Description de la Chine (La Haye)/Des soieries

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Scheuerleer (2p. 246-250).


Des soieries


C’est de Grèce que l’Italie reçut autrefois le riche présent de la soie, laquelle sous les empereurs romains se vendait au poids de l’or. La Grèce en était redevable aux Persans, et ceux-ci, selon les auteurs qui ont écrit avec le plus de sincérité, ainsi que le marque M. d’Herbelot, avouent que c’est originairement de la Chine, qu’ils ont eu la connaissance des vers à soie, et qu’ils ont appris l’art de les élever.

Il serait difficile de trouver des mémoires d’un temps aussi reculé que ceux de la Chine, où il soit fait mention des vers à soie. Les plus anciens écrivains de cet empire, en attribuent la découverte à une des femmes de l’empereur Hoang ti nommée Si ling, et surnommée par honneur Yuen fei.

Jusqu’au temps de cette reine, quand le pays était encore nouvellement défriché, les peuples employaient les peaux des animaux pour se vêtir : mais ces peaux n’étant plus suffisantes pour la multitude des habitants, qui se multiplièrent extraordinairement dans la suite, la nécessité les rendit industrieux ; ils s’appliquèrent à faire des toiles pour se couvrir ; mais ce fut à la princesse dont je viens de parler, qu’ils eurent l’obligation de l’utile invention des soieries.

Ensuite les impératrices, que les auteurs chinois nomment selon l’ordre des dynasties, se firent une agréable occupation de faire éclore les vers à soie, de les élever, de les nourrir, d’en tirer la soie, et de la mettre en œuvre. Il y avait même un verger dans le palais, destiné à la culture des mûriers. L’impératrice accompagnée des reines, et des plus grandes dames de la cour, se rendait en cérémonie dans ce verger, et cueillait de sa main les feuilles de trois branches, que ses suivantes abaissaient à sa portée. Les plus belles pièces de soie qu’elle faisait elle-même, ou qui se faisaient par ses ordres et sous ses yeux, étaient destinées à la cérémonie du grand sacrifice qu’on offrait au Chang ti.

Il est à croire que la politique eut plus de part que toute autre raison, aux soins que se donnaient les impératrices. L’intention était d’engager

par ces grands exemples, les princesses, les dames de qualité, et généralement tout le peuple, à élever des vers à soie ; de même que les empereurs, pour ennoblir en quelque sorte l’agriculture, et exciter les peuples à des travaux si pénibles, ne manquent point au commencement de chaque printemps, de conduire en personne la charrue, et d’ouvrir en cérémonie quelques sillons, et d’y semer des grains. L’empereur régnant observe encore cet usage.

Pour ce qui est des impératrices, il y a du temps qu’elles ont cessé de s’appliquer au travail de la soie. On voit néanmoins dans l’enceinte du palais de l’empereur, un grand quartier rempli de maisons, où est l’église des jésuites français, dont l’avenue porte encore le nom de chemin qui conduit au lieu destiné à élever des vers à soie, pour le divertissement des impératrices et des reines. Dans les livres de l’ancien philosophe Mencius, on trouve un sage règlement de police fait sous les premiers règnes, qui détermine l’espace destiné à la culture des mûriers, selon l’étendue du terrain que chaque particulier possède.

Ainsi l’on peut dire que la Chine est le pays de la soie : il semble qu’elle soit inépuisable : outre qu’elle en fournit à p.206 une quantité de nations de l’Asie et d’Europe, l’empereur, les princes, les domestiques, les mandarins, les gens de lettres, les femmes, et généralement tous ceux qui sont tant soit peu à leur aise, portent des habits de soie, et sont vêtus de satin ou de damas. Il n’y a guère que le petit peuple, ou les paysans, et les gens de la campagne, qui s’habillent de toiles de coton teintes en couleur bleue.

Quoique plusieurs provinces de cet empire fournissent de parfaitement belles soies, celle qui vient de la province de Tche kiang, est sans comparaison la meilleure et la plus fine. Les Chinois jugent de la bonne soie par sa blancheur, par sa douceur, et par sa finesse. Si en la maniant elle est rude au toucher, c’est un mauvais signe. Souvent pour lui donner un bel œil, ils l’apprêtent avec une certaine eau de riz mêlée de chaux qui la brûle, et qui fait que l’ayant transportée en Europe, on ne peut la mouiller.

Il n’en est pas de même de celle qui est pure, car rien n’est plus aisé à mouliner. Un ouvrier chinois moulinera cette soie pendant plus d’une heure, sans s’arrêter, c’est-à-dire, sans qu’aucun fil se casse. Aussi l’on ne peut rien voir ni de plus beau, ni de plus net.

Les moulins dont ils se servent, sont bien différents de ceux d’Europe, et beaucoup moins embarrassants. Deux ou trois méchants dévidoirs de bambou avec un rouet leur suffisent. Il est surprenant de voir quelle est la simplicité des instruments avec lesquels ils font les plus belles étoffes.

On trouve à Canton une autre espèce de soie qui vient du Tong king, mais elle n’est pas comparable à celle que fournit la province de Tche kiang, pourvu néanmoins que celle-ci ne soit pas trop humide, et c’est à quoi il faut prendre garde, en se donnant le soin d’ouvrir les paquets ; car les Chinois, qui d’ordinaire cherchent à tromper, mettent quelquefois dans le cœur du paquet un ou deux écheveaux de grosse soie, bien différente de celle qui paraît au-dessus.

C’est de cette soie que les plus belles étoffes se travaillent dans la province de Kiang nan ; car c’est dans cette province que la plupart des bons ouvriers se rendent, et c’est elle qui fournit à l’empereur toutes celles qui sont à son usage, et dont il fait présent aux Grands et aux seigneurs de la cour. Le grand commerce qui se fait à Canton ou tous les étrangers abordent, ne laisse pas d’y attirer aussi un grand nombre des meilleurs ouvriers.

Ils feraient des étoffes aussi riches qu’en Europe, s’ils étaient sûrs d’en avoir le débit ; ils se bornent d’ordinaire à ce qu’il y a de plus simple, parce que les Chinois s’attachent plus volontiers à ce qui est utile qu’à ce qui est agréable.

Ils font à la vérité des étoffes d’or : mais ils ne passent pas leur or par la filière, afin de le retordre avec le fil, comme on fait en Europe ; ils se contentent de dorer une longue feuille de papier, qu’ils coupent en très petites bandes, dont ils enveloppent la soie avec beaucoup d’adresse.

Ces étoffes sont très belles en sortant des mains de l’ouvrier, mais elles ne sont point de si longue durée, et ne peuvent guère servir aux vêtements, parce que l’air et l’humidité ternissent bientôt l’éclat de l’or ; elles ne sont guère propres qu’à faire des meubles et des ornements d’église. Il n’y a que les mandarins ou leurs femmes qui s’habillent de ces sortes d’étoffes, ce qui est même très rare.

Les pièces de soie dont les Chinois se servent davantage, sont les gazes unies et à fleurs, dont ils font des habits d’été ; des damas de toutes les sortes et de toutes les couleurs ; des satins rayés ; des satins noirs de Nan king ; des taffetas à gros grains, ou petites moheres, qui sont d’un très bon usage ; diverses autres sortes de taffetas, les uns à fleurs qui ressemblent à du gros de Tours, d’autres dont les fleurs sont à jour, comme de la gaze ; quelques autres qui sont ou rayés et de fort bon goût, ou jaspés, ou piqués à rosettes, etc. du crépon, des brocarts, des pannes, et différentes sortes de velours. Celui qui est teint en cramoisi se vend plus cher, mais il est aisé d’y être trompé. Un moyen de découvrir la fraude, c’est de prendre du jus de limon mêlé avec de la chaux, et d’en répandre quelques gouttes en différents endroits : si la couleur change, c’est signe qu’elle est fausse.

Enfin les Chinois font une infinité d’autres étoffes dont les noms sont inconnus en Europe. Mais il y en a de deux sortes, qui sont parmi eux d’un usage plus ordinaire.

1° Une sorte de satin plus fort et moins lustré que celui qui se fait en Europe, et qu’ils nomment touan tse. Il est quelquefois uni, et d’autres fois on le diversifie par des fleurs, des arbres, des oiseaux, des papillons, etc.

2° Un taffetas particulier qu’ils appellent tcheou tse, dont ils se font des caleçons et des doublures. Il est serré, et pourtant si pliant, qu’on peut le doubler et le presser de la main, sans lui faire prendre de pli : on le lave même comme de la toile, sans que pour cela il perde beaucoup de son lustre.

Les ouvriers chinois donnent le lustre au tcheou tse ou taffetas, avec de la graine de marsouin de rivière, qu’ils nomment kiang tchu, c’est-à-dire, cochon du fleuve Yang tse kiang. Car on voit dans ce grand fleuve, à plus de 60 lieues de la mer, des marsouins, moins gros à la vérité que ceux de l’océan, mais qui dans l’eau douce vont par troupes et à la file, et qui font les mêmes sauts et les mêmes évolutions qu’en pleine mer.

On purifie cette graisse en la lavant, et en la faisant cuire : ensuite avec une brosse fine, on en donne au taffetas des couches de haut en bas en un même sens et du seul côté qu’on veut lustrer. Quand les ouvriers travaillent la nuit, ils usent à leurs lampes de cette graisse fondue, au lieu d’huile. Son odeur délivre de mouches le lieu où ils travaillent, ce qu’on regarde comme un grand avantage, car ces insectes, en se plaçant sur l’ouvrage, lui sont fort dommageables.

La province de Chan tong fournit une soie particulière, qui se trouve en quantité sur les arbres et dans les campagnes ; elle se file, et l’on en fait une étoffe, nommée kien tcheou. Cette soie est produite par de petits insectes qui ressemblent assez aux chenilles : ils ne la tirent pas en rond, ni en ovale, comme font les vers à soie, mais en fils très longs : ce fil s’attache aux arbrisseaux et aux buissons, selon que le vent le pousse d’un côté ou d’autre. On amasse ces fils, et on en fait des étoiles de soie qui sont plus grossières, que celles qui se font de la soie filée dans les maisons : mais aussi ces vers sont sauvages, et ils mangent indifféremment les mûriers et les feuilles des autres arbres. Ceux qui ne s’y connaissent pas, prendraient ces étoffes pour de la toile rousse, ou pour un droguet des plus grossiers.

Les vers qui filent cette soie, sont de deux espèces : la première qui est beaucoup plus grosse et plus noire que nos vers à soie, se nomme tsouen kien ; la seconde qui est plus petite, se nomme tiao kien. Le cocon de la première est d’un gris roussâtre ; celui de l’autre est plus noir. L’étoffe qu’on en fait, tient de ces deux couleurs ; elle est fort serrée, ne se coupe point, dure beaucoup, se lave comme de la toile ; et quand elle est bonne, les taches ne la gâtent point, pas même celle de l’huile qui tombe dessus. Cette étoffe est fort estimée des Chinois, et est quelquefois aussi chère que le satin, et les étoffes de soie les mieux faites. Comme les Chinois sont très habiles à contrefaire, ils font de faux kien tcheou avec le rebut de la soie de Tche kiang, et il est aisé d’y être trompé si l’on n’y prend garde.

Depuis quelques années les ouvriers de Canton se sont mis à faire des rubans, des bas, et des boutons de soie ; et ils y réussissent parfaitement bien. Les bas de soie, ne se vendent qu’un tael, et les plus gros boutons ne coûtent que dix sols la douzaine.

Comme l’abondance et la bonté de la soie, dépendent beaucoup de la manière dont on élève les vers qui la produisent, et des soins qu’on se donne pour les nourrir depuis le temps qu’ils sont éclos jusqu’au temps de leur travail, la méthode qu’on observe à la Chine, pourra devenir aussi utile qu’elle est curieuse. Un auteur de réputation qui vivait sous la dynastie des Ming, qui est d’une province, laquelle abonde en soieries, a fait un assez gros livre sur cette matière. Le père Dentrecolles m’en a envoyé l’extrait, dont j’ai tiré ce qui m’a paru le plus propre à perfectionner, un si beau travail, et à en assurer le succès.

Comme la soie n’est pas chère à la Chine, il faut que les dépenses nécessaires pour la mettre en œuvre, soient peu considérables. D’ailleurs, l’estime qu’on en fait en Europe, d’où chaque année on voit partir tant de vaisseaux pour y aller s’en fournir, fait juger que de nouvelles connaissances données par les Chinois sur un travail si intéressant, ne seront pas tout à fait inutiles.