Description de la Chine (La Haye)/Du vernis de la Chine

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Scheuerleer (2p. 209-213).


Du vernis de la Chine.


Il s’en faut bien que les ouvrages de vernis qui se font à Canton, soient aussi beaux, et d’un aussi bon usage que ceux qu’on travaille au Japon, au Tong king, et à Nan king capitale de la province de Kiang nan : ce n’est pas que les ouvriers n’y emploient le même vernis et la même dorure, mais c’est qu’ils travaillent ces sortes d’ouvrages avec trop de précipitation, et que dès là qu’ils plaisent à l’œil des Européens, ils s’en contentent.

Un ouvrage d’un bon vernis doit être fait à loisir, et un été suffit à peine pour lui donner sa perfection. Il est rare que les Chinois en tiennent de prêts et qui soient faits de longue main : ils attendent presque toujours l’arrivée des vaisseaux pour y travailler, et pour se conformer au goût des Européens.

Ce vernis qui donne un si beau lustre aux ouvrages et qui les fait si fort rechercher en Europe, n’est point une composition, ni un secret particulier, comme quelques-uns se le sont imaginé. Pour les détromper, il suffit de faire connaître d’où les Chinois tirent leur vernis, et ensuite la manière dont les ouvriers l’appliquent.

Le vernis que les Chinois nomment tsi, est une gomme roussâtre qui découle de certains arbres, par des incisions qu’on fait à l’écorce jusqu’au bois, sans cependant l’entamer. Ces arbres se trouvent dans les provinces de Kiang si, et de Se tchuen. Ceux du territoire de Kan tcheou, ville des plus méridionales de la province de Kiang si, donnent le vernis le plus estimé.

Pour tirer du vernis de ces arbres, il faut attendre qu’ils aient sept ou huit ans. Celui qu’on en tirerait avant ce temps-là, ne serait pas d’un bon usage. Le tronc des arbres les plus jeunes, dont on commence à tirer le vernis, ont un pied chinois de circuit ; et ce pied chinois est beaucoup plus grand que le pied de roi ne l’est en France. On dit que le vernis qui découle de ces arbres, vaut mieux que celui qui coule des arbres plus vieux, mais qu’ils en donnent beaucoup moins : On ne sait pas sur quel fondement cela se dit, car dans la pratique les marchands ne font point de difficulté de mêler l’un et l’autre ensemble.

Ces arbres dont la feuille de l’écorce ressemblent assez à la feuille et à l’écorce du frêne n’ont jamais guère plus de quinze pieds de hauteur : la grosseur de leur tronc est alors d’environ deux pieds et demi de circuit. On assure qu’ils ne portent ni fleurs, ni fruits, et qu’ils multiplient de la manière suivante.

Au printemps quand l’arbre pousse, on choisit le rejeton le plus vigoureux qui sorte du tronc, et non pas des branches : quand ce rejeton est long d’environ un pied, on l’enduit par le bas de mortier fait de terre jaune. Cet enduit commence environ deux pouces au-dessus du lieu où il sort du tronc, et descend au-dessous quatre ou cinq pouces : son épaisseur est au moins de trois pouces. On couvre bien cette terre, et on l’enveloppe d’une natte qu’on lie avec soin, pour la défendre des pluies et des injures de l’air. On laisse le tout en cet état depuis l’équinoxe du printemps, jusqu’à celui d’automne. Alors on ouvre tant soit peu la terre, pour examiner en quel état sont les racines, que le rejeton a coutume d’y pousser, et qui se divisent en plusieurs filets : si ces filets sont de couleur jaunâtre ou roussâtre, on juge qu’il est temps de séparer le rejeton de l’arbre ; on le coupe adroitement sans l’endommager, et on le plante. Si ces filets étaient encore blancs, c’est signe qu’ils sont trop tendres ; ainsi on referme l’enduit de terre, comme il était auparavant, et on diffère au printemps suivant à couper le rejeton pour le planter. Mais soit qu’on le plante au printemps, ou en automne, il faut mettre beaucoup de cendres dans le trou qu’on a préparé, sans quoi les fourmis, à ce qu’on assure, dévoreraient les racines encore tendres, ou du moins en tireraient tout le suc, et les feraient sécher.

L’été est la seule saison où l’on puisse tirer le vernis des arbres : il n’en sort point pendant l’hiver ; et celui qui sort au printemps ou en automne, est toujours mêlé d’eau ; d’ailleurs ce n’est que pendant la nuit que le vernis coule des arbres : il n’en coule jamais pendant le jour.

Pour tirer le vernis, on fait plusieurs incisions de niveau à l’écorce de l’arbre autour du tronc, qui, selon qu’il est plus ou moins gros, peut en souffrir plus ou moins. Le premier rang de ces incisions n’est éloigné de terre que de sept pouces. A la même distance plus haut, se fait un second rang d’incisions, et ainsi de sept en sept pouces, non seulement jusqu’au haut du tronc, mais encore jusqu’aux branches qui ont une grosseur suffisante.

On se sert pour faire ces incisions, d’un petit couteau fait en demi cercle. Chaque incision doit être un peu oblique de bas en haut, aussi profonde que l’écorce est épaisse, et non pas davantage. Celui qui la fait d’une main, a dans l’autre une coquille, dont il insère aussitôt les bords dans l’incision autant qu’elle peut y entrer ; c’est environ un demi pouce chinois. Cela suffit pour que la coquille s’y soutienne sans autre appui. Ces coquilles fort communes à la Chine, sont plus grandes que les plus grandes coquilles d’huître qu’on voie en Europe. On fait ces incisions le soir, et le lendemain matin on va recueillir ce qui a coulé dans les coquilles. Le soir on les insère de nouveau dans les mêmes incisions, et l’on continue de la même manière jusqu’à la fin de l’été.

Ce ne sont point d’ordinaire les propriétaires de ces arbres, qui en font tirer le vernis : ce sont des marchands, qui dans la saison traitent avec ces propriétaires, moyennant cinq sols par pied. Ces marchands louent des ouvriers, auxquels ils donnent par mois une once d’argent, tant pour leur travail, que pour leur nourriture ; ou s’ils se déchargent de les nourrir, ce qui est rare, ils leur donnent trois sols par jour. Un de ces ouvriers suffit pour cinquante pieds d’arbre.

Il y a des précautions à prendre, pour garantir les ouvriers des impressions malignes du vernis : ainsi, soit que le marchand les nourrisse ou non, il est obligé d’avoir chez lui un grand vase d’huile de rabette, où l’on a fait bien bouillir certaine quantité de ces filaments charnus, qui se trouvent entremêlés dans la graisse des cochons et qui ne se fondent point quand on fait fondre le sain doux. La proportion est d’une once sur une livre d’huile.

Quand les ouvriers vont placer les coquilles aux arbres, ils portent avec eux un peu de cette huile, dont ils se frottent le visage et les mains. Le matin lorsqu’après avoir recueilli le vernis ils reviennent chez le marchand, ils se frottent encore plus exactement de cette huile.

Après le repas, ils se lavent tout le corps avec de l’eau chaude que le marchand doit tenir prête, dans laquelle on a fait bouillir certaine quantité des drogues suivantes savoir, de l’écorce extérieure et hérissée des châtaignes, de l’écorce de bois de sapin, du salpêtre cristallisé, et d’une herbe qu’on mange à la Chine et aux Indes, qui est une espèce de blette, laquelle a du rapport au tricolor ; toutes ces drogues passent pour être froides.

Chaque ouvrier emplit de cette eau un petit bassin, et s’en lave en particulier. Mais au lieu que les bassins ordinaires où les Chinois mettent de l’eau, pour se laver le visage tous les matins, sont assez communément de cuivre, les ouvriers qui travaillent au vernis, rejettent ce métal, et ne se servent que de vases d’étain.

Dans les temps qu’ils travaillent auprès des arbres, ils s’enveloppent la tête d’un sac de toile qu’ils lient autour du col, où il n’y a que deux trous vis-à-vis les yeux. Ils se couvrent le devant du corps d’une espèce de tablier fait de peau de daim passée, qu’ils suspendent au col par des cordons, et qu’ils arrêtent par une ceinture. Ils ont aussi des bottines de la même matière, et aux bras des gants de peau fort longs.

Quand il s’agit de recueillir le vernis, ils ont un vase fait de peau de bœuf attaché à leur ceinture : d’une main ils dégagent les coquilles, et de l’autre ils les raclent avec un petit instrument de fer, jusqu’à ce qu’ils en aient tiré tout le vernis. Au bas de l’arbre est un panier où on laisse les coquilles jusqu’au soir. Pour faciliter la récolte du vernis, les propriétaires des arbres ont soin de les planter à peu de distance les uns des autres. Quand le temps de la récolte est venu, ils attachent avec des cordes un grand nombre de traversiers d’un arbre à l’autre, qui servent comme d’échelles pour y monter.

Le marchand a soin de tenir prêt chez lui un grand vase de terre, sur lequel est un châssis de bois soutenu par quatre pieds, à peu près comme une table carrée, dont le milieu serait vide. Sur le châssis est une toile claire, arrêtée par les quatre coins avec des anneaux. On tient cette toile un peu lâche, et on y verse le vernis. Le plus liquide s’étant écoulé de lui-même, on tord la toile pour faire couler le reste. Le peu qui demeure dans la toile se met à part ; on le vend aux droguistes, parce qu’il est de quelque usage dans la médecine. On est content de la récolte, lorsque dans une nuit mille arbres donnent vingt livres de vernis.

La récolte étant faite, le marchand met son vernis dans des seaux de bois bien calfatés au dehors, et dont le couvercle est attaché avec de bons clous. La livre de vernis tous frais faits, revient à environ quarante sols. Le marchand en tire le double et davantage, selon que les endroits où il le transporte sont plus éloignés.

Il en coûte cher aux ouvriers qui recueillent le vernis quand ils ne prennent pas les précautions dont je viens de parler. Le mal commence par des espèces de dartres, qui leur couvrent en un jour et le visage et le reste du corps car elles s’étendent en peu d’heures, et deviennent très rouges : bientôt le visage du malade se bouffit, et son corps qui s’enfle extraordinairement, paraît tout couvert de lèpre.

Pour guérir un homme attaqué de ce mal, on lui fait boire d’abord quelques écuellées de l’eau droguée, dont j’ai dit que les ouvriers se lavent pour prévenir ces accidents. Cette eau le purge violemment : on lui fait ensuite recevoir une forte fumigation de la même eau, en le tenant bien enveloppé de couvertures ; moyennant quoi, l’enflure et la bouffissure disparaissent : mais la peau n’est pas sitôt saine. Elle se déchire en divers endroits, et rend beaucoup d’eau. Pour y remédier, on prend de cette herbe que j’ai nommée espèce de blette, on la sèche, et on la brûle ; puis on applique la cendre sur les parties du corps les plus maltraitées : cette cendre s’imbibe de l’humeur âcre qui sort de ces parties déchirées, la peau se sèche, tombe, et se renouvelle.


Propriétés du vernis.

Le vernis de la Chine, outre l’éclat qu’il donne aux moindres ouvrages auxquels on l’applique, a encore la propriété de conserver le bois, et d’empêcher que l’humidité n’y pénètre. On peut y répandre tout ce qu’on veut de liquide ; en passant un linge mouillé sur l’endroit, il n’y reste aucun vestige, pas même l’odeur de ce qui a été répandu. Mais il y a de l’art à l’appliquer, et quelque bon qu’il soit de sa nature, on a encore besoin d’une main habile et industrieuse pour le mettre en œuvre. Il faut surtout de l’adresse et de la patience dans l’ouvrier, pour trouver ce juste tempérament que demande le vernis, afin qu’il ne soit ni trop liquide, ni trop épais, sans quoi il ne réussirait que médiocrement dans ce travail.

Le vernis s’applique en deux manières, l’une qui est plus simple se fait immédiatement sur le bois. Après l’avoir bien poli, on passe deux ou trois fois de cette espèce d’huile que les Chinois appellent tong yeou ; quand elle est bien sèche, on applique deux ou trois couches de vernis. Il est si transparent, qu’au travers on voit toutes les veines du bois. Si l’on veut cacher toute la matière sur laquelle on travaille, on multiplie le nombre des couches de vernis, et il devient alors si éclatant, qu’il ressemble à une glace de miroir. Quand l’ouvrage est sec on y peint en or ou en argent diverses sortes de figures, comme des fleurs, des hommes, des oiseaux, des arbres, des montagnes, des palais, etc. sur lesquels on passe encore une légère couche de vernis, qui leur donne de l’éclat et qui les conserve.

L’autre manière qui est moins simple, demande plus de préparation, car elle se fait sur une espèce de petit mastic, qu’on a auparavant appliqué sur le bois. On compose de papier, de filasse, de chaux, et de quelques autres matières bien battues, une espèce de carton qu’on colle sur le bois, et qui forme un fond très uni et très solide, sur lequel on passe deux ou trois fois de l’huile dont j’ai parlé, après quoi l’on applique le vernis à différentes couches, qu’on laisse sécher l’une après l’autre. Chaque ouvrier à son secret particulier, qui rend l’ouvrage plus ou moins parfait, selon qu’il est plus ou moins habile.

Il arrive souvent qu’à force de répandre du thé ou des liqueurs chaudes sur des ustensiles de vernis, le lustre s’en efface, parce que le vernis se ternit et devient jaune. Le moyen, dit un auteur chinois, de lui rendre le noir éclatant qu’il avait, c’est de l’exposer une nuit à la gelée blanche, et encore mieux, de le tenir quelque temps dans la neige.