Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre VI

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CHAPITRE SIXIÈME.


DESCRIPTION
DES RUINES D’EL-KÂB
OU ELETHYLA,

Par M. SAINT-GENIS,
Ingénieur en chef des ponts et chaussées


Le célèbre géographe d’Anville, en discutant avec sa sagacité ordinaire les autorités des anciens géographes, a parfaitement déterminé la position d’Elethyia, ou la ville de Lucine : il la place, sur sa carte de l’ancienne Égypte, en un point correspondant au village moderne d'el-Kâb. Nous avons appris, en effet, qu’auprès de ce village, qui est situé sur la rive droite du Nil, à deux lieues environ au-dessous d’Edfoû (l’antique Apollinopolis magna) il existe des ruines assez considérables.

La rive sur laquelle ces ruines sont situées présente le même aspect qu’on retrouve presque partout sur les bords de ce fleuve au-dessus du Delta ; une plaine rase, dont la lisière voisine du Nil est cultivée, et le reste stérile et desséché, depuis que les canaux d’irrigation la culture des champs et les plantations d’arbres ne s’opposent plus à l’invasion des sables du désert. Cette plaine est bordée dans le fond par un rideau peu élevé de rochers calcaires absolument nus et d’une blancheur uniforme, quelquefois entrecoupés par de sombres catacombes. En débarquant un peu au-dessous d’el-Kâb, le voyageur aperçoit devant lui une vaste enceinte carrée[1], qui lui paraît être une espèce de retranchement en terre, au milieu duquel s’élèvent les chapiteaux d’un groupe de colonnes, et quelques pans de murs épais et comme distribués au hasard. Le sentier[2] qui conduit du village d’el-Kâb[3] à celui d’el-Mahammed, divise la plaine par son milieu, et sépare du désert le terrain cultivé[4]. Vers le milieu de la distance qui se trouve entre l’enceinte et le village d’el-Mahammed, on découvre un petit temple isolé[5] ; plus loin, l’œil indécis cherche à deviner ce que peut être une énorme masse de pierre[6] si singulièrement percée, qu’elle lui présente la forme d’une porte gigantesque. La montagne qui sert de fond à ce tableau paraît criblée d’ouvertures ; et le voyageur y reconnaît bien vite ces grottes sépulcrales qui, dans la haute Égypte, accompagnent les ruines des villes antiques. Les anciens Égyptiens semblent partout avoir mis autant d’importance et employé les mêmes efforts à creuser la demeure des morts, qu’à élever celle des vivans : les unes occupaient le bord du fleuve ou le milieu de la vallée ; les autres, le bord du désert au pied de la montagne.

En examinant en détail les objets que je viens d’indiquer, on trouve que la grande enceinte[7] est un carré d’environ 640 mètres de côté, 9 mètres de hauteur, et 11m.50 d’épaisseur (plus de trente-quatre pieds). Elle est construite en briques qui ont 0m.38 de hauteur (plus de quatorze pouces) sur 0m.20 et 0mm.18. Ces briques ne sont point cuites ; elles sont composées de terre forte du pays, ou limon du Nil, simplement pétri et séché au soleil ou du moins à un feu très-doux. Ce limon a conservé sa couleur naturelle d’un brun cendré. Comme il fallait, pour des constructions aussi vastes, des quantités énormes de briques, et qu’il ne s’agissait probablement, en les employant, que de former une simple barrière, propre à marquer les limites de l’espace interdit aux profanes, ou à arrêter les incursions des peuples nomades du désert, on a dû user des procédés en grand, et les plus simples, pour la fabrication de ces matériaux. La chaleur naturelle du soleil, dans ce climat, a donc dû suffire pour la cuisson de ces briques. Nous avons remarqué, en effet, que le thermomètre (de Réaumur), placé sur le sol, à cette latitude, s’élevait à 50 degrés au mois de septembre. Il faut donc croire que les Égyptiens, qui d’ailleurs ont bien prouvé qu’ils n’étaient pas avares de grands travaux, soit pour l’exploitation, soit pour l’emploi des matériaux les plus gros et les plus durs, ne faisaient usage de ceux-ci que dans le cas où ils n’avaient besoin d’élever qu’un simple retranchement en terre ; et la brique crue avait, sur les terrasses, l’avantage de pouvoir s’arranger en forme de maçonnerie et avec un médiocre talus. Ce procédé s’est conservé par toute l’Égypte, dans la construction des villages modernes.

Les grandes enceintes en briques crues servaient ordinairement à entourer un temple, un palais, ou un vaste ensemble d’édifices de ce genre. Au milieu de l’un ou de plusieurs des côtés de la clôture, s’élevait une de ces portes colossales en pierre, qui sont quelquefois accompagnées de môles énormes, et qui souvent nous paraissent, au premier abord, si bizarrement isolées, parce que l’enceinte, facile à détruire, a totalement disparu : ici, au contraire, la clôture subsiste, et la porte principale n’existe plus. On voit par le plan, qu’elle a pu être sur le côté en face de la montagne, au point l[8] ; position singulière, puisqu’elle est opposée au fleuve. Il serait plus naturel de supposer qu’elle se trouvait en face de la porte m[9] que nous examinerons, et que sa place a été depuis encombrée. Peut-être a-t-il existé une autre porte au point o[10] du côté du petit temple qui est isolé dans la plaine, et dont je parlerai plus tard.

Je serais porté à croire que cette grande enceinte était celle de la ville même d’Elethyia, quoiqu’ailleurs ces clôtures m’aient paru en général, comme je l’ai dit, se borner à renfermer un ensemble de monumens ou d’édifices publics. Une ville qui aurait 2 560 mètres de circuit, ne serait pas très-petite ; et nos villes d’Europe de 10 000 âmes n’ont pas plus d’étendue. On ne trouve point, dans la plaine environnante, de ruines qui présentent une aussi grande surface, et qu’on puisse supposer être celles de la ville d’Elethyia : on n’aperçoit pas même, autour et au-dehors de la grande enceinte, ces monticules de décombres qui attestent ordinairement l’existence de maisons particulières même entièrement démolies ; on les retrouve, au contraire, en-dedans de la clôture, et c’est là que ces habitations me paraissent avoir existé. Elles ont pu être détruites depuis par la suite des temps et des révolutions, comme il est arrivé dans toute l’Égypte, où l’on n’en trouve plus de traces ; tandis que les temples, les palais et les autres grands édifices, plus difficiles à renverser, et dont les matériaux énormes étaient moins propres aux constructions particulières, subsistent en partie, et laissent toujours paraître, au moins, quelques restes en pierre.

C’est vraisemblablement par une suite de l’existence de la ville dans cette enceinte, que l’usage d’y habiter se sera conservé jusque dans ces derniers temps. On voit encore le long de la face du nord de cette clôture, et dans l’intérieur, les restes d’un assez grand nombre de maisons[11] ; elles présentent exactement l’aspect des ruines des villages modernes. On y trouve beaucoup de débris de poteries actuellement en usage dans le pays, et des voûtes, dont on peut assurer, aujourd’hui plus que jamais, que les anciens Égyptiens ignoraient la construction[12]. Toutes ces maisons paraissent avoir été bâties principalement avec les briques crues qui composent les murs de la grande enceinte, dont on a facilement démoli quelques parties. Aujourd’hui, les sables de la montagne pénètrent dans l’intérieur par les deux grandes ouvertures que j’ai indiquées, et ils encombrent la plus grande partie de ces masures.

Il subsiste encore, comme je l’ai dit, quelques restes des édifices publics de l’ancienne Elethyia : mais il est à remarquer qu’on n’en aperçoit pas dans l’espace que j’attribue aux maisons particulières ; on les voit tous rassemblés dans une seconde enceinte carrée[13] qui a le même centre que la première, et dont les côtés lui sont parallèles. On y retrouve bien sur le côté sud-ouest, opposé au Nil, les fondations[14] d’une de ces principales portes en pierre qui s’ajustaient, comme je l’ai observé, aux murs d’enceinte en briques. L’existence de cette seconde clôture confirme ce que j’ai dit de la première : l’une était celle de la ville, et l’autre celle du temple. Il est donc très-vraisemblable que les anciens habitans de la haute Égypte étaient dans l’usage de clore non-seulement leurs monumens publics, mais encore leurs villes, avec des murs de briques crues ; et si communément nous ne retrouvons encore subsistantes que les clôtures des temples et des palais, c’est, sans doute, parce que celles des villes étaient plus exposées à tous les ravages, et qu’elles ont dû servir de bonne heure à construire les habitations modernes, qui se sont, peu à peu, réduites à l’enceinte des temples eux-mêmes. D’ailleurs, l’existence de ces dernières clôtures a dû naturellement se prolonger davantage avec celle de ces grands édifices dont elles faisaient plus essentiellement partie.

Tout l’espace renfermé dans la seconde enceinte est plus élevé que le terrain environnant, et forme, dans son milieu, une petite colline de sables et de décombres. La plupart des édifices marqués sur le plan particulier[15] sont rasés, et l’on n’en trouve que les fondations ou les traces à la superficie du terrain. Il ne subsiste plus aujourd’hui que la partie u du bâtiment v[16], qui est indiqué sur ce plan par une teinte plus noire, et les deux rangs x, de trois colonnes chacun, désignés de la même manière. Ce sont ces deux ruines, encore debout, qui sont représentées dans la vue pittoresque[17], prise au point a du plan des monumens. Le pan de mur bc[18] qui, sur ce plan, paraît plus long que ceux des salles voisines, n’est point une espèce de mur de terrasse, comme on pourrait se le figurer d’après une inspection trop rapide de la vue : cette illusion est occasionnée par l’encombrement de toutes ces constructions. On voit en effet à son extrémité gauche une assise de plus[19]. On aperçoit encore sur les autres murs, et à la hauteur où se trouve aujourd’hui le dessus de celui-ci, des figures sculptées qui sont cachées jusqu’aux reins par les décombres, et coupées par le niveau supérieur de ce mur. Ce niveau lui-même varie de plusieurs assises en quelques endroits, et indique bien une démolition commencée. Il paraît donc que ce mur servait seulement d’enveloppe aux distributions intérieures ; et d’ailleurs il ne portait point d’hiéroglyphes, tandis que toutes les faces des autres murailles en sont couvertes. Les pierres qui recouvrent la salle subsistante ont quatre mètres de longueur, et terminaient certainement l’édifice : on en peut juger par la corniche sculptée qui règne au-dessous de ce plafond, dans l’intérieur de la pièce, et parce que, dans aucun temple égyptien, on ne trouve d’étage proprement dit au-dessus d’un autre. Ce temple est couronné, comme tous ceux que nous avons vus, par un lit de pierres plates, au-dessus duquel on pratiquait quelquefois une terrasse bordée d’un parapet.

Sur la droite de la vue[20], et un peu plus loin que la salle, se trouvent les six colonnes que j’ai fait reconnaître sur le plan ; elles sont encore recouvertes de leurs énormes architraves. Les chapiteaux sont tous semblables ; ce qui n’a pas toujours lieu dans les plus beaux monumens égyptiens. Ces six colonnes devaient appartenir à quelque vaste salle intérieure dont elles formaient le parvis, et être accompagnées de plusieurs autres colonnes, comme l’annoncent assez les compartimens de leurs architraves. D’ailleurs elles ne sont point liées par leurs fûts ; et dans tous les monumens égyptiens, lorsque les colonnes sont extérieures et forment péristyle, elles se trouvent engagées, jusqu’au tiers ou à la moitié de leur hauteur, dans des murs de même épaisseur qu’elles, et qui constituent une clôture particulière au bâtiment qu’elles décorent. On doit conclure de ces observations, et de ce qu’on trouve à d’assez grandes distances les unes des autres, des traces de compartimens isolés, de murailles, et de colonnes rasées, que l’édifice dont les restes subsistent aujourd’hui ne formait point la partie principale des monumens d’Elethyia, et n’en était qu’un accessoire ; que le bâtiment à douze colonnes[21] qui se présente en face de la porte d’entrée de la seconde enceinte se trouvait sur la ligne principale du plan général de ces constructions, et qu’il y avait, sur le côté opposé aux ruines encore debout, d’autres masses aussi considérables qui leur correspondaient : car les plans des architectes de l’ancienne Égypte sont ordinairement très-symétriques, et d’une simplicité, d’une pureté admirables.

On voit encore, au-devant du temple conservé, les restes d’un bassin carré, comme on en trouve un à Hermonthis. Ces bassins sont placés assez loin des sanctuaires, qui subsistent encore. Ils étaient sans doute destinés à fournir de l’eau pour les sacrifices, ou plutôt pour les ablutions préparatoires, puisqu’ils sont en dehors de ces sanctuaires. Le bassin d’Elethyia contient encore de l’eau ; mais elle est fortement saumâtre, comme toute celle qui se trouve en Égypte à la surface du sol, couvert partout de cristallisations et d’efflorescences salines.

On rencontre, dans une fouille auprès du bassin, un sphinx formé d’un bloc de pierre calcaire compacte, brillante, et qu’on prendrait pour de l’albâtre.

On a trouvé, près des monumens qui sont encore debout, deux fragmens de statues en granit noir, dont l’une est vue de profil et en trois quarts (pl. 69, fig. 5 et 7) ; elle est d’environ six mètres de proportion : l’autre (fig. 6) est de proportion humaine. Ces figures ne sont pas très-incorrectes, ni pour le dessin, ni pour l’exécution : il y a même une certaine vérité dans leur pose, et quelque chose d’élégant et de gracieux dans leurs contours. Il est à remarquer qu’en général les statues égyptiennes sont mieux faites que les sculptures en petit relief, et surtout que les peintures. Cette différence est conforme à la marche de l’esprit humain : dans l’enfance des arts, il est facile, en ciselant un bloc de pierre autour duquel l’artiste peut tourner dans tous les sens, d’imiter un modèle qu’il peut aussi considérer sur tous les points, et copier, pour ainsi dire, pièce à pièce, en se servant à chaque instant de mesures exactes ; il n’en est pas de même du dessin et surtout de la peinture, pour lesquels il faut que l’art s’élève jusqu’aux combinaisons de la perspective, des effets de la lumière et du coloris.

Le petit temple isolé qu’on rencontre en marchant au nord des ruines d’Elethyia vers la montagne arabique[22], a environ 15 mètres de longueur, sur 9m.3 de largeur, et 4m.7 de hauteur. On y entre maintenant par les deux extrémités ; mais on s’assure, à l’inspection des démolitions, qu’il n’y avait autrefois qu’une seule entrée à ce temple. Elle est d’ailleurs bien distinguée par deux colonnes formant une opposition avec les piliers élevés au-dessus du soubassement qui règne en dehors à hauteur d’appui. Ces piliers et leur soubassement sont en partie renversés ; mais il a été facile de restaurer, comme on le voit ici, ce monument, d’ailleurs presque entièrement semblable aux temples d’Éléphantine. Les piliers forment une galerie bien éclairée autour du sanctuaire, lequel est absolument sans autre jour que celui de la porte.

Les murs du sanctuaire sont couverts, en dehors et en dedans, d’hiéroglyphes et de figures sculptés, représentant des cérémonies religieuses. L’ensemble de ce petit monument est aussi pur dans son plan, qu’il est simple dans son exécution.

Le caractère de solidité que les Égyptiens ont imprimé à tous leurs ouvrages, se montre encore ici dans le talus des murs du sanctuaire, et aussi dans l’épaisseur qu’on leur a donnée pour un aussi petit édifice, si l’on compare cette dimension avec leur hauteur et leur peu d’étendue. Ces murs sont bâtis, comme ceux des grands monumens, en grosses pierres de taille.

Parmi toutes ces ruines, où reconnaître le temple de Lucine ? On sait que cette déesse présidait aux accouchemens, et que c’était Junon, que les Latins adoraient sous ce nom, et les Grecs sous celui d’Eileithyia : mais on ne retrouve ici aucun de ses attributs ; et il est plus naturel de penser que son temple était le grand monument placé au centre de la ville consacrée à cette divinité, et dont elle portait le nom.

En s’approchant de la chaîne arabique vers le nord et près du village d’el-Mahammed, on s’aperçoit que cette grande masse[23] qu’on avait prise d’abord pour une porte colossale, n’est qu’un rocher distinct du corps de la montagne, et dont on a exploité le pourtour et le centre, pour en tirer de la pierre qui a vraisemblablement servi à la construction des édifices que nous venons de parcourir. Cette exploitation a été conduite de manière que le grand rocher saille de tous côtés perpendiculairement au niveau de la plaine. On a ensuite vidé l’intérieur, et ménagé deux énormes pieds-droits, pour supporter les parties supérieures qu’on ne pouvait extraire facilement. On a encore conservé dans le milieu un fort pilier pour soutenir davantage le ciel. Les formes régulières de chaque partie, celle de la masse en général, et les effets du jour qui la traverse, lui donnent, aux yeux du voyageur qui parcourt le Nil, l’apparence d’un monument d’architecture. C’est cet objet remarquable au loin, qui, lorsque nous descendions le fleuve, fixa particulièrement notre attention sur cette plaine, où nous cherchions les ruines d’Elethyia, et nous reconnûmes bientôt l’enceinte auprès de laquelle nous débarquâmes. En s’approchant de plus en plus de cette masse singulière, l’illusion qu’on avait éprouvée renaît quelquefois, et le doute augmente encore à l’aspect des couches ou lits du rocher, qui se trouvent assez égaux entre eux, parallèles à l’horizon, et par conséquent se correspondent très-bien d’un pied-droit à l’autre.

Après avoir examiné tous les objets que la plaine offrait à ma curiosité, je commençai à parcourir la montagne en revenant sur mes pas ; j’y trouvai plusieurs grottes qui sont indiquées sur le plan général des ruines[24], et parmi lesquelles on en remarque deux principales. Je fus vivement frappé d’y voir un très-grand nombre de tableaux de la vie civile des anciens Égyptiens ; chose unique jusqu’alors parmi les ruines de l’Égypte, où nous n’avions rien trouvé que des temples couverts de représentations religieuses, ou des palais décorés de scènes militaires. On trouve ailleurs, parmi de grands tableaux religieux, quelques détails isolés de la vie domestique, mais point de description suivie des usages et des procédés des arts, tandis qu’on voit ici tous les détails de la culture des grains, le labourage à bras d’homme ou avec des bœufs, le passage du cylindre sur les sillons, les semailles, l’emploi de la herse, la moisson, le glanage, le dépiquage du grain sous les pieds des bœufs, le vannage, l’emmagasinement et l’enregistrement des récoltes (et, par suite, l’écriture) ; la pêche au filet et la salaison du poisson ; la chasse aux toiles, et la préparation du gibier pour le conserver ; la vendange et le logement des vins ; la méthode encore usitée en Égypte pour faire rafraîchir les boissons ; la rentrée des troupeaux ; le chargement des barques, et la navigation à la voile et à la rame ; le pesage des animaux vivans à la vente, et la préparation des viandes ; une offrande domestique[25] ; l’embaumement et les funérailles des particuliers depuis leur mort jusqu’à la translation de leurs corps dans les puits ou caveaux des momies ; enfin la danse et la musique[26]. On remarque, presque partout, un chef pour chaque travail particulier. On y voit les femmes mêlées, sans voile, avec les ouvriers ; ce qui indique assez que l’usage qu’elles ont, en Égypte, de se cacher le visage, n’avait pas lieu dans l’antiquité. On voit encore, dans ces tableaux, la part que les enfans prenaient dans ces diverses occupations, et l’on y trouve les costumes de plusieurs classes de la société. Tous ces sujets sont sculptés dans le rocher, peints de couleurs variées, à teintes plates, et encadrés d’hiéroglyphes[27].

À la nouvelle de cette intéressante découverte, qui excita parmi nous un enthousiasme général, la moitié des membres de la commission, qui était descendue dans la plaine d’Elethyia, accourut ; l’autre moitié, qui s’était déjà rendue à Esné ou Latopolis, distante de sept lieues, remonta le Nil pendant la nuit, et se réunit aux grottes. Tous travaillèrent à recueillir le plus grand nombre possible des tableaux qu’elles renfermaient. Je pris des calques de ceux qui ne pouvaient être dessinés, pour servir à compléter la description, ou à donner aux dessins un plus grand caractère de vérité et d’exactitude. M.  Costaz, qui vint immédiatement après moi dans les grottes, s’occupa à recueillir des observations sur plusieurs de ces scènes, dont il a déjà donné une description dans le second cahier du troisième volume de la Décade égyptienne[28].

Les deux grottes dont il s’agit sont taillées dans le roc, ainsi que toutes les autres. La première est d’une forme très-simple, et il y en a peu d’aussi petites dans le reste de l’Égypte[29] elle a environ 7m.8 (vingt-quatre pieds) de longueur, sur 3m.7 (onze pieds six pouces) de largeur, et son ciel est coupé en voûte surbaissée. Cet espace est distribué en deux parties ; la première est la seule ornée de sculptures peintes. Dans le fond, à droite, est une porte[30] qui doit avoir été pratiquée postérieurement à la confection de la première salle et des sculptures qui la décorent, car elle coupe ces sculptures. Cette porte communique à une seconde chambre où est un puits ; et c’est, sans doute, celui où l’on déposa les corps des personnes dont cette grotte était le tombeau. Ce sont elles, vraisemblablement, dont on voit la représentation dans le groupe situé au fond de la première salle. Ces trois figures sont sculptées presque en ronde-bosse, et fort endommagées ; les têtes principalement sont mutilées. Le personnage du milieu est un homme, et probablement le chef de la famille ; la partie inférieure de son corps est couverte d’une draperie serrée. On reconnaît par le dessin des deux autres figures, que ce sont des femmes. Elles paraissent embrasser ou soutenir le personnage principal ; et leur attitude indique une certaine intimité avec lui, et fait présumer que c’étaient ses femmes, ou ses filles, ou ses esclaves. Du reste, on ne voit pas d’attributs de divinités, prêtres ou rois, dans cette grotte. Ce caractère, joint à la petitesse et au peu d’apparence de ces catacombes, aux scènes qui y sont représentées, porte à croire que c’était là le tombeau d’un simple particulier, peut-être d’un agriculteur riche et puissant.

La seconde grotte, située près de celle-ci, est à peu près des mêmes dimensions, mais moins belle, moins décorée ; et c’est pour cette raison, ou par suite de quelque tradition, que les habitans d’el-Kâb la nomment, suivant leurs idées, grotte du vizir, et l’autre, grotte du sultan.

On rencontre aux environs beaucoup de restes de momies brisées, et l’on a trouvé, parmi ces ossemens, une mâchoire de crocodile. Auprès de ces deux grottes, du côté du grand rocher, on en trouve deux autres[31], aussi taillées dans la montagne ; mais leur entrée est, en grande partie, comblée par le sable, qui abonde en cet endroit. En suivant le pied de la chaîne arabique, on découvre encore beaucoup d’autres grottes[32] plus ou moins intéressantes, mais presque toutes remplies de décombres. Elles se trouvent en plus grand nombre en face de l’enceinte d’Elethyia.

Ce grand ensemble de ruines et de catacombes indique assez que ce quartier de l’Égypte était jadis très-peuplé, et qu’Elethyia était une ville de quelque importance.

  1. Voyez a, pl. 66, fig. 1.
  2. Voyez b c, même figure.
  3. Voyez d, ibid.
  4. Voyez e, pl. 66, fig. 1.
  5. Voyez f, ibid.
  6. Voyez g, ibid.
  7. Voyez g h i k, pl. 66, fig. 2.
  8. Voyez g h i k, pl. 66, fig. 2.
  9. Voyez pl.66, fig. 2.
  10. Ibid.
  11. Voyez p, p, p, pl. 66, fig. 2.
  12. Les voûtes qu’on a trouvées à Elethyia sont en briques.
  13. Voyez q r s t, pl. 66, fig. 2.
  14. Voyez m, même figure.
  15. Voyez pl. 66, fig. 4.
  16. Ibid.
  17. Voyez pl. 66, fig. 3.
  18. Voyez pl. 66, fig. 4.
  19. Ibid. fig. 3, au point 2.
  20. Voyez pl. 66, fig. 3.
  21. Voyez e, pl. 66, fig. 4.
  22. Voyez f, pl. 66, fig. 1, et pl. 71, fig. 1, 2, 3, 4.
  23. Voyez g, pl. 66, fig. 1, et pl. 67, fig. 1.
  24. Voyez m, pl. 66, fig. 1.
  25. Voyez pl. 68, et pl. 69, fig. 1, 2, 3, 4. Tout ceci se trouve dans la première des deux grottes : le repas et les offrandes que l'on fait au maître du logis sont les seuls objets qui aient quelque ressemblance avec les cérémonies religieuses.
  26. Voyez pl. 70 et 71. Ces sujets se trouvent dans la seconde grotte.
  27. Il est vraisemblable que ces inscriptions ont un sens analogue aux tableaux qu’elles entourent.
  28. Voyez le Mémoire de M.  Costaz sur les grottes d’Elethyia.
  29. Voyez pl. 71, fig. 16, 17, 18.
  30. Voyez pl. 71, a, fig. 16.
  31. Voyez h, pl. 66, fig. 1.
  32. Voyez l, l, l, même figure.