Description de la Chine (La Haye)/De la prononciation chinoise

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Scheuerleer (2p. 275-279).


De la prononciation chinoise, et de l’orthographe des mots chinois en caractères d’Europe.


Il n’est pas possible aux Chinois d’écrire les langues d’Europe, avec leurs caractères, et même de bien prononcer aucune de ces langues, parce que d’un côté ces caractères, bien qu’en si grand nombre n’expriment qu’environ trois ou quatre cents syllabes, et n’en peuvent exprimer d’autres ; et que d’un autre côté on ne trouve point dans le son de ces syllabes les cinq lettres suivantes : b, d, r, x, z : de sorte qu’un Chinois qui voudrait les prononcer, ne pourrait le faire, qu’en y changeant quelque chose, et se servant des sons qui en approchent le plus dans sa langue. Il semble pourtant que d et z soient dans ce mot y-tseë, que quelques-uns prononcent y-dseë ; mais le même Chinois qui dira bien y-dseë, ne pourra dire, da, de, di, do, du ; ni za, ze, zi, zo, zu.

De même c’est vainement qu’on voudrait écrire les mots chinois en caractères d’Europe : outre qu’on ne réussirait pas dans plusieurs, au bout d’une page, on ne pourrait plus rien comprendre à ce qu’on aurait écrit. C’est une nécessité d’apprendre à connaître les lettres chinoises, et il serait bon de s’accoutumer d’abord à ne voir aucun mot chinois écrit en caractères européens, que la lettre chinoise ne fût à côté.

Pour la prononciation, elle est très difficile, non seulement à cause des accents, qui ne s’apprennent que par l’usage ; mais bien plus, parce qu’il y a plusieurs mots, que nous ne pouvons ni prononcer, ni écrire. Les dents des Chinois sont disposées autrement que les nôtres : le rang d’en haut, par exemple, sort, et avance presque à tous en dehors, et le rang d’en bas rentre et se retire en dedans ; au lieu que les dents des Européens se choquent toutes par l’extrémité, celles des Chinois tombent quelquefois sur la lèvre inférieure, ou du moins sur les gencives, et ne se rencontrent presque jamais assez justes.

Tous les mots chinois écrits à l’européenne, se terminent par une des cinq voyelles a, e, i, o, u, et par une n tantôt seule, et qui produit an, en, in, on un, et tantôt suivie d’une autre consonne, ce qui fait ang, eng, ing, ong, ung. Les lettres initiales qui commencent les mots, tiennent de plusieurs langues d’Europe pour la prononciation. Il faut parler de tout cela le plus brièvement et le plus clairement qu’il sera possible.

L’A final n’a d’autre difficulté que celle de divers accents.

L’E final est de trois ou quatre sortes.

1° C’est un fermé : Coué royaume. jour.

2° C’est quelquefois un E fort ouvert, et qui se prononce comme ces mots français, après, exprès. étranger, hôte. de l’encre.

3° C’est aussi d’autrefois un e muet. Par exemple, Seë homme de lettres. La prononciation du mot français se, comme se porter bien, n’est pas tout à fait celle de seë. Ici l’s est plus forte et siffle davantage, et l’e final est plus long. C’est pourquoi quelques-uns l’écrivent par deux ss, et par deux muets. On ne voit pas pourquoi les Portugais écrivent ce mot avec un u français, su : car il est certain que ce n’est nullement la première syllabe de ces mots Sujet, Supérieur.

4° Cet e muet souvent ne s’écrit pas, et quelquefois on a de la peine de le distinguer d’un i. En voici des exemples.

Premier exemple. Sii, l’Occident pourrait s’écrire ainsi, Scië, puisqu’on le prononce, comme en français nous prononçons le mot Scie, instrument pour scier du bois.

Second exemple. Le mot Chë, est, s’écrit quelquefois Chi. La prononciation doit être entre celle de l’E, et de l’I. cheë, surtout quand il est final ; car dans la suite du discours on appuie plus sur l’E, que sur l’I, et on dit che.

Troisième exemple. Dans ces mots Couéi, les mânes des morts ; hoéi, savoir ; ouéi, personne ; nuéi, dedans ; luéi, tonnerre ; moei, beau, la terminaison n’est pas tout à fait semblable à la terminaison française de ces mots armée, épée, pensée. C’est encore moins Coui, nui, lui, moui.

L’I final dans ces mots maï, acheter ; laï, venir ; paï, visiter, etc. doivent se prononcer en la manière que les Italiens prononcent mai, jamais ; lai, cris, sanglots, en faisant sentir l’a et l’i. Il faut excepter yai, le port ; hiai, des souliers ; kiai, tous, qu’il faut prononcer comme ces mots français, mais, jamais.

L’O final est quelquefois tout à fait obscur et approche un peu de la diphtongue ou, lorsqu’il est précédé d’un a. Souvent on le prononce à peu près comme ce mot, haut, en suivant la prononciation normande ; c’est-à-dire, ouvrant fort la bouche, et faisant sentir la diphtongue au : c’est ainsi que l’on prononce hao, bon ; lao, travailler fatiguer ; leao, marque d’une action passée ; miao, un chat.

L’U final se prononce comme en français dans ces mots chu, livre ; liu ou lu, un âne ; niu, femme, etc. Souvent on le prononce comme la moitié de la diphtongue ou ; fou, père ; mou, mère ; pou, non.

L’N finale doit se prononcer d’un ton sec, et comme s’il y avait un e muet au bout du mot. Ainsi fan, du riz cuit, se prononce comme les deux dernières syllabes de ce mot, profane, rendant le son de l’a très clair et n’appuyant guère sur l’e muet. Il faut prononcer chin, esprit, comme nous prononçons la Chine, sans appuyer sur l’e, et comme on prononce en latin la préposition in. Men se prononce de même comme en en latin, ou comme on prononce en Grec τύπθομεν. Ce men est la marque du pluriel dans plusieurs mots chinois, comme nous le verrons dans la suite. Enfin il y a quelques mots, qui semblent se terminer en on, comme touon, pouon : mais c’est un O si obscur, qu’un Français ne le peut sentir : il entend touen, pouen, ou touan, pouan.

L’N finale à laquelle on doit joindre encore une consonne, s’écrit par les portugais avec m, et par les Espagnols avec une n et un g. Peu importe, pourvu qu’on sache que ce son est un peu mou, et un peu traînant, comme le son qu’on entend, quand on a donné un grand coup sur une grosse cloche. Les Chinois appuyent sur la voyelle, ce qui varie le son. Tang, temple, n’est pas Teng, une lampe ; teng n’est pas ting, un clou ; ting n’est pas tong, l’orient : mais ils conviennent en cette impression, qui reste en l’air, après qu’on les a prononcés, et que je compare à l’impression qui reste après le coup donné à une cloche. Le g ne doit nullement se faire sentir. Il faut par exemple prononcer fang, une chambre, comme nous prononçons francs, mille francs ; à l’r près, qui n’est point dans la langue chinoise, c’est la même chose.

Pour ce qui est des lettres qui sont au commencement ou dans le corps des monosyllabes : voici ce qu’il y a à observer.

1° Les Chinois prononcent le ch, comme nous prononçons en français, chagrin, chose, chiche. Par exemple, chao, peu ; che, dix ; chi ; un corps mort ; chu, une lettre : Les Espagnols et les Portugais écrivent ce ch par un x : xe, xi.

2° Ils ont le ce et le ci des Italiens, comme dans ce mot citta. Nous écrivons ces mots avec tch, par exemple, tcha, du thé ; tche, manger ; tchi, savoir ; tchu, Seigneur.

3° Ils prononcent le ts comme les Italiens prononcent ce mot gratia : c’est pourquoi nous écrivons tsien, qui est une sorte de monnaie de cuivre.

4° Ils ont l’x et le χ des Grecs. Ce mot Kouan, officier, mandarin, pourrait s’écrire par Coüan, Coan et Quoan. Mais il vaut mieux écrire Koan, pour éviter la confusion.

Ils ont une H si forte, qu’elle est tout à fait gutturale, hoan, changer.

5° Il se trouve un I dans certains mots qui est presque insensible, comme siue, ou sue, tçiuen, ou tçuen. Il faut bien se donner de garde de prononcer sive, de la neige, comme la particule latine sive.

6° Les Chinois ont un v consonne, comme van, dix mille taels ; ven, interroger ; vang, en vain. Plusieurs cependant confondent cet v avec ou, ou un double w, et disent, ouen, demander, etc.

7° Ils ont aussi un J consonne : ju, comme ; ju, lait ; jang, pardonner. Il est bon d’écrire l’I voyelle par un y, quand il est au commencement : y, un ; yu, de la pluie ; yong, se servir ; yang, mouton.

8° Ces mots nghe, le front ; nghen, un bienfait ; ngheou, vomir ; ngai, aimer ; ngao, superbe : ngan, santé, sont un peu difficiles à prononcer, parce qu’il faut que l’n, et le g entrent, pour ainsi dire, l’un dans l’autre, et se confondent ensemble. Il vaut mieux écrire nghe à l’italienne, que ngué à la française.

9° Ce mot ell, deux, s’écrit par les Portugais avec l’h. Cet E que nous mettons à la tête, est féminin et fort sourd, comme s’il y avait encore là-dedans un u. Les deux ll qui suivent, font replier la langue, comme un arc, et après bien de la peine, on ne saurait réussir à prononcer ce mot comme les Chinois.

10° Il y a certains mots qui se disent en deux façons : par exemple, fen, et foüen, un sol chinois, qui contient dix deniers de cuivre : moüen, et men, une porte, etc. Mais ce n’est qu’en certaines significations ; car on ne dit jamais, par exemple, ngo moüen, mais toujours ngo men, nous.

11° Chaque province prononce à sa façon tous ces mots chinois, qui ne sont, comme j’ai dit, qu’au nombre de trois à quatre cents ; ce qui fait qu’un chinois de Peking, par exemple, a beaucoup de peine à entendre un homme de la province de Quang tong, ou de Fo kien. La langue mandarine, qu’ils appellent coüan hoa, et qui a cours, comme nous l’avons dit, dans tout l’empire, n’est pas tellement fixe, qu’on puisse se promettre, quand on la sait, d’entendre tout le monde et d’être entendu partout. Chaque province parle à sa façon cette langue. On dit dans un endroit yong, dans autre c’est jong : dans le Kiang si c’est yun. Cet autre mot yu est dans une autre province ju ; et dans le Kiang si, c’est eull, etc.

La plus grande partie des mots étant ainsi corrompus et déguisés, bien qu’on sache parler la langue mandarine dans une province, si l’on passe dans une autre, il semble qu’on soit tombé dans un nouveau royaume : et il faut démonter son imagination pour donner aux mêmes mots une essence toute nouvelle. Cela s’étend même jusqu’aux diverses personnes à qui l’on parle. Un missionnaire après trois ou quatre ans de fatigues, entend une bonne partie de ce qu’on lui dit ; et bien qu’il parle très mal, ceux qui sont rompus à son jargon, conçoivent à peu près ses pensées ; mais s’il se trouve avec des gens qu’il n’ait jamais vus, il lui faut nécessairement un interprète, pour lui faire entendre ce qu’on dit et pour expliquer ce qu’il veut dire lui-même.

Outre cela chaque province, chaque grande ville, chaque hien, et même chaque gros village à son patois particulier : c’est la langue dominante, tout le monde la parle, les lettrés, comme le peuple et les femmes : mais les femmes et le peuple n’en savent point parler d’autre. Dans la langue mandarine, pourvu qu’on parle lentement, on distingue une bonne partie des voyelles et des consonnes qui composent les mots, et l’on peut les écrire ou les retenir à quelques-uns près ; mais dans le patois, outre qu’il semble qu’on le parle avec une rapidité extrême ; outre qu’il y a une infinité de mots qu’on y mêle par habitude, et qui ne signifient rien, ou plutôt qui paraissent ne signifier rien ; outre cela, dis-je, la plupart des mots ne laissent aucune trace dans la mémoire, parce qu’ils n’ont aucun rapport avec les syllabes grecques, latines, françaises, italiennes, et espagnoles, et ne peuvent se concevoir comme il faut, par un étranger qui ne sait que ces sortes de langues.

Si l’on ajoute les combinaisons de ces mots, et les phrases différentes dont on se sert dans chaque province, on jugera aisément quelle doit être la peine d’un Européen, qui parcourt plusieurs de ces provinces, pour y annoncer Jésus-Christ. Il n’y a certainement qu’un motif aussi relevé, que celui de faire connaître le vrai Dieu à tant de peuples qui l’ignorent, qui puisse soutenir un missionnaire dans le travail pénible et ingrat, que demande l’étude d’une langue si difficile ; et ce ne peut être que par une bénédiction particulière de Dieu, que nous en avons vu un si grand nombre depuis le P. Ricci, qui y ont fait des progrès étonnants, jusqu’à s’attirer par leurs écrits, l’admiration des plus habiles docteurs de l’empire. On a vu même quelques-uns de ces docteurs, s’incliner profondément au seul nom des ouvrages de ces étrangers.