’en employant ce procédé de raisonnement il n’y aurait pas dans le monde un seul philosophe original, excepté peut-être le premier de tous, je veux dire Thalès de Milet. Encore celui-ci, selon M. Edouard Rôthe, aurait-il emprunté les élémens de la philosophie aux prêtres égyptiens, de sorte qu’il nous faudrait encore recommencer notre course en arrière, et avec l’école traditionnaliste remonter jusqu’au premier homme pour lui attribuer la science infuse. La science humaine ne serait plus qu’une répétition monotone d’une révélation première. Bien entendu, M. Henri Ritter n’appartient point à cette école et n’avouerait pas de telles conséquences; mais il n’est pas moins vrai que la méthode de dénigrement qu’il emploie à l’égard de Descartes peut être appliquée aisément à quelque philosophe que ce soit. Ce n’est donc pas tel philosophe en particulier, c’est la philosophie elle-même que l’on compromet et que l’on expose au mépris des ignorans par cet esprit de critique excessif et peu éclairé. J’appliquerais volontiers à la philosophie un mot célèbre de Pascal : « à mesure que l’on a plus d’esprit, on trouve qu’il y a plus de philosophes originaux. » Le choix que chacun de nous fait d’ordinaire entre les grands esprits, n’estimant guère que ceux avec lesquels nous sympathisons, est presque toujours l’effet d’un jugement superficiel et étroit, En y regardant de plus près, nous voyons que les pensées d’un homme ne sont jamais absolument semblables aux pensées d’un autre. Ces petites différences qui séparent les individus médiocres les uns des autres deviennent chez les hommes de génie des différences notables et saillantes : encore faut-il de bons yeux pour les voir et des yeux non prévenus.

Pour en revenir au génie de Descartes, ce qui est vraiment saisissant dans son entreprise philosophique, c’est la résolution hardie et sans exemple qu’il a prise et exécutée de tout recommencer et de reprendre la philosophie par sa base, en reconstruisant sur un sol nouveau, suivant l’expression de Hegel. Ainsi on peut dire que la philosophie a commencé deux fois dans notre Occident : une première fois en Grèce avec Thalès de Milet, qui ne se doutait guère qu’il inaugurait quelque chose de nouveau; une seconde fois avec Descartes, qui cette fois savait ce qu’il faisait, et voulait le faire. Eh quoi ! proposer à l’esprit humain de se dépouiller volontairement de toutes ses croyances et de toutes ses opinions pour recommencer à nouveaux frais, ce ne serait pas là une pensée originale et créatrice! Quel est donc le philosophe dans l’histoire qui a fait cela? Que Descartes ait réservé dans son doute la religion et la politique, nos téméraires d’aujourd’hui peuvent lui en faire un crime; mais on ne fait jamais plus d’une révolution à la fois : c’est beaucoup d’une seule. Descartes a été Descartes; il n’a été ni Voltaire, ni Rousseau; un seul homme ne peut à lui seul accomplir le travail de l’humanité tout entière. Il se bornait, disait-il, « à tâcher de réformer ses propres pensées et à bâtir en un fonds qui fût tout à lui. » Était-ce donc là une si modeste entreprise? N’était-ce pas la première et la plus nécessaire de toutes les réformes? car, pour réformer avec fruit leurs croyances et leurs institutions, les hommes doivent commencer par apprendre à penser.

Il est incontestable que le célèbre : je pense, donc je suis, était déjà dans saint Augustin; mais c’est beaucoup dire que d’affirmer avec M. Ritter que ce principe n’était jamais tombé dans l’oubli. Je voudrais bien savoir quel rôle il jouait dans la philosophie scolastique; je ne me rappelle pas l’avoir jamais rencontré dans aucun théologien du moyen âge. Lors même qu’on l’y rencontrerait dans quelque argumentation isolée, cela ne détruirait pas l’originalité de Descartes, qui en a fait un principe. Je ne suis pas en mesure de discuter l’assertion de M. Ritter relativement à Campanella, n’ayant pas eu l’occasion d’étudier les œuvres de ce philosophe; mais pourquoi M. Ritter ne commence-t-il pas l’histoire de la philosophie par Campanella lui-même, et pourquoi suit-il le préjugé commun en commençant avec Descartes? Ne serait-ce pas que celui-ci a fait un usage plus étendu et par conséquent plus important de son principe que n’avait fait son prédécesseur? Quant à la valeur intrinsèque du cogito, ergo sum, elle est reconnue à la fois en Allemagne et en France, quoique à des points de vue différens.

L’Allemagne y voit son principe favori de l’identité de l’être et de la pensée. La France y voit la prédominance du point de vue psychologique sur le point de vue ontologique et métaphysique. L’Allemagne remarque surtout l’identité des deux attributs : je pense, donc je suis. Penser et être sont donc une seule chose. La France saisit surtout le sujet, le moi, le je, pris comme première donnée immédiate et comme la seule connaissance primitivement certaine. Je ne veux point décider entre ces deux interprétations, qui ne sont peut-être pas inconciliables; mais on a si souvent insisté en France sur l’interprétation psychologique, que l’on sera plus curieux de savoir comment ce même principe peut être également défendu et embrassé par ceux qui sont le plus contraires à la méthode psychologique, et qui pensent que l’on doit se placer au centre des choses et non pas à la circonférence. À ce point de vue, la méthode hégélienne est un développement très inattendu et très original du cogito cartésien. Celui qui dit : je pense, donc je suis, ne peut évidemment pas entendre par là son individualité particulière, car cette individualité est liée au temps, au lieu, aux circonstances matérielles, enfin au corps lui-même, toutes choses que l’on a d’abord écartées. Ce n’est donc pas le moi individuel, le moi de Pierre ou de Paul qui s’affirme : c’est un moi pur, qui n’est ni celui-ci ni celui-là, qui n’a d’autre qualité que d’être moi; de plus, ce n’est pas une substance individuelle que j’affirme, je ne sais pas si je suis une substance, je ne sais pas s’il y a des substances, je n’affirme que ma pensée, et, comme cette pensée s’abstrait de toutes conditions particulières, elle n’est plus même ma pensée, elle n’est plus que la pensée en général; enfin, cette pensée ne pense plus rien en particulier qu’elle-même, et elle ne sait d’elle-même qu’une seule chose, à savoir qu’elle est, elle pense donc l’être, et non pas tel ou tel être, mais seulement l’être sans rien spécifier. Elle est donc l’être. C’est ainsi que le premier commencement de la philosophie est l’être pur, selon Hegel, et, suivant lui, il n’y rien de plus dans le cogito de Descartes, car si on l’entendait dans le sens d’un moi individuel, on ne pourrait rien fonder sur ce principe, puisque la science a pour objet non l’individuel, mais le général. Je ne me porte nullement garant de la déduction hégélienne, que j’ai quelque part discutée ; mais je veux seulement insister sur la fécondité et la portée du principe qui a pu encore, près de deux siècles après Descartes, porter des conséquences si nouvelles et si considérables.

M. Henri Ritter nous dit encore avec un grand dédain que, si Descartes a donné tant d’importance à sa preuve ontologique de l’existence de Dieu, il n’y a pas lieu de lui en faire un grand mérite. Sans doute il entend par là que, cette preuve étant, pour lui comme pour Kant, un pur paralogisme, on ne doit guère féliciter Descartes de cette invention, qui même n’est pas de lui, puisqu’elle remonte jusqu’à saint Anselme. On sait que cette preuve consiste à démontrer Dieu par son idée, et à conclure de la définition même de Dieu à son existence. Sans vouloir juger cet argument, qui peut être appelé la croix des métaphysiciens, crux philosophorum, il me semble qu’il est téméraire d’éliminer avec ce dédain une pensée qui a été celle de tous les philosophes du XVIIe siècle, de Descartes, de Malebranche, de Spinoza, de Fénelon et de Leibniz, et qui, même après la critique si profonde de Kant, a retrouvé un nouvel apologiste dans Hegel, car celui-ci soutient que ce n’est pas l’argument de Descartes, que c’est la réfutation de Kant qui est un sophisme. Sans doute de si grandes autorités ne suffisent pas pour prouver la vérité de l’argument cartésien, elles suffisent pour en prouver l’importance. Par là encore Descartes est un des maîtres de la métaphysique : il lui a imprimé sa direction et son cachet, lui a ouvert les voies dans lesquelles les écoles les plus indépendantes sont elles-mêmes nécessairement entraînées.

De toutes les pensées de Descartes, la plus grande sans aucun doute et la plus originale, quoique la plus combattue, c’est la réduction hardie de tous les phénomènes de l’univers à deux grands types, l’étendue et la pensée. On lui a reproché avec raison d’avoir méconnu l’idée de force et d’avoir réduit la matière à ses propriétés mathématiques ; mais chaque chose vient en son temps, et l’on ne doit pas demander à Descartes d’avoir été Leibniz, comme on ne doit pas demander à celui-ci d’être Kant ou Hegel. Descartes a posé avec la plus grande fermeté le vrai problème de la philosophie moderne, qui est la distinction et en même temps la conciliation du sujet et de l’objet. Or il est certain que tous les phénomènes extérieurs se manifestent à nous dans la forme et sous les conditions de l’étendue, comme tous les phénomènes intérieurs prennent la forme de la pensée. Pensée et étendue sont donc les deux formes types, irréductibles l’une à l’autre, et l’une et l’autre d’une clarté et d’une distinction incontestables. On peut nier que nous ayons l’idée de substance, l’idée de cause, l’idée de force, l’idée d’être ; mais on ne peut nier que nous connaissions clairement l’étendue, puisqu’elle est l’objet de la géométrie, et que nous connaissions certainement le fait de la pensée, puisque sans elle nous ne connaîtrions rien autre chose.

La conception que Descartes s’est faite de la matière est une conception absolument neuve et sans aucun précédent dans l’histoire de la philosophie, et il faut les yeux prévenus de M. H. Ritter pour ne pas être frappé de la portée de cette conception. Avant Descartes, il n’y a eu que deux physiques : la physique péripatéticienne et la physique épicurienne. La physique péripatéticienne expliquait tout par les qualités : autant de phénomènes, autant de qualités différentes; c’était la négation même de la science, car, aussitôt qu’un phénomène ne rentrait pas dans les faits les plus communs et les plus généralement connus, on inventait pour l’expliquer une propriété nouvelle; c’est ce qu’on appelait les qualités occultes, qui furent l’objet de tant de plaisanteries et de sarcasmes au XVIIe siècle. La physique épicurienne ou atomiste était bien supérieure à la physique péripatéticienne. La donnée même des atomes, à laquelle la chimie moderne devait donner une nouvelle forme et une nouvelle vogue, avait évidemment une certaine valeur scientifique; en expliquant tous les phénomènes par la figure, le contact, la situation, les atomistes ont certainement eu la première conception de l’explication mécanique de l’univers. Cependant ils conservaient encore, sous une autre forme, la théorie des qualités: ils les avaient transformées en espèces. Chaque genre de qualités sensibles se ramenait à un certain genre de particules, émanées des corps et venant s’introduire dans les organes; les émanations odorantes devenaient le type de toutes nos sensations : espèces colorées, espèces sonores, espèces sapides, servaient d’intermédiaires et de messagers entre les corps extérieurs et le sensorium des animaux. Ainsi, pour Démocrite et pour Épicure, la chaleur, la lumière, le son, étaient de véritables substances matérielles. Sans doute les atomistes avaient bien vu déjà ce qu’il y avait de relatif et de subjectif dans nos sensations, mais ils en matérialisaient les causes. Descartes est le premier qui ait dit le mot de la science moderne : c’est que toutes ces qualités sensibles ne sont que des modes du mouvement, et que l’univers n’est qu’un problème de mécanique. Jusqu’à quel point cette conception générale pourrait-elle se rencontrer dans tel ou tel savant contemporain ou antérieur? C’est ce que nous ne sommes point en mesure de dire; mais que dans l’histoire de la philosophie elle soit une véritable découverte originale, il est difficile de le contester. Suivant Cuvier, le seul phénomène qui nous soit clairement et distinctement connu, c’est le phénomène du choc, et nous ne pouvons prétendre avoir expliqué les autres phénomènes qu’à mesure que nous pouvons les faire rentrer dans les phénomènes du choc. Là est tout le principe de la physique cartésienne. Cette physique, erronée et romanesque dans toute sa partie positive, était au fond dans la vraie voie. Seulement, comme il arrive d’ordinaire lorsqu’un problème est posé pour la première fois, on n’en découvre pas la complexité. Descartes n’a pas vu que la solution mécanique du problème de l’univers ne pouvait être atteinte ni par un seul homme ni peut-être même par la suite des siècles, car alors la science serait finie, et l’homme pourrait dire : Je suis Dieu. Descartes a donc été forcé, par son ambition d’explication universelle, de substituer des hypothèses à l’analyse précise des faits; par ce côté, sa cosmogonie et sa théorie de l’univers sont encore de la famille des cosmogonies anciennes, quoique la pensée en soit éminemment moderne. De là le discrédit qui depuis le XVIIe siècle n’a cessé de s’attacher à ses idées, malgré cependant la vérification éclatante qu’elles obtiennent de jour en jour dans la science expérimentale, au moins en ce qu’elles ont d’essentiel et d’original.

Au reste on n’appréciera jamais complètement le génie de Descartes, si on persiste à séparer en lui, comme le font d’ordinaire les historiens de la philosophie, le philosophe et le savant. Jamais Descartes n’eût admis ni même compris une pareille séparation. Sa philosophie est absolument une, et elle comprend non-seulement sa métaphysique, mais sa physique et sa physiologie. Sa méthode, la méthode d’analyse, est toujours la même, soit qu’il l’applique à la géométrie, soit qu’il l’applique à la métaphysique, ou enfin qu’il en fasse la règle générale de la pensée. C’est d’ailleurs une des tendances de l’esprit de notre temps de rattacher la philosophie aux sciences, comme autrefois de les séparer : nous cherchons la liaison des choses, tandis que nos maîtres étaient surtout attentifs aux différences. De ce changement de point de vue naîtront pour l’historien de la philosophie des obligations nouvelles. M. Millet, le nouveau biographe de Descartes, a bien compris cette nécessité. Déjà M. Bordas-Dumoulin avait fait une part considérable, peut-être même excessive, aux sciences dans son exposition du cartésianisme. Il reste cependant encore à M. Millet le mérite d’avoir suivi pas à pas et chronologiquement l’ordre des travaux scientifiques de Descartes et de ses travaux philosophiques, et de cette étude il résulte l’impression évidente que cette philosophie forme un tout qui, pour être bien compris, doit être étudié dans toutes ses parties.

Si le critique allemand que nous avons discuté juge Descartes avec une sévérité excessive, le critique français pêche peut-être à son tour par un excès contraire. Il ne met pas de bornes à son admiration pour Descartes, et même dans les sciences, où il ne devrait s’exprimer qu’avec une extrême réserve, il fait à Descartes une place vraiment disproportionnée. Sans doute le génie scientifique de Descartes est de premier ordre, et, sans sortir des faits les plus certains, il doit être compté au nombre des grands inventeurs; mais il me semble qu’il faudrait se contenter de le placer dans cette noble phalange, sans essayer de le mettre au-dessus de tous les autres. Descartes a découvert la géométrie analytique ou l’application de l’algèbre à la géométrie; il a découvert les lois de la réfraction, il a perfectionné et complété la théorie de l’arc-en-ciel; M. Millet croit en outre avoir des raisons d’affirmer que c’est Descartes qui a suggéré à Pascal l’expérience du Puy-de-Dôme. Enfin l’hypothèse de Descartes sur la nature de la lumière et de la chaleur, qu’il considérait comme des mouvemens, paraît avoir triomphé dans la physique. Ajoutez à toutes ces découvertes la grande vue théorique et systématique prématurée pour l’époque, mais si féconde, à savoir que tout dans la nature se fait mécaniquement : voilà la part incontestable faite au génie scientifique de Descartes; elle suffit à sa gloire et pourrait satisfaire l’ambition la plus exigeante. Pourquoi donc aller plus loin, pourquoi vouloir sacrifier à cette gloire d’autres gloires non moins illustres, non moins méritées, celles de Kepler, de Galilée, de Newton? « Devant la seule application de l’algèbre à la géométrie, dit M. Millet, pâlissent toutes les découvertes de Kepler et de Galilée. Ceux-ci en effet ont ajouté à la somme de nos connaissances; Descartes a ajouté directement à la puissance même de l’esprit humain. » Ne pourrait-on pas dire que Galilée, étant le premier qui ait institué des expériences savantes et régulières, a, lui aussi, ajouté directement à la force de l’esprit humain? Sans doute le calcul est un énergique instrument entre les mains du physicien; néanmoins cet instrument serait tout à fait impuissant sans l’expérience. L’expérience à la rigueur peut se passer du calcul; mais le calcul ne peut se passer de l’expérience. Dira-t-on qu’avant Galilée on avait fait des expériences? mais l’analyse mathématique existait aussi avant Descartes : même pour l’application de l’algèbre à la géométrie, qui est son invention propre, il paraît avoir été au moins en partie précédé par Viète. L’exagération est encore bien plus frappante lorsqu’on voit M. Millet mettre les tourbillons de Descartes au-dessus de l’attraction newtonienne[6].

Il est à regretter que l’auteur dont nous parlons ait cru devoir exagérer d’une manière si démesurée la valeur scientifique de Descartes, car, en le critiquant, nous paraissons vouloir combattre et diminuer Descartes lui-même, tandis que notre tendance et notre goût seraient au contraire de le relever. A la vérité, nous n’avons pas entre nos mains des balances assez exactes pour mesurer la valeur des travaux qui échappent à notre compétence; mais nous sommes porté à croire que les savans en général ne placent pas Descartes au rang qui lui est dû, La réaction passionnée qui s’est faite au XVIIIe siècle contre le cartésianisme a créé une tradition qui n’est peut-être pas la stricte justice. Les savans, fort utilement d’ailleurs absorbés dans la science active, progressive et militante, n'ont ni le temps ni le goût de réviser les jugemens fournis par la tradition. Ils lisent peu les ouvrages des anciens maîtres, ou, quand ils les lisent, c’est avec les préventions de la science actuelle. On sait aussi que c’est une assez mauvaise note pour un savant d’avoir été un métaphysicien, et le temps de positivisme où nous vivons n’est pas non plus très favorable aux savans spéculatifs qui ont préféré le raisonnement à l’expérience, et qui ont géométrisé la nature. Par tous ces motifs, on pouvait avec raison prendre en main la cause de Descartes et chercher à le replacer à son vrai rang; mais cette entreprise devait être exécutée avec mesure et avec tact, et ne peut être que compromise par l’exagération : c’est pour cela que, tout en félicitant M. Millet de ses bonnes intentions, nous croyons qu’il a manqué le but en le dépassant.

De quelque côté que nous considérions Descartes, le trait qui nous frappe le plus est précisément celui que M. Ritter n’y a pas vu: c’est l’originalité. Sa personne est originale, sa philosophie est originale, son génie est original. Sans doute on peut trouver des génies plus variés et plus féconds; chez lui, les idées ne coulent pas avec cette abondance naturelle et inépuisable que l’on admire chez Leibniz ; il n’a pas davantage ces ressources infinies que celui-ci sait trouver dans la controverse. Il y a dans Descartes de la sécheresse et une certaine stérilité; mais ce qu’il possède au plus haut degré, c’est la force et le poids. Ses idées ont une plénitude, une intensité extraordinaires. Il n’a point de détails, et par là il est inférieur à Platon, à Aristote, à Leibniz et à Kant; mais ses fondemens sont remarquables par la solidité, et tout l’édifice semble avoir quelque chose de cyclopéen. Il est éminemment français par son goût pour la simplicité nue et abstraite, par son indépendance hardie qui va droit au fait, par son amour des idées claires, par son génie d’organisation. Il a été le maître de tous ceux qui sont venus après lai; tous, même les plus grands, même les plus hostiles, n’ont pensé qu’en poussant plus loin ou en corrigeant, mais toujours en subissant les pensées de Descartes. C’est un créateur, un fondateur, et, pour le redire avec Hegel, c’est un héros.


PAUL JANET.

  1. Goethe nous décrit également dans ses mémoires la même fête à Francfort, à laquelle il a assisté avec la même curiosité avide que Descartes.
  2. Cette reine, alors dépossédée, était la mère de la princesse Elisabeth, avec laquelle Descartes eut plus tard une correspondance philosophique si intéressante.
  3. Il ne paraît pas que Descartes soit resté exclusivement à Paris pendant ces deux années, car un document récemment découvert nous apprend qu’il a été reçu licencié en droit en l’année 1616 à Poitiers. (Voir la Revue de l’Aunis, de la Saintonge et du Poitou, février 1867.)
  4. Cette petite société, dont Descartes était le centre, est devenue plus tard le noyau de l’Académie des Sciences. Après la mort de M. Levasseur et après la disparition de Descartes en Hollande, les membres de cette société continuèrent à se réunir chez l’un d’entre eux, M. du Montmart, et l’on sait que c’est cette dernière réunion qui, par les soins de Colbert, est devenue notre Académie des Sciences. Le nom de Descartes se trouve donc lié à l’origine de cette Académie comme celui de Bacon à l’origine de la Société royale de Londres.
  5. Selon toute apparence, l’invention merveilleuse dont parle Descartes, et qui lui fut suggérée dans cette nuit d’enthousiasme, est l’idée de l’application de l’algèbre à la géométrie.
  6. M. Millet entend évidemment par là que l’on pourra trouver dans l’avenir une explication mécanique de l’attraction elle-même. Je le veux bien, et Newton lui-même inclinait à cette hypothèse ; mais rien ne détruira le système du monde tel que Newton l’a conçu : or, évidemment ce n’est pas là l’œuvre de Descartes.