Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre IV/Section I/Paragraphe 5

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§. V. De la route d’Ombos à Edfoû.

Nous finirons cet écrit par quelques observations sur la route d’Ombos à Edfoû. Un lieu de cette route, assez remarquable, est la montagne appelée Gebel Abou-cheger, ou Montagne des tempêtes, et qui forme dans le Nil un cap avancé. Un violent ouragan nous y avait fait relâcher, lorsque nous remontions le fleuve. À cinq heures du soir[1], le ciel, jusque-là très-serein, se remplit de nuages en un instant. Un vent d’est, poussant devant lui des trombes de sable et de poussière, vint frapper tout d’un coup dans nos voiles avec une grande impétuosité. Chacun de nous eut la respiration coupée, et ressentit une chaleur cuisante, comme celle qu’on éprouve à la bouche d’une fournaise. Le Rays ou pilote avait aperçu le grain ; mais les matelots ne purent carguer la voile à temps ; elle fut déchirée d’un bout à l’autre : la germe s’inclina si fort, qu’elle était sur le point de chavirer. Les vagues s’élevaient de deux et trois pieds, comme les flots de la mer. Le tonnerre grondait fortement, et retentissait d'une montagne à l’autre, comme sur un timbre sonore. C’est de la mer Rouge que venaient les éclairs ; l’atmosphère était d’un rouge de feu, entrecoupé de taches noires. Livrés au désespoir, le rays et ses matelots poussaient des cris effroyables. Enfin, pendant qu’on faisait de vains efforts pour tenir le Nil, notre germe fut poussée par l’orage au pied de Gebel Abou-cheger.

Arrivés, sans autre accident, dans cette espèce de port, nous ne songeâmes plus qu’à observer le site affreux, mais pittoresque, où nous étions jetés : un seul arbre se remarquait aux alentours, c'était un boum à quatre bifurcations. Le rocher était à pic sur le fleuve.

Ce n’est pas sans surprise que nous vîmes le pied de ce rocher habité par un vieux solitaire, retiré là depuis trente ans, dans une cabane formée de nattes. Ce vieillard octogénaire était noir de visage, et portait une barbe blanche ; il entendait à peine nos questions ; la caducité, la frayeur surtout, le rendait presque insensible : cependant il pria l’un de nous de lui emplir d’eau un vase de terre, seul meuble de sa cabane. On lui demanda son âge ; il répondit : Dieu le sait. Au coucher du soleil, il fit religieusement sa prière.

Chaque tempête qui se manifeste en ce lieu, y fait arriver quelque bateau, et procure au solitaire des aumônes, un peu de dourah, ou des dattes. Si l’on cherchait en lui un sage retiré du monde et vivant dans la contemplation, on se tromperait sans doute. Quand on connaît les moeurs du pays, on ne voit là qu’un homme qui, pour se débarrasser de la peine d’agir et de penser, a cherché un lieu où il pût vivre dans cette paresse et cet anéantissement d’idées qui font les délices de ce peuple. Cependant des gens aisés, venus de l’Europe à travers mille dangers, brisaient sous ses yeux les pointes du rocher qui faisait sa demeure, recueillaient les plantes sauvages qu’il arrachait pour les brûler, dessinaient et décrivaient ce site inhabité : étaient-ils beaucoup plus sages que lui ?

Les rochers des environs sont taillés dans des formes bizarres ; ils sont composes de grès noir, parsemé de filons ferrugineux, d’une couleur rougeâtre et d’un ton très-chaud. Près de là est une gorge aride qui ressemble an lit d’un torrent ; le reste du désert est occupé par des collines de grès éparses çà et là et fort basses. On aperçut au loin quelques chameaux appartenant à des tribus arabes, et seuls êtres vivans dans ce lieu désert. Sur le bord du Nil, nous vîmes des coloquintes, une petite plantation de séné commun, ainsi qu’un champ de pourpier, qui, avec les fruits du doum, fournissait la nourriture habituelle du pieux solitaire.

Pendant que nous observions ce site, le tonnerre continuait à gronder, et les trombes se succédaient sans interruption ; ce n’est qu’à la nuit que le temps devint plus calme : on en profita. Mais à peine eut-on mis à la voile, qu’un vent furieux, soufflant du nord, souleva les eaux du Nil, brisa notre vergue et cassa le mât d'un autre bâtiment. Sa force était si grande, qu’elle nous fit remonter le courant très-vite, pendant plus d'une heure, sans aucune espèce de voilà : cependant le fleuve était parvenu à sa plus grande hauteur. L’obscurité de la nuit, le fond pierreux et les îles basses du Nil[2] dans ces parages voisins de Selseleh, nous forcèrent d’aborder au petit village de Hammâm, situé près de la rive gauche, et habité par des Arabes de la tribu des A’bâbdeh.

  1. C'était le 10 septembre 1799.
  2. Le cours du fleuve, dans les environs de Selseleh, est rempli d’îles sablonneuses submergées par l’inondation, et entièrement couvertes d’un arbrisseau appelé tamarix, dont les buissons touffus donnent à ces îlots une teinte cendrée.